La société des individus 

Mars 2012 Marcel Gaucher

 

« La société des individus » et « l’individu hypercontemporain » 

selon Marcel Gaucher

 

SOURCES :

La religion dans la démocratie, 2001, Editions Gallimard (seconde édition),

La démocratie contre elle-même, 2002, Editions Gallimard

La condition historique, 2003, Editions Stock

Les conditions de l’éducation, ouvrage collectif,2008, Editions Stock

Articles de la revue « Le débat » dont il est directeur de rédaction

Nombreux articles ou interview dans la presse quotidienne ou hebdomadaire

Blog de Marcel Gauchet : https://gauchet.blogspot.com

Les trois volumes de « L’avènement de la démocratie », dernier tome paru en2010 : « A l’épreuve des totalitarismes », Editions Gallimard

 

Quelques mots sur le sens de cette réflexion philosophique, et finalement sur le sens même de toute philosophie politique aujourd’hui, selon Marcel Gauchet

L’analyse de Marcel Gauchet de la société contemporaine a surtout la particularité de s’adresser à nous directement : elle parle de nous, de ce que nous sommes. Notre génération (je parle des « baby-boomeurs », et Gauchet en est !) est précisément celle qui a connue mais aussi  portée (sans le savoir ?) ce qu’il appelle une véritable mutation anthropologique autour des années 70, 80. En lisant patiemment Gauchet – il faut en effet, pour accéder à l’essentiel, prendre le temps de savourer un texte qui est parfois difficile mais qui, dans son abstraction même, parle avec une grande profondeur de ce moment en quelque sorte fondateur – nous sommes progressivement « ébranlé » au plus profond, car il nous révèle d’une part à quel point cet individu hypercontemporain dont il parle est bien nous, et non un hypothétique « autre », voué aux gémonies du moralisateur ; il s’agir de comprendre le mouvement dans lequel, collectivement nous sommes engagés, et on de dénoncer au nom de ceux que les hommes devraient être et ne sont pas. Le coup de rétroviseur est salutaire mais aussi tranchant (aussi déstabilisant pour les postures protestataires habituelles que pour celles qui seraient apparemment plus « conformistes », car Marcel Gauchet parle d’un autre lieu, celui de la philosophie politique et de l’histoire…)… et il nous oblige à de profonds remaniements intérieurs, tout en étant révélateur de vérités que nous pressentons depuis longtemps…Ce que nous apprend Marcel Gauchet, c’est le dévoilement de ce que nous sommes aujourd’hui et du chemin que nous avons parcouru pour arriver là où nous sommes (c’est précisément le travail qui s’accomplit à travers  l’Histoire, mais ce dévoilement est indéfini, il ne se résoudra pas dans la solution de l’énigme de l’humanité, comme le pensait Hegel ou Marx.). Nous savons en effet aujourd’hui qu’un sens de l’histoire « déjà-là » ne se dévoilera pas… La philosophie ne peut plus prétendre à un tel dévoilement. En revanche, elle peut participer très utilement à cet effort réflexif  qui exprime le pouvoir réel mais limité de nous comprendre et de nous diriger. Les limites de notre travail de réflexion sont d’ailleurs les mêmes que celles de notre capacité à nous auto-constituer, à nous gouverner nous-mêmes à l’époque démocratique. Cela ne signifie pas, bien entendu, que ces pouvoirs n’existent pas. Cela signifie au contraire que nous disposons d’une certaine puissance de nous vouloir individuellement et collectivement en conscience. Ce que peut la philosophie ? Contribuer à nous permettre mieux d’exercer ce pouvoir.

 

Quelle est la problématique de Marcel Gauchet ?

« Le narcissisme contemporain voudrait penser l’individu  comme une entité autonome qui se détache de toute appartenance et veut ignorer la société dans laquelle il vit ». En effet une des caractéristiques principales de l’individu démocratique est de se vivre comme autosuffisant et quasiment indépendant de la société dans laquelle il vit, ce qui est bien sûr illusoire. Voilà comment Marcel Gauchet définit la société des individus dans « La démocratie contre elle-même » : « Une société des individus est une société spécifiquement travaillée par la difficulté à se représenter pratiquement comme société, c'est-à-dire comme tout susceptible de s’imposer à ses parties… Elle devient de plus en plus invisible… Sa dimension holiste n’a pas disparue : elle fonctionne de façon  latente et cachée. » (elle n’a pas disparue, car MG pense que c’est la nature même du politique (et non de la politique) de « faire tenir ensemble »). La conséquence  de cette réalité est l’existence d’un profond clivage entre l’exercice des droits individuels et la production de l’unité collective désormais entre les mains de la machine de l’Etat. Cette injonction contemporaine à la singularité absolue de l’individu, et cette difficulté de la société à se penser comme collectif vont donc être le constat de départ à partir duquel l’analyse de cette « société des individus » va pouvoir se développer. Pour Gauchet en effet, l’individu et l’individualisme ne sont une pas une « donnée naturelle » mais le fruit d’une évolution « social-historique », correspondant à un phénomène original de la culture occidentale que l’on peut faire remonter à la Renaissance. Cette évolution a franchie (selon lui) un seuil critique depuis les années 70. C’est à un travail à la fois philosophique, historique et anthropologique cherchant à rendre compte de cette évolution que Marcel Gauchet consacre toute son œuvre.

