Un monde qui nous interroge de plus en plus… - juillet 2007 - Daniel Mercier

 

Pour mieux comprendre l’essor de l’intérêt pour la philosophie, et des cafés philo qui en sont une des expressions, ce texte se propose d’articuler quelques réflexions et interrogations sur le monde « moderne » dans lequel nous vivons, à partir d’un regard qui, précisément, cherche à se dégager un peu de références dites « modernes », c'est-à-dire, pour faire vite, héritée de la tradition des Lumières et de la Révolution française, mais aussi de l’approche marxiste qui s’inscrit, selon moi, dans leurs prolongements. Se « dégager un peu » ne signifie pas un refus de l’héritage, qui serait à mon sens à la fois contestable et illusoire, mais un « petit pas d’écart » qui permet de renouveler le point de vue. Le développement spectaculaire de ces nouvelles pratiques réflexives axées sur « les problèmes fondamentaux et globaux de nos vies », comme le dit Edgar Morin, ne peuvent en effet se comprendre sans référence à ces nouveaux contextes de vie et aux inquiétudes et questionnements qu’ils génèrent. 

 

Le « désenchantement du monde »

Nos sociétés modernes occidentales connaissent un processus long et sans doute irréversible de désenchantement du monde : bien plus que d’un affaiblissement des croyances religieuses, il s’agit avant tout de la fin d’un univers dominé par le « théologico-politique ». Le pouvoir ne vient plus « d’en haut », émanation de source supérieure, dont la légitimité était vécue comme transcendante. Comme le montre avec beaucoup de force Marcel Gauchet (in « La démocratie contre elle-même » Gallimard 2002), « la forme achevée de cette forme nouvelle d’humanité qui naît en se soustrayant à l’étreinte des dieux sera la démocratie ». Avec celle-ci, progressivement (la « sortie de la religion » ne s’est pas fait en un jour ; longtemps après, la religion continue de hanter les formes nouvelles d’être ensemble), cette sortie de la religion s’accompagne d’une conception de l’histoire humaine où rien n’est écrit à l’avance, où les individus,dont les droits sont désormais la seule source de légitimité, doivent s’inventer eux-mêmes collectivement (mais aussi individuellement, nous y reviendrons) dans le temps, pour le meilleur et pour le pire. Ce changement est contemporain de ce que l’on a appelé « la crise de l’universel » et des valeurs, qui se traduit notamment par l’absence d’autorités incontestées, intellectuelles, morales, politiques, vécues comme extérieures et antérieures à nous-mêmes, capables de montrer la voie, de poser des interdits, de rassembler autour de finalités communes. Ce changement se fait au profit de la centralité idéologique de plus en plus grande des droits de l’homme, et de la disparition concomitante de toutes les formes de transcendance qui pouvait subordonner l’individu à plus haut que lui (par exemple, la Nation, sa Classe, ou encore l’Avenir commun…). Dans le même temps, la confiance de nature positiviste accordée à la science et aux connaissances en général, est définitivement ébranlée : alors que celles-ci connaissent un développement exponentiel, nous comprenons que La Vérité, entendue au sens de dévoilement de la réalité ultime, est à jamais inaccessible : «  Toutes les avancées de la connaissance nous font approcher d’un inconnu qui défie nos concepts, notre logique, notre intelligence ; celle-ci se trouve du coup condamnée à porter en son cœur une béance irrefermable » (Edgar Morin). Cette crise des fondements de la connaissance, qui va s’affirmer au cours de la première moitié du XXème siècle, va concerner tous les domaines, scientifique, mais aussi philosophique, moral, politique. L’optimisme des Lumières a progressivement laissé la place à la perception d’un monde complexe, de plus en plus marqué par l’incertitude, multiple, changeant et contradictoire. Les « religions du salut terrestre », illustres constructions de la modernité triomphante (même si encore pénétrées de transcendance, c'est-à-dire d’un rapport à la vérité d’essence religieuse), ont également succombées à cette crise, non sans avoir auparavant montré leur inefficience, et surtout peut-être leur nocivité et leur mortelle dangerosité. Les « Lendemains qui chantent », brandis au nom du Bien et de la Vérité, ont fait long feu…

 

