Pourquoi un regain de la philosophie - Fête de la philo - janvier 2012 - Daniel Mercier

 

Pourquoi un regain de la philosophie ?

OUVERTURE DE LA FETE DE LA PHILO  VENDREDI 20 JANVIER 19H

Daniel Mercier

 

1) Je suis très heureux d’avoir à ouvrir ce grand weekend de la philosophie ouvert à tous, organisée par la MAM, en collaboration avec différents réseaux de café philo implantés depuis longtemps (celui d’Agde avec JP Colin, de Narbonne avec Michel Tozzi, et de Malpas (La communauté de la Domitienne) avec moi-même. C’est en effet une grande première sur le biterrois, qui est je l’espère appelée à se reproduire les années suivantes, et pour introduire cette manifestation, je souhaite dire quelques mots sur les raisons pour lesquelles, aujourd’hui une telle manifestation est possible, alors qu’elle aurait sans doute été complètement « décalée » il y a une ou deux décennies : la philosophie a connue en effet durant cette période récente un essor que personne n’aurait pu sans doute prévoir ; au contraire, le pronostic était franchement alarmant dans les années 60 ; si vous lisez par exemple l’article de L’EU de cette période, vous apprendrez que l’avenir de la philo est bien sombre ! Les progrès spectaculaires des sciences « dures » et des nouvelles  sciences sociales devenues indépendantes semblaient les autoriser à occuper tout le champ de la pensée, privant ainsi la réflexion philosophique de son objet. 

Pourtant, la demande sociale de philosophie dans nos sociétés ne cesse de croître depuis environ deux décennies :  cafés-philo, ateliers philo pour les enfants qui se développent à l’école primaire comme dans la cité, multiplication des publications d’ouvrages philosophiques et de magazines  destinés à un public non initié, créations d’Universités Populaires de Philosophie à la suite de celle de  Caen initié par le philosophe Michel Onfray, nouvelles directives ministérielles de « diffusion » de la philosophie en classe de seconde etc. Ce phénomène social et intellectuel a une spécificité très forte : ces préoccupations philosophiques veulent se démarquer des enseignements scolaires et universitaires traditionnels, sortir des murs du lycée et de l’université (au risque parfois, il faut bien le reconnaître, d’en oublier l’héritage). Ces nouvelles activités philosophiques s’ancrent volontiers sur les questions directement  « existentielles » vécues par nos contemporains. Pourquoi un tel « regain » de la philosophie ? Nous ne pouvons ici qu’évoquer quelques éléments de compréhension, mais chacun mériterait un long développement.

 

2) Il faut souligner, préalablement à l’évocation rapide de ces facteurs, que ce renouveau philosophique se traduit surtout par de nouvelles pratiques qui mettent l’accent sur le besoin d’expression personnelle, de plus en plus présent chez le nouvel individu contemporain : affirmation identitaire d’autant plus prégnante que celui-ci est à la fois devenu la valeur centrale tout en étant fragilisé dans ses appartenances et ses certitudes. Si « l’esprit 68 » a laissé des traces indélébiles, c’est bien dans cette libération de la parole, cette affirmation nouvelle du besoin de communication horizontale entre égaux, cette rupture avec le vieux monde autoritaire, non pas vecteur d’une démocratie nouvelle dans les institutions, mais d’une démocratie dans les têtes et dans les mœurs, « la démocratie tocquevillienne et des rapports sociaux à base de respect mutuel et de tolérance qui vont avec » (Marcel Gauchet). L’essor de ces nouvelles pratiques de discussion sont évidemment très prometteuses, et nous sommes ici les premiers à vouloir les promouvoir. Mais elles ont aussi leurs propres dérives, qu’il faut aussi être capable d’identifier : tout d’abord, nous avons aussi hérité des limites du spontanéisme et du « happening », qui était associé à ce nouveau désir : Mai 68 proclame la  libération d’une parole multiforme qui est elle-même sa propre fin, sans être capable de poser les conditions d’un véritable espace public de débat argumenté sur les grandes questions qui déterminent l’avenir commun.  Une des tâches de ces nouveaux dispositifs de discussion philosophique serait de pouvoir y remédier, tout en s’inscrivant résolument dans cette nouvelle recherche de communication. Nous y trouvons en effet des règles de fonctionnement qui garantissent une certaine « éthique communicationnelle » (concept de Habermas), et aussi l’apprentissage, dans les ressources d’écoute et de dialogue mobilisées, d’authentiques pratiques démocratiques qui sont une des conditions pour qu’une réelle démocratie puisse fonctionner (au-delà du fonctionnement de désignation des « représentants » du « peuple »…).