 

Présentation du plan suivi : après avoir rappeler les 3 principales vagues de cette évolution de la modernité, nous nous concentrerons sur ce qui constituerait dans l’esprit de Marcel Gauchet, l’entrée dans une 4ème vague, celle de l’individu d’aujourd’hui.

 

Première partie

  • L’avènement de la démocratie et la sortie de la religion : quel changement anthropologique ?
  • La synthèse démocratique et son histoire : l’histoire de la modernité comme matrice social-historique de la fabrication de l’individualisation.
  • L’idéologie des droits de l’homme, l’éclipse du politique, et la « démocratie du privé »
  • Les contradictions (ou antinomies ?) de la démocratie : individu et société, individu et Etat, individu et organisation, individu et sujet

 

Deuxième partie

L’individu « hyper-contemporain » : transformation de la famille, crise de l’école, et nouvelles conditions de socialisation. Les trois âges de la personnalité

  • L’école et l’éducation            
  • La désinstitutionnalisation de la famille
  • Le problème de « l’enfant du désir »
  • Le changement de socialisation
  • Les trois âges de la personnalité

-          La personnalité traditionnelle

-          La personnalité moderne

-          La personnalité contemporaine

 

PREMIERE PARTIE

 

L’avènement de la démocratie : en quoi ces principes fondateurs (les droits de l’homme) vont introduire un profond changement anthropologique et consacrer « la société des individus » ?

 

« La forme achevée de cette forme nouvelle d’humanité qui naît en se soustrayant à l’étreinte des dieux sera la démocratie ». Gauchet a en effet toujours relié la question de la démocratie à la question de la sortie de la religion (cf. « Le désenchantement du monde »)*.

 

*la sortie de la religion c’est cette chose très spécifique qui est non pas la disparition en bloc de la religion mais la fin de l’organisation religieuse des sociétés et plus largement du monde humain. Les croyants demeurent mais la religion chrétienne cesse d’être englobante de la vie collective et de l’organiser, d’en définir les rouages et les mécanismes à commencer par le pouvoir politique supposé tomber d’en-haut. La religion, autrement dit cesse d’être une autorité politique pour acquérir un statut privé non pas simplement dans le sens où elle serait purement dans le for intérieur des personnes mais au sens où elle n’a plus l’autorité sociale qui définit le cadre dans lequel nous vivons. » Marcel Gauchet

 

Avec la Révolution française et la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, le principe de légitimité de la société va en effet passer de Dieu en tant qu’instance transcendante au dessus de la société des hommes,  aux droits de l’homme. Ce passage est celui à une historicité consciente et délibérée. En succédant à la société religieuse, la société de l’Histoire est une société qui va se produire sciemment elle-même et se projeter dans le futur (contrairement à la société religieuse qui s’appuie sur la tradition). Cette sortie de la Religion est bien sûr progressive et pendant longtemps celle-ci va continuer de hanter « les formes nouvelles d’être-ensemble ». C’est seulement dans la dernière période que ce support religieux va achever de se dissoudre, avec les conséquences que nous verrons. « Formes nouvelles d’humanité », « formes nouvelles d’être-ensemble », ces formules montrent que la démocratie n’est pas que le nom d’un régime, ni même d’un état social, c’est celui d’une nouvelle manière d’être de l’humanité (donc un changement anthropologique, nous pourrions même dire ontologique). Cela justifie une véritable « anthropologie démocratique » qui correspond à l’avènement de la société des individus, du règne des « individualités égales et libres », ou encore de « l’individu qui entre socialement en possession de lui-même », autant de formules utilisées abondamment par Marcel Gauchet pour caractériser cette nouvelle société. Le paradoxe de l’histoire de cette démocratie est le suivant : au moment où elle triomphe de ses vieux ennemis – de la réaction comme de la révolution, l’effondrement du mur de Berlin étant en quelque sorte le dernier acte de cette période -, au moment où elle devient en quelque sorte le cadre indépassable dans lequel la société peut penser son avenir, son « évidement », son absence de substance, devient de plus en plus flagrant. Comme si son principal ennemi était en quelque sorte elle-même, et qu’elle se défaisait en progressant : « En même temps que les premiers principes de la démocratie font l’objet d’une adhésion aussi forte et aussi large (il s’agit ici des Droits de l’Homme), l’efficacité de son exercice risque de se réduire à une « coquille vide », à un « théâtre d’ombres » ». Le problème essentiel selon Marcel Gauchet étant la difficulté fondamentale de nos sociétés démocratiques à articuler l’individuel et le collectif. Rappelons à grands traits les étapes de cette évolution.

 

L’histoire de la modernité et la fabrication de l’individu (in « La démocratie contre elle-même », Gallimard, 2002, chap « Quand les droits de l’homme deviennent une politique », mais aussi « La condition historique », 2003 Stock). On peut distinguer sur le temps long trois moments de l’individualisme.

 

Le premier moment de l’individualisme (moment « théologico-politique) est liée à une redéfinition du politique à travers la cristallisation des Etats en Europe entre 1500 et 1650. Changement du lien politique qui prend la forme d’une déliaison du ciel et de la terre sous l’effet en particulier de la Réforme. La forme Etat-Nation, va prendre confusément corps. Même si c’est dans la forme de la communauté et de l’autorité, cet Etat prépare l’indépendance vis-à-vis des dieux. *.

