Mémoire et Histoire - Table ronde Médiathèque Narbonne - Novemnre 2014 - Daniel Mercier

 

Les concepts de mémoire et d’histoire. Les rapports qu’ils entretiennent entre eux.

 

1-    Qu’en est-il de ces rapports ? De quelle histoire parle-t-on ?

2-    Autonomisation progressive de l’histoire

3-    Distinctions habituellement admises entre mémoire et histoire. Quelques éléments d’épistémologie de l’histoire...

4-    La mémoire est la matrice de l’histoire : le rôle incontournable du témoignage : tout repose  sur cette relation de confiance (même si elle est sujette à contrôle scrupuleux) au témoin...

5-    Les pathologies de la mémoire, source de distorsion du discours historique. Nécessité de faire une histoire de la mémoire...

6-    Quel « travail de mémoire » pour « une juste mémoire » ?  Paul Ricoeur

7-    La mémoire est aussi au cœur de l’histoire (au premier sens de l’ensemble des évènements advenus).

CONCLUSION

  • La mémoire et l’histoire entretiennent des relations « dialogiques » (Morin) de complémentarité et d’opposition.
  • Tension entre voeu de fidélité de la mémoire et prétention à la vérité de l’histoire
  • La mémoire est « la gardienne du temps »
  • L’histoire est « l’héritière savante » de la mémoire

 

Les concepts de mémoire et d’histoire. Les rapports qu’ils entretiennent entre eux.

 

Quelques uns qui en ont parlé…

 

Paul Ricoeur, Michel de Certeau, Walter Benjamin, Pierre Nora, Maurice Halbwachs, Henri Rousso, François Dosse, Tzvetan Todorof, François Furet, Georges Duby, Jacques le Goff  etc… mais aussi Platon, Aristote, Nietzsche, Heidegger… et bien d’autres !

 

Références principales de ce texte :

  • « La mémoire, l’histoire, l’oubli », Paul Ricoeur
  • « Michel de Certeau, Paul Ricoeur, et l’histoire : entre le dire et le faire », François Dosse
  • « Les Lieux de mémoire », Pierre Nora (trois tomes)
  • « Mémoire collective et mémoire historique », Maurice Halbwachs

 

I- Qu’en est-il de ces rapports, certains pensant l’histoire contre la mémoire et en tout cas comme trouvant ses lettres de noblesse comme science grâce à sa capacité d’émancipation/mémoire (y compris pour l’histoire du temps présent, nouvelle forme de l’histoire, ce que l’on appelle l’histoire contemporaine), d’autres pensant au contraire qu’elle est la matrice de l’histoire, non seulement que l’histoire est indéfectiblement reliée à la mémoire (Ricoeur), mais que son sens et sa valeur dépendent d’elle. A ce sujet deux remarques préalables :

1)      De quelle histoire parle-t-on ? Les deux sens du terme. C’est le rapport de la mémoire avec l’histoire des historiens qui nous intéresse directement ici. Mais attention l’histoire en train de se faire entretient aussi des liens très étroits avec la mémoire des acteurs par rapport à leur passé. Notre sujet concerne donc aussi l’histoire dans ce premier sens... 

2)      On ne peut nier que l’écriture de l’histoire (on verra comment cette notion d’écriture est importante) comme science sociale s’est constituée comme reconstitution savante et abstraite du passé, opposée à la mémoire comme vécu personnel ou collectif. Ce trait signant l’autonomie de l’histoire est un trait propre au XXème siècle. Mais qu’était l’histoire avant, en particulier au XXème ?

 

2- Autonomisation progressive de l’Histoire

 

1)      Au XIXème siècle, histoire et mémoire collaborent pour légitimer la République naissante et la formation du sentiment national[1]. Pierre Nora qualifie cette histoire d’ « histoire-mémoire », pour montrer comment elle est solidaire d’une mémoire collective encore vivante. Mais progressivement l’idée de « nation » va laisser la place à celle de « société » (la nation n’est plus un combat mais un donné), plus soucieuse de son avenir que de se légitimer par son histoire (l’histoire du XIX est le récit de la construction de la Nation (ex du « Petit Lavisse » cité par Laurent Wirth, IGEN).

