Rencontre avec Michel Maffesoli interrogé par Daniel Mercier et Patrice Padilla

Auditorium de la médiathèque André Malraux de Béziers

Michel Maffesoli est une des grandes voix de cette nouvelle pensée de la post-modernité. Une intuition fondamentale est à la source de sa réflexion : nous sommes en train de vivre un changement de cycle à l’échelle de l’histoire de nos sociétés : l’idéal démocratique moderne inséparable des Lumières et de son impérieuse raison qui a été longtemps le creuset où s’élaborait le vivre ensemble, n’est plus en congruence avec l’esprit du temps....

Daniel Mercier, philosophe, et Patrice Padilla, spécialiste des sciences sociales, interroge Michel Maffesoli sur ses derniers ouvrages - Homom eroticus : des communions émotionnelles (CNRS, 2012), Les nouveaux bien-pensants (Avec Hélène Strohl, Editions du moment, 2014), L’Ordre des choses : Penser la postmodernité (CNRS, 2014) – contribuant ainsi à faire connaître une pensée incontournable du paysage contemporain.

 

 

PRESENTATION DE L'INTERVENANT.

PRESENTATION ET INTERVIEW PAR D.MERCIER ET P.PADILLAT

Michel Maffesoli est né en 1944 à Graissessac (AUDE).

Professeur à la Sorbonne, membre de l’Institut Universitaire de France, administrateur au CNRS

Le propos portera sur l’analyse des changements  dus au passage de la Modernité à la Postmodernité, et s’appuiera sur ses trois derniers ouvrages : « Homo eroticus », « L’ordre des choses », « Les nouveaux bien-pensants »

POUR M.MAFFESOLI, nous sommes en train de vivre un changement de cycle, dans lequel quelque chose revient, qu’il identifie comme «   retour de l’Archaïque ». Il n’y a pas écroulement de la Modernité nous dit-il, mais plutôt « saturation », ce qui va amener la constitution d’autre chose : ce n’est pas la fin du monde, simplement la fin d’Un monde. L’apogée de la Modernité, c’est la période qui s’étend du XIXème  au milieu du XXème siècle.

Nos certitudes se délitent, mais cela n’est pas catastrophique, simplement quelque chose va tomber, pour laisser émerger autre chose. C’est comme le cycle de la vie.

QU’EN EST-IL DES « VALEURS DE LA MODERNITE ?

Quelque chose qui a existé à un moment donné n’existera pas  forcément toujours : L’Etat de Droit, le Contrat Social, l’idéal démocratique, l’Universalisme…tout cela ne fonctionne plus.

Il nous faut sortir de l’idée paranoïaque que nous pouvons dominer le monde (comme la statue de Titan portant le Monde du Plateau des Poètes de Béziers…). En fait, il y a un «  donné » du monde dont il faut s’accommoder, et « mal nommer les choses contribue au malheur du monde »(Camus)

Ainsi, les mots Démocratie, contrat social, République Une et Indivisible…ne sont plus pertinents. Il y a d’autres manières de se reporter au monde. Même le mot « postmodernité » est provisoire… On ne peut encore nommer notre époque. Une étude est à mener sur les jeunes générations qui vivent autre chose. Nos mots sont inadéquats pour ces vécus là. Il y a aujourd’hui un décalage. Et ce ne sera pas le « retour du même » ; on parlera plutôt de « spirale », avec démultiplication des effets de « la tribu » grâce à Internet. L’idée de tribu évoque ce qui rassemble, c’est le partage de goûts, les affinités…

 Notre espèce, animale, se structure à partir de quelques idées fortes : il y a du « donné » qui est un autre rapport à la nature, auquel les Mythes et Archétypes font allusion- d’où leur grande importance- (Cf. Jung, Levi Strauss…). Aujourd’hui, ce qu’on  nomme « Ecosophie » avance…Les héros sportifs, musicaux,  héros de romans, de films…sont les formes actuelles des mythes.   Ainsi, on n’est pas « libre » au sens donné par la modernité, mais « mu » par du donné, des racines… D’où l’importance également des racines…Je parlerais d’un « enracinement dynamique », qui est mon oxymore essentiel !

QUE PEUT-ON DIRE DE LA DIMENSION COMMUNAUTAIRE DE L’EXISTENCE ? ET QUE PENSER DE LA LAÏCITE A LA FRANCAISE ?

