Démocratie et tradition : quelle (in)compatibilité ? - Septembre 2014

La présentation du sujet

Samedi 13 septembre à 18h, le Café Philo Sophia ré-ouvre ses portes après la traditionnelle pause du mois d’août. Il se tient exceptionnellement à la médiathèque de Maureilhan, le village dans lequel il est né... La mairie accueille en effet chaleureusement chaque mois de septembre le café philo qui a maintenant plus de 16 ans d’existence !  En ouverture de cette saison et en lien avec le festival du patrimoine de La Domitienne, le sujet choisi est : « Démocratie et Tradition : quelle (in)compatibilité ? »

 

Une fois n’est pas coutume, des extraits d’entretien enregistrés avec Marcel Gauchet serviront d’introduction à la discussion. Derrière une telle question, se cache le problème de savoir si l’orientation « moderne » de nos communautés humaines, démocratique et orientée vers l’avenir, est compatible ou non avec un rapport au passé qui continuerait de valoriser la tradition et les modèles du passé. Toujours est-il qu’aujourd’hui, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur une crise de la transmission, notamment à l’école, qui serait du, selon eux, à un phénomène de « détraditionnalisation » ... Que devons-nous en penser ?

 

Daniel Mercier, le 4 septembre 2014

 

 

L'écrit philosophique

Démocratie et tradition : quelle (in)compatibilité ?

Audition extraits CDs  « La pensée de Marcel Gauchet » (retranscrits ici)  + Notes

MEDIATHEQUE DE MAUREILHAN

 

Ce couple en cache un autre : conservation et changement. Plutôt que de démocratie nous aurions pu parler de « Modernité », mais nous savons que l’avènement de la démocratie est le fait central de la modernité. D’un côté des sociétés tournées vers le passé : les sociétés traditionnelles. De l’autre, des sociétés tournées vers l’avenir : les sociétés démocratiques.  La question est de savoir si l’orientation « moderne » de nos communautés humaines, démocratique et orientée vers l’avenir, est compatible ou non avec un rapport au passé qui continuerait de valoriser la tradition et les modèles du passé. Toujours est-il qu’aujourd’hui, nombreux sont ceux qui s’interrogent sur une crise de la transmission, notamment à l’école, qui serait du, selon eux, à un phénomène de « détraditionnalisation » (Marcel Gauchet, in « Les conditions de l’éducation ») ... Que devons-nous en penser ?

 

 

Pour Marcel Gauchet, ce choix entre ces deux orientations correspond à deux options anthropologiques fondamentales des communautés humaines (et pas seulement de régime politique) : cf. CD n° 3 19-20

Question posée à Marcel Gauchet : « Comment des sociétés tournées vers le passé choisissent-elles de s’ouvrir vers l’avenir ? »

Réponse : Le choix pour le passé et le choix pour l’avenir

ECOUTE CD (prise de notes)

« Il y a une unité fondamentale de l’histoire humaine : il y est toujours question de la même chose .Il y a aussi une disparité fondamentale de l’histoire humaine (et non seulement diversité) : des directions opposées. Tentation de résoudre ce problème par une sorte de fondement psy. Besoin identique ? Il est l’insaisissable de l’histoire. Orientation religieuse ou orientation séculière. Il y a des agencements des mêmes éléments. Besoins inhérents aux communautés humaines (et non « psychologique »). Directions différentes qui veulent dire quelque chose : options possibles en très petit nombre. Exemple d’un choix dans le rapport au temps : nous sommes toujours enfant d’un passé. Nous sommes nés. Nous avons des parents, qui avaient eux-mêmes des parents... Nous sommes inscrits dans une chaîne d’êtres qui n’est pas contingente. Mais nous sommes aussi les agents d’un avenir possible. « On ne se baigne jamais dans le même fleuve ». Les évènements ne cessent d’amener de l’inédit, à commencer par de nouveaux êtres. Nos communautés ont privilégié massivement le passé pendant longtemps, et depuis peu, l’avenir. Privilégier le passé entraîne une définition complète de l’espace humain. Dans cette logique, nous ne sommes que des héritiers. Tout ce qui compte est ce qui vient d’avant. Nous répétons et transmettons ce que nous a appris nos ancêtres. Ce qui nous fait, c’est la culture que nous recevons. Nous n’avons qu’à pieusement reproduire... Autre choix depuis   XVIII : le progrès. Ce qui compte c’est ce que nous sommes capables de faire dans l’avenir, si possible mieux que nos prédécesseurs. Perfectionner l’héritage que nous avons reçu. Avons-nous même la possibilité de choisir complètement notre avenir ? L’idée de progrès est plus modeste et consiste seulement à ajouter à ce qui est déjà là. Accomplir ce qui est en germe dans le passé (Auguste Comte souligne le caractère intelligemment conservateur de l’idée de progrès). Passé ou avenir, à l’intérieur de ses options inhérentes à la condition humaine sont deux manières différentes de construire l’existence collective, la communauté (il ne s’agit pas seulement de représentations) .Le choix radical du passé implique une manière d’être complète. Economique, spirituel, liens entre les êtres.... Valorisation des liens de parenté, d’ancestralité, liens du sang... A l’inverse, dans une société tournée vers l’avenir, ces liens n’importent plus, ne sont plus organisateurs. L’enfant va être le symbole de l’avenir mais les liens qui l’ont fait sont désormais secondaires... Société de production et d’invention, et non de reproduction. Ceci dit, les sociétés traditionnelles changent, elles se mentent à elles-mêmes en valorisant la seule stabilité. De même, nous nous mentons à nous-mêmes lorsque nous célébrons le mouvement seul (stabilité indispensable) »