2)      L’autonomisation de l’Histoire est liée aux étapes du développement de l’écriture ( invention de l’écriture, imprimerie, développement de la diffusion marchande à grande échelle). Et ce qui dit Platon dans son mythe de l’invention de l’écriture par Theut relaté dans le Phèdre, peut aussi nous servir à interroger l’histoire dans son rapport à la mémoire : de même que l’invention de l’écriture présente le risque de transformer une parole vivante en trace morte, l’écriture de l’histoire peut aussi trahir la mémoire vive... Quoiqu’il en soit l’histoire va donc va remplacer une mémoire-tradition, fondée sur la confiance autorisée par en haut, par la crédibilité argumentée des documents censés être objectifs. Elle va aussi à partir de ce moment se différencier en domaines spécialisés, et élargir considérablement l’espace et le temps du passé dont elle s’occupe, si bien qu’elle traite de choses « dont personne n’a pu se souvenir ».

 

3- Distinctions habituellement admises entre mémoire et histoire. Quelques éléments d’épistémologie de l’histoire...

Mémoire

° C’est un vécu. subjective, partiale et partielle, changeante, particulière au présent de telle situation déterminée. Liée au sujet et à l’émotion

° La mémoire est individuelle. La mémoire collective est une abstraction qui renvoie à de multiples mémoires individuelles

° Les mémoires sont plurielles (mémoire des paysans, des Indiens, des peuples colonisés...etc.)

 

° Continuité de la mémoire vivante à travers l’intimité du temps du souvenir

Histoire

° Reconstitution objective, rationnelle du passé, à vocation universelle.

 

 

° Connaissance sociale et collective

 

 

° L’histoire est « une », au moins dans sa visée idéale, au-delà de l’histoire dépendante de la nation. Idéal régulateur = l’histoire du genre humain

° Discontinuité historique : découpage calendaire en périodes variables suivant l’échelle adoptée et le thème choisi

 

1) Mais si nous faisons un peu d’épistémologie de l’histoire nous voyons bien que la réalité est beaucoup plus nuancée : l’histoire est née d’une rupture avec le mythe et se trouve à mi-chemin entre connaissance scientifique et fiction. Aucune vérification expérimentale ne pourra jamais venir montrer la validité absolue d’une connaissance historique. Le passé est révolu, définitivement absent, même si notre présent est « gros » de notre passé. Confronté à cette altérité et cet éloignement du passé, l’historien doit le reconstruire, mais jamais il ne « ressurgira » comme le voulait Michelet qui parlait de « résurrection » du passé. « Les faits ne remuent plus » dit Michel de Certeau, et on doit les faire remuer... C’est l’imagination et la narration qui, à travers le récit doit faire cette « reconstitution », en s’efforçant de s’appuyer sur la véracité de la documentation ; mais celle-ci peut attester du caractère « conforme » des faits relatés, mais elle ne pourra jamais attester de leur vérité, comme copie fidèle de l’original.

2) Conclusion : de sérieuses nuances doivent être apportées à cette opposition simple entre objectivité de l’histoire et subjectivité de la mémoire... Nous pourrions parler à ce sujet d’un mixte d’objectivité et de subjectivité, de tensions permanentes entre l’objectivité figurée par les archives et les documents, et l’intentionnalité et la subjectivité du « moi de recherche », dont l’écriture du vraisemblable et du probable est l’enjeu. Cela se traduit par des choix de documents, des hiérarchies posées entre évènements, certains étant jugés plus importants que d’autres en fonction de ses schèmes interprétatifs, un récit qui propose des liens de causes à effets entre les faits. Face à l’altérité d’un passé désormais très éloigné de soi, comment se transporter en son sein par l’imagination et le rendre lisible à ses contemporains ? Tel est le dilemme de l’historien.

 

4 - La mémoire est la matrice de l’histoire : le rôle incontournable du témoignage : tout repose  sur cette relation de confiance (même si elle est sujette à contrôle scrupuleux) au témoin...

