A propos des Cafés Philo - 2005 Michel Onfray

A PROPOS DES CAFES PHILO :

REPONSE A MICHEL ONFRAY

 

 

Dans son « Manifeste pour l’Université populaire » (Galilée – 2004), Michel Onfray apparaît comme l’ennemi déclaré des cafés philo. La verve de ses propos n’a d’égal que leur virulence : l’attaque est définitive et sans appel. Il semble d’ailleurs considérer les cafés philo comme un « genre » homogène et dirige ses flèches (acérées !) sur l’ensemble des pratiques qui revendiquent cette appellation.

Les critiques qui sont formulées m’apparaissent en elles-mêmes dignes d’intérêt, mais s’appliquent-elles réellement aux pratiques que nous essayons de développer à la Maison du Malpas ? Ne souhaitant pas m’exprimer au nom de l’ensemble du phénomène « café philo » (et n’en ayant ni le droit, ni les moyens ! Je connais en effet très peu de cafés philo…), je voudrais « tester » notre activité à l’épreuve de ces critiques ; et peut-être, à partir de là, non seulement expliciter davantage ce que nous faisons, mais aussi contribuer à mieux définir les conditions de la pertinence d’une telle activité selon moi. Les critiques de ses ennemis étant toujours profitables, il s’agit simplement de vérifier ou non les arguments avancés en les confrontant à la réalité de notre fonctionnement.

 

« les sujets votés faussement démocratiquement… prélevés, bien souvent, dans l’actualité la plus immédiate, ou en relation avec la psycho-biographie de l’intervenant le plus décidé à prendre le micro… »

Les sujets ne sont pas votés ; cependant, ils sont toujours l’émanation de tel ou tel participant. Nul « spontanéisme » dans le choix de ces sujets : un programme est élaboré annuellement à partir des propositions faites en mai et juin par les participants. Une sélection est faite (toujours plus de sujets que de plages mensuelles disponibles) ; je m’autorise également à les reformuler si nécessaire. « L’ici et maintenant » ou « l’actualité immédiate » ne sont nullement privilégiés, et les éventuelles démangeaisons narcissiques suspectées par M. Onfray n’ont que très peu d’occasion de s’exprimer !

 

« L’improvisation, la parole libre, libérée, proposée comme un droit exercé sur le principe du robinet qui coule, sans projet démonstratif ou communicatif ; la tournure anarchique qui, bien souvent, transforme la rencontre en pugileat, en divan individuel ou collectif… »

Rien de plus opposé au fonctionnement de notre café philo ! Les règles de prise de parole sont précises, contraignantes, provoquant même souvent, aux dires de beaucoup de participants, de la frustration, obligeant à « refroidir » ses premières réactions et les structurer par la pensée, inscitant fortement non seulement à dire ce qu’on pense, mais aussi ce qui peut légitimer ce qu’on pense… Un débat par conséquent très « réglé », où les emportements sont rarissimes, l’effort de penser effectif, et l’écoute attentive de rigueur. Rien à voir avec « le principe du robinet qui coule » ! Peu de « diarrhée verbale » dans notre café philo. Le recours à l’expérience personnelle est non seulement possible, mais parfois sollicité. Mais nous nous efforçons qu’il soit le plus possible médiatisé et prolongé par une mise en perspective avec la problématique du sujet ; le rôle de l’animateur est ici important. En ce sens, le café philo n’est bien sûr pas un lieu thérapeutique, même s’il peut avoir indirectement et « de surcroît » des effets thérapeutiques.

 

« Un travail sociologique… montre l’origine diverse des Socrates de comptoir et très rarement leur provenance du monde de la philosophie… »

Le café philo Sophia n’est pas concerné : l’animateur qui vous parle a une formation on ne peut plus « orthodoxe » en philosophie ! Il peut apparaître au passage paradoxal que Michel Onfray, habituellement pourfendeur des institutions et plus spécialement de l’Education Nationale et de l’Université, semble revendiquer ici un tel « pedigree »… Ceci étant, une formation universitaire ou autodidacte, en tout cas un réel investissement intellectuel se traduisant notamment par la lecture de textes philosophiques, nous paraît indispensable pour l’animation d’un café philo.