*d’une part la Réforme et le protestantisme sape l’idée d’une église comme médiation entre le ciel et la terre = principe de la séparation de Dieu. D’autre part les conflits politiques et sociaux engendrés par les guerres de religion vont permettre une transformation de la nature de l’Etat : naissance de « l’Etat absolu de droit divin, du principe de « souveraineté » : la subsistance et la paix d’une communauté rend nécessaire une « raison d’Etat » : autorité suprême autorisée de Dieu (de droit divin), au-dessus des passions humaines fussent-elles religieuses. Remet en cause le pouvoir médiateur de l’Eglise au sens où il serait fondé, en tant qu’intercesseur de Dieu, de remettre à tel ou tel le pouvoir légitime

 

Naît dans cette période (XVIIème siècle), ce qu’on peut appeler l’individualisme politique va fournir la matrice du contractualisme ; Hobbes (1588-1679) par exemple est déjà un philosophe individualiste, bien que partisan de l’absolutisme comme forme politique. Il faut aussi souligner la filiation première entre cet individualisme et l’individualisme métaphysique qui remonte à Guillaume d’Ockham (XIV) et au christianisme du Moyen-Age. C’est-à-dire l’affirmation de l’existence primordiale du singulier, en particulier dans son rapport à Dieu

 

Le deuxième moment (1650-1800 ; moment juridico-politique) sort du premier : il explicite en quelque sorte juridiquement les fondements de cette nouvelle forme politique de l’Etat souverain. Il faut en effet trouver un nouveau principe de légitimité, dans la mesure où cette nouvelle forme sociale s’arrache de fait à l’ordre cosmique ou divin. C’est en particulier l’objet des contractualistes de Hobbes à Rousseau*, en passant par Locke :

 

*la philosophie contractualiste constitue le moment théorique ou spéculatif, la Révolution française inaugure le moment proprement pratique.

 

Le corps politique doit trouver toutes ses raisons à l’intérieur de lui-même, il relève du voulu et non plus du donné ; il procède de l’artifice ; il n’est initialement composé que d’individualités libres et égales. Plus rien ne peut rattacher l’édifice des autorités à l’invisible : il n’y a à l’origine que des individus. Naissance du nouveau droit politique, que l’on appelle « le droit naturel moderne ». Nos droits de l’homme ont là leur origine. En effet de deux choses l’une : ou bien le pouvoir et l’ordre tombe d’en haut et descendent de l’au-delà, ou bien ils montent d’en bas, et ils ne peuvent dans ce cas que procéder des individus. L’individu de droit est le seul principe de légitimation universel dans un monde qui s’arrache à la religion. Dans le sillage de la Révolution française, apparaît un vecteur supplémentaire de l’autonomie : l’historicité (déjà préparé par le thème du progrès qui émerge un peu avant). C'est-à-dire que non seulement les hommes construisent l’ordre de la cité qui les unit avec leur raison et leur volonté, non seulement ils se donnent leur propre loi, mais encore ils édifient leur propre monde grâce à leur travail, leur art, leur science, leur industrie« Ils s’inventent eux-mêmes collectivement dans le temps ». « L’humanité est son œuvre à elle-même » (Michelet traduisant Vico)

 

Le troisième moment, qui englobe le XIXème siècle  et le XXème (jusque dans les années 70) va prolonger le déploiement de ce que Gauchet appelle les trois vecteurs de cette histoire de la modernité vers la concrétisation de l’autonomie (nous allons y revenir) : le politique, le droit, le social-historique, et l’histoire de leur combinaison. Ce troisième moment serait celui de l’individualisme social. Cette période sera celle de la concrétisation progressive et souvent conflictuelle des principes de droit et des principes politiques de l’individu. Car il faut bien comprendre que cette société, certes théoriquement individualiste, reste en pratique une société holiste. Les individus, tout individus qu’ils soient, n’en continuent pas moins d’appartenir  à des familles, des communautés d’habitants, des corps de métiers, à la Nation, autrement dit à des collectifs qui les englobent. La hiérarchie se maintient, l’autorité et l’appartenance aussi, sous des formes qui se modifient mais qui n’en restent pas moins prégnantes. En réalité, toute l’histoire de la modernité sera l’histoire de mise en œuvre de plus en plus concrète et effective de l’individualisation (nous allons y revenir). Cette troisième vague connaît une étape cruciale du processus de sortie de la religion entre 1880 et 1914 : c’est le moment « paroxystique » de la laïcité et de l’antireligion (anticléricalisme), qui consacre une rupture décisive avec le principe d’hétéronomie. Cela va entraîner à la fois la consécration grandissante de l’Etat-Nation (comme support de la puissance démocratique de se gouverner) et celle de la société civile (comme matrice de la puissance libérale de s’inventer) : c’est cette articulation compliquée entre démocratie et libéralisme qui, selon Gauchet, continue encore aujourd’hui de définir nos régimes, à savoir le régime de démocratie libérale. A partir de 1850, c’est une période de triomphe du  libéralisme (nous reviendrons sur la signification de ce terme chez MG., qui est loin de se limiter aux aspects économiques), où vont s’imposer aussi bien le citoyen du suffrage universel, que l’acteur privé de la société libérale (côté société civile). L’homme des droits de l’homme n’est donc pas oublié ; Mais la bataille contre l’hétéronomie religieuse et la question sociale (n’oublions pas que nous sommes à l’époque du développement sans frein du capitalisme industriel) poussent progressivement (à partir de la fin du XIXème siècle) à placer l’accent sur la dimension collective de l’émancipation humaine, qui va aller de pair avec une crise profonde du libéralisme au début du XXème siècle, qui va être de plus en plus  l’objet de rejets radicaux, et va déboucher sur des crises profondes, la Grande Guerre, et les deux grands totalitarismes.