  • la mémoire joue un rôle central dans l’opération historique, celui d’un vivier ou d’une matière première incontournable.
  • Les trois phases de l’opération historienne : la phase documentaire, la phase explicative-compréhensive, la phase représentative (narrative)
  • Le témoignage est le relai principal entre la mémoire et l’histoire. Il n’y a pas de « fait » raconté par la « représentation » historienne sans la force du témoignage de celui qui « y était », et qui dit en quelque sorte « croyez-moi, sinon demandez à quelqu’un d’autre ». Nous n’avons pas mieux que la mémoire pour nous rappeler la réalité du souvenir, et nous n’avons pas mieux que le témoignage et sa critique pour accréditer la représentation historienne du passé
  • Le travail de l’histoire comme école de soupçon, prise de distance critique et élargissement nécessaire,  par rapport à tel ou tel témoignage. Un exemple limite comme l’histoire des rescapés des camps de la mort, et le rôle dans cette histoire écrite des témoignages intempestifs des rescapés, peut illustrer la complexité de ces rapports entre histoire et mémoire. La séparation traditionnelle entre  une histoire critique du côté de la science et une mémoire relevant de sources fluctuantes ou plus ou moins fantasmatiques est mise en question. L’écriture de l’histoire ici est inséparable de la mémoire vive des acteurs.

 

5- Les pathologies de la mémoire, source de distorsion du discours historique. Nécessité de faire une histoire de la mémoire...

A partir de ce moment du développement, nous nous rendons compte, par une sorte de renversement du rapport initial, que si l’historiographie est d’une certaine façon fille (« héritière savante », dit Ricoeur) de la mémoire, à l’inverse la mémoire devient l’objet privilégié de l’opération historienne

Les mémoires sont ce qu’elles sont : mémoires blessées, mémoires oublieuses, mémoires empêchées, mémoires refoulées, mémoires manipulées, mémoires fragmentées, plurielles…etc. L’historien ne doit-il pas alors se protéger et nourrir le maximum de défiance vis-vis de certaines pathologies de la mémoire, que Ricoeur s’attache à décrire dans son livre (« La mémoire, l’histoire, l’oubli ») ? Un exemple bien connu d’une histoire marquée par une mémoire refoulée, est celle que raconte H. Rousso dans « Le syndrôme de Vichy de 44 à nos jours. Un passé qui ne passe pas. ».Il montre comment après la guerre on a refoulé (jusqu’en 1971, date de sortie du célèbre film « Le Chagrin et la Pitié » de Max Ophuls) un passé qui n’a pas cessé de nous hanter et qui se nomme « l’antisémitisme d’Etat de tradition française » et la déportation des juifs. Et cela au profit de ce que H. Rousso appelle  « le mythe du résistancialisme ». Suit ensuite une phase obsessionnelle se traduisant par un excès de commémorations, de repentances, de lieux de mémoire…etc.  Le travail de H. Rousso nous montre comment la mémoire peut se révéler comme une organisation de l’oubli, ou au contraire (mais il s’agit plutôt d’un aspect complémentaire) virer à l’obsession. Avec cette analyse historique de la mémoire chez Rousso, mais que l’on va trouver de plus en plus chez les historiens contemporains (que fait par ex Nora dans Les lieux de mémoire ?), la mémoire devient elle-même un objet de l’histoire de l’historien, par un renversement « dialectique » du rapport mémoire/histoire initial. Traquer ainsi les distorsions de la mémoire ou ses transformations selon les périodes historiques ne peut avoir qu’un seul but : réhabiliter une « juste mémoire »... Nous retrouvons, en empruntant la terminologie freudienne pour cet usage, ce que nous pouvons appeler le « travail » de la mémoire inséparable de celui du deuil...

 

6- Quel « travail de mémoire » pour « une juste mémoire » ?  Ricoeur

« Je suis prudent sur le devoir de mémoire. Mettre à l’impératif la mémoire, c’est le début d’un abus. Je préfère dire le travail de mémoire. » Ricoeur, « La mémoire, l’histoire, l’oubli ».

  • On voit bien quel est le problème : la connaissance historique n’est pas une connaissance comme les autres, au sens où sa dimension éthique est évidente : elle prend sa source dans la mémoire vive des acteurs. Mais cette relation vivante au passé donne souvent lieu à des réactions excessives : indignation ou exécration, ou encore sacralisation et commémoration fervente de certains évènements (notons que dans certains cas ce peut être aussi appel au pardon : cf. le mouvement de la réconciliation nationale en Afrique du Sud avec Mandela). L’histoire doit s’abstraire dans la mesure du possible de ces sentiments (mais comment s’abstraire, et surtout le doit-on, de l’horreur ressentie devant la Shoah ?). François Furet a  par exemple critiqué à ce propos le parti-pris et le catéchisme révolutionnaire de certains de ses prédécesseurs à propos de leur interprétation de la Révolution Française... En réalité la tension entre affect et explication est inévitable et constitutive de l’entreprise historique.

