Pour une morale minimale - Ruwen Ogien

 

Présentation du philosophe Ruwen Ogien

Eléments de biographie

Ruwen Ogien est un philosophe français contemporain. Directeur de recherche au CNRS, (comme son frère le sociologue Albert Ogien, membre du Centre de recherche Sens, Ethique, Société (Université Paris Descartes). Vos travaux portent notamment sur la philosophie morale et la philosophie des sciences sociales.

Formé à Bruxelles, Tel-Aviv, Cambridge, Paris, Columbia et Montréal, vous assumez, semble-t-il , un héritage du côté de la philosophie analytique.

Votre thèse de philosophie est significative à ce sujet puisque vous la faite sous la direction de Jacques Bouveresse, qui est un de ceux qui en France, ont largement contribué à faire connaître cette philosophie d’origine anglo-saxonne. Elle a été publiée sous le titre La faiblesse de la volonté. Vos travaux se situent donc dans la filiation de la philosophie analytique, que l’on a l’habitude d’opposer à « la philosophie continentale », c’est-à-dire pour aller vite celle héritée des grecs… Peut-on dire que la philosophie analytique commence à peine à pénétrer notre continent et à être prise en considération par notre tradition de pensée ?

Quelques repères concernant vos travaux…

Remettant en cause nos conceptions morales habituelles, votre propos nous plonge souvent dans une grande perplexité… [][] [] Votre pensée est à la fois rigoureuse, modeste, humoristique, mais aussi très décapante… On peut rappeler, à titre d’exemple, un déjà ancien livre, « Penser la pornographie » (2003), dans lequel vous développez des arguments pour ne pas diaboliser la pornographie… et vous vous êtes efforcé assez rapidement de mettre au point une théorie éthique que vous nommez " éthique minimale ". C'est une éthique d'esprit anti-paternaliste qui voudrait donner des raisons de limiter autant que possible les domaines d'intervention de ce que vous appellez, à la suite de John Stuart Mill, la " police morale " (John Stuart Mill, auquel vous vous référez souvent, est un philosophe et économiste anglais très influent au XIXème siècle, figure du libéralisme et de l’utilitarisme en philosophie.)

Finalement, ce que vous nommez " éthique minimale " tend à se réduire au seul principe de ne pas nuire aux autres. En conformité avec cette conception générale de l'éthique, vous soutenez la liberté de faire ce qu’on veut de sa propre vie du moment qu’on ne nuit pas aux autres, ce qui a des conséquences très pratiques : elle implique par exemple  la décriminalisation de la consommation de stupéfiants, de toutes les formes de relations sexuelles entre adultes consentants, et de l’aide active à mourir pour ceux qui en font la demande. C’est dans l’ouvrage paru en 2007, « L'éthique aujourd'hui. Maximalistes et minimalistes » (Gallimard, coll. " Folio essais ", 2007), que vous développez de façon systématique cette  éthique minimale.

Cette conception de la morale a ceci de remarquable qu’elle affirme que le rapport à soi-même ne relève pas de cette morale : elle n’a rien à dire sur ce que je fais de ma propre vie, sur le fait que je me drogue ou que je suis paresseux… Ceci peut à la rigueur être l’objet d’une éthique personnelle, mais pas d’un jugement moral qui par définition se veut valable pour tous. Le respect ou le devoir envers soi-même est habituellement un des piliers de la morale (Kant étant ici exemplaire : la personne humaine est une fin en elle-même et sa valeur est inestimable – n’a pas de prix - : elle doit être respectée, celles des autres comme la sienne propre. En ce sens, il y a, vous le dites vous-mêmes, une symétrie de la notion de respect chez Kant : respect des autres et respect de soi-même sont intimement reliés. Or, c’est précisément cette symétrie que vous allez remettre en cause…

Par ailleurs, en ce qui concerne le rapport à autrui, vous vous efforcer de rejeter tout paternalisme, c’est-à-dire le risque de faire le bien malgré lui, contre son gré. Cela vous conduit à écarter tous les devoirs « positifs » envers autrui, pour ne garder que ce que vous appelez la morale minimale, la morale perdant en chemin toute transcendance, toute velléité de fondation (ce que vous appelez le fondationnalisme) sur des valeurs transcendantes comme la Dignité Humaine, notion qui selon vous est non seulement inutile par rapport à la simple affirmation des droits fondamentaux de la personne, mais aussi confuse, puisqu’elle peut servir à défendre des causes radicalement contradictoires (par exemple en ce qui concerne défenseurs et détracteurs du suicide assisté).

