Enjeu(x) philosophique(s) de l’inter-culturalité

Juillet 2012 - Café Philo Narbonne Festival Méditerranée

 

La présentation du sujet

Rencontre interculturelle : enjeu(x) philosophique(s) de l’inter-culturalité

 

La pire des choses dans ce domaine serait de négliger la dimension d’hétérogénéité et d’altérité inhérente à la pluralité des pratiques sociales et culturelles, et « enterrer » la question avant même de l’avoir posée… De ce point de vue, les rencontres interculturelles –quelles qu’en soient leurs modalités – sont à la fois indispensables à la vie démocratique, et inévitablement source de tensions (théoriques et/ou pratiques). La philosophie peut-elle jouer un rôle particulier dans ce dialogue de l’inter-culturalité ? Peut-elle contribuer à le rendre plus fructueux ? Oui, sans doute, à condition d’accepter de se questionner elle-même dans sa propre prétention à l’universalité…

 

Daniel Mercier

 

L'écrit philosophique

CAFE PHILO NARBONNE FESTIVAL MEDITERRANEE 2 JUILLET 2012

 

« RENCONTRE INTERCULTURELLE … »

 

Quelques références bibliographiques…

  • Tristes tropiques, Claude Levi Strauss
  • Race et Histoire, Claude Levi Strauss
  • Egaux et différents. Comment pouvons-nous vivre ensemble ? Alain Touraine
  • La culture, in Notions de Philosophie III, D.Kambouchner
  • De l’Universel, de l’Uniforme, du Commun, et du dialogue entre les cultures, François Jullien

 

Première question : en quoi cette notion est philosophique ? A première vue, rien de philosophique dans cette expression ordinairement utilisée pour désigner des évènements culturels, souvent artistiques, tels que le Festival Méditerranée… nous devons bien sûr resituer une telle manifestation, en soi d’importance anecdotique, dans l’acception plus générale de ce que nous appelons souvent « le dialogue entre les cultures » ou « interculturalité ». Est-ce une question actuelle ? Oui et non. Non, car aux différents coins du monde, sous les échanges et les trafics de toute sorte, sous les guerres et les déportations, les cultures ne nous ont pas attendues pour dialoguer entre elles d’une façon ou d’une autre : emprunts, contaminations, influences… Oui, à cause du changement d’échelle et l’accélération qu’a connu ce processus avec la mondialisation et les nombreux mouvements migratoires de population qu’elle a entraînés. Même si la « position » occidentale est en voie de déclin, il faut d’abord noter que ces « rencontres » ont eu lieu dans le contexte d’une domination sans partage de l’Occident et de sa culture, colonisation et assimilation culturelle ayant été pendant longtemps la règle. La discrimination et la ségrégation d’une culture par rapport à une autre s’inscrivait généralement dans un rapport de domination des plus faibles par les plus forts, qui se jugeaient eux-mêmes dépositaires de l’universel et de la modernité. Aujourd’hui, la « Culture monde » a gagné du terrain (nous savons – cf. conférence récente – que la vision d’une culture homogénéisée à l’échelle de la planète est simpliste et en partie erronée), entraînant des échanges de plus en plus nombreux, et notre période est marquée par deux phénomènes complémentaires : le retour du refoulé de toutes les cultures jusque là peu reconnues ; la mauvaise conscience de l’occident par rapport à son passé : ce n’est pas un hasard si le thème de la défense de la diversité culturelle, de la collaboration et du respect entre cultures, est l’axe central du travail de l’UNESCO. De ce point de vue, le travail remarquable de Claude Levi Strauss sur la critique radicale de l’ethnocentrisme a marqué un tournant historique. L’interculturalité est donc de ce point de vue dans l’air du temps. Notre préoccupation ce soir est donc de mesurer les enjeux philosophiques de la référence insistante à cette idée, tant sur un plan théorique que pratique.

 

Nous retiendrons à propos de la notion de « culture(s) » le sens anthropologique habituel : elles désignent (le pluriel est ici recommandé) l’ensemble des institutions, des pratiques sociales, des valeurs, des œuvres d’un groupe humain déterminé, mais aussi sa pensée et ses représentations du monde. La rencontre interculturelle ne concerne donc pas seulement la musique, le théâtre ou le cinéma, mais l’ensemble des pratiques et des valeurs communes à un groupe social, aussi bien à l’extérieur qu’à l’intérieur de nos frontières, ces particularités pouvant être d’origine social, ethnique, sexuelle, religieuse, nationale …etc.

Définition d’une « situation interculturelle » : « La notion d’interculturalité, pour avoir sa pleine valeur, doit, en effet, être étendue à toute situation de rupture culturelle — résultant, essentiellement, de différences de codes et de significations —, les différences en jeu pouvant être liées à divers types d’appartenance (ethnie, nation, région, religion, genre, génération, groupe social, organisationnel, occupationnel, en particulier). Il y a donc situation interculturelle dès que les personnes ou les groupes en présence ne partagent pas les mêmes

 univers de significations et les mêmes formes d’expression de ces significations, ces écarts pouvant faire obstacle à la communication[ ]». Est-il besoin d’ajouter que les rencontres culturelles ne sont pas essentiellement le fruit de « programmations » festives ou non, mais d’un processus permanent, en particulier à l’heure de la Culture Monde…

 

Nous commencerons par énoncer quelques préalables visant à éviter les malentendus les plus habituels :