 

L’oeuvre de Marcel Gauchet consiste à faire la généalogie du phénomène démocratique. L’avènement de la modernité démocratique va ainsi être marqué par trois changements (ou « vagues ») fondamentaux. Dans le CD 1, Marcel Gauchet précise quelles sont ces trois vagues : le moment proprement politique avec l’avènement de l’Etat moderne, le moment juridique qui s’appuie théoriquement sur le contractualisme (le principe de légitimité fondée sur l’hétéronomie –principe hiérarchique d’organisation-, laisse place au principe de légitimité fondé sur l’autonomie, seuls les individus de la société, également libres, sont source de droits et peuvent fonder par leur contrat en commun l’existence collective). Et enfin le moment proprement « historique » ; écoutons ce que dit Marcel Gauchet à ce sujet : CD 1 -  6

 

ECOUTE CD (prise de notes de l’ensemble de la présentation de ces trois « vagues »)

« Mon travail consiste à recomposer la généalogie du monde démocratique. Compréhension radicale à partir du principe d’autonomisation des sociétés humaines dans le cadre de la sortie de la religion.  Mode d’organisation religieux des sociétés. La religion, contre la croyance ethnocentrique qui nous pousse à n’y voir que des croyances individuelles est tout autre chose que cela pendant 99% de notre temps. Très long parcours au cours duquel l’organisation des sociétés est régie par un principe d’hétéronomie : la loi de l’autre, de nature supérieure et extérieur à l’espace visible dans lequel opèrent les humains. Le pouvoir sacré qui commande et organise la communauté politique : personnage habité par l’au-delà et habilité à commander au nom de cette sacralité. Organisation de l’espace humain sur le principe de la hiérarchie à tous les échelons de l’existence collective (exemple de la famille) et qui tient les êtres ensemble par leurs inégalités de nature. Caractère structurant du religieux dans la quasi totalité des sociétés qui nous sont connaissables. Ce qui se passe en Europe depuis l’an mille et de manière ouverte depuis le début du XVI siècle : autre mode d’organisation, celle de l’autonomie. Phénomène générateur de la modernité. Trois étapes : étape politique qui correspond à « l’avènement de l’Etat Moderne » (1600). C’est le contraire du pouvoir sacré. Celui-ci relie au surnaturel. L’Etat délie le ciel et la terre. Machine à séparer l’ici-bas et l’au-delà. Ce n’est pas le salut dans l’autre monde qui doit présider.... (Richelieu). Raison d’Etat. Phase juridique : correspond au mouvement du droit naturel moderne. Hobbes, Grotius, Locke, Rousseau. Il peut paraître étonnant de passer  du registre lourd de la création de l’Etat Moderne (ce que les historiens nomment « la Révolution militaire ») à une histoire purement intellectuelle. Livres qui ont très peu de lecteurs... Ces livres ont créés cependant des schèmes de pensée qui s’adressent à une petite élite mais qui vont gagner la totalité des esprits. Le langage des droits est maintenant dans toutes les têtes des enfants de Maternelle ! Comment de telles idées peuvent se développer ainsi ?  Elles annoncent une révolution intellectuelle. La religion ne peut plus légitimer ce que fait l’Etat. Les théories du contrat : il n’y a en droit au départ que des individus, qui sont également libres. La constitution des sociétés en droit ne peut que résulter de l’accord que ces individus passent librement entre eux. Cherchons un autre principe ? Il y en a aucun autre possible. Logique interne des principes imparables. Si l’on raisonne dans la perspective que la société doit servir le bien des citoyens. Deuxième grande création de la modernité qui va se traduire dans les révolutions française et américaine. Volonté d’édifier une société inscrite sur le principe des droits. Troisième vague : la révolution de l’histoire à partir de 1800 qui produit un monde totalement différent,  sous le règne de l’économie. Mais s’inscrit dans quelque chose de plus profond : modification de l’organisation temporelle. Société de tradition. Avant, règne de l’ancestralité et des modèles du passé. L’Autre du passé qui exige de nous la conformité. L’organisation autonome passe par un grand basculement vers l’avenir : idée de progrès (1750). Nous ne sommes pas obligés de reconduire les modèles du passé puisque nous avons la capacité de faire mieux. Ajouter à la sédimentation des siècles dans un progrès continu. Mouvement qui s’amplifie de plus en plus.  Nous sommes dans des sociétés de plus en plus futuristes. Clé de l’autonomie. Ce n’est pas seulement la délibération en commun pour se donner ses propres lois. L’humanité produit concrètement son propre monde dans le temps en direction du futur. Se donner sa loi çà passe par des assemblées mais n’implique pas la production concrète et matérielle du monde humain (sous tous ses aspects) le signe du changement permanent. Organisation dynamique. Cette signification est très bien comprise par le jeune Marx. Liens intimes de cette organisation avec l’autonomie. Trois vagues donc : apparition d’une nouvelle communauté politique (l’Etat Nation), d’un nouveau type de système des droits individuels, d’une nouvelle organisation sociale, qui met au premier plan l’orientation vers l’avenir (ce qu’on appellera le libéralisme au XIX), et qui implique la scission de l’Etat et de la société. Ce qui est légitime c’est le souci du futur et du travail pour le produire : légitimité qui bascule de l’Etat (le pouvoir qui ordonne) vers la société, le gouvernement devenant le « représentant » de la société et s’en séparant. Libéralisme inhérent à la société de l’histoire ».

