En quel sens sommes-nous libres ? Et le sommes nous ? 

- Février 2010

La présentation du sujet

« En quel sens sommes-nous libres ? Et le sommes nous ? »

 

Nous pouvons essayer de distinguer trois niveaux de lecture, trois discours différents sur le concept de liberté : le premier niveau de discours serait celui que l’on pourrait nommer « le pouvoir de faire ou ne pas faire », qui est le plus proche de ce que nous entendons communément par « liberté », c’et à dire celui de la liberté d’action. Celle-ci devient l’objet de réflexion de la philosophie politique : qu’est-ce qui se passe quand « l’autre » apparaît ? La philosophie politique va en effet s’intéresser à la réalisation de la liberté dans la communauté des individus rassemblés. Un troisième niveau correspondrait à une réflexion proprement ontologique, inséparable à son tour d’une réflexion morale et éthique, qui se pose la question de l’être de l’homme par rapport à la liberté, c’est à dire qui se préoccupe de dégager la structure ontologique de sa liberté, et conséquemment s’il est réellement libre. Ce niveau de réflexion est bien sûr central dans notre question : « En quel sens sommes-nous libres ? Et le sommes-nous ? »

L'écrit philosophique

En quel(s) sens sommes-nous libres ? Et le sommes-nous ?

 

*Le Dictionnaire Philosophique de Voltaire

*Article de Ricoeur sur la liberté (Encyclopédia Universalis)

*« Qu’est-ce qu’un homme ? » Luc Ferry

*« La sagesse des modernes » Luc Ferry et André Comte-Sponville

« Le Contrat Social » (Rousseau) et « Le Leviathan » (Hobbes)

« L’Etre et le néant » (Sartre) et « Sartre » (Nathalie Monnin)

« L’Ethique » (Spinoza)

*« La science est-elle inhumaine ?Essai sur la libre nécessité (Henri Atlan)

« Les étincelles de hasard » Henri Atlan

*« La philosophie tragique » (Clément Rosset)

 

Nous pouvons essayer de distinguer trois niveaux de lecture, trois discours différents sur le concept de liberté : le premier niveau de discours serait celui que l’on pourrait nommer « le pouvoir de faire ou ne pas faire », qui est le plus proche de ce que nous entendons communément par « liberté », c’et à dire celui de la liberté d’action. Celle-ci devient l’objet de réflexion de la philosophie politique : qu’est-ce qui se passe quand « l’autre » apparaît ? La philosophie politique va en effet s’intéresser à la réalisation de la liberté dans la communauté des individus rassemblés. Un troisième niveau correspondrait à une réflexion proprement ontologique, inséparable à son tour d’une réflexion morale et éthique, qui se pose la question de l’être de l’homme par rapport à la liberté, c’est à dire qui se préoccupe de dégager la structure ontologique de sa liberté, et conséquemment s’il est réellement libre. Ce niveau de réflexion est bien sûr central dans notre question : « En quel sens sommes-nous libres ? Et le sommes-nous ? »

 

Le pouvoir de faire…

Le premier sens est celui qui est développé dans le Dictionnaire Philosophique de Voltaire : il imagine un dialogue où l’un des protagonistes démontre à l’autre que même si l’homme a beaucoup plus de liberté que l’animal (en termes quantitatif), il s’agit d’une même et unique liberté qui réside uniquement dans la liberté d’action, consistant « à faire ce que je veux », c’est à dire qui est associée à mon pouvoir d’agir sur ce qui m’entoure, sans être empêché par des contraintes extérieures : en ce sens en effet, il n’y a pas de différence fondamentale, fait dire Voltaire à son personnage, entre un chien qui courre après un lièvre, et celle d’un homme qui se marie : l’un comme l’autre sont libres de leurs mouvements, quelle que soit par ailleurs l’origine de ceux-ci : une impulsion dans un cas, une décision volontaire dans l’autre. C’est la liberté comme absence de contrainte.

