La fin de l’autorité ?

 

INTERVENTION ACOP LR VENDREDI 30 MARS 2012 SORTIE OUEST

 

  1. La prédiction de Hannah Arendt s’est-elle confirmée ?

H. Arendt avait raison : dans les années 50, elle prédit « l’effondrement….de toutes les autorités traditionnelles à partir du début du XXème siècle » (in Crise dans la Culture, chap : Qu’est-ce que l’autorité ?). Les « sociétés historiques » comme les qualifie Marcel Gauchet (on trouve la même thèse chez Alain Renaut), au sens où les hommes « doivent s’inventer collectivement dans le temps », sans l’aide de réponses venant « d’en haut », et où l’individu constitue la valeur suprême, avec en tout premier lieu ses droits à l’égalité et à la liberté, vivent les formes traditionnelles d’autorité comme autant de repoussoirs.

  1. Constat de la crise de l’autorité

La « crise de l’autorité » traduit très précisément l’affaiblissement des formes traditionnelles d’assujettissement à des contraintes, à des normes et des structures collectives vécues comme extérieures et transcendantes à l’individu. La plupart des philosophes ou sociologues contemporains ont analysé cette tendance « lourde » avec précision (Gauchet, Lipovetsky, Touraine, Dubet, Bourdieu, Erhenberg …etc) et l’ont mis en relation avec la montée corrélative des valeurs de l’individu : la norme aujourd’hui, c’est la souveraineté de l’individu, ses droits, sa liberté, la responsabilité de ces choix existentiels ; c’est aussi le primat de la vie individuelle sur le collectif, le « souci de soi », comme le disait Michel Foucault. Nous pouvons citer pour illustrer ce phénomène les deux exemples proposés par F.Dubet ; le premier est celui des relations conjugales : pendant très longtemps, la relation conjugale et la relation amoureuse pouvait être séparées ; le fait d’être mari et femme (consacré par le mariage) était une condition suffisante pour rester ensemble, même si l’amour n’était plus au rendez-vous ; cela est beaucoup moins vrai aujourd’hui : une relation conjugale doit rester amoureuse sous peine d’être annulée, et la « consécration » est devenue facultative…Le lien d’alliance comme fondement traditionnel de la famille ne fait plus « autorité ». Le deuxième exemple concerne l’école : si le Maître était par principe écouté, dit F.Dubet, c’est parce que « dans les vraies institutions, même si le prêtre est nul, on l’écoute parce qu’on croit en Dieu ! ».

  1. Rappel de la perspective social-historique de Marcel Gauchet : l’histoire de la modernité comme processus d’individualisation.

Il s’agit pour Marcel Gauchet d’analyser le présent de nos sociétés dites « sociétés des individus », à partir de l’histoire de la modernité démocratique indissociable de la sortie de la religion (non pas en tant que croyance privée mais en tant que pouvoir structurant les formes collectives de la vie en société).

L’avènement de la modernité démocratique, c’est le passage d’une société holiste (hiérarchisée, organisée « en dépendances, communautés et corps », où les places et les rôles de chacun sont fixés, et dont le principe de légitimité est au-dessus des hommes), à une société « historique », c’est-à-dire une société contractualiste dont le principe de légitimité est à l’intérieur d’elle-même, c’est-à-dire repose sur les droits des individus qui la composent.

C’est une véritable révolution anthropologique qui se traduit par un long processus de sortie de la religion et d’individualisation croissante, de plus en plus concrète.

Ce processus nous conduit à cette société des individus qui finit par absolutiser la valeur de l’individu et de ses droits, et à une disjonction de plus en plus profonde entre l’individuel et le collectif, à partir des années 70. Cet individu a tendance à se penser comme « une entité autonome qui se détache de toute appartenance et veut ignorer la société dans laquelle il vit ». Les conséquences de cette disjonction :

L’affaissement de tout ce qui pouvait figurer une transcendance des collectifs sur les individus

L’éclipse du politique

Le repli sur la sphère privée

Pour faire tout à fait le lien avec ce qui suit, je rappellerai enfin ce que nous avons dit par rapport à cette antinomie constitutive selon Gauchet de la démocratie elle-même : l’antinomie entre individu et société : Une fois posé qu’il y a d’abord des individus – contrairement à la société traditionnelle qui « incorpore » littéralement les êtres à la communauté – comment faire pour les faire tenir ensemble ? Comment construire leur être ensemble, à partir de cette irréductible pluralité d’existences ? Nous allons voir les conséquences de cette antinomie, en quelque sorte exacerbée à partir des années 70, dans le processus de socialisation et d’éducation, en particulier dans l’école et la famille, et comment ce processus peut conduire à une nouvelle personnalité contemporaine, qui se distingue des précédentes.