 

  • Toute la question est de savoir comment promouvoir une « juste mémoire » (Ricoeur) ? Par un véritable travail de mémoire qui s’apparente plus ou moins à un travail de deuil : lutter contre toute forme d’oubli, de refoulement ou de manipulations de la mémoire, mais aussi, comme dans le deuil, séparer « définitivement le passé du présent et fait place au futur ». Ricoeur utilise ici la notion de deuil dans son acception freudienne : le deuil n’est pas seulement une affliction, mais une sorte de négociation avec la perte de l’être aimé dans un lent et douloureux travail d’assimilation et de détachement (« Deuil et Mélancolie »)

 

  • Pour revenir à la dimension éthique de l’histoire, on peut dire qu’elle répond à une dette vis-à-vis des morts : le travail de l’historien est parfois comparé à un travail de sépulture, dont la fonction est triple :

A travers le récit narratif, s’exprime la volonté humaine d’honorer la mémoire des morts, de respecter les aïeux, mais aussi d’opposer à la fragilité de l’existence humaine, l’espoir de sa conservation dans la mémoire des vivants. Les inscrire dans une communauté plus grande et une continuité reconnue

Les vivants d’aujourd’hui sont les héritiers et les interlocuteurs des morts d’hier et d’avant-hier ; et si nous voulons « faire l’histoire présente » avec un peu plus de discernement, nous devons assumer cet héritage : c’est précisément le rôle de la conscience historique de nous apporter cette intelligibilité de notre passé afin de marcher un peu moins dans les ténèbres

►Mais aussi et en même temps comme d’autres pratiques d’enterrement et de deuil, de marquer une séparation claire entre le domaine des morts et celui des vivants, car « la lumière du jour doit être réservé aux vivants. Ce lien de témoignage (appelé « représentance » par Ricoeur) en relation aux morts du passé a justement pour fonction de ne pas nous maintenir dans la « mélancolie » ou dans la plainte – qu’il s’agisse du plan individuel comme du plan collectif – mais au contraire de nous permettre de vivre dans notre présent de manière plus juste et plus joyeuse

7- La mémoire est aussi au cœur de l’histoire (au premier sens de l’ensemble des évènements advenus).

Nous avons vu que si la mémoire est le vivier de l’opération historienne, inversement elle est de plus en plus l’objet, dans l’historiographe contemporaine, des investigations historiques (faire l’histoire des métamorphoses de la mémoire dans le temps). Mais ici, nous changeons de niveau pour nous occuper non plus de l’histoire comme connaissance, mais de l’Histoire au premier sens, celle qui est sans cesse entrain de se faire dans la réalité : il s’avère que celle-ci est elle-même pétrie de mémoire...

Le fait historique est constitué par les métamorphoses de la mémoire. Autrement dit, ce qui « fait » histoire, ou ce qui donne à un fait le statut de « fait historique », c’est déjà la façon dont la mémoire va s’en emparer ou non, les traces qu’il laisse dans la conscience collective. L’histoire se fait à travers la mémoire collective, dans l’après coup, de ceux qui la font. Prenons un exemple : la bataille de Bouvines ce dimanche 27juillet 1214 était bien peu de choses, factuellement parlant (Georges Duby, « Le dimanche de Bouvines »). Mais ce sont les traces qu’il laisse après-coup, la manière dont ce fait a été encadré, relayé par la mémoire collective pour en faire un des tous premiers symboles de l’unité et de l’identité nationale, et ceci pendant plusieurs siècles… La réalité historique elle-même semble être une écriture qui se déplace au cours du temps en fonction de la façon dont les acteurs perçoivent et recyclent les faits dans leur mémoire collective. Et nous voyons alors mieux comment le travail de l’histoire (au second sens d’opération historienne) s’incorpore à l’écriture de l’Histoire au premier sens, en tant qu’il contribue à la formation de la mémoire collective. Aujourd’hui prévaut une conception de l’histoire historienne comme discours au second degré, discours sur le discours des acteurs au cours de l’Histoire.