 Le problème des communautés va mettre à mal le Contrat social ; penser les communautés va être nécessaire. Nous avons une particularité française qui est exprimée par l’expression « République Une et Indivisible », et cela constitue un rouleau compresseur qui a écrasé les particularités. On a peur des communautés, et il y a un retour de ces communautés : Il y a grande nécessité d’accompagner ce processus si on ne veut pas être confronté au « retour du refoulé », la plupart du temps dans la violence. Pourquoi ne pas envisager  la République comme une mosaïque ? Il s’agit en effet de «  faire avec » les communautés, de « le penser » plutôt que d’évacuer la question, d’exclure ou d’écraser…Edgar Morin parle « d’uni-universalisme »… La laïcité est devenue «  laïcarde »,  quasi religieuse…Elle doit redevenir populaire. Il faut accepter l’idée qu’il y a des formes de diversité qu’il faut accepter, auxquelles il faut se faire. Quant au contrat social, ne soyons plus figé sur un logiciel qui est déphasé : le contrat est rationnel et de longue durée, alors que le « pacte » peut être émotionnel et éphémère. La position d’accompagnement, position d’humilité et de sagesse, parait plus appropriée. Il ne sert à rien de se figer.

VOUS EVOQUEZ LA DIMENSION « TRAGIQUE » DE  L’EXISTENCE ….

J’essaie de décrire ce qui est, et non ce qui devrait être ; alors que l’Intelligentzia  française est plutôt dans le « devoir être ». C’est une position phénoménologique : constater d’abord ce qui est.  Le cœur de mes ouvrages consiste à faire la distinction entre le drame, et le tragique. Le tragique, c’est ce qui ne comporte pas de solution : ce avec quoi il va falloir «  faire avec ». Le modèle anglo-saxon  est à dominante « dramatique », alors que le modèle méditerranéen est à dominante «  tragique » : le sentiment du tragique de l’existence me contraint à faire avec. Il s’agit d’un rapport souple et modeste à ce qu’est l’environnement. Le sens ne se cherche pas dans le lointain, mais dans l’instant…. Il ne s’agit pas de dominer le monde, et de dominer les autres, mais plutôt de s’accommoder, de s’ajuster, dans une sorte de « bricolage », pour lequel  il n’y a pas de clé universelle. L’existence n’est-elle pas qu’un bricolage ?

 QUE PENSEZ-VOUS DES NOUVEAUX MODELES COLLABORATIFS ?

Jeremy Rifkin  évoque les modèles économiques collaboratifs, qui vont selon lui interférer sur les modèles classiques. Le principe est celui d’une économie de partage. Tout ce qui est « Co » ( cohabitation, covoiturage…etc.) est à la fois économique, et  dans le partage, l’être ensemble, l’être avec… L’idée du partage supplante celle de l’économique. On n’a plus envie de perdre sa vie à la gagner ; bénévolat, générosité …reviennent en force. « L’homo eroticus » (prise en compte des affects) supplante l’ « homo economicus »… Avec une idée centrale : celle de l’entièreté de l’être, de la raison sensible.

QU’ENTENDEZ-VOUS PAR « NOUVEAUX BIEN PENSANTS » ?

C’est le « canada dry » de la pensée… La culture de «l’entre soi», au détriment du peuple. Nous sommes dans un conformisme logique de l’intelligentzia. Le tripode moderne « travail, rationalisme, demain » ne marche plus. Les nouvelles dimensions sont du côté du ludique, du festif ; le tripode d’aujourd’hui serait plutôt : « création, sensible, présent ». Les nouveaux bien pensants sont des caricatures de cette pensée de type conformisme logique ( BHL, Onfray, Attali…), qui cultivent la démagogie… L’intelligentzia ne sait plus dire ce qui est vécu, et les conséquences sont lourdes : le peuple ne se reconnait plus, les extrémismes se développent, ainsi que le discours de la haine… Et restent les voies perverses, détournées, sanguinaires. Arrêtons l’entre soi, et cherchons les mots pertinents, ceux qui chasseront les maux…. Développons la philosophie du Kaïros ; le présentéisme est là, il faut en prendre acte. Or on reste aujourd’hui sur une attitude déphasée…

Je crois à une sagesse populaire, et j’exècre le mot  « populisme ». Pour moi, tout ce qui est vécu vient du peuple ; la vraie connaissance est dans le quotidien ; le vrai trésor est dans la sagesse populaire, l’énergie populaire. Je prône l’alliance entre la sagesse populaire et la raison sensible. Soyons le secrétaire de ce qui est. Il s’agit de faire un constat, pour que chacun pense par lui-même, en s’extirpant des dogmatismes. Il s’agit aujourd’hui de mettre l’accent sur la labilité des fonctions. On peut faire œuvre de pensée sans faire œuvre conceptuelle. La modernité avait évacué ce sens commun, la postmodernité le ramène au centre. Le sens commun est le substrat même du vivre ensemble, c’est le cœur battant de ce qui est en jeu actuellement. Par ailleurs le spirituel est de retour, qu’on est en train d’arracher au religieux. Et ce sera sans doute un  des éléments importants de nos sociétés postmodernes.

                                                                                      CR Marie Pantalacci  5/10/15