Cultures au pluriel…

Il est indispensable de se prémunir contre l’illusion de l’homogénéité culturelle, associée la plupart du temps à l’absolutisation des différences ; il n’y a pas de cultures « pures » séparées les unes des autres. Les sciences sociales (l’ethnologie ne particulier) ont montrés qu’une culture vivait de ses échanges et de ses influences réciproques avec d’autres. Chaque culture ne doit pas être considérée comme une entité séparée car ce qui se manifeste en réalité est un flux continu se brassant et se mélangeant, s’hybridant et mutant sans cesse, mais justement à partir d’une pluralité. Nous ne devrions parler que de cultures au pluriel. L’homogénéité culturelle est à la fois un fantasme et une menace lorsqu’elle est instrumentalisée, mais ne correspond pas à la réalité des cultures vivantes. Aucune société moderne, ouverte aux échanges et aux changements n’a d’unité culturelle complète. Les cultures, nous le savons depuis C. Levi Strauss, sont moins que jamais isolées et doivent même leur perpétuation aux confrontations et rencontres avec d’autres cultures. Elles sont des constructions qui se transforment constamment en réinterprétant des expériences nouvelles, ce qui rend artificiel et dangereux la recherche d’une essence ou d’une quelconque « âme nationale » (critique du phénomène « d’essentialisation » de la notion de culture). C’est sur cette absolutisation ou « réification » des différences (différentialisme) que se greffe la plupart du temps l’obsession de l’identité collective et les aventures communautaristes, l’assignation des individus dans des appartenances soi-disant homogènes… Le pluriel est consubstantiel aux cultures en tant qu’elles sont ce mouvement permanent d’emprunts, d’assimilations, qui les fait souvent fondre dans de plus grands ensembles. « Mouvement d’uniformisation, mais en même temps de re-spécification, de re-diversification » (François Jullien). La culture, par essence, ne cesse de se transformer. Elle est « essentiellement un phénomène d’altération ». Les communautés sont d’autant moins isolées à l’époque de la Culture monde, où le mélange des individus et  des collectivités culturellement divers dans des espaces de plus en plus ouverts est la règle. Nous avons déjà parlé (précédente conférence) des phénomènes de métissage ou de créolisation de plus en plus nombreux, produisant du nouveau à partir du déjà là. Des formes hybrides du global et du local (le « glocal » propose Lipovetsky…), produites d’une rencontre entre culture mondialisée et cultures locales, sont caractéristiques aussi de la Culture monde. Il faut d’ailleurs préciser à ce sujet que le métissage correspond rarement à un processus volontaire et/ou harmonieux. Il est plus souvent le fruit de chocs et de heurts plus ou moins violents, davantage  subis que souhaités…Certains sociologues considèrent ces concepts de métissage ou d’hybridation théoriquement suspects : ils supposent en effet au départ des cultures « pures » et homogènes qui auraient été en quelque sorte contaminées ou souillées par d’autres… Or, comme le pense Jean-Loup Anselle (Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures), et comme nous l’avons suffisamment montré, toute culture est par définition métisse, au sens où elle est toujours faite de rencontres et d’influences multiples, toujours inachevée et mouvante, irriguée par plusieurs sources. Culture et acculturation sont les deux faces de la même médaille. Comme nous le voyons ici, les cultures ne nous ont pas attendues pour communiquer entre elles…

L’interculturalité dans sa dimension politique est inséparable de la démocratie et de ses principes : nous ne pouvons pas défendre en démocratie une conception moniste du Bien ou de la Vérité. Se prétendre détenteur d’une vérité ou d’un bien qui serait là, extérieur à toute subjectivité, qu’il suffirait de lire correctement, est incompatible avec ses valeurs. Pour elle, la question du bien est individuelle et subjective, et par conséquent renvoie à la pluralité des êtres humains (individus ou groupes déterminés). La laïcité est précisément un moyen, avec la séparation de l’Etat et des églises, de protéger le pluralisme, et éviter de voir se confondre espace public et espace privé, et de confisquer l’Etat au profit d’une conception particulière du bien (comme aujourd’hui prétend le faire la « Charia » de l’islamisme, lois d’essence supérieure aux lois démocratiques, et qui s’imposent à ces dernières ; c’est d’ailleurs la même chose pour « la dictature du prolétariat »). Le pluralisme, en particulier dans le domaine culturel, est donc inhérent au fonctionnement démocratique. En même temps, nous devons nous garder de tout angélisme : la rencontre génère évidemment  - par l’altérité en jeu – tensions et conflits. Le débat aujourd’hui entre la conception du multiculturalisme (application des droits des individus aux minorités culturelles et reconnaissance politique de celles-ci en tant que telles), et la conception présentée comme « laïque et républicaine » (l’intégration dite « à la française »), doit être resitué dans ce contexte. Alain Touraine, pour sa part, semble proposer une troisième voie, qu’il nomme « la démocratie culturelle » (après la démocratie politique et la démocratie sociale, la démocratie culturelle…). Mais quelque soit les choix retenus, la reconnaissance du caractère multiculturel de la société est aujourd’hui reconnu par (presque) tous.

Culture et civilisation. Sans développer cette grande question, contentons-nous de distinguer, tel que Levi Strauss nous y invite dans un passage de Race et Histoire (mais il ne reviendra que très rarement sur cette distinction…) ces deux concepts : pour être le plus clair possible sur la question des nécessaires échanges, emprunts, partages entre cultures, la précision suivante est en effet précieuse : Levi Strauss introduit le mot « civilisation » comme le fruit d’une rencontre, d’une collaboration ou « coalition » de cultures qui rend possible le progrès dans une direction donnée, et avec lui « cet ensemble complexe d’inventions de tous ordres que nous appelons une civilisation ». Celle-ci est d’autant plus vigoureuse que son patrimoine initial est varié, divers. La civilisation « consiste même dans cette coexistence ». Ainsi, les chances de progrès d’une culture coïncident avec ses chances de rencontre avec d’autres cultures, « sur un certain mode positif ». Une culture est en quelque sorte un « écosystème » qui ne demande qu’à être conservé ; la civilisation, elle, est par définition dynamique. Elle est la fois un ensemble d’acquis provenant de cette rencontre, et le processus même de ces acquisitions. La civilisation résulte ainsi de la rencontre même. EST la rencontre. Une civilisation est, à la différence d’une culture, une entité de plus vaste dimension commune à des peuples et des nations. La culture correspond à des groupes humains de dimensions plus réduites et fortement solidaires. Kambuchner (« La culture ») se saisit de cette distinction pour trancher sur une difficulté qui lui paraît importante : comment utiliser le même concept de culture pour des groupes humains aux tailles si différentes : entre la culture d’une tribu déterminée et « une société réunissant, moyennant des divisions plus ou moins explicites en toutes sortes de sous-groupes aux traditions différentes, des millions ou des dizaines de millions d’individus », le contenu même de ce qu’on appelle culture est-il comparable ? Il faut aussi noter à ce sujet « la généralisation de l’écriture, la constitution d’archives, la diversification des formes littéraires, la transformation des religions, l’invention de codes de toute sorte, la concurrence instituée entre les doctrines, l’autonomisation relative de l’art. » propre aux sociétés de la seconde catégorie. ». Le concept de civilisation contiendrait cette capacité de mis en commun et « d’englobement » ; ainsi, la rencontre interculturelle serait au cœur même du processus civilisationnel.