La période allant de 1914 aux années 70 correspond au 3ème volume de « La démocratie à l’épreuve des totalitarismes ». Nous reviendrons sur le sens que nous pouvons donner à cette apparition des totalitarismes dans l’histoire de cette modernité (car ils sont en réalité ses enfants, d’une certaine façon…). A partir de 1945, et en contre-point de ces tragédies, la puissance démocratique est vraiment placée au premier plan. C’est alors un moment de refondation profonde de la démocratie en tant que « gouvernement de soi par soi ». Au sens strict du terme, seul ce moment démocratique mérite le terme de « démocratie libérale ». Jusque là, il serait plus juste de parler de « libéralisme démocratisé », l’extension des élections au suffrage universel ne suffisant pas pour parler de véritable démocratie. C’est donc l’âge d’or des Trente Glorieuses, et ce que l’on va appeler après 45, l’Etat social ou l’Etat Providence. L’après 45 fut l’âge d’or du politique (grand moment de solidarité sociale après la folie de la guerre, communautés très intégrées et homogènes, Etat qui développe ses fonctions de prévision, de protection sociale, d’organisation, qui apparaît comme le garant de l’avenir ; ce sont aussi les débats sur la contestation de l’ordre établi, la production de l’avenir, la transformation sociale ; le moment des grandes négociations collectives. C’est ce que MG appelle « l’histoire sociale de l’individualisme ». Les individus cessent d’être des individus abstraits de droit et de la politique pour devenir des individus concrets. Ils prennent corps concrètement dans leur famille, leurs rapports amoureux, leurs rapports avec leurs enfants, dans les rapports de travail, et dans tous leurs comportements (naissance des loisirs par exemple). Un univers de l’individu privé va se créer. Avant, l’individu était individu lorsqu’il allait passer un contrat chez le notaire ou lorsqu’il allait voter.

 

 

De l’individu abstrait à l’individu concret

 

Avant d’aborder rapidement la période contemporaine, il est important de s’arrêter un instant, et de prendre un certain recul pour apprécier dans sa globalité, à travers cette histoire de la modernité, ce lent et long processus d’individualisation qui est à l’œuvre, Essayons de mettre son sens en relief :

Ce processus commence avec l’individu abstrait pour nous mener à l’individu concret. En quel sens ? On peut distinguer deux grandes phases dans l’histoire du principe d’individualité à l’époque moderne : une première phase est celle du dégagement théorique de l’individu abstrait dans le cadre d’une société d’Ancien Régime où, officiellement, il n’existe en pratique que des « hiérarchies, des dépendances, des communautés et des corps ». Cette première phase permet certes la déconstitution de l’Ancien régime, mais n’est pas suffisamment ancré dans le réel  pour instaurer durablement le règne des individus. Une deuxième phase sera celle de la constitution pratique de l’individu concret, à l’intérieur d’une société où son existence est reconnue juridiquement, même si, simultanément, la théorie nie son rôle au profit de la dynamique collective, et que l’individu « social » n’est pas encore une réalité. Le développement de l’Etat, tout en  rappelant la réalité de la domination, intronise en même temps et paradoxalement –notamment en éliminant tous les intermédiaires et corps constitués, l’individu et le citoyen comme seul interlocuteur valide (cf. plus loin : l’individu et l’Etat indissociables ?). De la même façon, l’éducation ne fait pas qu’inculquer mais élargit la marge d’appréciation personnelle ; les possibilités d’un analphabète en matière d’individualisation seront toujours limitées… On est d’autant plus individu qu’on a davantage les moyens d’exercer sa liberté individuelle. L’éducation sera donc un facteur d’émancipation très important, notamment dans les familles pour l’égalité des droits, aussi bien pour les femmes que pour les enfants. Le travail génère le travailleur comme salarié et le délie (n’appartient à personne, est propriétaire de sa force de travail) autant qu’il l’attache (aux détenteurs des moyens de production). L’Etat providence achèvera ce processus, en particulier par l’avènement de la consommation qui « a fait descendre l’option, le choix, la liberté dans le quotidien de la vie matérielle ; elle a introduit la personnalisation dans le conformisme. ». Ainsi, l’histoire de nos sociétés depuis deux siècles a été celle de l’individualisation de leurs membres, de l’intérieur et à la faveur même de leur socialisation*. C’est l’aboutissement de l’inscription sociale de l’individualisme, pour le meilleur et parfois pour le pire.

 

Nous pouvons ici constater une fois de plus qu’il faut se garder d’avoir une vision binaire de l’individu face à la société comme deux entités indépendantes, mais qu’au contraire il est impératif de penser la formation de l’individu de l’intérieur même de son processus de socialisation… Individualisation et socialisation sont les deux faces de la même médaille.

 

 

Notre période (à partir des années 70) : nouvel individualisme ou « hyper-individualisme

Une poussée puissante d’individualisme bouscule les encadrements collectifs patiemment constitués depuis de siècles, ce que Marcel Gauchet appelle l’hyper-individualisme.