Il y a une « mémoire historique » en lieu et place d’une « mémoire vive des acteurs ». Un dernier aspect de la complexité de ces rapports entre mémoire et histoire doit être mentionné : la mémoire individuelle et collective n’est pas que la mémoire personnellement vécue. L’histoire (au second sens), nous l’avons vu, contribue à la formation d’une « mémoire historique » destinée à succéder à la mémoire vivante des acteurs (c’est ce qui est en train de se produire par rapport à la Shoah, les derniers survivants disparaissant). Ce qui est d’abord appris et vécu comme totalement extérieur à soi (par exemple à l’école) devient progressivement une mémoire vivante qui franchit les frontières générationnelles, ce que l’on peut appeler une « mémoire historique ». L’historiographie, à travers le développement de la conscience historique, agit sur l’histoire en train de se faire en augmentant l’intelligibilité du passé par rapport au présent.

En conclusion

L’évocation de la complexité de ces rapports entre histoire et mémoire montre à la fois leur intimité ou complémentarité, l’un et l’autre se fécondant mutuellement, et en même temps leur nature conflictuelle. La nouvelle pensée de la complexité chère à Edgar Morin utilise un concept qui semble approprié pour qualifier la nature de ces relations : les relations « dialogiques », faites de complémentarité et d’opposition.  L’historien doit maintenir ouverte cette dialectique d’affrontement entre mémoire et histoire, et assumer cette tension sans chercher un passage à la limite qui prétendrait la dépasser. Tension entre vœu de fidélité de la mémoire et prétention à la vérité de l’histoire. L’histoire ne pourra jamais se passer du témoignage vivant (même s’il devient un simple indice quand il est archivé), car la mémoire est la gardienne du temps : elle entretient vivant le lien avec un passé qui n’est plus mais qui a été (et dont le présent est encore « gros »), attestant  toujours, au sein de la visée historique,  de cette dette des vivants à l’égard des morts. En revanche, le moment de l’explication/compréhension de l’histoire, et ses « architectures de sens », excède largement les ressources de la mémoire, et promeut un élargissement spatio-temporel dont « personne ne peut se souvenir ». L’histoire a aussi pour tâche, dans le prolongement direct de cet écart nécessaire avec la mémoire, « de corriger, de critiquer, voire de démentir la mémoire d’une communauté déterminée, lorsqu’elle se replie ou se referme sur ses souffrances propres au point de se rendre aveugle aux souffrances des autres communautés » (Ricoeur). Pour condenser en une formule les statuts respectifs de l’une vis-à-vis de l’autre, nous pouvons dire avec Ricoeur que l’histoire est l’héritière savante de la mémoire.

 

Annexe : quel rapport au passé entretient notre époque ? Une relation problématique avec son passé. Qu’est-ce que le présentisme contemporain ?

 

Ce dernier point permet de prolonger ce qui vient d’être dit en posant la question de notre propre rapport au passé dans la période contemporaine. Deux propos à ce sujet, qui semblent assez complémentaires (tous deux sont de vieux compagnons d’une des revues intellectuelles les plus importantes, « Le Débat », tous deux sont historiens, Pierre Nora et Marcel Gauchet), éclairent le débat :

Pierre Nora (« Les Lieux de Mémoires ») : notre période est celle des commémorations, des célébrations, des archives, de la patrimonialisation des lieux de mémoire ; elle trahit une difficulté à entretenir un lien vivant avec son propre passé. C’est ainsi la fin de la mémoire traditionnelle collective où le passé est vécu comme un lien vécu à une forme de présent éternel. Le passé était vécu de plein pied, il est maintenant vécu comme fracture. Cette fin de la mémoire traditionnelle était déjà évoquée par Walter Benjamin (un autre philosophe et historien qui s’est suicidé à la frontière entre l’Espagne et la France pendant l’occupation) au début du siècle : il notait notre difficulté pour vivre une expérience commune de continuité entre le présent et le passé, qui rendait difficile notamment la contemporanéité intergénérationnelle (cette difficulté a depuis était analysée avec beaucoup de profondeur par le philosophe allemand Hermut Rosa). Mais finalement ce rapport problématique n’est pas spécifique à notre période contemporaine, même s’il atteint avec elle des limites extrêmes. Il prend sa source dans l’avènement de la Modernité : plus de répétition dictée par la tradition, mais une société qui veut assumer son orientation vers l’avenir et qui se construit sur la base d’un contrat volontaire entre des individus d’égale liberté qui souhaitent s’émanciper de toute tutelle en dehors de la raison, et inventer collectivement leur  avenir. Cette mutation dans la temporalité, cet « être-au-temps » spécifique marqué par un tel rapport critique à son passé va s’accentuer avec la période contemporaine qui va inaugurer une véritable dislocation dans le rapport qu’entretient le présent de cette société avec son passé. Les raisons en sont nombreuses et ce n’est pas le moment de les développer, mais l’accélération sociale considérable et incontrôlée de nos vies, combinée à la remise en question d’une histoire téléologiquement orientée vers un progrès continu (quelque soit par ailleurs le credo révolutionnaire ou libéral auquel on adhère), nous empêche de vivre le temps comme le vecteur d’une histoire à faire, laissant la place à une double crise : crise de la projection dans le futur, mais aussi crise du rapport à son passé : l’écart se creuse de plus en plus, à l’époque moderne, entre le champ (ou l’espace) d’expérience hérités du passé et l’horizon d’attente (au-delà projectif).  C’est précisément ce que beaucoup appelle le présentisme, pour qualifier cette nouvelle temporalité contemporaine : ce « présentisme » hypertrophie le présent, sans passé et sans futur, sans autre horizon existentiel que lui-même.