  1. Une crise qui vient accentuer une contradiction propre à l’école

Mais ce conflit entre autorité collective et droit de l’individu ne vient-il pas redoubler et accentuer la contradiction initiale propre à l’école : en effet, même si sa fin ultime et de former, au moins dans un Etat démocratique, des individus libres et autonomes, ne doit-elle pas, pour y parvenir, mettre en œuvre des moyens de socialisation de nature coercitive ? L’individu est également, même si un premier regard imprégné d’idéologie tend à nous faire croire le contraire, un produit de la société ; contre la fiction rousseauiste d’une sacralisation de l’enfant et d’une éducation au service de ses besoins et de son épanouissement personnel (ce qui suppose la fiction d’un individu déjà autonome), celle-ci ne doit-elle pas au contraire assumer l’exercice d’une contrainte collective et la transmission de contenus normatifs définies par la collectivité elle-même ? Même si le but ultime de l’école est de former des individus autonomes, elle doit, pour atteindre ce but (c’est précisément son rôle mais aussi celui de la société tout entière), faire appel à certaines formes d’assujettissement collectif, à une normativité qui doit s’imposer. Sinon, comme le dit si justement Marcel Gauchet, « l’école selon l’individu passera inexorablement à côté des conditions de production de cet individu ». Il y a une précédence et une extériorité des savoirs et de la culture, seules conditions de l’émancipation des individus. Il pose aussi la question de savoir ce que signifie « apprendre » : il insiste à ce sujet sur la violence inhérente à l’acte d’apprendre et critique les conceptions de certaines « nouvelles pédagogies » qui centrent entièrement le processus éducatif sur l’individu.  Apprendre, dit-il, « c’est se déprendre de soi-même, c’est consentir à un ordre identique pour tous ». Il dit encore : « L’enseignement ne peut pas ne pas être aussi décentrement, mise en relation avec un au-delà des possibilités du sujet » (« L’école à l’école d’elle-même » in « La Démocratie contre elle-même »).

IL y aurait alors  confusion entre la fin et les moyens : si la fin ultime de l’école est de former un individu indépendant et autonome, ne risque-t-on pas en revanche, en mettant cette indépendance au point de départ comme ressort des acquisitions, de rendre problématique la construction même de cette indépendance ? L’école ne fabrique-t-elle pas alors « des dépendants à prétention d’indépendance » ?). (pour anticiper sur mon exposé, nous pouvons déjà dire qu’il faut sans doute essayer de tenir ensemble les deux bouts de la chaîne et retravailler une articulation entre l’individuel et le collectif (ou entre le singulier et le social) qui tiennent compte de ces nouvelles donnes, et qui permette de revisiter les anciens modèles de l’Autorité)

  1. La crise de l’autorité : une réalité historique relayée par les théories de la fin de l’autorité, mais aussi par ceux qui réclament la restauration des anciennes formes d’autorité

Les théories de la fin de l’autorité, par ex dans la pédagogie : J. Houssaye (« Autorité et Education »1996) : « Entrez l’autorité et l’éducation, nous avons choisi…. Loin d’être indispensable à la réalité scolaire, l’autorité signe l’échec de l’éducation à l’école. Il convient de construire l’éducation en dehors d’elle. Il n’y a pas de problème d’autorité à l’école. C’est l’autorité en tant que telle qui fait problème. L’autorité ne peut-être une solution. L’autorité n’existe pas. ». Ex aussi dans la philosophie : A. Renaut (« La fin de l’autorité »2004) ; antinomie définitive entre autorité et démocratie. Autorité comme survivance d’un autre âge. Les droits sacrés de l’individu, l’égalité de droits entre égaux et la liberté égale pour chacun, ne pouvaient qu’entrer dans l’univers scolaire. Mais relayée aussi par ceux qui réclament à grand cri le retour des formes traditionnelles d’autorité, d’inculcation du savoir, les formes classiques d’assujettissement collectif de l’école d’autrefois. C’est en particulier le credo des « républicains » dans leur polémique avec les « pédagogues ».