 

*L’hyper-individualisme : Lipovetsky fait partie de ces auteurs qui ont beaucoup réfléchi sur l’individualisme contemporain, considérant que c’est le véritable « code génétique » des sociétés démocratiques. La « vie à la carte » est emblématique de cet « homo individualis » désencadré, affranchi des impositions collectives et communautaires. Celle-ci se traduit en particulier par la quête d’un bien être personnel à travers la consommation. Ainsi déliés de toutes les anciennes formes d’appartenance collective, les Droits de l’Homme jouent le rôle de véritable boussole morale, juridique et politique, et parachève le processus de reconnaissance de l’individu comme valeur absolue

 

Les droits de l’homme vont être élevés à la hauteur d’une politique et deviennent idéologiquement centraux. Selon Marcel Gauchet cette étape marque non pas un nouveau combat entre autonomie et hétéronomie religieuse, mais l’affaissement sans doute définitif des vestiges de la religiosité hétéronome : cela se traduit en particulier par  « l’évanouissement sans trace » des « religions séculières » et des attentes révolutionnaires du salut terrestre.*

 

* Notion de « religion séculière » : « C’est très complexe parce que, bien entendu, les religions séculières, les utopies sociales, les doctrines de l’accomplissement de l’histoire, ne se pensaient absolument pas comme des doctrines de salut. Elles étaient au contraire, en générale, violemment antireligieuses et violemment hostiles à l’idée d’un quelconque salut. Néanmoins, ce qu’on peut montrer et qui fonde la pertinence de cette notion de religion séculière c’est qu’à leur insu et malgré elles, elles reconduisaient en effet, sous l’aspect d’une fin de l’histoire ou d’un accomplissement de l’histoire, le schéma chrétien d’un salut. Mais, elles ne le faisaient pas de leur plein gré. C’est pour cela que cette notion de religion séculière est très difficile à manier d’ailleurs et que l’on a affaire à un phénomène hautement paradoxal qui est ce qu’on pourrait appeler des anti-religions religieuses. Anti-religion dans la visée explicite, religieuse de manière implicite. C’est cette coagulation des deux qui leur donne un caractère erratique et explosif une fois qu’elles sont au pouvoir dans la vie des sociétés. » Marcel Gauchet

Le phénomène totalitaire est caractéristique, pour lui, de cette longue période de transition entre le monde de la religion et le monde de l’histoire : le marxisme léninisme notamment est la transposition d’une forme religieuse de la vie collective et de l’histoire elle-même (en termes de « fin de l’histoire ») au sein de l’histoire faite par les hommes. En ce sens, nous y reviendrons, la « réponse » totalitaire est aussi un enfant (monstrueux sans doute) de la modernité. En fait, c’est la réconciliation de l’immanence et de la transcendance dans une société définitive où l’humanité serait réconciliée avec elle-même. On retrouve à la fois une doctrine de salut mais le mot de salut n’est probablement pas le plus important. Le plus important c’est la forme religieuse implicite qui est celle de cette société de la fin de l’histoire.

 

Plus fondamentalement, on assiste à une liquidation de tout ce qui pouvait figurer une transcendance des collectifs sur l’individu : qu’il s’agisse de la Nation ou de l’Etat, de sa classe ou de l’Avenir commun. Nous ne pouvons pas comprendre par exemple la crise de l’autorité qui préoccupe notre société contemporaine sans prendre en compte cette situation (cf. « Les conditions de l’éducation).

 

 

L’idéologie des droits de l’homme, l’éclipse du politique et « la démocratie du privé »

 

Quelques mots tout d’abord sur la fonction de l’idéologie

Dans une société traditionnelle, l’Unité sociale va de soi : la Religion, et son prinicpe de légitimité transcendant, l’assure. Le politique, médiateur entre Dieu et les hommes, est le principe ordonnateur qui donne sa forme collective à leur vie sociale. Le passage de ce principe d’hétéronomie au principe d’autonomie introduit ce que MG appelle un « renversement libéral » : le pouvoir ne met plus en ordre par en haut, ne domine plus et ne précède plus. Il n’y a au départ que des individualités libres et égales (en droit). Ce renversement va logiquement entraîner une déliaison des individus, et une expansion sans limites des différences entre eux.  La société historique rompt nécessairement avec l’ancienne unité au profit de la différenciation des opinions et de leurs contradictions,  de l’antagonisme des groupes sociaux. L’idéologie, c’est précisément, selon M. Gauchet, ce qui doit répondre à la question de l’unité des sociétés. Elle désigne ce discours qui succède à la religion à partir de la fin du XVIII en substituant une justification immanente à la justification transcendante de l’organisation collective. Il faut souligner à ce sujet que la naissance de l’idéologie est contemporaine de celle de LA politique, qui elle-même est une conséquence du pouvoir par représentation. La politique est cette activité nouvelle qui doit se doter de Partis, de candidats, d’offres politiques, d’organes d’information etc. L’idéologie sera précisément ce discours de justification et de persuasion adapté à la compétition électorale : en quel sens gouverner en fonction des besoins de la collectivité ? Elle aura trois composantes : l’explication rationnelle de l’histoire, l’action politique au présent, et la vision de l’avenir, qui est de l’ordre de la croyance (« l’avenir est invisible comme l’au-delà »). Explication, action, et croyance, tels sont les « mots-clé » de l’idéologie. Pour MG, la dominance de l’idéologie des droits de l’homme est une caractéristique de la période que nous vivons depuis plusieurs décennies, à la place des discours politiques classiques – ceux en faveur de la tradition, du progrès continu, ou de la révolution, qui ont désormais cessé d’être crédibles. Selon M. Gauchet, l’idéologie des droits de l’homme est notamment le substitut de l’idéologie futuriste (renversement révolutionnaire du présent au profit de l’avenir), et se développe essentiellement sur le terrain moral, en lieu et place de discours politiques disqualifiés ou usés.