L’individualisme et la crise du lien social

Ce phénomène de sécularisation de la vie des hommes inséparable de la démocratie s’est traduit, comme nous l’avons dit précédemment, par l’approfondissement des droits individuels. L’individu devient la valeur suprême et même le fondement de toutes les autres valeurs. Celles-ci ne sont plus extérieures, transcendantes, mais la libre création de chaque volonté et responsabilités individuelles. C’est à chacun de refonder les valeurs valables pour soi. Construire sa vie à chaque instant, faire ses choix, prendre à tout moment la responsabilité des actes que je pose, dans la solitude et sans le concours d’une quelconque autorité ou structure collective, tel est le credo de notre société, et ce qui constitue à la fois le grand privilège et la grande fragilité de l’individu d’aujourd’hui ; il est parfois « fatiguant d’être soi » (Erhenberg in « La fatigue d’être soi »), d’autant plus qu’une idéologie dominante nous enjoint fortement à la performance, à l’initiative, au projet, bref à un « optimum » d’accomplissement de soi. Face à ces injonctions d’autant plus efficaces qu’elles sont la plupart du temps silencieuses et internalisées, il n’est pas étonnant que la dépression, qui est avant tout une  dévalorisation de soi, un « symptôme d’insuffisance » (Erhenberg), soit devenue la grande maladie du XXème siècle. L’individualisme, c’est aussi la possibilité du repli sur la sphère privée et le désengagement des affaires publiques. Mais ne nous y trompons pas : c’est également un acquis précieux des luttes démocratiques ; celles-ci approfondissent en effet tout au long de l’histoire la différenciation entre d’une part l’individu privé et ses jouissances personnelles, dont la défense sera précisément la principale raison d’être de la démocratie, et d’autre part ce que nous pourrions appeler le « je universel », le sujet-citoyen qui va devoir se hisser au statut de législateur ayant en vue l’intérêt commun. En instituant cette partition entre espace privé et espace public, vie privée et participation à la vie publique, la démocratie institue également une forme de « dualité intra-subjective » au sein même de l’individu, qui s’incarnera dans l’espace social entre l’homme privé et l’homme civique. Cette « dialogique » (au sens de vérités à la fois contradictoires et complémentaires) entre ces deux dimensions de l’individualité est inhérente à l’idéal démocratique : que s’efface l’homme privé, et nous sommes alors confronté à un universalisme abstrait qui en vient à mépriser l’individu concret, et qui peut faire le lit de tous les intégrismes et de tous les totalitarismes (les exemples sont nombreux, et ne concerne pas que « les autres »… N’y a-t-il pas aujourd’hui dans notre pays un discours véhiculant une certaine idée de la laïcité qui en vient à exclure tout ce qui n’est pas elle ?). Mais à l’inverse, l’effacement de l’homme civique peut provoquer une dérive narcissique se traduisant par une désaffection des affaires publiques et des risques d’atomisation et de délitement du lien social. L’hypertrophie de « l’individu-consommateur » aujourd’hui pourrait illustrer cette tendance. L’appartenance citoyenne signifie des droits individuels mais aussi des devoirs… Notre société civile se focalise beaucoup sur les droits individuels (l’extrême judiciarisation des actes de la vie quotidienne en est un signe)… S’intéresse-t-elle autant à la contre-partie en devoirs de ces mêmes individus ?

Comment peut-on concilier l’universalité républicaine et la revendication à la différence, à la singularité individuelle mais aussi culturelle ? Comment être soi-même au double sens de cette expression : devenir soi en se dégageant de ses particularités, mais aussi « être soi-même » en affirmant ce qui me différencie d’autrui ? Comment être à la fois un individu et un sujet ? Ces questions sont sans doutes centrales dans la réflexion de nos sociétés contemporaines sur les modalités du vivre-ensemble qu’elles doivent développer… (cf. par exemple le livre de Alain Touraine : « Pourrons-nous vivre ensemble ? » Fayard, 1997)

 