 

Problématique :

 

La société démocratique, en tant que « société de l’histoire » tournée vers l’avenir,  finit par génèrer un phénomène de « détraditionnalisation » qui ne cesse de s’approfondir. Selon Marcel Gauchet, ce développement a atteint ses limites aujourd’hui, et devient problématique pour la société elle-même.

 

1) La « détraditionnalisation » : « état des lieux »

 

► Un rapport problématique avec notre propre passé

Principe de tradition : le modèle indépassable de nos conduites et de nos usages se situe dans un passé fondateur[1]  Comme nous l’avons déjà suggéré, Les Temps Modernes inaugurent un rapport problématique avec le passé. Plus de répétition dictée par la tradition, mais une société qui veut assumer son orientation vers l’avenir et qui se construit sur la base d’un contrat volontaire entre des individus d’égale liberté qui souhaitent s’émanciper de toute tutelle en dehors de la raison, et inventer collectivement leur  avenir. Descartes est exemplaire en ce sens et peut être considéré comme l’ancêtre d’un tel mouvement : le cogito ne doit s’autoriser que de lui-même en tant qu’il est conduit par la seule raison, et rejeter toute soumission par rapport à une quelconque autorité du passé. Il est donc inhérent à cette modernité d’entretenir en permanence un rapport critique avec son présent et à fortiori son passé. Cette mutation dans la temporalité, cet « être-au-temps » spécifique marqué par une incertitude fondamentale va atteindre ses limites extrêmes avec la période contemporaine qui va inaugurer une véritable rupture ou dislocation dans le rapport qu’entretient le présent de cette société avec son passé : dès le début du siècle, Walter Benjamin, parlait déjà de notre difficulté pour vivre une expérience commune de continuité entre le présent et le passé. Aujourd’hui le grand historien Pierre Nora explique que nous sommes passés d’un passé vécu de plein pied à un passé vécu comme rupture. Pourquoi ? Plusieurs raisons viennent à l’esprit : « l’immobilité fulgurante » de nos sociétés (expression utilisée par Hermut Rosa) pour désigner le fait que nous sommes contraints à accélérer pour ne pas tomber, condamnés à faire du sur place. Une telle accélération précipite  également l’obsolescence de toute chose, et contracte ce que certains appellent « le présent durable » (pas d’expérience vraiment commune d’une génération à l’autre). Deuxièmement, la remise en question d’une histoire téléologiquement orientée vers un progrès continu (quelque soit par ailleurs le credo révolutionnaire ou libéral auquel on adhère). Qui aujourd’hui croit encore au sens de l’histoire ? Le temps ne peut plus être vécu comme le vecteur d’une histoire à faire, et laisse la place à une « crise de la projection dans le futur » marqué par un flot d’incertitudes : effets de la  mondialisation, développement insaisissable du capitalisme financier, insécurité sociale, appel incessant à la flexibilité (cf. concept de « société liquide »).

