La philosophie et le sens de la vie ? Raphaël Enthoven 2008

 

Présentation

Dans son premier livre
« Un jeu d'enfant : la philosophie », à la fois confession auto-biographique et essai philosophique, Raphaël Enthoven s'interroge sur la
manière dont la philosophie s'est imposée à lui dès l'enfance, et comment celle-ci « nourrit » sa vie et réciproquement.. Nous lui demanderons
ce soir d'explorer ces rapports qu'entretiennent notre vie commune avec cette  « discipline » qu'est la philosophie : que penser par exemple de
l'idée classique selon laquelle « Philosopher, c'est apprendre à mourir », et donc aussi « apprendre à vivre » le mieux possible cette vie vouée à une mort inéluctable ? A cette approche de la philosophie dont le destin serait scellé à la recherche du bonheur, Raphaël Enthoven fait entendre une voix discordante : « Contrairement à ce que prétendent les stoïciens, ce n'est pas la philosophie qui prépare à la mort, c'est la mort qui prépare à la philosophie »... Comment comprendre au juste le sens de cette affirmation ? Peut-être la philosophie est-elle moins cette discipline qui cherche à nous révéler le sens de cette vie et donc le chemin qu'il s'agit de suivre - n'est-ce pas l'objet des religions ?
-  qu'une manière nouvelle de voir le monde « tel qu'il est », débarrassé le plus possible de significations illusoires. En quoi ce regard « neuf » s'éloigne d'une philosophie qui fait du « sens de la vie » son objet privilégié et peut au contraire se rapprocher d' « un jeu d'enfant » ?

Et finalement, la vie a-t-elle vraiment un sens ?

-Raphaël Enthoven est né en 1975, fils de l'éditeur et écrivain JP Enthoven.

-Enseigne pendant 2 ans à l'Université de Lyon III

-Ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure et Agrégé de philosophie

-Intervient en 2002 et 2003 à l'Université Populaire de Caen, fondée par Michel Onfray, où il anime le séminaire de philosophie générale

-Maître de Conférence à L'Institut d'Etudes Politiques de Paris

-Anime des cycles de leçons sur Spinoza, Bergson et Clément Rosset aux « mardis de la Philosophie », et à la
Bibliothèque Nationale sur « le sens de la vie ».

-Producteur et/ou animateur d'émissions radiophoniques sur France Culture (« Le rendez-vous des politiques », « Les vendredis de la philosophie »...)

-Conseiller de la rédaction de « Philosophie Magazine » où il tient la rubrique « Sens et Vie »

Raphaël Enthoven dédicacera son livre :  « La Philosophie : un jeu d'enfant » après la conférence.

 

Résumé de l'intervention

 

Intervention de Raphaël Enthoven sur « Philosophie et sens de la vie », à partir d'un texte de Camus (« Noces », « le désert »)

Il m'a semblé utile de restituer « quelque chose » de cette conférence, une fois passé « le feu d'artifice » auquel nous avons assisté !

Ma prise de notes est incomplète (impossibilité de suivre le débit de paroles) J'ai de plus rajouté quelques mots sur Spinoza, pour la clarté du propos (mais bien sûr avec le souci de la fidélité au discours de R. Enthoven)

« La philosophie ne donne pas de sens à la vie... Vouloir donner un sens à la vie implique qu'elle n'en a pas ! On ne demande pas aux philosophes des raisons de vie, mais c'est la vie qui nous donne des raisons de penser. Le point de dépat de la philosophie, c'est l'expérience de l'existence au
quotidien... elle n'est pas une gymnastique de l'esprit, ni une démarche psychologique... Pour Camus, moins on se pose la question du sens de la vie, plus on se réconcilie avec le monde. Il y a trois temps dans sa pensée :

- L'absurde, avec le mythe de Sisyphe, où il s'agirait de répondre à la question : « quelle raison ai-je de ne pas me tuer ? »

- La révolte, qui serait l'aptitude à souffrir de ce dont je suis épargné (l'injustice, la misère présentes dans ce monde)

- « Le premier Homme », c'est-à-dire le temps de l'amour, de la paix...

Or à 23 ans, dans « Noces », Camus, dans une intuition géniale, livre la formulation de l'amour et de la paix... La philosophie amène à la paix avec l'absence de sens. Camus a commencé avec la sagesse de l'amour, « où tout est déjà conquis », dans une sorte d'intuition enfantine.