Cependant, nous pouvons constater sans plus tarder une différence importante entre ces deux actions : la première semble pouvoir relever d’une causalité naturelle (dans la nature, l’apparition du lièvre risque de provoquer mécaniquement la course du chien), la seconde relever d’une action intentionnelle, c’est à dire être déterminée par des « raisons ». Nous pourrions alors faire une distinction entre des actions qui relèveraient du niveau le plus bas de la liberté et qui seraient les actions non intentionnelles déterminées par des causes, et des actions intentionnelles, c’est à dire associées à des « raisons », autrement dit à des « motifs » (derrière l’action), des « fins » (devant l’action), mais aussi des « choix », des « projets », des « décisions »…tout un réseau de notions interdépendantes qui introduisent de la rationalité, de la délibération volontaire, et qui, donc distingueraient l’action humaine du simple mouvement que l’on peut constater dans la nature, c’est à dire les évènements de l’univers : un événement arrive ; alors que je fais arriver quelque chose en tant qu’agent de l’action ; l’action libre fait donc intervenir un agent de l’action ou « sujet » qui est l’auteur de ce qui arrive, et à qui je peux imputer l’action (d’où la notion de responsabilité, inséparable de celle de liberté). Il y aurait alors des degrés différents de liberté selon que mon action n’est pas loin d’être la simple résultante mécanique d’une cause (par exemple je tue pour ne pas être tué moi-même, ou je ne peux m’empêcher de manger du chocolat le soir après le dîner), ou qu’elle est le fruit d’un choix qui s’appuie sur des raisons (Le Cid fait le choix de l’honneur et sacrifie son amour pour Chimène). mais nous pouvons d’ors et déjà nous interroger : où placer la limite entre le libre et le contraint ? il est en effet possible de repérer des actions qui sont en grande partie le résultat de contraintes extérieures (l’emprisonnement par exemple, ou encore l’obligation de fuir devant un danger imminent, ou bien de tuer pour ne pas être tué), mais beaucoup plus difficile de faire la part des contraintes intérieures (psychiques inconscientes notamment, mais aussi tout ce qui nous « traverse » d’ordre génétique, culturel, historique, ethnique …etc.) dans une action déterminée (c’est assez simple concernant la compulsion au chocolat, mais beaucoup plus complexe si j’essaie par exemple de retrouver ce qui a déterminé l’acte criminel sexuel de tel ou tel… ). Notre propre naissance nous « embarque » à jamais d’une façon déterminée dans ce monde… Nos « raisons » ne sont pas toutes raisonnables (c’est l’ambiguïté de cette expression), et leurs sédimentations, même si j’essaie de les porter au langage, de les mettre en mots, empêchent la transparence. Comme le dit Ricoeur, « Entre la raison et la cause, nous trouvons tous les degrés intermédiaires entre le libre et le contraint ». Mais ne sommes-nous pas alors conduit à examiner plus attentivement le statut de la liberté humaine, d’un point de vue ontologique ? Ce sera l'objet de la troisième partie.

Quelle liberté au sens politique et moral ?