 

► Notre société, prise dans l’étau de cette double crise de l’horizon d’attente et du rapport à son propre passé, se caractérise par « le présentisme » : nous sommes ainsi complètement immergés dans un présent opaque, amnésique de son histoire, rythmé par la consommation d’un flot ininterrompu  d’évènements déversé quotidiennement par les médias. Un tel présentisme est tout à fait compatible avec ce que Marcel Gauchet appelle « le commémorationnisme : à travers cette célébration des anniversaires du passé, c’est d’un remodelage du passé dont il s’agit, aux seuls fins du présent, au contraire de la recherche d’un passé le plus objectif possible susceptible d’éclairer la genèse du présent pour mieux nous comprendre (c’est la fonction essentielle d’une véritable conscience historique)[2]. La patrimonialisation de la culture relève de la même logique : certes nous nous raccrochons comme à un viatique aux « grandes oeuvres », et nous les mettons sur un piédestal, mais elles restent « lettres mortes » tant qu’elles ne sont pas l’objet d’un véritable travail d’appropriation aux fins d’un meilleur éclairage de notre présent et de notre avenir, ce qui est précisément la fonction d’un héritage.

 

► Etre un héritier implique que nous reconnaissons la précédence et l’extériorité de ce qui nous fait ce que nous sommes : le processus de l’individualisme contemporain, aboutissement de la réalisation concrète des principes même de la démocratie, et qui conduit à l’absolutisation des droits individuels, va à l’encontre de cette reconnaissance. L’individualisation finit par conduire au refus de la précédence symbolique du collectif. Le « devenir individu » a tendance à n’être plus rattaché à un « devenir-humain » plus large, qui passait par l’appropriation des leçons du passé et de l’esprit de la communauté,  mais à un individu posé comme tel au point de  départ, avant les savoirs. L’école en particulier avait, jusqu’à il y a peu, réalisé un compromis entre d’une part, le projet de la modernité consistant à substituer à l’ancienne imprégnation familiale et sociale et l’autorité indiscutable du passé un dispositif explicite et méthodique de transmission conduit par la raison, et d’autre part l’évidence inquestionnée d’une obligation envers le passé,  et d’une précédence des modèles collectifs. Mais la relance du processus de détraditionnalisation (années 70) finit par saper ce compromis La réflexion pédagogique devient aveugle à la dimension d’antériorité du savoir pour se concentrer sur les besoins des êtres singuliers au présent[3]. L’individu est finalement antérieur à tout le reste, au point de départ de tout ; lorsqu’il s’agit d’apprendre, ce sont ses intérêts qui seuls priment en droit et en fait. Il n’a pas besoin du savoir pour s’instituer. Ceci a bien sûr des conséquences sur le rapport au savoir lui-même, que les problèmes de l’éducation aujourd’hui ne font que traduire.

 

► Il serait très intéressant à ce sujet d’analyser la « culture » nouvelle engendrée par les nouvelles technologies et Internet en particulier : le savoir n’est plus vécu comme la condition « du devenir individu », la fameuse « tête bien faite » qui passe par l’appropriation et la « digestion » internes du savoir ; mais comme une banque de données extérieure à ma disposition (par ailleurs assez fabuleuse...). Ce phénomène d’extériorisation ou d’externalisation du savoir conduit à une certaine forme de « désintellectualisation ». Il suffirait de « piocher » dans cette banque lorsque le besoin s’en fait sentir (nous sommes bien sûr en présence d’une illusion), et non plus de s’en pénétrer pour se former et devenir un individu autonome.

Il faut souligner que ce qui est décrit ici n’est qu’une tendance et que l’erreur consisterait à penser que de tels ressorts socio-historiques conduisent inexorablement à une société sans passé et sans héritage.  Cela est bien entendu impossible : nous ne pouvons pas nous passer de transmission ou de tradition. Pourquoi ?

 

2) Nous ne pouvons pas nous passer de tradition...