 

 

II- Comment aborder l’interculturalité ?

Au-delà de l’affichage systématique de bons sentiments en faveur d’une coopération culturelle mondiale, qui n’a peut-être pour fonction que de masquer le refoulé occidental d’une hégémonie et d’une maîtrise passée, et abandonne du coup l’interculturalité à une pensée affadie de la différence, deux grand écueils guettent sa pensée : l’universalisme et le relativisme extrême.

1- L’universalisme a longtemps était la position assumée de la pensée occidentale : il consistait à penser qu’un fond commun universel préexistait à toutes les différences culturelles, celui-ci ayant été bien sûr formulé au fur et à mesure de l’avancée de notre pensée et correspondant à notre idéal classique de la culture, en particulier des universels fondamentaux constituant le socle de nos représentations du monde,  tels que la philosophie avait pu les constituer ; des notions comme  l’être, le temps, la substance, la finalité, la polis, le sujet, l’objet…mais aussi la vérité, le beau, le bien, etc. seraient des notions universelles. Cette conception de l’universel implique la conscience d’une certaine supériorité relative, cohérente avec une visée expansionniste, une volonté d’uniformisation. L’humanisme de l’Occident et son impérialisme constitueraient les aspects d’une seule et même entreprise.  Dans cette optique, les cultures ne seraient que des variations plus ou moins accomplies de l’effectuation de tels principes, et pourraient être situées sur un axe de développement dont la flèche de droite correspondrait bien sûr au degré supérieur, qui serait celui atteint par nos sociétés de la modernité. L’inter-culturalité n’est pas un problème, nous nous retrouvons nous-mêmes malgré les différences dans chaque culture, chacune représentant en quelque sorte une étape antérieure de notre propre développement… La diffusion planétaire d’un tel idéal s’est accompagnée de nombreuses violences et de processus d’ « assimilation culturelle », incompatibles avec le droit inaliénable des populations à garder leur culture d’origine et l’égale dignité des différents idéaux culturels. La référence théorique incontournable sur cette question, celui qui a définitivement disqualifié cette approche, est bien sûr l’anthropologue Claude Levi Strauss, en particulier dans Tristes Tropiques et surtout Race et Histoire. Il a élaboré la thèse relativiste selon laquelle aucun modèle ou idéal culturel ne pouvait être supérieur à d’autres, que nous pouvons résumer ainsi :

2- La thèse relativiste de Levi Strauss

Refus de la part de l’anthropologue de situer ces cultures les unes par rapport aux autres sur une échelle simple qui correspondrait à une progression, un progrès linéaire de l’humanité. L’ethnologue devra s’efforcer de suspendre les normes morales en usage dans sa culture d’origine. Cette position relativiste a dû s’affirmer contre l’évolutionnisme hérité du XIXème siècle. On analysera ainsi chaque trait distinctif d’une culture dans un cadre structural, en leur accordant le maximum d’organisation systématique. On ne pourra plus dire que les performances de telle société primitive sont inférieures à celles des nôtres, comme les performances de l’enfant seraient inférieures à celles de l’adulte. L’ingéniosité humaine ne s’est pas exercée ici plus que là, mais s’est développée dans des directions différentes. Une culture nous paraît ainsi « inerte » - c’est-à-dire exempte de mutations à l’intérieur d’une certaine séquence temporelle – qu’en fonction d’une position et un système de références particuliers à l’observateur. Chaque culture se sera ainsi exposée à perdre sur certains tableaux « ce qu’elle a voulu gagner sur d’autres ». Levi Strauss se livre ainsi à plusieurs comparaisons, en particulier celle-ci : « L’Occident, maître des machines, témoigne de connaissances très élémentaires sur l’utilisation et les ressources de cette suprême machine qu’est le corps humain. Dans ce domaine au contraire, comme dans celui, connexe, des rapports entre le physique et le moral, l’Orient et l’Extrême-Orient possèdent sur lui une avance de plusieurs millénaires… ». En ce sens, une société future (pourquoi pas « alternative ? ») devra être conçue en considération de tout ce que d’autres cultures ont pu réussir, alors que nous l’avons manqué. Levi Strauss évoque notamment la distinction entre « sociétés authentiques » (où les individus participent tous à la culture du groupe et ont une connaissance concrète les uns des autres), et les systèmes sociaux marqués par l’inauthenticité, c’est-à-dire où la communication s’effectue par toutes sortes d’intermédiaires…). Il est important de noter que la taille du groupe joue ici un rôle important. Nous pouvons aussi penser à ce sujet aux distinctions sociologiques classiques entre société et communauté (Tonnies), société organique et société rationnelle (Weber)…etc. Le discours remarquable de Levi Strauss nous enseigne en réalité cette distance à soi où se trouve le commencement de toute éthique. Son travail a autant une dimension morale qu’une dimension théorique et méthodologique.