Une autre limite possible de ce nouvel engouement pour la philosophie (en lien avec la première) serait de vouloir faire l’économie de l’histoire de la philosophie. Philosopher en oubliant la philosophie, telle est parfois l’illusion véhiculée par ces nouvelles pratiques… C’est la raison pour laquelle nous devons nous efforcer de promouvoir ces activités de discussion, sans les disjoindre pour autant d’une tâche de transmission plus « classique ». La philosophie pour tous, selon la formule de Michel Onfray, c’est aussi « l’élitisme pour tous » : faire coexister le « savoir-savant » et la réflexion collective, ne pas opposer philosopher et philosophie, reconnaître et faire connaître l’immense héritage que nous lègue l’histoire de la pensée philosophique, sont des tâches qui bien loin d’être antagonistes, doivent s’alimenter les unes les autres. Cela veut dire en particulier maintenir les exigences d’une réflexion philosophique de qualité, tout en relevant le défi d’une véritable « philosophie populaire » ; une telle exigence se traduit notamment par la nature des animations proposées dans le cadre des diverses activités, et le choix complémentaire de plages de conférences philosophiques.

 

3) Concernant les autres facteurs de compréhension, nous pouvons peut-être les regroupés sous la notion de « désenchantement du monde », qui prend des formes diverses :

 

  • Le XXème siècle est celui à la fois d’avancées scientifiques et techniques extraordinaires, et aussi celui d’une crise sans précédent des fondements de la connaissance : « Toutes les avancées de la connaissance nous font approcher d’un inconnu qui défie nos concepts, notre logique, notre intelligence ; celle-ci se trouve du coup condamnée à porter en son cœur une béance irrefermable » (Edgar Morin).
  • L’optimisme des Lumières sur les capacités de la science et de la connaissance en général à résoudre les problèmes humains est mis en question. Au contraire, L’hyperspécialisation et l’hyper instrumentalisation du savoir entraîne un cloisonnement toujours plus grand des domaines de connaissance, certes opérants techniquement, mais qui font obstacles  à l’abord des grands problèmes dans leur globalité. Aucune expertise scientifique ou technique, même additionnées les unes aux autres, ne sont en mesure d’y répondre. Face à l’échec de la prétention scientiste à résoudre ces problèmes humains, la philosophie actuelle va relayer en quelque sorte la vieille défiance de Heidegger vis-à-vis de la science et de la technique : « Face à la détresse de notre vie, cette science n’a rien à nous dire ».
  • L’empire de la « techno-science » s’affirme partout ; s’il a réussi à développer les richesses et réduire la « rareté », il semble connaître un emballement frénétique de plus en plus énigmatique qui ne semble pas répondre à nos véritables besoins d’une part, et qui d’autre part ne semble ni adapté aux nouveaux enjeux écologiques, ni en mesure de réduire les inégalités criantes entre les riches et les pauvres sur notre planète.
  • Avec l’avènement de la démocratie et son approfondissement, la sortie de la religion s’accompagne d’une conception de l’histoire humaine où rien n’est écrit à l’avance, où les individus, dont les droits sont désormais la seule source de légitimité, doivent s’inventer eux-mêmes collectivement dans le temps, pour le meilleur et pour le pire (Marcel Gauchet). Ce n’est pas seulement la forme religieuse de la transcendance qui s’éteint, mais aussi dans son sillage toutes les formes de transcendance qui pouvait subordonner l’individu à plus haut que lui (par exemple Dieu, mais aussi la Nation, sa Classe, ou encore la Famille ou l’Avenir commun…). Tous les encadrements collectifs se dissolvent au profit d’une individualisation de l’existence où chaque sujet  est livré à la « libre disposition de lui-même ». L’extinction de ces entités transcendantes a eu notamment une conséquence déterminante : c’est la disparition des « religions du salut terrestre », illustres constructions de la modernité triomphante (également pénétrées de transcendance, c'est-à-dire d’un rapport à la vérité d’essence religieuse), ont également succombées à cette crise, non sans avoir auparavant montré leur inefficience, et surtout peut-être leur nocivité et leur mortelle dangerosité. Les « Lendemains qui chantent », brandis au nom du Bien et de la Vérité, ont fait long feu…