Un deuxième niveau de la liberté apparaît lorsque, prolongeant le « pouvoir de faire ou de ne pas faire » individuel, deux vouloirs vont entrer en jeu : la question qui se pose alors, de nature morale et politique, est celle d’un contrat qui va permettre de fixer une norme commune indépendante de nos propres  désirs, et qui va assurer la co-existence de ces deux libertés. Autrement dit, comme le dit Hegel, il s’agit ici de s’interroger sur la manière dont la liberté humaine va se réaliser ou s’objectiver (passer d’une liberté subjective à une liberté objective) dans la réalité de notre existence sociale. Ce sont les philosophes « contractualistes » (théories du Contrat Social) du XVIIIème siècle, comme Hobbes, Locke ou Rousseau, qui ont les premiers posé clairement la problématique : comment l’homme, originellement solitaire et libre dans l’état de nature, va devoir accepter d’abandonner au Souverain cette première liberté naturelle (et donc de limiter cette liberté d’action précédemment évoquée), au profit de lois qui vont le protéger (et le droit à protéger sa vie, le droit à la sécurité, pourra être considéré à bon droit comme la première des libertés) et instituer des libertés cette fois-ci civiles ? Pour Hobbes par exemple, cette première liberté naturelle et absolue, au service d’un égoïsme exacerbé, devient vite le principal obstacle à la liberté elle-même : la liberté de chaque individu et contredite par la liberté de chaque autre, et c’est « la guerre de tous contre tous », « l’homme (étant) un loup pour l’homme ». Chacun va donc prendre la décision de contractualiser avec le Prince (il ne s’agit pas là d’un Souverain qui représente le peuple ou la « volonté générale » comme chez Rousseau)  l’abandon de cette liberté originelle en échange d’un protection de cette autorité extérieure. Ce contrat est le fondement de l’organisation collective de la vie en société. Chez Rousseau, le contrat n’est pas de même nature car le souverain à qui l’on s’en remet est aussi l’expression de la volonté générale : les libertés civiles sont ainsi le prolongement de l’ancienne liberté naturelle, et le « sujet » est à la fois celui qui est « assujetti » au souverain et aussi celui qui est citoyen faisant les lois. Ce modèle de société ou chaque citoyen se gouverne en quelque sorte lui-même va rapidement faire de Rousseau le théoricien de la démocratie. Ainsi, la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, dans son article IV, affirme : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ; ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. ».

 Mais quelles que soient les différences entre ces deux auteurs, ce qui les rapprochent est la chose suivante : ce qui fonde la société est cette nécessité de fixer des règles du jeu de la vie commune capable de juguler l’égoïsme exacerbé de chaque individu et de permettre ainsi un « vivre ensemble » plus ou moins pacifié : l’ancienne liberté naturelle est en quelque sorte « échangée » au profit de droits égaux, de libertés civiles individuelles et publiques régies par le droit (et non plus par la nature). Comme le dit Hegel, un système de droit équivaut à « la liberté réalisée », comme s’il s’agissait d’une « seconde nature ».

C’est précisément la raison d’être et le fondement du politique. A côté de lui, mais sur le terrain de la morale (on peut en effet distinguer, avec Kant, l’ordre de la légalité et l’ordre de la moralité) une problématique proche va se développer autour cette fois-ci de la loi morale : la possibilité même d’une morale repose selon lui sur l’existence d’une telle loi universelle et transcendante. Etre libre, c’est ne pas céder à ses penchants ou intérêts qui nous habitent en tant qu’êtres empiriques (soumis à l’expérience), mais au contraire d’obéir au devoir ; celui-ci consiste à obéir à cette loi, c’est à dire à soumettre sa « maxime subjective » (c’est à dire son principe d’action, ses intentions) à la règle d’universalisation, ce que Kant appelle « l’impératif catégorique », et qu’il formule ainsi : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d’une législation universelle ».

Nous avons ainsi deux ordres de réalité incompatibles, explorés par Kant dans ce qu’il appelle « la troisième antinomie de la raison » et qui est l’antinomie entre la nature et la liberté : celle-ci est en effet une rupture incompatible avec l’ordre de la causalité présente dans la nature. Elle suppose une transcendance (celle de la loi morale notamment) qui rompt avec l’immanence de l’enchaînement des causes qui caractérise l’ordre naturel, et qui pose la possibilité d’une volonté libre, au delà de toute dépendance causale à des facteurs extérieurs à la raison. La liberté est ainsi la condition de possibilité d’une morale, en tant qu’elle est puissance d’arrachement aux déterminismes de la nature (et de notre propre nature en tant qu’être empirique soumis aux désirs et intérêts). C’est parce que je suis libre de mes choix que je peux être considéré comme moralement responsable de mes actes. L’existence du mal lui-même (il n’y a pas à proprement parler de « mal » dans la nature, sauf à y porter un regard anthropocentrique) plaide en faveur de ce postulat d’une liberté comme « exilée de toute nature ». C’est bien entendu notre troisième niveau de lecture qui est convoqué ici : au delà de la liberté d’action, limitée mais incontestable, ce dont il est question ici, c’est de l’existence ou non d’une liberté inconditionnelle, irréductible à toute détermination autre qu’elle-même, comme propre de l’homme. Ce que les « anciens » appelaient le libre-arbitre…

 

Quelle liberté au sens ontologique ?