3- Le relativisme radical

Mais ce relativisme, s’il n’a pas de limites, peu devenir extrême, et réduire l’interculturalité aux différences mêmes et à leur enregistrement. « Relativisme paresseux », dit Jullien, derrière le consensus mou d’un pseudo-dialogue, se bornant à enregistrer le repli et le refuge dans un particularisme érigé en entité, et qui n’est pas questionné : ce sont des Chinois, des Portoricains, des « Nambikwaras », ou encore des Lesbiennes ou des Gothiques, et tout est dit dans cette qualification même. L’ouverture n’est qu’apparente et ne favorise pas la rencontre. La thèse relativiste abandonne les diverses cultures à leur perspective particulière. En ce sens, la thèse de Huntington me semble participer d’un tel courant de pensée : on parlera de choc des civilisations (Huntington) … huit grand « blocs » sont dessinés, véritables entités monolithiques, définies rudimentairement par des traits considérés comme les plus saillants (en réalité très arbitraires). Il s’agirait alors de protéger coûte que coûte « les qualités uniques de la civilisation occidentale », et d’appeler au repli identitaire de l’Occident, face aux multiples dangers de destruction culturelle… Le relativisme favorise la réification des différences. Il n’y a pas de société multiculturelle possible, et donc d’authentiques rencontres, sans le recours à un principe universaliste qui permette la communication entre des individus et des groupes socialement et culturellement différents. Un relativisme culturel extrême conduit à souhaiter la séparation de cultures définies par leur particularité, et donc peut favoriser la construction de sociétés homogènes culturellement (multi-communautarisme). Mais en revanche, il n’y a pas non plus de société multiculturelle possible si ce principe universaliste commande une conception de l’organisation sociale et personnelle qui conduise à traiter en inférieurs ceux qui s’éloignent du modèle dominant, sous couvert de la référence à l’universel et à l’humanité commune.

4- « Ni universalisme facile, ni relativisme paresseux »

Comme le dit F. Jullien, mais pourrait aussi bien le dire, à mon sens, Alain Touraine ou Kambouchner, nous ne devons certes pas reconduire « l’universalisme facile » qui si longtemps s’est confondu avec l’européocentrisme, c’est-à-dire une vision ethnocentriste du monde à partir de nos propres références –tyrannie du Même et écrasement de l’Autre -, mais non plus verser, sans plus d’exigence, dans un « relativisme paresseux ». L’idée d’une entente  universelle entre cultures, horizon jamais atteint ni même atteignable, n’en joue pas moins un rôle régulateur guidant la recherche, et assure les conditions de possibilité d’un dialogue véritable entre cultures. Sinon, il ne s’agirait plus que d’un discours idéologique un peu démagogique et consensuel abandonnant chaque culture à son sort personnel (relativisme paresseux), et les reléguant, sous couvert d’œcuménisme, à la réclusion identitaire. Qu’est-ce qui fait que, malgré la force de la théorie relativiste, considérée aujourd’hui comme un point de non retour, cette exigence de l’universel ne soit pas relégable ?

 

5- Que peut la philosophie (ou en quoi la philosophie est concernée ici) ?

La philosophie qui précisément prétend à l’universel ne peut rester indifférente à ces questions… Avant de se demander comment elle peut nous aider à penser l’interculturalité, elle doit commencer à tirer les conséquences pour elle-même de cette forme de transcendantal que semble constituer la disparité des cultures, et en particulier, F. Jullien le souligne, l’altérité des langues, et qui l’interroge. F Jullien, qui identifie d’ailleurs la philosophie à la tradition occidentale, se consacre à cette tâche : mettre à l’épreuve cet universel occidental par l’analyse d’autres formes de pensée présentes dans d’autres cultures (cf. par exemple le travail de Jullien sur la pensée chinoise, nous y reviendrons). Il s’agit de trouver un cadre de pensée  extérieur au sien (F. Jullien est un helléniste pétri de culture et de langues grecques), pour sortir de la contingence de sa propre pensée, et pouvoir ainsi, grâce à ce « dehors » ou ce « pas de côté » réinterroger la philosophie, et en particulier ce qui en constitue le socle, c'est-à-dire la philosophie grecque. Avant de pouvoir construire un discours sur l’interculturalité, la philosophie doit donc en amont s’appliquer à elle-même le concept. Elle ne pourra jouer là un rôle important dans ce dialogue entre cultures qu’à la condition d’accepter de se questionner elle-même sur sa prétention à l’universalité.

 

III- LES DIMENSIONS ESSENTIELLES D’UNE VERITABLE  RENCONTRE …

Pour introduire cette partie, commençons par dire que la tolérance vis-à-vis de cultures qui ne sont pas les siennes ne doit pas venir du compromis (par rapport à nos valeurs), mais d’une compréhension : chaque culture, chaque personne se rende intelligibles les valeurs de l’autre dans sa propre langue et, par suite, se « réfléchisse » à partir d’elles…

 

1- Commencer par prendre la mesure de l’écart qui sépare  deux pensées culturellement hétérogènes. Irréductibilité de l’écart

C’est grâce à ce mouvement horizontal de va-et-vient (nulle pensée surplombante  ici) qu’un véritable dialogue peut s’instaurer, dont la pièce maîtresse est constituée par les écarts de langue. Grand écart même, tant il est vrai que jusqu’au XIX siècle, les cultures et les langues occidentales et chinoises ne se sont quasiment jamais rencontrées. Il ne s’agit pas à proprement parler de « différences » – notion qui privilégie les idées de distinction et « d’aspect » - mais d’écart, notion qui insiste sur la distance et le caractère étranger. Ce sont en particulier les écarts de langue qui ouvrent des embranchements particuliers de la pensée. La « traduction » est la mesure de cet écart : la signification d’un mot, même le plus simple, comme « paysage » ou « chose », du français en chinois nous fait changer de sens. A partir de cet aller-retour d’une langue à une autre, on accède à des écarts de significations correspondant à deux conceptions du monde. La pensée serait en ce sens, comme le déclarait le linguiste Benveniste, « déploiement des prédispositions de la langue ».