L’Etat, l’individu, et la mondialisation

L’individu contemporain  a « naturellement » tendance à se vivre comme radicalement indépendant de la société, alors que sa dépendance n’a jamais été aussi grande ! C’est une des « ruses » de notre organisation sociale d’engendrer en quelque sorte une modalité d’individu qui fait l’expérience vécue d’un grand « détachement » social, alors que le niveau d’intégration des individus dans la société n’a jamais été aussi élevé (cette fois-ci, « objectivement »). C’est ce qu’exprime ainsi Marcel Gauchet : « il est un individu détaché-en-société, aussi parfaitement appartenant que parfaitement indépendant ». Mais comment gouverner dans ces conditions ? Le creusement de l’écart entre les individus et l’Etat, l’incapacité de celui-ci  à pouvoir incarner une « Grande Cause » qui fait unité, comme la Tradition, la Révolution, ou encore le Progrès, rend de plus en plus problématique l’exercice de la politique et sa crédibilité : cette tendance « lourde » est, comme on a essayé de le montrer, liée  au développement même de la démocratie, mais cette « perte de substance symbolique » de l’Etat est également inséparable des difficultés nouvelles rencontrées à travers l’ouverture mondiale des économies. L’internationalisation des échanges, la mobilité des entreprises, des capitaux et des hommes, la concentration des pouvoirs à une échelle qui excède les frontières nationales, la circulation de l’information sur l’ensemble de la planète, accélèrent les processus de déterritorialisation et de « désappartenance » déjà largement amorcés. Les anciens repères géographiques, familiaux, ethniques, nationaux sont souvent défaillants. Les appartenances traditionnelles de nature communautaire sont menacées, même si leur affirmation est parfois brandie comme un étendard et que la « réappropriation subjective » de ses appartenances devient constitutive de nos identités. Et comme cela a déjà était dit, l’appartenance citoyenne est elle-même difficile : les espaces nationaux et leurs pouvoirs sont affaiblis, les prévisions échouent souvent devant l’imprévisible, les frontières des groupes sociaux se brouillent, les marges de manœuvre de l’Etat-Nation se réduisent… Ainsi l’Avenir est en crise. Cette mondialisation, qui est expansion à la Planète entière des modes de production et de consommation capitalistes sur le modèle occidental (dont les Etats-Unis sont la tête de proue), ne semble pas actuellement nous offrir des perspectives très réjouissantes : elle ne semble pas permettre une rencontre et une reconnaissance mutuelle des hommes à travers leurs diversités culturelles ; elle ne va pas non plus dans le sens d’une prise de conscience citoyenne d’habiter la « Terre-Patrie », dans la perspective d’une gestion partagée des grands problèmes humains ; elle ne semble pas davantage contribuer à une répartition plus équitable des richesses, mais favoriser au contraire une domination économique, politique et militaire unilatérale des Etats-Unis, des groupes économiques les plus hégémoniques, mais aussi et de plus en plus de nouvelles puissances comme la Chine ou l’Inde ; enfin, elle s’accompagne d’une uniformisation culturelle des modes de vie sur le modèle des standards de la consommation occidentale. Cette mondialisation entraîne la frustration de tous ceux qui ne profitent pas des richesses accumulées, dans les pays pauvres comme dans les pays riches. Elle génère également, en réaction à cette domination et aux menaces d’« assimilation culturelle » (cf. à ce sujet les analyses du sociologue Alain Touraine), différentes formes d’intégrismes et communautarismes, eux-mêmes accouchant de plus en plus souvent d’actes terroristes. En même temps, les anciens  credos  « anti-impérialistes » ne sont plus crédibles : l’analyse par le « pillage » qui explique que les pays riches deviennent de plus en plus riches dans la stricte mesure où les pays pauvres deviennent de plus en plus pauvres –ce qu’on appelle dans la théorie des jeux les « jeux à somme nulle » où les gains des uns correspondent exactement aux pertes des autres- est d’une part  radicalement mise en cause aujourd’hui sur le plan économique, et débouche d’autre part sur la seule alternative alors possible : la rupture, dans le cadre d’une théologie de la libération, au profit d’un système radicalement nouveau. Cette « tyrannie des horizons » (expression utilisée par la philosophe Sylviane Agacinski) se heurte désormais à l’incrédulité de tous ceux qui acceptent sérieusement de se confronter à l’épaisseur du réel ; celui-ci nous indique en particulier que l’égalité radicale est une dangereuse utopie, et que par ailleurs l’idéologie libérale n’a pas tord de poser l’aiguillon du gain dans une situation de concurrence comme le mécanisme principal de production des richesses. Ainsi, il faut désormais  inventer une pensée qui ne prétendrait plus nous délivrer du mal… Et notamment s’interroger sur ce que peuvent être des « inégalités justes » (c’est par exemple le travail entrepris dans la grande philosophie politique de J. Rawls, et qu’un sociologue comme F. Dubet essaie d’appliquer à l’analyse de l’école française dans son livre « L’Ecole des chances »).

 