L’idéologie des droits de l’homme, tout en réalisant aisément un consensus, n’en est pas moins compatible avec la déliaison sans limite de l’individualisme

 

L’éclipse du politique et « la démocratie du privé »

Alors que l’après 45 fut l’âge d’or du politique, La crise des années 70 s’est traduite par la perte d’autorité des entités transcendantes de tous ordre, l’évanouissement de ce qui restait « de structuration religieuse des rapports sociaux » : « Le sacrifice envers l’avenir, la dette envers la nation, l’obligation à l’égard de l’Etat, la fidélité vis à vis de la classe n’ont pas été moins affectés par cette vague de déhiérarchisation que la dévotion envers le magistère spirituel ou le sentiment de se devoir à sa famille. ». C’est ce que M. Gauchet appelle « la  perte de substance symbolique », qui affectionne en particulier le politique. Celle-ci est bien sûr inséparable de difficultés historiques plus conjoncturelles, que nous ne développerons pas ici : relativisation des espaces nationaux avec l’ouverture mondiale des économies, « crise de l’avenir » qui fait échouer toutes prévisions, brouillage des frontières entre groupes sociaux, défaillance gestionnaire de l’Etat… (mais il faut insister sur le fait que pour MG, cette conjoncture n’est pas le facteur essentiel). Cette sorte de « vacance cognitive et normative » creusé au centre de la scène publique va être comblée par l’idéologie des droits de l’homme qui vont s’imposer comme le seul outil disponible pour penser la coexistence entre les êtres et guider le travail de la collectivité sur elle-même. C’est désormais l’absolu du droit qui devient la référence, dans une surenchère démagogique qui ne s’embarrasse jamais de faire des propositions d’ensemble, et dont la dénonciation est devenue une fin en soi, « comme si sa véhémence contenait le message magique d’abolir ce contre quoi elle s’élève ». Ce « sensationnalisme de l’inacceptable » fait la part belle aux médias, qui organisent en quelque sorte « le rassemblement des cœurs autour des certitudes ultimes sur le bien et le mal ». Mais le plus important est la compatibilité, et même la complicité de cette orientation avec une société de plus en plus libérale, au sens d’une société qui se délivre du politique au profit des individus privés et d’une autogestion de la société civile, et bien sûr aux dépens de la souveraineté collective*, incarnée par le « gouvernement de soi par soi ». Par éclipse du politique, il ne s’agit pas de la disparition du politique (même si l’idéologie néo- libérale actuelle voudrait nous faire croire que l’on peut se passer presque intégralement du politique, c'est-à-dire qu’une société peut être presque intégralement auto-régulée), car selon Marcel Gauchet, le politique est ce qui permet à une société de fonctionner (y compris les sociétés libérales !), c'est-à-dire ce qui permet à une société de « tenir ensemble » (soubassement symbolique ?).  Dans nos sociétés, le signe de cette fonction cachée du politique (à ne pas confondre avec la politique)  est le poids que conserve l’Etat, quelque soient les déclarations idéologiques en faveur de son extinction. Par éclipse, il s’agit de dire que le politique n’a plus l’aura magique, la faculté d’entraînement, la puissance de conviction et de mobilisation qu’il possédait naguère. Le discrédit de la politique en est le signe le plus évident : il ne débouche plus sur des manifestations hostiles comme naguère (par ex, critique du « parlementarisme bourgeois » du début du siècle repris par la génération 68…), il ne nourrit plus la révolte ou les projets de rupture ; il se traduit par le « désinvestissement silencieux de la chose publique » ou bien le « repli sourcilleux sur des causes exclusivement morales » (n’en sommes-nous pas inondées aujourd’hui avec les multiples affaires si fortement médiatisées ?). Cette désaffection du politique est le fruit d’une désarticulation de la démocratie sous l’effet de l’individualisation. Ce qui est mise en cause, c’est l’idée que le collectif peut jouir d’une existence indépendante des êtres qui le composent. C’est cette existence indépendante qui permet de lui donner une expression institutionnelle, publique, distincte de l’expression privée des individus (c’est en particulier ce qui fait le cœur de l’idée d’Etat Républicain). Au contraire, dans l’esprit du néolibéralisme actuel, il n’existe que des individus réels et leurs intérêts particuliers, et la sphère publique n’est plus que l’instrument des demandes émanées de la sphère privée. Les institutions collectives sont discréditées, parce qu’elles sont toujours soupçonnées de ne pas prendre en compte les personnes concrètes.*

Pour illustrer comment la politique est à ce point prisonnière des demandes singulières de tel ou tel, je ne peux m’empêcher d’évoquer le type d’émission organisé par les médias lors de la précédente élection présidentielle où les candidats étaient enjoints de répondre aux injonctions de personnes choisies comme « représentatives », dans le genre : « je suis bac+5 en histoires des arts, je cherche du travail depuis 6mois, qu’est-ce que vous me proposez ? ». Comment reprocher alors aux politiques d’être démagogiques, alors qu’on les contraints à l’être, sous peine de ne pas être entendus ?

Nous reprochons à l’Etat d’en faire toujours trop, mais en réalité nous ne cessons de lui en demander davantage.