 

Reste donc comme seul principe valide l’obligation de ne pas nuire à autrui, de ne pas agir envers lui de façon dommageable ou préjudiciable… Mais alors un flot de questions font irruption : qu’est ce que cela veut dire au juste ? Quelle est la limite, à partir de quand peut-on parler de préjudices ? S’agit-il de préjudices directs ou indirects (par exemple, faire des caricatures de Mahomet peut être considéré comme une offense par les musulmans : peut-on assimiler l’offense au préjudice ?) ? Et qu’entend-on par autrui ? Une personne ? Un groupe ? Un animal ? Une entité comme Dieu, ou la Nation ?

 Votre dernier livre, L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale (Paris, Grasset, 2011), qui se lit comme un polar, reprend sa thèse à partir de nombreuses expériences de pensée de psychologie morale. Dans ce dernier livre, vous utilisez beaucoup ce que vous appelez soit des expériences sur les comportements initiées souvent par des psychologues et des penseurs des sciences humaines en général (comme l’anticipe humoristiquement le titre : « De l’influence de l’odeur des croissants chauds… », qui est en réalité une expérience de comportement …) , soit les expériences de pensée :  à travers des scénarios totalement imaginaires et construits pour les besoins de la cause (vous prenez, pour illustrer cette méthode, le fameux exemple platonicien de l’anneau de Gygès, cet anneau qui permet de devenir invisible lorsque l’on tourne son chaton vers la paume de la main), il s’agit de faire un travail conceptuel, comme dans l’exemple de Platon, où il s’agit d’interroger le concept de justice : que signifie être juste dans cette situation ? Les expériences de pensée permettent ainsi de mettre à l’épreuve nos intuitions morales, en les soumettant aux jugements non seulement des philosophes professionnels, mais à ceux de tout un chacun. Dans votre dernier livre, vous utilisez beaucoup ce procédé, et vous parlez à ce sujet de philosophie morale expérimentale.

 

Eléments de bibliographie

En dehors des deux livres cités, mentionnons quelques uns de vos principaux ouvrages (mais je vous encourage à compléter cette liste très incomplète si vous le souhaitez !) :

  • La couleur des pensées : sentiments, émotions, intentions (avec Patricia Paperman), EHESS, (coll. Raisons pratiques), 1995.
  • Les causes et les raisons : philosophie analytique et sciences humaines, Jacqueline Chambon, 1995.
  • Raison pratique et sociologie de l’éthique, Paris, CNRS éds, (avec Simone Bateman-Novaes et Patrick Pharo), 2000.
  • La honte est-elle immorale ?, Bayard, 2002.
  • Le rasoir de Kant et autres essais de philosophie pratique, L’éclat 2003.
  • Penser la pornographie, PUF, Coll. Questions d’éthique, 2003, deuxième édition mise à jour 2008
  • La philosophie morale (avec Monique Canto-Sperber), PUF, 2004, troisième édition mise à jour 2010
  • Pourquoi tant de honte ? Nantes, Pleins Feux, 2005.
  • La morale a-t-elle un avenir ?, Pleins Feux, 2006.
  • L'éthique aujourd'hui. Maximalistes et minimalistes, Paris, Gallimard, 2007.
  • La liberté d'offenser. Le sexe, l'art et la morale, Paris, La Musardine, 2007.
  • La vie, la mort, l'État. Le débat bioéthique, Paris, Grasset, 2009.
  • Le corps et l'argent, Paris, La Musardine, 2010.
  • L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine et autres questions de philosophie morale expérimentale, Paris, Grasset, 2011.

 

Présentation du thème

 

Voilà donc pour l’arrière-plan de votre travail, sur lequel vous allez bien sûr revenir ! Aujourd’hui, nous avons choisi d’orienter notre réflexion morale sur les questions éthiques qui font l’actualité depuis déjà quelques années : prostitution, euthanasie, don d’organes, procréation assistée, gestation pour autrui (ces deux dernières questions prenant un relief particulier aujourd’hui dans le contexte du vote de la Loi sur le mariage pour tous)… Peut-être pourrez-vous dire quelques mots également sur le projet de « morale laïque » à l’école, lancé par Vincent Peillon. Comment donc pouvons-nous juger la législation d’Etat sur ces questions ? Quelle est sa légitimité ? Comment, à travers ces exemples, pouvons-nous comprendre l’affrontement entre deux types de morale, l’une maximaliste qui veut régler tous nos comportements non seulement vis-à-vis d’autrui mais aussi vis-à-vis de soi-même ; l’autre minimaliste s’appuyant sur le seul principe de « non-nuisance à autrui » ?

 

Daniel Mercier