L’empire de la techno-science

Quelque soit notre perception du monde contemporain, un constat s’impose : celui de la prédominance de l’univers de la technique et de l’économie. Notre raison occidentale s’est progressivement mise au service de la techno-science, gouvernée par les impératifs d’efficacité, aussi bien dans la gestion que dans la production de biens toujours plus nombreux et sophistiqués envahissant le quotidien. Cette Raison, que l’on peut qualifier de purement « instrumentale », ne semble plus préoccupée par les fins de toutes ces activités, vouée qu’elle est aux seuls moyens, ceux-ci étant eux-mêmes réifiés, c'est-à-dire de plus en plus considérés comme des « « fins en soi ». Dans le domaine du savoir, cela se traduit en particulier par une hyperspécialisation et un cloisonnement toujours plus grand des domaines de connaissance, certes opérants techniquement, mais qui font obstacles  à l’abord des grands problèmes dans leur globalité (pourquoi faire ?). La consommation et la possession, « maîtres-mots » de nos sociétés, viennent en quelque sorte faire écran aux interrogations concernant davantage la question de l’être. Ce devenir de la Raison n’est pas totalement étranger, il faut bien le reconnaître, à l’idéologie des Lumières et à son principe fondateur : c’est la raison qui va permettre par le progrès des connaissances et des techniques de libérer l’Humanité de ses chaînes et lui permettre de s’accomplir et d’atteindre le Bonheur. Nous savons aujourd’hui, dans nos sociétés post-modernes, que cette idée du Progrès est sans doute fallacieuse, du moins dans son caractère imparable et automatique. Les valeurs « matérialistes » portées par la techno-science ne sont plus en mesure de nous faire rêver et de répondre à nos aspirations vers plus de « bien-être » (au vrai sens de cette expression…). Devant « le degré de richesse et de dépassement de la rareté atteint par nos sociétés, cette frénésie transformatrice et accumulatrice prend une allure de plus en plus énigmatique » (Marcel Gauchet in « La Démocratie contre elle-même »). Il faut bien entendu relier cette course aux objets à la pauvreté extrême  des trois quart de la Planète ; cet extraordinaire accroissement des richesses, historiquement associé à l’économie de marché (cette association marché/création de richesses peut-elle être fondamentalement remise en cause ?), s’accompagne depuis des décennies d’un écart sans cesse grandissant entre les riches et les pauvres. A ce premier déséquilibre majeur s’en ajoute un second : la conquête sans limite de la Nature – longtemps présentée comme le glorieux chemin prométhéen de l’humanité vers le Bonheur (« se rendre maîtres et possesseurs de la nature » telle était la voie royale tracée par Descartes) – menace de se retourner contre ses protagonistes (moyens de destruction massifs, détériorations en tout genre de l’environnement et multiples pollutions, réchauffement climatique…etc.), et pose de nouvelles questions cruciales concernant l’avenir de notre espèce (manipulations génétiques, mères porteuses, « utérus artificiel »…). De plus, l’optimisme premier concernant le caractère inépuisable  des ressources naturelles de notre planète fait place actuellement à une appréciation plus inquiète, compte-tenu de la démographie galopante qui sévit dans les plus grandes parties du monde, et des prévisions pessimistes concernant nos réserves d’énergie en pétrole. En réaction à toutes ces inquiétudes, un certain nombre de « démons » sont toujours prêts à ressurgir en période de crise ou de transition : ceux par exemple de l’Age d’Or d’une Nature non souillée, de l’Anti-technique, de la « Deep Ecologie » qui est prête à nous demander de nous livrer corps et âme à la Sainte Nature, comme si désormais le « nouveau salut » résidait dans cette subordination. Ou encore ces nouvelles croisades au nom de l’humanisme contre toute forme d’intervention génétique, et qui laisse planer l’idée d’une « malédiction » qu pèserait sur tous ceux qui seraient des « apprentis sorciers » en la matière… Il n’est pas difficile en effet de comprendre comment cette crise de confiance dans les valeurs de la modernité peut susciter en retour la résurgence d’un « fond imaginaire archaïque », également partie prenante de ce que nous sommes en tant qu’humains. De la même manière, le rationalisme dominant très instrumentalisé et spécialisé de la techno-science ne provoque-t-il pas en retour le développement d’un irrationalisme quelque peu délirant (prolifération de l’astrologie, de la voyance et autre parapsychologies), mais qui répond à un besoin de sens plus global que ce que peuvent nous donner ces savoirs cloisonnés ?

 

 En conclusion…

Sur toutes ces interrogations, qui semblent marquer durablement notre époque, le concours de la philosophie nous paraît précieux et irremplaçable pour « problématiser » ces questions et ouvrir des pistes d’exploration. Par exemple :

-            Comment la démocratie - et la sortie de la Religion qui lui est associée – pourra surmonter une limite qui apparaît inhérente à son propre développement, mais contre laquelle elle se doit de lutter avec force sous peine de saper sa légitimité : limite de la « société des individus » et de l’absence de dessein commun, autant d’obstacles à la construction du collectif.

-            Comment vivre dans l’incertitude et la complexité d’un réel auquel nous appartenons et qui n’a plus à nous offrir la moindre Clé d’un quelconque « arrière-monde » ? Mais dont nous savons en revanche que son avenir dépend étroitement de ce que nous sommes et faisons ?

-            Comment penser le changement en prenant en compte toute l’épaisseur de ce réel, sans être victime de la « tyrannie des horizons » ? Comment résister  en s’émancipant des mirages d’une quelconque « délivrance » ? Quelle éthique de vie désormais ?

 

Entre le rationalisme des sciences ou des techniques pour lequel la question du sens de l’existence est étrangère, et l’irrationalisme échevelé des nouvelles mythologies, entre le « rabattement » ontologique de l’être sur les valeurs marchandes et les « nouvelles spiritualités » de pacotille qui prolifèrent sur le marché, le champ est largement ouvert pour la philosophie en tant qu’elle est seule capable de réinterroger la globalité de notre expérience humaine.