Le présupposé le plus courant de la philosophie, c’est qu’il y a derrière les écarts de langue et de cultures, des catégories de pensées identiques, des « universels » qui seraient d’emblée donnés à l’esprit. C’est ce présupposé qui est battu en brèche par le travail théorique de F. Jullien (cf. notes sur de l’Universel). A partir de l’analyse du concept de « substance », « concept-souche » chez Kant, et qui renvoie rien moins qu’à une ontologie comme science de l’être, sur lequel s’est en grande partie construit la science, il montre qu’il n’y a nulle référence de cette nature dans la pensée chinoise, pour laquelle la question du « Qu’est-ce que c’est ? » n’a pas grand sens… Elle pense plutôt sous l’angle de l’interaction et du procès, le « qi » étant une notion centrale, ni matière ni esprit, mais à la fois l’un et l’autre, souffle cosmique… Ces écarts, et Jullien ici est irremplaçable, sont autant de ressources pour la pensée, et pas seulement des limitations à notre prétention à l’universel : ils ouvrent à chaque fois de nouveaux possibles pour la pensée, en permettant de « déclôturer » la sienne propre (nous allons y revenir). Il est ainsi très utile, tels des « sourciers de la culture », de chercher à mettre en relief des ressources culturelles qui risquent d’être aseptisées et/ou enfouies sous le « normatif mondialisé » (Jullien pense ici à une certaine forme édulcorée de pensée occidentale répandue sur toute la planète).

2- L’intelligible : une intelligence commune des écarts

Le « dia » de dialogue signifie la distance de cet écart entre deux cultures plurielles. Et « logos » la possibilité d’entretenir entre elles une communication, parce que tout est intelligible : une intelligence commune de ces écarts sont possibles. Cette intelligibilité est pour Jullien la première marque de l’universel : non pas s’accorder avec l’autre sur un énoncé donné, mais accepter de « déclôturer » sa position et de la mettre en « vis-à-vis » de celle de l’autre, pour comprendre l’écart. C’est dans ce « réfléchissement » (au sens optique) d’une culture sur l’autre qu’opère le dialogue. Sa logique n’est pas de trouver un universel préétabli, mais de réélaborer ses propres conceptions pour les communiquer à l’autre, et de traduire les conceptions d’autrui dans sa propre langue : c’est dans ce vis-à-vis, ce réfléchissement, d’une culture sur l’autre qu’opère le dialogue. Il réside dans la « traduction » (au sens littéral, c’est-à-dire linguistique) qui met en travail les cultures entre elles. C’est dans cette tentative de connaissance - visant non pas la vérité, car cela supposerait d’avoir une position de surplomb extérieure à toute perspective particulière, ce qui n’est pas possible – que s’affirme cependant une exigence de la raison, en tant que l’écart est rendu intelligible, et par conséquent aussi chacune des cultures. Car la rencontre d’une autre culture permet de mieux prendre conscience de la culture d’où l’on vient, grâce au recul pris dans son esprit. Le connu n’est pas le familier. Il faut même rompre avec lui pour y accéder véritablement, et découvrir ainsi les implicites et impensés sur lesquels nous construisons notre pensée. Grâce à un tel travail, apparaît, des deux côtés, « un fond culturel commun », qui fait le nous de la communauté, créé une connivence entre membres d’une même culture. Ce que nous avons appelé une « déclôturation », ou déconstructions d’universalismes établis, rendus possibles par le réfléchissement, permet de relancer la pensée en « intra » (à l’intérieur de sa propre culture), de « reconfigurer le champ du pensable ». Et seul le dialogue entre cultures peut le permettre. C’est la démarche cartésienne par excellence, à la différence près que le doute ne porte pas sur les objets classiques de la pensée (la perception, Dieu, les mathématiques, l’âme, etc.), mais sur les implicites qui ont portés cette pensée, et qui constitue le « transcendantal » culturel que nous avons déjà évoqué. Mais au-delà de cette ouverture de nature cognitive incluse dans la véritable rencontre, c’est aussi un positionnement éthique qui est convoqué…

 

3- De la capacité à rencontrer autrui : un « au-delà des différences ».

N’y a-t-il pas dans la capacité (mais aussi la volonté) à rencontrer autrui, notamment dans la rencontre interculturelle, le principe même d’un « au-delà des différences » (Kambouchner) ? Il y a sans doute dans la possibilité de cette rencontre, la capacité d’avoir égard pour autrui, qui n’est pas la manifestation d’une culture déterminée. Etre civilisé, dans cette acception, mais nous l’avons déjà pointé sociologiquement parlant, c’est être en relation avec d’autres, alors que le particularisme vante sa culture d’élection comme un absolu... Cet égard pour autrui renvoie peut-être à cet idéal d’entente universelle entre les peuples qui ne semble pas être le privilège d’une culture particulière. Il y a toujours dans le désir de rencontre le pari de la possibilité du commun, c’est-à-dire d’une appartenance commune, au-delà des appartenances traditionnellement liées à sa   culture particulière. Un « commun » en quelque sorte élargi jusqu’à l’universel… Cette rencontre doit aboutir réciproquement à une extension de la culture de l’un à celle de l’autre ► dépassement d’un premier état de cette culture dans un autre plus « compréhensif ». L’idée selon laquelle on pense que l’on peut entrer dans l’univers culturel de l’autre, ne serait-ce qu’au titre d’un idéal, n’appartient à aucune culture particulière ; cette capacité constitue, selon Kambouchner, la dimension proprement morale de la civilisation. Prenons l’exemple de l’ethnologue : sa culture d’origine sera toujours convoquée, soit comme base de comparaison, soit comme obstacle épistémologique, mais sa curiosité et sa faculté d’empathie en direction de l’étranger ne sont pas propres à sa culture, mais appartiennent à la civilisation… En outre, l’objet ultime de la recherche ethnologique est un « universel commun »… Son bagage théorique lui-même doit être considéré comme n’appartenant pas non plus à sa culture particulière, mais à la civilisation (c’est en tout cas le point de vue de Kambouchner, qui peut sans doute être contesté… Peut-on vraiment donner à  la science un statut « extraterritorial » par rapport à la culture ?). Cela ne signifie pas que dans la rencontre ethnologique, la civilisation soit d’une seul côté : la rencontre ne pourrait même pas avoir lieu si les indigènes n’étaient capables non seulement de faire à l’ethnologue une certaine place parmi eux, mais aussi « de comparer eux-mêmes les cultures en présence ». 