 

Cette question de la liberté est sans doute une des principales pierres d’achoppement des différents systèmes de pensée philosophiques : une ligne de partage semble séparer ceux-ci depuis l’Antiquité selon la réponse qu’ils apportent à la question, même si celle-ci ne se pose explicitement  que depuis l’avènement de la subjectivité, c’est à dire depuis le christianisme augustinien (Saint-Augustin) : la liberté humaine se manifeste avant tout par une puissance négative de défection et de détournement de Dieu. J’ai toujours la possibilité, plutôt que d’être « fils de Dieu », d’être sous la domination de la concupiscence (attirance pour les biens de ce monde héritée du pêché originel). A partir de cette réflexion, le concept de libre-arbitre va être repris, sous une forme ou une autre, par de nombreux philosophes. Parmi ceux-ci, on peut citer Descartes (liberté humaine à l’image de Dieu, d’où cette dimension de l’infini ; s’exprime par la liberté de jugement de l’entendement), Rousseau, Kant (à travers la liberté comme conscience morale, la phénoménologie (Husserl), Sartre et l’existentialisme. Ferry aujourd’hui serait le représentant le plus académique de ce courant de l’idéalisme, devenue depuis Kant « idéalisme transcendantal ». C’est avec lui que nous présenterons brièvement la thèse en présence, et ses enjeux sur le plan de la morale (Kant étant ici exemplaire ; Ferry ne cesse de s’y référer). De quoi s’agit-il ?