Nous sommes ainsi complètement immergés dans un présent opaque, amnésique de son histoire, rythmé par la consommation d’un flot ininterrompu  d’évènements déversé quotidiennement par les médias. Pour Marcel Gauchet, ce présentisme n’est pas incompatible, au contraire, avec le souci permanent de commémorations, d’obsession de l’archive, ou encore d’injonctions au « devoir de mémoire ». Il serait réactif à cette difficulté à entretenir un lien vivant avec son passé. A travers cette célébration des anniversaires du passé, c’est d’un remodelage du passé dont il s’agit, aux seuls fins du présent, au contraire de la recherche d’un passé le plus objectif possible susceptible d’éclairer la genèse du présent pour mieux nous comprendre (c’est la fonction essentielle d’une véritable conscience historique)[2]. La patrimonialisation de la culture relève de la même logique : certes nous nous raccrochons comme à un viatique aux « grandes oeuvres », et nous les mettons sur un piédestal, mais elles restent « lettres mortes » tant qu’elles ne sont pas l’objet d’un véritable travail d’appropriation aux fins d’un meilleur éclairage de notre présent et de notre avenir, ce qui est précisément la fonction d’un héritage.

 

 

Ce que reproche P.Nora à certains excès commérationnistes : Il faut empêcher les gardiens de telle ou telle mémoire de prendre en otage la recherche historique. Ils exigent que l'histoire les serve parce qu'ils projettent les préoccupations du présent sur les événements du passé. C'est ce péché d'anachronisme qu'il faut dénoncer.

 

La commémoration est une mémoire imposée, une mémoire prescrite. Il faut ajouter, avec Pierre Nora, qu’en l’absence d’un lien vivant avec le passé, elle est une sorte de « mémoire de papier »

 

 

Annexe : un exemple de commémoration associée à une amnésie profonde : cf. récent édito (juin) de Laurent Joffrin dans le Nouvel Obs sur l’anniversaire du Débarquement de 44 :

Les élites politiques de l’époque (en France notamment où cette élite s’apprêtait à prendre le pouvoir) avaient réfléchi aux causes profondes de la montée du fascisme : dès les années 1930, elles avaient pour nom le désordre financier, le chômage de masse, l’injustice sociale, la montée des nationalismes. Les trois grands leaders alliés (Churchill, De Gaulle, Roosevelt) cherchaient déjà des réponses à ces maux : celles-ci ont été par exemple la création d’un ordre monétaire international (Bretton Woods), la création d’un ordre diplomatique international (ONU), en France les bases d’une République sociale, dans le cadre d’une union de De Gaulle avec les progressistes, où l’exploitation éhontée, la misère dans la vieillesse, la santé pour les riches...etc. seraient sinon écartées du moins atténuées... Bref, on s’efforçait de combattre les causes de la barbarie. Voilà le véritable héritage de 44, dit Joffrin... Qu’est-il devenu aujourd’hui ? La finance est devenue « l’ultima ratio » de l’économie, la protection des travailleurs un obstacle à la modernité, la concurrence libre et non faussée en lieu et place de la justice sociale, le nationalisme souvent réactivé, y compris par des intellectuels importants. Voilà donc un héritage oublié, une amnésie, qui est parfaitement compatible avec la célébration du Débarquement.

 

 

Daniel Mercier, le 19/11/2014