Si la civilisation est égard pour autrui, elle sera quelque chose qui se manifeste, plutôt que quelque chose que l’on possède.  Et l’Occident n’aura jamais eu le privilège de ce genre de manifestations de civilisation, et en revanche y a manqué un nombre infini de fois à l’égard des autres populations du globe …

Puisque rien ne peut justifier la supériorité d’une culture sur une autre à partir d’un critère qui serait absolument prévalent, seule est mauvaise la destruction  d’une culture, vouant toute une population à la déréliction intellectuelle et économique. Toutes les cultures sont civilisées au sens où elles sont toutes en rapport avec d’autres, et toutes comprises dans une certaine grande aire de civilisation.  Impossible de dire, donc, qu’une culture est plus ou moins civilisée.

Mais alors cela signifie-t-il qu’en matière de cultures, toute question de valeur soit dépourvue de sens, que rien ne puisse être déclaré plus conforme ? Qu’est-ce qui fait que malgré tout, « l’exigence d’universel n’est pas relégable », comme le prétend Jullien ?

 

 

IV- A la recherche de l’universel …

Nous avons déjà pressenti, à travers la quête de cet intelligible, mais aussi cet égard pour autrui présent dans la rencontre, et même ce qui guidant ultimement la recherche de l’ethnologue, qu’un universel est bien là, ne serait-ce qu’à titre d’idéal.

 

1- La question du commun

a) Suis-je bien civilisé ?

Premièrement, si la civilisation est « coalition » ou collaboration de cultures, la question d’un accord sur les valeurs ne peut pas, d’une façon ou d’une autre, ne pas être posée, dans ce mouvement même. La « rencontre » doit donner lieu en quelque sorte à une culture de second degré. La civilisation, en tant qu’elle est au fond recherche de bonnes conditions de la vie commune, est une question que chacun, individuellement aussi, doit se poser : Suis-je bien, sommes-nous bien civilisés ? C’est précisément cette question qui manifeste la présence de l’idée de civilisation comme recherche encore peu réalisée. Cette tension est elle-même une mise en cause de tel ou tel trait propre à notre culture, et il y a dans ce processus une perte de sécurité symbolique, intellectuelle et morale, que chaque culture est censée procurer à ses agents… A cette insécurité, aggravée aujourd’hui par la dégradation d’ordre socio-économique, répond le particularisme culturel par lequel on se déclare attaché par des liens vitaux à une culture déterminée (au sein même d’une aire de civilisation).

 

b) Le particularisme culturel n’est-il pas réductionniste (ou « clôturant »)?

Cette question est particulièrement complexe. La caractéristique de ce particularisme est de considérer que non seulement nous devons revendiquer comme le plus important la culture qui nous a nourris, mais que cette culture est un tout englobant l’ensemble des comportements collectifs et individuels. Il repose sur l’idée que sa culture d’élection constitue une unité et une originalité indiscutable, une sorte d’absolu permanent ; l’essence de ce particularisme est incantatoire. Lorsque nous parlons de « notre culture », cela ne peut pas  signifier quelque chose de cette nature… En même temps, il semble pertinent de dire que la culture n’est pas qu’un simple « enrobement » supplémentaire ajouté au sujet et qui lui serait détachable… F. Jullien insiste sur l’idée que nous sommes des sujets de part en part culturel : « …jamais nous ne nous posons des questions premières, comme le croit naïvement la philosophie, mais toujours pliées dans du culturel ... Je ne m’exprime, je ne conçois, je ne travaille que culturellement. Je suis un sujet culturel. Une culture est ce à travers quoi un sujet existe. ».Cependant, Jullien parle bien d’un « sujet » culturel. Et il précise : « en revanche un sujet ne se constitue qu’autant qu’il a su prendre du recul dans son esprit, reconsidérer les partis pris enfouis, sédimentés, à partir desquels il pense, et par là retrouver une initiative dans sa pensée », affirmant ainsi l’effectivité du sujet, et autorisant la possibilité d’une « non-prise » dans la logique du particularisme.

Cette question rejoint sans doute celle du multiculturalisme. Il y a une différence de nature entre l’idée de « coalition » des cultures de Levi Strauss, et celle du « multiculturalisme », dans sa version politique américaine : il s’agirait là d’une cohabitation entre cultures d’où l’idée de rencontre et de mélange serait absente, moyennant une stricte neutralité des institutions. Egalité de droit et en dignité de chacune, découlant des droits fondamentaux des personnes, eux-mêmes associés à leur identité culturelle. La culture particulière est considérée ici comme un tout indivisible ; d’où peut-être l’idée que les productions des diverses cultures sont incommensurables les une aux autres. Un tel fonctionnement risque de pencher davantage du côté du culte des productions spécifiques à chaque culture, qu’à favoriser entre leurs représentants un travail d’intercompréhension. Même si Taylor plaide pour que cet espace commun, dans lequel chaque culture doit avoir sa place, revête  le caractère d’un espace de discussion propre au « mélange des horizons », il semble qu’un multiculturalisme radical ne le permette pas vraiment. Tel est le jugement de Kambuchner… il semble reconnaître cependant que la reconnaissance instituée d’une culture minoritaire est nécessaire pour pouvoir, à partir d’un nouveau rapport de forces, instaurer la discussion souhaitable avec la culture dominante, drapée comme il se doit dans un humanisme de façade. Le multiculturalisme serait alors une stratégie transitoire pertinente pour des minorités opprimées ? Une position de combat nécessaire face à une communauté hégémonique. Derrida semblait pencher de ce côté-là…

 

c) Espace commun et limites du relativisme

Soit une rencontre destinée à instaurer une discussion interculturelle. Dans l’espace commun où les cultures se rencontrent, les questions abordées doivent être traitées « en commun », à la limite de chacune des cultures. Elles ne sont pas à proprement parler des questions culturelles, mais des questions « de civilisation ».