Luc Ferry, se réfère à un roman intitulé « Les Animaux dénaturés » de Vercors, qui selon lui nous indique le critère décisif de la distinction entre l’homme et l’animal : une expédition à la recherche du « maillon manquant » entre l’animal et l’homme trouve en Nouvelle-Guinée une tribu qui correspondrait à ce qu’ils recherchent… Un débat enflammé naît autour de la nature de ces êtres. C’est la femme du juge qui trouvera le critère décisif, qui est l’enterrement des morts. Cette cérémonie témoigne d’une interrogation métaphysique, d’une distance par rapport à la nature. Elle s’en explique : « Pour s’interroger, il faut être deux : celui qui interroge, celui qu’on interroge. Confondu avec la nature, l’animal ne peut l’interroger. Voilà, il me semble, le point que nous cherchons. L’animal fait un avec la nature. L’homme fait deux. ». Autrement dit, ce dont il est question ici, et c’est le véritable objet de notre discussion ce soir, c’est la rupture que l’ordre humain inaugurerait par rapport à la nature (et donc le monde animal), au sens où il serait dans l’essence de l’être humain de prendre cette distance vis-à-vis d’elle, de pouvoir en quelque sorte « en sortir », s’arracher à ses déterminations naturelles, et faire ainsi « deux » avec elle. Cet acte est un acte de liberté. S’appuyant sur ce texte (« La sagesse des Modernes », « Qu’est-ce que l’Homme ?»), L. Ferry, en fidèle kantien, fait de l’arrachement de l’homme à la nature le trait absolument distinctif qui fonde ontologiquement le statut d’humain. L’expérience du bien et du mal est déterminante pour L. Ferry : il n’y a ni méchant ou démoniaque dans la nature ; pas plus de vices que de vertus. C’est parce que l’homme est libre, liberté qui est par définition excès par rapport aux déterminations naturelles, qu’il peut choisir pour le meilleur ou pour le pire, « le mal pour le mal », ou au contraire des conduites moralement bonnes. A ce titre, l’existence même du mal radical (comme par exemple la torture) est la preuve de cette capacité d’arrachement aux lois de la nature, contrairement à ce qui se passe dans le monde animal (un animal peut être cruel mais jamais méchant…). La morale elle-même, de ce point de vue, ne peut que s’instituer contre la nature, comme anti-naturelle, contrairement à la thèse selon laquelle elle serait un tardif produit de l’évolution de l’espèce  (nous y reviendrons). Toute explication qui prétend réduire cette transcendance ou cette liberté (cela signifie ici la même chose) propre à l’humain sera donc rejetée : non, la « nature n’est pas notre code » (biologisme). Pas plus l’histoire ( historicisme : au sens où nous en serions le jouet ou le produit passif ; c’est une certaine idée du matérialisme historique qui est ici visé), ou « l’environnement social » (sociologisme) : dans tous ces cas de figure, d’autres déterminismes (historiques, sociaux) viennent en effet relayer et prolonger les déterminismes naturels (biologiques), et « l’essence précèdera alors toujours l’existence », ce qui est contraire au primat de la liberté que revendique cette philosophie transcendantale. Sartre en particulier s’inscrira dans cette perspective, tout en la radicalisant : si Dieu n’existe pas, nous sommes condamnés à être libres. C’est à dire ? Il y a au moins un être qui surgit dans le monde avant de pouvoir être défini par aucun concept, c’est l’homme. Il surgit d’ un monde frappé par la contingence et l’indéterminisme, qui pourrait donc aussi bien ne pas être et qui n’a aucun sens à priori. C’est ce sentiment de la contingence que Heidegger appelle l’angoisse et Sartre « la nausée » : « Tout est gratuit, le jardin, cette ville et moi-même. Quand il arrive qu’on s’en rende compte, çà nous tourne le cœur et tout se met à flotter. Voilà la nausée. ». L’homme ne trouve ni en lui (sa prétendue nature), ni derrière lui (le déterminisme des causes), ni devant ou au dessus de lui (transcendance des valeurs, finalité ou destination dernière) de quoi orienter sa conduite et son action. Il se définit alors par son existence même, et non par sa nature ou son « essence » : il ne sera que ce qu’il se sera fait. Il n’est pas qu’un « en soi » (défini à jamais par des caractéristiques fixes, comme un objet), mais aussi un « pour soi », c’est à dire avant tout un projet qui se vit subjectivement (il sera ce qu’il a projeté d’être). Cette capacité de « néantisation » par rapport à tout ce qui aurait tendance à le figer et l’objectiver dans un être donné, c’est précisément cela la liberté. Cela ne signifie pas que Sartre ne tient aucun compte des déterminations auxquelles nous sommes confrontées : d’une certaine façon en effet, nous ne choisissons pas qui nous sommes, et nous sommes dès le départ  embarqués de manière singulière dans ce monde par notre naissance, notre position sociale, notre culture, notre ethnie…etc. Mais il distingue la détermination de la « situation » : nous sommes « en situation », mais non « déterminés »… Nous avons une nature, une histoire, un corps, mais nous ne sommes pas cette nature, cette histoire, ce corps… précisément parce que c’est la liberté qui nous définit, si je puis dire « essentiellement » : «  L’important n’est pas ce que l’on m’a fait mais ce que je fais de ce que l’on m’a fait ».

 