 

  • Enfin, un écart préoccupant se creuse entre l’individu et l’Etat, engendrant toutes les formes de retrait et de désinvestissement désormais connus. Pour des raisons anthropologiques : l’individu se vit de plus en plus comme narcissiquement détaché de la société (dont il est pourtant en réalité le produit) ; mais aussi pour des raisons conjoncturelles : les espaces nationaux et leurs pouvoirs sont affaiblis, les prévisions échouent souvent devant l’imprévisible, les frontières des groupes sociaux se brouillent, les marges de manœuvre de l’Etat-Nation se réduisent.

 

Nous pouvons conclure en disant que cette énorme « béance » ouverte dans le savoir, cette infinie complexité du réel, ce dépérissement des transcendances et autres visions messianiques qui pouvaient encore y être rattachées, cet isolement que l’individu finit par découvrir face à son propre destin, ne peuvent que revitaliser et féconder la philosophie ; entre un rationalisme instrumental dominant ne s’intéressant qu’à la domination technique et économique du monde, et un irrationalisme quelque peu délirant qui se développe en réaction à ses savoirs spécialisés de la techno science – pensons à la mode « New Age », aux nouvelles spiritualités plus ou moins de pacotille, à l’astrologie et autres sciences occultes, qui font florès aujourd’hui -, la philosophie apparaît comme la seule à pouvoir nous permettre de réinvestir et reconquérir le champ d’une réflexion qui concerne le monde et notre rapport à lui d’un point de vue global. Elle doit nous aider à relever les nouveaux défis de la pensée du monde d’aujourd’hui.

 

4) Le  thème que nous avons choisi, à forte connotation existentielle, et bien sûr le café philo de ce soir, s’inscrit complètement dans cette nouvelle demande sociale, et surtout correspond à ce que peut vraiment la philosophie aujourd’hui : qu’elle autre approche que la philosophie peut se préoccuper de la conduite de nos vies ? Quel savoir spécialisé, quelle expertise, peut nous aider à mieux nous comprendre, nous donner des repères pour mieux nous guider et agir sur notre existence ? Sur le monde dans lequel nous vivons ? Dans le contexte du désenchantement du monde, de l’insuffisance chaque jour ressentie du modèle consumériste, seule la philosophie peut nous aider à nous orienter dans l’existence vis-à-vis de soi, vis-à-vis des autres, et vis-à-vis du monde que nous habitons ; nous avons besoin pour cela d’un type de réflexion d’un tout autre ordre que celle des sciences, même si celle-ci doit être soumise à la même exigence rationnelle. Idem pour le questionnement bioéthique. La science n’apporte pas de réponse scientifique à la question de son utilisation. Idem dans le domaine politique : les expertises mises bout à bout ne nous disent rien concernant ce que nous faisons globalement ou sur ce qui est en train de se passer (d’où nous venons et où nous allons). C’est une autre démarche que celle des savoirs experts qui ont pris le pouvoir au nom de la science, et qui débouche sur un pilotage à l’aveugle

 

Nous espérons vivement que ce week-end de la philosophie sera le « point d’orgue » de ces trois ans  d’activités à la MAM, mais aussi qu’il permettra d’accompagner et d’amplifier un processus plus large qui ne cesse de s’affirmer sur nos localités depuis plus de quinze ans.

 

DECLINER LE CALENDRIER ET LES DIFFERENTES ACTIVITES DU WEEKEND