La distinction entre culture et civilisation permet ici de limiter la portée du relativisme culturel, et de faire la différence entre sa forme légitime et sa mauvaise application. En ce sens, la perpétuation de telle ou telle tradition apparaîtra tantôt souhaitable (par exemple, la perpétuation de telle forme d’art de vivre ou d’art tout court), tantôt intolérable (par exemple les mutilations rituelles ou l’enfermement des femmes). Et c’est bien au titre de la civilisation et non d’une culture particulière que l’Occident par exemple pourra retrouver la valeur exemplaire de l’idéal d’humanité des grecs. Mais de la même façon la pensée confucéenne ou taoïste de la tradition chinoise classique fait partie de la seconde catégorie et non pas simplement de la première. Mais revenons à l’idée d’espace commun ou public : l’existence même d’un tel espace, au sens utilisé par Hannah Arendt, lieu d’expression et d’action de la pluralité humaine, présuppose, me semble-t-il, que nous avons cette idée de civilisation comme horizon commun. Elle est en elle-même un démenti au relativisme extrême.

 

d) Mais la civilisation doit être considérée en tant qu’idéal, et non réalité effective, comme réalisée. Se proclamer civilisé, c’est faire la preuve de son particularisme en tant que culture de la démesure, caractérisée par l’affirmation de soi sans partage, et affichant un universalisme autoproclamé ! La civilisation s’éclipse dans le moment même de sa proclamation. Cela ne signifie pas que nous ne puissions pas revendiquer tel ou tel élément de civilisation, comme par exemple notre idéal humaniste, mais il n’y a pas de pure civilisation, en tant que fait séparé (en particulier des différentes formes culturelles, où par exemple la puissance, dans le cas de l’Occident, reste intimement associée, que ce soit sur le plan technique, politique …etc.). La civilisation doit être considérée comme « un phénomène intermittent, qui n’existe que lorsque la puissance consent à s’effacer (ou peut-être à se travestir ?), ce qui n’a pas été le cas la plupart du temps, puisque les ressortissants de l’Occident se sont bien souvent montrer « barbares ».Kambouchner.

 

2- Un universel ni constitué ou constitutif, mais négatif (François Jullien).

Par le dialogue, tel que conçu par Jullien, sont « refendues » les universalités closes pour y libérer l’exigence propre à l’universel, considéré non pas comme un universel constitué ou constitutif, mais comme « défectif », c’est-à-dire quelque chose qui manque et qui s’inscrit dans un commun en tant qu’horizon inatteignable, mais dont le rôle d’idéal régulateur est opérant. Comme nous l’avons vu, cet universel prend la forme de l’intelligible, en tant que partageable par une commune intelligence. L’universel est ce signifiant vide qui malgré les remplissages successifs, tirerait son sens et sa valeur de ce qu’aucun signifié ne peut venir le remplir. Il y a « un point de mire » de l’universel sans lequel le travail de dialogue engagé n’aurait pas de sens ; il permet d’ouvrir sans cesse une brèche dans le confort de la clôture, l’assurance de toute totalisation. C’est cette visée universalisante qui empêche les universalismes installés. Il pousse le commun à ne s’arrêter à aucune appartenance établie,

Aucun communautarisme, dans le sens d’un élargissement qui n’a pas de fin, vers une communauté universelle… comme « La Terre-Patrie » chère à Edgar Morin… L’universel est à ce titre « subversif », « émancipateur », « insurrectionnel »…

 

3- Le sens commun de l’humain…

Même s’il faut faire le deuil d’un sujet transcendantal capable de porter un jugement universel à partir d’une position d’extériorité et de surplomb, ne peut-on pas, à l’instar du jugement esthétique chez Kant, formuler au nom des droits de l’homme un jugement pouvant dépasser le perspectivisme propre aux cultures, telle est l’hypothèse défendue par F. Jullien. Le jugement esthétique chez Kant (celui portant sur le beau) est un jugement qui peut légitimement revendiquer l’objectivité (autrement dit prétendre à l’adhésion de tous), alors qu’il est « à priori sans concept », c’est-à-dire un jugement dont on ne peut rendre compte par la raison, ou encore dégager les critères à partir desquels il se soutient. Il en va de même pour les droits de l’homme. Le jugement porté en leur nom ne peut pas indiquer rigoureusement la règle universelle qui le sous-tend. Il est indéniable que l’idéal de ces droits, tel qu’il est par exemple formulé dans les différentes Déclarations,  sont solidaires d’une histoire culturelle singulière, mais en revanche, il est non moins indéniable que ces droits sont aussi exemplaires d’un Inconditionné (même si chaque version déterminée portera le sceau de la singularité de chaque culture).  Comme chez Kant pour le jugement esthétique, cette condition de possibilité d’une communication entre les cultures au travers des droits de l’homme, repose sur « le sens commun » : ce que j’éprouve personnellement vaut en même temps pour tous. C’est le sens commun de l’humain. C’est en lui que se rejoignent les cultures, « seul en deçà à priori des langues et des conceptions », ultime recours de la transculturalité. Cette communauté de sens de l’humain n’est pas assimilable « au fond ou socle commun de l’humanité » invoqué si couramment ; il est ce qui transparaît à vif dans toute expérience, et ne cesse de nous parler dans tout langage. Il y a là, dans ce sens commun de l’humain, le lieu d’une « communicabilité » ou « partageabilité » universelle.

 

4- Un dilemme en forme d’impasse ?

Il est cependant évident que cette prétention à l’universel de ces droits de l’homme est problématique, et nous confronte au dilemme suivant : « soit nous revendiquons une universalité arrogante des droits de l’homme nous condamnant à méconnaître combien ils sont culturellement marqués par les partis pris notionnels et civilisationnels dont ils sont issus, et nous en faisons naïvement le credo de base du nouvel ordre mondialisé ; soit nous renonçons à l’arme insurrectionnelle, de protestation, qu’ils constituent et qui peut à priori servir universellement aujourd’hui dans tous les lieux de la planète ».