« La démocratie du privé » (dans laquelle s’inscrit par exemple quelqu'un comme Sarkozy, dont le comportement montrait - en particulier au début de sa mandature ; il pensait même pouvoir en faire un argument en sa faveur ; mais en réalité, cela a été vécu par beaucoup de français comme une attitude coupable par rapport à ce qui doit rester la « grandeur » et « l’éloignement nécessaire » inhérent à la fonction d’homme d’état. Il y a eu ensuite une légère inflection - qu’il était dans la confusion permanente entre l’homme privé et sa fonction publique, entre l’autorité de l’homme Sarkozy, et l’autorité institutionnelle, celle de l’Etat). La démocratie du privé, ce n’est pas seulement le repli des gens dans leur foyer, le « cocooning », c’est la légitimation absolue de l’individu et sa défense inconditionnelle qui finit par désarticuler la démocratie (au sens d’une rupture d’équilibre entre le pôle individuel et le pôle collectif). Cela se traduit en particulier dans la vie politique par des attitudes systématiques d’effervescence protestataire. C’est comme si nous disions aux responsables : «  Voilà ce que nous voulons, débrouillez-vous pour trouver les moyens ». Les mots-clé aujourd’hui sont « résister, s’indigner ». Mais nous devons aussi prendre en compte le point de vue de l’ensemble dans laquelle notre réclamation doit s’inscrire, les formules précédentes sont sans doute intéressantes, mais elles ne permettent pas de remonter jusqu’au collectif, et par conséquent favorise une forme secrète d’oligarchisation, puisque nous nous défaussons de la responsabilité de la décision sur les politiques (la contrepartie bien entendu étant de redoubler ses critiques quand la décision est prise…). Le divorce entre le haut et le bas se creuse de plus en plus, même si les citoyens aspirent toujours à une grande politique. Les électeurs ne se rendent pas compte, selon Marcel Gauchet, que toute la pratique politique au quotidien (et il s’agit aussi de leur propre pratique) rend impossible cette puissance du politique auxquels ils aspirent*, d’où ce sentiment partagé d’une dépossession incompréhensible.

 

*c’est à mon sens le grand intérêt de cette analyse : elle permet de sortir du cadre de méfiance systématique par rapport aux politiques (où nous ne sommes jamais bien loin du « tous pourris »), aussi bien que de la culpabilisation individuelle, pour se poser la question ainsi : en quoi, de manière systémique, contribuons-nous, individuellement et collectivement, à l’existence d’une telle situation, à cette impuissance du politique ? En même temps, il faut dissiper un malentendu : l’individualisme d’aujourd ’hui est bien plus subi que choisi ! Voilà ce que Gauchet répondait à la question : « Autrement dit, il subit presque cette individualité plus qu’il ne la choisit ? M.G : Je crois que fondamentalement l’individualisme contemporain, dans ses manifestations les plus vraies et les plus profondes, est un individualisme inquiet, dépressif, de gens qui se trouvent confrontés, sans l’avoir choisi, à des questions qu’ils sentent les dépasser, parce qu’il est une rupture historique et qu’il ne s’est pas effectué par une sorte de maturation positive mais qu’il a pris l’aspect d’un effondrement du sol sur lequel nous reposions qui laisse chacun seul devant lui-même. » Autrement dit, çà n’est pas essentiellement qu’ils veulent forcément être davantage individus…. C’est que, ce qui les tenait ensemble et ce qui donnait du sens à leur agrégation, à leur union dans des mouvements de nature très divers et y compris au sein de nations par exemple, s’est défait et les a renvoyés à eux-mêmes. Ce serait par conséquent une grave erreur d’envisager cette difficulté sur un mode culpabilisant comme une perversion qui tantôt serait renvoyée à l’Etat et sa classe politique, tantôt stigmatiserait l’égoïsme et l’irresponsabilité des individus (sauf nous, bien entendu !). Il s’agit d’un changement anthropologique

 

Les « antinomies » de la démocratie

Marcel Gauchet montre comment la démocratie d’aujourd’hui est prise dans un certain nombre de contradictions ou « antinomies », d’autant plus sensibles avec le retour au premier plan des grands principes consacrant les droits de l’individu concret. Ces contradictions sont les suivantes (elles ne seront ici que rapidement évoquées) :

 

Individu et société : la difficulté pointée ici est celle de pouvoir penser ensemble individu et société, c'est-à-dire de recomposer la société à partir des individus. Dans la société traditionnelle, la coercition sociale est première, l’incorporation des êtres à la communauté est considérée native. Nul individu au sens d’individu « détaché », indépendant de l’ensemble où il s’inscrit. Avec la démocratie le fondement ne vient plus d’en haut mais d’en bas : l’individu est premier, la cohésion du corps collectif est dérivé et produite à partir de lui. Le problème est celui-là : une fois admis qu’il y a d’abord des individus, comment penser leur co-existence ? Comment obtenir, à partir de cette irréductible pluralité  d’existences séparées, « une somme collective viable ». Les réponses politiques ont été de deux ordres et nos sociétés n’ont jamais cessé de plonger dans un dilemme insoluble ou des positions extrêmes : d’un côté, c’est la réponse du libre marché et du contrat (société comme libre association de monades individuelles). Cette réponse, a été choisie de 1880 à 1914, et la crise qu’elle a générée n’est pas étrangère à la Grande Guerre et à la montée des totalitarismes… De l’autre, la négation totalitaire de l’individu au profit « des- masses- qui -font l’histoire », (thématique très présente pendant les deux-tiers du XXème siècle) .Depuis une trentaine d’années, la tendance s’inverse et notre univers mental est marqué, dit Marcel Gauchet, par les « culs de sac » régressifs de la pensée individualiste que l’on pourrait résumer ainsi : « l’individu-souverain-mais-hélas-voué-à-vivre-en-société-d’où-fatale-aliénation », alors que l’individu est la création, récente, de la société ! On ne peut séparer l’affirmation du sujet de son inscription collective.