  1. Un faux débat

La crise de l’autorité traditionnelle ne peut déboucher ni sur la suppression pure et simple de toute forme d’autorité, ni sur la restauration pure et simple des formes d’autorité encore efficiente il y a 30 ou 40 ans. L’alternative n’est pas entre la restauration ou l’enterrement de toute forme d’autorité, au profit par exemple à l’école de formes exclusivement contractuelles et négociées. Quel troisième terme envisageable ? Comment peut-elle s’exercer de façon compatible avec notre sentiment de l’égalité et de l’indépendance des êtres ?

  1. Qu’est-ce que l’autorité ? Hannah Arendt et Marcel Gauchet

. Il peut-être utile de citer la définition de l’autorité selon Hannah Arendt (in « Crise dans la culture ») qui « fait autorité »( !) ; pour elle, l’autorité est associée à la conviction du caractère sacré de la tradition et pense que, depuis le début du XXème siècle, a eu lieu « un effondrement plus ou moins général…de toutes les autorités traditionnelles ». Elle définit donc ainsi l’autorité :

« L’autorité exclut l’usage extérieur de moyens de coercition ; là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échouée. L’autorité d’autre part est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation. Là où on a recours à des arguments, l’autorité est laissée de côté. Face à l’ordre égalitaire de la persuasion, se tient l’ordre autoritaire qui est toujours hiérarchique. S’il faut vraiment définir l’autorité, alors ça doit être en l’opposant à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par arguments… ». Nous pouvons résumer cette définition en disant que l’autorité se traduit par une adhésion volontaire sans contraintes ni persuasion.

«Adhésion volontaire » : ce n’est pas qu’un pouvoir, qu’un rapport de forces, puisqu’il exige une adhésion ; il n’est donc pas de l’ordre de la pure soumission contre la volonté de celui qui la subit ; ce n’est pas la dictature, l’abus de pouvoir, l’autoritarisme. « Sans persuasion » :  cette définition ne paraît pas compatible avec celle de la démocratie, qui privilégie précisément le débat à égalité de droit pour prendre ensemble les décisions ou résoudre des conflits.

Nous complèterons cette définition par la distinction que fait Marcel Gauchet entre autorité, pouvoir et puissance, notions souvent confondues :

Le pouvoir concerne la dimension institutionnelle (inscrite dans le droit)

La puissance est une dimension « matérielle » caractérisée par une capacité d’imposition due à des moyens de contraintes (liée à la force)

L’autorité est inséparable de la question de la légitimité (car c’est toujours au nom de quelque chose  qu’elle s’exerce, « qui fait signe vers un au-delà d’elle-même » : une valeur collectivement partageable, un principe de validité générale. Elle est « représentative par essence »). La force sans le droit c’est la dictature. Mais le droit doit bénéficier de l’appui de la légitimité : « C’est-elle qui permet de faire l’économie de la contrainte et de la violence ». Nous retrouvons la définition de H. Arendt au sens où l’autorité passe par la reconnaissance et l’acceptation des acteurs. Si tel n’est pas le cas, c’est une lutte de tous les instants pour l’application coercitive des règles. C’est en ce sens que l’on peut dire que l’autorité est le « grand levier pacificateur des société humaines ». Contrairement au pouvoir qui est impersonnel (se transmet sous des ormes légales et institutionnelles ; formalisme juridique, exercice d’une fonction), l’autorité est inévitablement portée par une personne, contient une part informelle qui prend le dessus sur le cadre dans lequel elle s’inscrit (précisément au sens ou elle est une disposition spéciale à représenter quelque chose qui est au-delà de soi).