 

 « La tribune libre utilisée pour mettre à la disposition du public des lieus communs, un discours général, des billevesées ou coquecigrues considérés par son auteur comme des pensées profondes, définitives, révolutionnaires et inédites… »

Je n’aurai pas la présomption d’affirmer que des « lieux communs » ne sont pas énoncés. Mais la réflexion philosophique ne part-elle pas du langage commun et des « lieux communs » ? Ne consiste-t-elle pas précisément à interroger la « doxa » (l’opinion) ? Y a-t-il d’autre recours possible que de partir des premières « réflexions » (au sens optique de ce terme) ou représentations de son expérience dans le monde, en évitant peut-être de considérer à priori le propos vide de sens (« billevesées ») ou chimérique (« coquecigrues ») ? Et la référence à son expérience personnelle, critiquée à plusieurs reprises dans le texte de M.Onfray, n’est-elle pas une des conditions qui permettent à la réflexion philosophique d’être habitée par cette expérience de soi, plutôt que simple jeu de l’esprit désincarné ? Celui qui a écrit « Le ventre des philosophes » et qui se revendique nietzschéen n’en est-il pas convaincu ?

Concernant cette soi-disant tendance à faire passer ces « lieux communs » (je passe sur les autres noms « d’oiseaux »…) pour « des pensées profondes », je trouve que le regard du professeur M. Onfray manque singulièrement de cette « éthique de la compréhension » chère à E. Morin (mais peut-être rétorquerait-il qu’il s’agit là encore d’un avatar du « judéo-christianisme »…). Du haut de la grandeur et de la profondeur de l’édifice intellectuel qu’il a construit, M. Onfray juge donc avec un certain mépris ceux qui s’essaient à penser…Il est possible en effet « qu’ignorant ce qu’ils ignorent » (Socrate), les apprentis philosophes aient dans un premier temps le sentiment d’avoir dit « vrai » de façon définitive. C’est le déroulement de la discussion, ponctué par les interventions de l’animateur, qui permettra de dépasser rapidement cet état naïf et illusoire (mais éphémère) de « suffisance ». M. Onfray peut avoir de bonnes raisons de défendre une conception élitaire de la philosophie (je ne suis d’ailleurs pas loin de la partager) ; cela ne devrait pas le dispenser de saisir la dynamique de la maïeutique ! Que font en effet au départ les interlocuteurs de Socrate, sinon d’avancer pour définitives des opinions sans fondement ?

 

« un animateur dont la qualité de philosophe se vérifie moins que celle d’animateur d’émission de société ou de rendez-vous littéraire dans la télévision post-moderne du libéralisme échevelé… ». Le modèle du café philo serait : « le débat de télévision sur les sujets de société où chacun à des choses à dire, ne se croit pas tenu d’apprendre, réfléchir, progresser, entamer une ascèse avant de se croire fondé à pouvoir prendre la parole pour faire part de ses recherches et de ses trouvailles obtenues de haut vol, après un réel travail de réflexion… »

A l’inverse de ce qui est dit, le débat télévisé est pour moi le « contre-modèle » par excellence ! Tout ce qu’il ne faut pas faire : débat désordonné, climat de tension permanente où il faut « jouer des coudes » et de la voix pour se faire entendre, paroles presque toujours « réactives », écoute souvent défectueuse de la part de l’animateur lui-même et interruptions incessantes, réthorique creuse où seul compte l’argument « qui fait mouche »…etc. Au café philo, la place est faite à chacun, tranquillement, parmi d’autres qu’il s’agit de respecter. La parole n’est pas « spontanée » : un désir d’intervention donne lieu à une inscription et se prépare, au moins dans sa tête. Ceci dit, faut-il avoir fait une thèse universitaire sur le sujet concerné  pour s’autoriser à parler ? Et comment peut-on préjuger du « travail d’ascèse » ou de réflexion ? Qui serait le Grand Inquisiteur habilité à donner ces autorisations ? Et à partir de quels critères ? De quelles limites ? Cependant, M. Onfray mérite d’être entendu dans sa mise en garde : le café philo ne doit pas être une suite d’expressions irréfléchies et non travaillées par le questionnement philosophique. Celui-ci doit précisément être un contre-feu à une tendance bien contemporaine où l’expression et l’émotion deviennent une fin en soi, au dépens d’une réelle recherche personnelle. Il faut réactiver le gôut pour l’étonnement et l’effort de penser, et par conséquent rompre avec les habitudes du quotidien où les paroles sont trop souvent vaines et sans épaisseur…

 

« La parole arrive à priori, en amont de tout travail, sans même qu’il y en ait eu, ni sur soi, ni sur le sujet… Au nom d’un droit à la parole, intangible et infrangible, on ne se reconnaît pas de devoir de réfléchir avant de parler, de penser avant de s’exprimer. »