Lecture du texte de Camus

Le Camus poète donne à la philosophie une fulgurance qu'aucun concept ne peut égaler... Relation à la vie du « catholique » : il faut s'abstenir ici-bas en vue de la félicité promise. Celle-ci est en quelque sorte la récompense à l'empêchement de la jouissance. Relation à la vie de l'hédoniste : devant l'absence de sens (transcendant), il faut jouir chaque jour « comme si c'était le dernier ». Le plaisir est le palliatif de l'angoisse par rapport à l'existence. Dans tous les cas, c'est un calcul. Ce qu'il faut, c'est vivre l'instant « comme si c'était le premier et non le dernier.». Un instant, c'est ce qui ne se reproduit pas, c'est « le premier et le dernier de son sens » (Jankelevitch). Chaque instant est une « prime ultime ». Si c'est le dernier, on le vit dans le manque, comme réponse à une promesse d'angoisse. Jouir, c'est prendre son temps, remplacer le plaisir par la joie. Tout homme est le premier à mourir... le premier aussi à voir... Il faut vivre l'instant comme le premier. Camus fait référence à un état où je suis « hors de moi » (arrogance et fatuité du « Moi, Monsieur »...). Il évoque un paysage qui le débarrasse de lui-même, de tout ce qui s'interpose entre lui et le paysage. La philosophie est là pour nous sortir du quotidien, mais en tant qu'il est ce qu'on fait sans y penser. Car il y a à l'intérieur du quotidien comme un secret constant... à condition de se débarrasser du moi... On est n'importe qui... La philosophie ne sert à rien, c'est précisément son utilité. « Seul compte son amour qui fait crier les pierres » (cf. texte : « Il (ce paysage) me mettait hors de moi au sens profond du terme, il m'assurait que sans mon amour et ce beau cri de pierre, tout était inutile. Le monde est beau, et hors de lui point de salut »). Il n'y a pas d'ailleurs puisque le monde est infini. Aucune position de surplomb n'est possible... Nous appartenons à la Nature... On ne sort jamais du monde, et celui-ci inclut même notre tentative d'en sortir...  Référence à l'Esthétique de Kant et à ce qu'il dit de la beauté : elle est « sans concept » (elle
n'a pas de règles), mais pourtant elle s'impose à nous et son émotion est universellement communicable... Il n'y a point de salut hors du
monde, mais le monde est beau et nous le savons. L'idée d'une « nature sans hommes » (cf. texte) peut être rapprochée de l'Appendice de la 1ère
partie de L'Ethique de Spinoza : le monde (ou Dieu, ou la Nature) est toute réalité et toute perfection (réalité et perfection sont équivalents pour Spinoza). Tout est toujours achevé... Il n'y a pas de finalité, d'au-delà du monde. L'homme n'est qu'un élément de celui-ci. La
Nature désigne tout ce qui existe, donc Dieu ne peut-être au-delà (ou bien, c'est qu'il n'existe pas !). Il est cette Nature même
dans sa puissance infinie d'exister. L'univers décrit ici est dépouillé du regard de l'homme... Cela débouche sur une pensée tragique, ni optimiste, ni pessimiste. Il n'y a point de salut hors du monde, et c'est l'occasion de la Joie. Dans cette perspective, la spiritualité peut être rapprochée du sentiment de la singularité : c'est ouvrir les yeux et voir tout ce qui est caché. La difficulté en réalité, c'est de saisir ce qu l'on a sous la main... Tout le monde veut surmonter les apparences, or la principale difficulté, c'et d'assumer les apparences. Il faut revendiquer un « bonheur sans espoir ». C'est parce que nous sommes tristes que nous avons besoin de l'espoir. Je dois apprendre au sein du déraisonnable du monde... On a pas besoin de Dieu pour respecter autrui... C'est comme une évidence que je sens et que je mets dans mon portefeuille... Nous ne manquons de rien...
Contentons-nous de vivre et nous vivrons contents. Camus saisit « ce balancement » qui mène de l'ascèse à la jouissance, sans porter de
jugement, en assumant sa condition d'humain... La formule « C'est comme ça » résume ce qu'on pourrait appeler la « matrice du consentement »... Ou encore « ainsi soit-il ». C'est le souhait que ce qui arrive arrive. « C'est la vie », comme on dit souvent, sans se douter de la profonde pertinence d'une telle expression...  Il y aurait deux façons d'appréhender l'existence :

-  « Ce qui a été ne peut pas ne pas être »

-  «  Ce qui a été aurait pu être autrement », ce qui introduit le phantasme d'autres mondes possibles Il ne s'agit pas pour autant de dire : « Tout ce qui est doit être ». Aucun jugement moral n'est impliqué dans l'affirmation de l'inévitabilité du monde... Dans celle-ci, la plus haute pesanteur coïncide avec la plus haute légèreté. Retour à la vision du monde de Spinoza : il s'agit paradoxalement à la fois d'un monde où il n'y a pas de
mystère (puisque tout ce qui est, est, est nécessairement), et d'un mode parfaitement énigmatique : la plus haute nécessité coïncide avec le hasard
le plus élevé . Il y a deux sortes d'étonnement : l'étonnement scientifique à la Newton (pouquoi la pomme lancée retombe au sol ?) qui tend à sa propre abolition (lois de la gravité) ; mais il y a aussi une autre sorte d'étonnement qui persévère malgré les réponses apportées. Ca reste énigmatique. Ce n'est par parce qu'on m'explique quelque chose qu'on en expurge toute la bizarrerie. Comme lorsqu'on voit pour la première fois ce qu'on a l'habitude de voir.... »

                                                                                                                                                                                                 Daniel Mercier