A l’opposé de cette conception, les tenants du déterminisme (souvent matérialistes mais pas nécessairement. Spinoza, le philosophe décisif de ce point de vue, refuserait, sans doute, cette opposition…) se sont appliqués à montrer que cette liberté là était une illusion. Nous pouvons ranger dans cette catégorie, après Spinoza, des philosophes comme Marx, Nietzsche, Freud, ou encore Deleuze ou Foucault. Comme Ferry représenterait aujourd’hui le courant idéaliste, c’est André Comte-Sponville qui pourrait être le porte-parole du déterminisme (et, dans son cas, du matérialisme). Pour Spinoza, la véritable liberté est celle de la libre nécessité, qui consiste à se déterminer soi-même en fonction de sa propre nature : en ce sens seul Dieu, qui est pour Spinoza la Nature en tant qu’elle est infinie, peut-être « cause d’elle-même » ; auto-déterminée selon sa nature. En ce sens, le monde ne peut pas être autre qu’il n’est, régi qu’il est par la nécessité, et nous sommes très loin d’un Dieu personnel qui manifesterait son libre arbitre absolu à travers sa création. L’individu, en tant qu’un des  modes finis de la substance infinie qu’est la nature,  dépend nécessairement de causes extérieures à lui-même. Bien loin d’être « un empire dans un empire », l’être humain est chez Spinoza élément du grand Tout de la Nature, partie de la nature parmi d’autres, et par conséquent soumis à ses lois de causalité. S’il a conscience d’être libre, dit Spinoza, c’est par l’ignorance de l’ensemble des causes qui le déterminent. Il a conscience de ses désirs et de ces actions mais se trouve dans l’ignorance de leurs véritables causes (nous pourrions ajouter que la plupart du temps, la conscience ignore aussi ce qu’elle ignore). La conscience chez Spinoza n’est que le témoin du passage d’un état à un autre, témoin du changement, mais en aucun cas, elle a spontanément accès à la connaissance des causes de ces transformations. Autrement dit, l’homme agit toujours par nécessité, même lorsqu’il se croit libre : imaginer, explique Spinoza, que cette pierre, qui roule sur la pente sous le coup d’une impulsion donnée par une cause extérieure à elle, ait une conscience qui, au moment-même de son mouvement, exprime le sentiment d’un effort accompli par sa libre volonté, et vous aurez une image très approchante de ce qui se passe pour l’homme et son sentiment de libre-arbitre… Il faut tout de suite faire remarquer que cette vision déterministe du monde et de l’homme dans ce monde n’est pas contradictoire avec la liberté d’action précédemment décrite : il est empiriquement indiscutable que nous faisons des choix, délibérons, prenons des décisions. Que nous pouvons parfois être contraints par d’autres hommes, et que d’autre fois nous pouvons agir librement, c'est-à-dire sans ce genre de contraintes (autrement dit, l’objet de la philosophie politique n’est pas en cause). Bref que nous agissons selon notre gré, c’est à dire volontairement : je peux vouloir ce que je fais, mais en revanche rien ne me garantit que ce vouloir est lui-même libre. Autrement dit, je ne suis nullement contraint contre ma volonté à faire ou penser ceci ou cela, mais je suis contraint à avoir nécessairement le désir ou la volonté de penser ou d’agir ainsi. L’expérience quotidienne du libre arbitre où je me représente comme agent libre à l’origine d’une chaîne causale d’évènements est bien réelle, même si cette liberté n’est qu’une illusion. Une nouvelle conception de la liberté peut naître alors, conciliable avec le postulat du déterminisme absolu : il est toujours possible, par une connaissance adéquate toujours plus étendue des causes qui déterminent les évènements du monde et de moi-même dans ce monde, d’être de plus en plus en coïncidence avec ce que je suis et ce que je fais. A la limite (mais il est entendu que cette connaissance infinie de toutes les séries causales qui agissent sur un point précis à un moment donné est inaccessible), nous pouvons concevoir la possibilité d’une liberté absolue où notre être se confondrait avec le savoir. Dans une perspective spinoziste, ce nouvel ordre des raisons ainsi en développement est corrélatif de nouveaux affects (affections de mon corps associées à leurs idées) qui vont venir reconfigurer mes « choix » (car pour lui de simples idées ne peuvent avoir un impact sur ma puissance d’agir). Un déterminisme interne, celui des idées adéquates ou de la vertu selon Spinoza, va venir remplacer le déterminisme externe, celui des causes extérieures. Bien entendu, il serait illusoire là encore de penser que ces nouveaux « choix » vont déterminer un nouveau futur ; cette expérience est bien réelle dans le présent où elle se passe, mais elle est doit être pensée, comme n’importe qu’elle autre expérience, à l’intérieur d’un déterminisme où il n’y a jamais de « trous », et où « tout est prévu » (selon la phrase célèbre de l’Ecclésiaste repris par le Talmud : « rien de nouveau sous le soleil »). Sur le développement de cette conception de la liberté, lire l’Ethique de Spinoza, mais aussi les développements très intéressants de Henri Atlan dans « La science est-elle inhumaine » et surtout « Les Etincelles du Hasard » Tome 1, chapitre 2)

 

 

Daniel Mercier, le 22/06/09