 

Le passé continue quoiqu’on en dise d’occuper une place importante à l’intérieur de nous-mêmes, et c’est à partir de cette vitalité secrète du passé au-dedans de nous que nous pouvons rebâtir une relation censée avec lui. Ce nouveau rapport au passé, cette fois-ci délibéré et partant du présent pour aller vers le passé, serait l’équivalent de la tradition tout en fonctionnant à ses antipodes (la tradition va du passé vers le présent). Ce nouveau rapport au passé est dans le questionnement et non dans la réception passive. Nous retrouvons là la problématique de l’héritage. J’ai eu récemment l’occasion de commenter cette belle phrase de René Char, reprise abondamment par Hannah Arendt dans « Crise de la Culture » : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». Cette affirmation est bien sûr paradoxale puisque justement un héritage est défini comme « un legs par testament » ! C’est en réfléchissant aux conditions de l’héritage dans les sociétés de la modernité que nous pouvons trouver des éléments de réponse à notre question de ce soir ... Hannah Arendt prolonge l’affirmation de René Char et nous apporte ainsi un précieux éclairage : « Nous ne savons pas de quoi nous héritons, faute de tradition qui choisit et nomme, qui transmet et conserve, qui indique où les trésors se trouvent et quelle est leur valeur. »

 

La précédence est une contrainte constitutive de l’expérience humaine, c’est elle qui justifie l’éducation. Si nous devions faire le trajet de la connaissance pour notre propre compte, nous serions morts avant d’avoir commencé à vivre. L’art pédagogique doit évoluer entre deux termes extrêmes : on ne peut  inculquer ces acquis sans tenir compte que ce nouvel individu existe par lui-même et doit construire par ses propres moyens ses connaissances s’il veut pouvoir les maîtriser de façon satisfaisante.  Mais par ailleurs, il est impossible de lui épargner l’antériorité, avec ce qu’elle implique d’obligation à s’en saisir. « Permettre l’appropriation personnelle, du côté de l’élève, tout en lui rendant sensible et intelligible cette précédence des savoirs qui s’imposent à lui : la quête de ce difficile équilibre est ce qui pourra donner sa pleine justification à la fonction médiatrice de l’enseignant. »

Pourquoi malgré la crise le fait de l’autorité subsiste comme donnée inhérente à l’existence de collectifs humains ?

Une société où il n’y aurait que de la force et du droit serait proche du cauchemar. Il y aura toujours, que nous le voulions ou non, une transcendance du collectif, au sens où nous appartenons à une collectivité qui nous a fait comme nous sommes, qui nous précède et nous antécède, qui nous procure le langage, nous investit de son héritage, nous infuse la culture et les idéaux qui nous guident (quoiqu’en disent les naïfs individualistes !). L’autorité, et sa dimension représentative (qui représente cet « au-delà » dont nous venons de parler, même s’il ne s’agit pas cette fois-ci d’un regard religieux mais laïc…), répond à ce besoin spécifique de médiation entre l’individuel et le collectif. En ce sens l’autorité est un rouage constitutif du mécanisme social ; elle est inhérente à l’articulation de l’être-soi et de l’être ensemble. En ce sens, Hannah Arendt avait raison de pronostiquer une crise des autorités traditionnelles dans le monde occidental déjà largement entamée selon elle durant la première moitié du XXème siècle, mais elle avait tord sans doute d’assimiler le phénomène de l’autorité en tant que tel aux formes historiques qu’elle a prise dans les sociétés de tradition.

 

Etre déclaré individu en droit dès notre naissance ne nous dispense pas, au contraire, pour devenir un individu, d’avoir recours au savoir. Nous sommes pour ce faire dans la nécessité de nous « coltiner » l’apprentissage du monde... Sinon nous allons perpétuer le « supplice de Tantale » auprès de nos « nouveaux individus » : ils seraient ainsi dotés d’emblée d’une liberté qui les priverait des moyens de son exercice… N’est-ce pas le risque majeur qui traverse l’école aujourd’hui ? « L’école selon l’individu passera inexorablement à côté des conditions de production de cet individu » (Marcel Gauchet, « La démocratie contre elle-même », chapitre sur l’école). La précédence et l’extériorité des savoirs et de la culture rendent incontournables l’exercice d’une transmission qui ne peut être totalement étrangère au principe de tradition, et qui seule peut mettre en œuvre les conditions de l’émancipation des individus.

 

Daniel Mercier, dimanche 14 septembre 2014

 



[1] Pensons par exemple à l’école de la République qui a longtemps incarné  ce passé à travers « les Humanités ».

[2] L’exemple pris par Joffrin dans le Nouvel Obs (juin 2014, n° 2587) de la commémoration de juin 44, dans un article intitulé « Débarquement de 44 et amnésie », montre avec beaucoup de force comment le commémorationnisme peut être parfaitement compatible – voire complice – avec l’amnésie historique.  

 

[3] Quand le passé vit dans le présent, la formation de l’individu passe « naturellement » par la référence à la précédence du collectif et du passé qui m’englobe. Devenir soi-même, dans ce cadre, ou apprendre qui l’on est, suppose que je prends symboliquement sur moi cette réalité sociale qui m’englobe, et je la fais mienne.