 

Individu et Etat

Selon Gauchet, « le règne singulier de l’individu suppose l’empire général de l’Etat ». Ils se sont tous deux développés ensemble, l’un étant en quelque sorte l’envers de l’autre : « le mécanisme qui fonde en raison, légitime et appelle l’expression des individus est le même, rigoureusement, depuis le départ, qui pousse au renforcement et au détachement de l’instance politique ». Pour qu’advienne la faculté de se considérer comme indépendant de son inscription dans un réseau de parenté, dans une communauté de vie ou de métier, encore fallait-il que se dégage, au-dessus de tous les pouvoirs intermédiaires familiaux, locaux, religieux (pouvoirs intermédiaires aujourd’hui quasiment inexistants), un pouvoir d’une autre nature, un pure centre d’autorité politique avec qui j’établis un rapport direct, sans médiation. Le paradoxe de la liberté selon les modernes est que l’émancipation de l’individu par rapport à la contrainte imposée par une communauté qui était censé le précéder (et qui se traduisait notamment par de très effectives attaches hiérarchiques), va de pair avec le développement d’un appareil administratif collectif prenant de plus en plus minutieusement en charge l’orientation collective. Appareil qui n’est plus du tout sous le signe de l’imposition d’une loi extérieure qui échappe à la prise des hommes, mais de l’organisation du changement, de la gestion de la société, de la définition de l’avenir. Ainsi la possession d’eux-mêmes rendus aux individus  ne se réalise que moyennant une dépossession insidieuse au profit de l’emprise organisatrice de l’Etat. ((« Plus s’approfondit les droits de l’homme sur la définition de la société », plus l’Etat organisateur, « sous couvert de leur en permettre l’exercice, leur en dérobe, en fait, la faculté…. Faut-il s’accomoder de cette alliance ? » demande Marcel Gauchet .))

 

Individu et organisation

Cette nouvelle contradiction pourrait être formulée ainsi : « La société qui reconnaît l’absolue singularité d’un sujet, la valeur imprescriptible de la personne, est aussi celle qui pose à grande échelle le principe de l’équivalence abstraite des individus ». Son modèle dominant d’organisation tend à créer des êtres anonymes et interchangeables dont les caractéristiques personnelles sont tenues si possible hors circuit. L’individu interchangeable comme atome social de droit (c’est aussi le fondement de l’égalité démocratique), entre en confrontation parfois brutale avec la demande de plus en plus forte de reconnaissance subjective. La montée en puissance d’individus concrets et qui revendiquent de plus en plus leur singularité se confronte à un schème d’organisation conçu pour ne s’appliquer qu’à des individualités abstraites.

 

Individu et sujet

Nous pourrions penser que la reconnaissance par la société des droits de l’individu conduit à conférer à cet individu le statut d’autonomie indispensable pour exercer ses droits. Mais il n’en est rien : convoquer l’autonomie ne signifie pas lui donner effectivement les moyens de l’exercer. On a même fortement le sentiment du contraire : alors que le totalitarisme vise l’embrigadement, la participation forcée au processus politique, nos sociétés libérales vont au contraire mettre en avant, avec le droit de l’individu, celui de se désintéresser totalement de la « conscience de l’existence sociale », de s’enclore dans sa propre sphère privée. Ce qui est par ailleurs remarquable, est que cette liberté et cette privatisation s’accompagne d’une grande massification des comportements, d’un grand conformisme social, et non de conduites indépendantes, personnelles, intérieurement libres en un mot. Par ailleurs, cette tendance conduit également à s’en remettre volontiers entre les mains expertes de bons guides pour décider à sa place, ce qui contribue au renforcement du rôle de l’Etat. Ainsi la politique des droits de l’homme seule conduit à une dynamique individualiste aliénante au sens où l’on assiste à une disjonction totale entre le point de vue individuel et le point de vue collectif. En grossissant le trait : on se sent soi par-devers soi et on est n’importe qui du point de vue de l’ensemble ; atome social parmi d’autres au dehors, mais au dedans incapable de se penser parmi les autres (non seulement un parmi d’autres, mais aussi un avec d’autres) et en fonction de la collectivité ; difficulté enfin, pour prendre ses distances par rapport aux autres et assumer sa différence, alors que cette affirmation de ma singularité est principielle. Voilà la contrepartie naturelle de cette dynamique aliénante.

Nous pouvons déjà constater ici que l’individualisation (en tant que fait social) entretient des rapports problématiques avec l’individuation (en tant que fait psychique). C’est, au fond, de cela que nous n’allons pas cesser de parler dans la suite de l’exposé, à travers l’exemple de l’école d’une part, et de la « désinstitutionalisation » de la famille et ses conséquences sur l’enfant d’autre part.

 

Daniel Mercier, le 4/3/2012

 

Définition de l’individualisme chez A. de Tocqueville : « L’individualisme est un sentiment réfléchi et paisible qui dispose chaque citoyen à s’isoler de la masse de ses semblables et à se retirer à l’écart avec sa famille et ses amis ; de telle sorte que, il abandonne volontiers la grande société à elle-même » (De la Démocratie en Amérique, tome II, 2ème partie, chapitre 2).