  1. Ne pas confondre les formes historiques de l’autorité et le fait même de l’autorité

Selon M. Gauchet, H. Arendt a confondu les figures historiques de l’autorité avec le fait même de l’autorité. Il est vrai qu’historiquement l’autorité est indéfectiblement attachée à la religion et à la tradition. Chez Arendt nous avons en effet une trinité indisoluble entre tradition, religion et autorité dont l’origine est la Rome antique. Même si nos prinicipes de drit ne peuvent reconnaître vraiment le phénomène de l’autorité, il reste que le fait de l’autorité continue d’être bien là comme donné qui semble inhérent au fonctionnement social comme au fonctionnement humain.. mais il est vrai sans doute que le « type pur » du rapport d’autorité prend sa source dans la tradition et la religion, et que cette position transcendante devient un repoussoir face à la modernité, qui lui substitue au contraire l’immanence de la raison, l’examen rationnel, et ce qui lui est naturellement associée, la prééminence de ses valeurs d’égalité et de liberté. Nous pourrions développer ici tous les bénéfices et les critiques légitimes de l’autorité que cela implique (l’apprentissage de la liberté exclut la passivité mais implique au contraire que l’élève soit actif et découvre par lui-même la nécessité et le sens des savoirs ; la dénonciation des dégâts psychologiques de l’autorité avec l’expérience du totalitarisme et les apports de la psychanalyse, notamment des méfaits d’une éducation répressive qui produit des individus soumis et sadiques ; l’exercice de l’autorité qui, dans une logique individualiste, empêche le développement personnel, étouffe l’estime de soi sous le poids des contraintes extérieures…). Il est vrai aussi qu’il ne reste plus grand-chose de l’empreinte structurante sur la vie sociale de ces anciennes formes d’autorité : Plus de transcendance dans les institutions dites d’autorité (Police, Justice), pa plus pour « le chef de famille », les figures du chef dans l’ordre politique, du maître dans l’ordre du savoir, ou du magistrat dans l’ordre de la justice.

  1. Pourquoi le fait de l’autorité subsiste ?

Nous avons déjà dit qu’une société où il n’y aurait que de la force et du droit serait proche du cauchemar. Il y aura toujours, que nous le voulions ou non, une transcendance du collectif, au sens où nous appartenons à une collectivité qui nous a fait comme nous sommes, qui nous précède et nous antécède, qui nous procure le langage, nous investit de son héritage, nous infuse la culture et les idéaux qui nous guident (quoiqu’en disent les naïfs individualistes !). L’autorité, et sa dimension représentative (qui représente cet « au-delà » dont nous venons de parler, même s’il ne s’agit pas cette fois-ci d’un regard religieux mais laïc…), répond à ce besoin spécifique de médiation entre l’individuel et le collectif. En ce sens l’autorité est un rouage constitutif du mécanisme social ; elle est inhérente à l’articulation de l’être-soi et de l’être ensemble.

Dans la sphère éducative, la relation d’autorité est la relation essentielle.

Dans une société où précisément la logique de l’individu risque de nous conduire à l’illusion que celui-ci peut construire des savoirs et déterminer les parcours qui lui convient sans l’aide d’un extérieur plus ou moins contraignant, se former de son propre mouvement de façon purement endogène, de l’intérieur, sans l’aide de l’extérieur, la fonction de l’autorité est d’autant plus fondamentale : elle est l’unique moyen pour maîtriser cette contradiction, « l’unique médiation possible entre le commandement d’ensemble et la reconnaissance des individualités, s’agissant de cette entreprise impossible, former des individus » (M. Gauchet).

« La possibilité de l’éducation commence là où s’arrête la contrainte légale et là où le recours à la force est proscrit. »

A l’école encore plus qu’ailleurs, la relation d’autorité est essentielle, à l’exclusion du pouvoir et de la puissance. Comment en effet accorder l’obligation sociale de passer par l’école avec l’adhésion personnelle des élèves à ses buts ? Bien sûr, le rôle des familles est crucial ici (et les changements anthropologiques affectant également la famille dans le sens de la désinstitutionnalisation rendent souvent problématiques les relations de la famille avec l’école…), mais celui des enseignants aussi. Finalement, la prééminence du collectif est toujours indispensable dans la vie en société, quelque soit par ailleurs la crise que connaît aujourd’hui ses formes d’expression publique (en particulier le pilier du savoir, un des piliers essentiels de l’autorité de l’enseignant, mais aussi le pilier de l’institution scolaire (en tant qu’institution forte), sont tous les deux mis en question). L’un comme l’autre sont indépassables, même s’il s’agit sans doute de les « refonder ». L’autorité est la clé de l’éducation, au sens où elle est seule à même de réaliser cette articulation entre l’individuel et le collectif.

 

Conclusion provisoire : Il ne faut donc ni congédier définitivement l’autorité, ni vouloir la faire renaître de ses cendres. La réponse pertinente n’est ni dans l’enterrement, ni dans la restauration. Comment alors créer les conditions d’une autorité qui ne sera plus jamais celle du passé ? « Le moment est venu de la regarder d’un œil laïc, à distance égale de la révérence béate et de l’horreur sacrée » (celle des « anti-autoritaires » tels que Houssaye)