M. Onfray revient sur des critiques déjà formulées et nous serons bref, en forme de synthèse : une des règles principales du café philo est : « dire ce que l’on pense, mais aussi s’efforcer de penser ce que l’on dit », ce qui contredit les affirmations précédentes. Mais plus fondamentalement sans doute, l’ensemble du cadre qui est posé, le respect de chacune des règles (qui est effectif, sauf peut-être celle concernant la limitation du temps de parole), contribue fortement, sinon à dramatiser la parole, du moins à lui donner l’importance qu’elle mérite, ce qui implique comme une contre-partie naturelle une responsabilité nouvelle quant à l’usage qu’on en fait. Les témoignages de tous les participants attestent d’un réel effort de réflexion préalable à l’intervention, et de structuration du discours (ce qui ne signifie pas, bien entendu, un résultat garanti…). La grande majorité des participants, contrairement à ce qu’affirme M. Onfray, ne se « lâchent » pas sans retenue pour exprimer des positions d’humeur ou non questionnées quelque soit le sujet abordé. Je suis même souvent étonné par ce qu’il faut bien appeler une forme d’humilité, ou en tout cas la conscience qu’ils semblent avoir des difficultés inhérentes à cet exercice de pensée. Le café philo m’apparaît comme un lieu où l’on apprend à mettre à l’épreuve ses idées devant autrui, à prendre toute la mesure de ce qu’est la rencontre avec l’altérité, et peut-être aussi un des lieux publics (peu nombreux) où le principe de probité intellectuelle s’applique.

 

« Le café philo fonctionne moins en agora du peuple qu’en ersatz de télévision pour citoyen probablement jamais destiné à donner un jour son avis sous les sunligths… »

Rien de neuf dans l’argumentation… Mais puisque l’insinuation est ici psychologique (à défaut de télévision, notre citoyen, qui ne rêve que de cela, utiliserait le « plateau » du café philo pour se mettre en scène), nous nous risquerons nous aussi à une hypothèse concernant son auteur : ne s’agit-il pas de la « projection » (au sens psychanalytique) de celui qui, aujourd’hui, semble en effet dépenser beaucoup d’énergie pour sa « médiatisation »  (participation à de nombreuses émissions culturelles sur diverses chaînes de télévision, articles fréquents dans les grands hebdomadaires…) ? Quoiqu’il en soit, pourquoi, dans chaque phrase, cette morgue élitiste permanente ?

 

« La philosophie devient dès lors un prétexte, un otage. De sorte qu’il suffit de citer deux ou trois noms de philosophes, une ou deux idées prélevées dans le corpus d’une culture générale héritée de la classe terminale ou d’un bagage d’honnête homme, pour se donner l’illusion qu’on pense, réfléchit et effectue un travail philosophique. »

Comment prétendre défendre l’idée de « la philosophie pour tous » après de telles déclarations ? Pourquoi un tel mépris pour « la culture générale de la classe terminale » ou « le bagage de l’honnête homme » ? Partager la philosophie avec tous ceux qui en ont le désir n’implique-t-il pas nécessairement de commencer à partir de ces premières représentations ?

Cependant, je voudrais terminer cet article en reconnaissant, malgré l’aspect très injuste et excessif d’un propos qui ne semble pas pouvoir s’appliquer à notre pratique, le caractère somme toute salutaire de ces critiques, car il définit pour ainsi dire en creux les conditions de pertinence du café philo. J’« entends » M. Onfray sur un point qui me paraît fondamental : la réflexion philosophique est une discipline rigoureuse, qui ne peut faire l’impasse de ce que la philosophie représente comme « trésors de pensée » accumulés depuis des millénaires. Il n’y a pas à mon sens à opposer, comme le font certains aujourd’hui, philosopher et philosophie. Cela signifie en particulier que la philosophie doit avoir sa place au café philo, comme instance de médiation entre les participants et le sujet débattu. Ce « troisième terme » est en quelque sorte symbolisé par la présentation du sujet (nous lui donnons une importance particulière), et les « retours » fréquents de l’animateur « s’appuyant » sur les interventions du public. Ses paroles sont en quelque sorte habitées à la fois par ce qui se dit et les « arrière-plans » philosophiques relatifs à la question abordée. C’est la raison pour laquelle nous pouvons dire que nous discutons « en compagnie des philosophes ». Et même s’il ne s’agit pas bien entendu d’un « cours » (au sens où M. Onfray fait des cours à l’Université Populaire de Caen), il m’arrive de penser aujourd’hui, après plus de 7 ans d’animation du café philo Sophia, qu’il y a là aussi du savoir qui circule, et donc quelque chose qui se passe de l’ordre de la « transmission »…

 

Daniel Mercier, le 05 - 08 – 05