Avant de répondre, retour aux partis pris culturels des droits de l’homme : F. Jullien consacre des développements très intéressants à ce sujet sur les différents univers culturels des civilisations comme l’Inde classique, la Chine, en vis-à-vis avec l’Occident ; il propose deux logiques culturelles qui se font face, également intelligibles : une logique d’émancipation (par l’universalité des droits de l’homme) et une logique de l’intégration (dans le milieu d’appartenance : familial-corporatif-ethnique-cosmique) ; alors que par exemple la culture occidentale va faire rupture en séparant l’homme de l’animal et du monde, par la double abstraction de « l’homme » (qui va revêtir la figure de l’individu) et des « droits », l’Inde, non pas opposée mais indifférente aux droits de l’homme, n’isolera l’homme ni des animaux, ni du monde… Des notions comme le « dharma » indien (et ensuite bouddhiste), ou « l’Harmonie » chinoise manifesteraient éloquemment un « vis-à-vis » aux droits de l’homme (il serait bien sûr nécessaire de déplier l’argumentation, très convaincante…). On ne trouve en Inde (ni en Chine) aucun principe d’autonomie individuelle ni non plus d’autoconstitution politique à partir desquels des droits de l’homme seraient à déclarer. L’occident, en l’occurrence, ferait « scandaleusement exception » ici… Dans la civilisation musulmane, pour d’autres raisons, qui tiennent à l’importance de la transcendance d’un autre monde, la prétention des droits de l’homme est résorbée dans un ordre qui les dépasse : la tradition (charia, fatwa) qui est directement la traduction du Coran et donc de la Révélation, fixe une Loi qui « atteint le sommet final dans la réglementation des rapports humains » (« les Musulmans face aux droits de l’homme »). Concernant à son tour les « partis-pris » implicites des droits de l’homme, Jullien note l’hypothèse d’une nature humaine universelle et transculturelle, connaissable par le seul recours de la raison, coupée de toute autre réalité du monde ; l’idéologie particulière qui les sous-tend, même de manière dissimulée, renvoie au retrait du cosmos, à la perte de l’harmonie, à l’abstraction de l’individu et à son statut irréductible, à la primauté du revendicatif sur le communautaire…

 

5- Que penser alors de l’universalité supposée des droits de l’homme ?

De fausses réponses…

Une première réponse serait de prendre acte que le mode de vie occidental, né du développement de la science et du capitalisme, s’est de fait imposé sur le reste du monde, et qu’il est donc nécessaire d’adopter ces derniers, en tant qu’ils accompagnent naturellement ces transformations.  Mais nous confondons alors universalité et conformité, et l’argument est alors purement opportuniste… Peut-être alors pouvons-nous dire que la légitimité des droits de l’homme repose sur le fait qu’ils sont, avec la société européenne qui les a engendrés à partir du début du XVII, un progrès historique et donc un gain pour l’humanité. Mais nous voyons bien qu’une telle justification vaut accusation pour les autres cultures, et surtout tombe sous les coups de la critique de l’ethnocentrisme (les travaux de Claude Levi Strauss sont sur cette question sans doute indépassables).

Les droits de l’homme et leur vocation « universalisante » : le gérondif introduit ici l’idée de l’universel négatif ou défectif déjà défendu par F. Jullien. En tant qu’outil de refus, faisant entendre le sens commun de l’humain, il fait « lever de l’universel ». Leur portée négative (ce contre quoi ils se dressent) est beaucoup plus importante que leur portée positive. Les droits de l’homme ne peuvent nous enseigner comment vivre ou nous proposer leur éthique comme la seule valable, mais en revanche, ils sont un instrument irremplaçable pour dire non et protester. Je peux légitimement dire non à priori dans quelque contexte culturel que ce soit. Cette fonction négative rejoint la fonction plus générale de rouvrir une brèche dans toute totalité clôturante, satisfaite d’elle-même (cf. III 2). 

 A travers leur lucarne particulière –celle de l’histoire et de l’idéologie dans lesquelles ils sont nés -, ils constituent un principe régulateur –uniquement fonctionnel et non notionnel- de l’universel. Ils ne sont pas universels en eux-mêmes en tant que réalisation achevée, mais leur privation fait surgir le vif d’un universel de l’humain, transculturel et anhistorique. Cet universalisant n’est pas de l’ordre de la vérité d’un savoir théorique quelconque, mais de l’ordre d’un recours à priori (ou inconditionné). Il n’est donc pas l’universalisable, qui est un énoncé de vérité prétendant à l’universalité (référence ici aux philosophes de l’école de Francfort Apel ou Habermas). L’intérêt supplémentaire des droits de l’homme par rapport à d’autres « universalisants » (par exemple, celui en jeu dans la situation citée par Mencius de l’enfant tombant dans le puits : « qui n’aurait pas tendu le bras n’est pas homme ») réside dans leur  statut d’abstraction qui les rend transculturellement opératoires (c’est une « commodité » supplémentaire…). 

 

En conclusion provisoire, nous pouvons suivre F. Jullien quand il nous invite à abandonner toute définition générique de l’Homme, qui recoure à un contenu universel faisant implicitement référence à la notion de substance (« ce qu’il y a dessous », le « substrat »…), sans abandonner le commun de l’intelligible (à travers ce qu’il appelle « l’auto-réfléchissement de l’humain »). L’adjectif « humain » (même quand il est « substantivé ») introduit un concept ouvertement exploratoire : il s’agir d’explorer « ce qui fait l’humain », dans une perspective purement immanente. Cette référence maintient « un universel ouvert » et non prescriptif et essentialiste. Elle encourage à déplier un pluriel (celui de la multitude des humains) jamais arrêté, celui des multiples cultures, en tant qu’elles sont les marqueurs de l’humanité. Le déploiement de la vie, dont l’hominien est un des produits, est le résultat aussi de nombreux écarts avec d’autres espèces, jusqu’à la conscience et la réflexivité. Il rend mieux compte de l’humain que ces mythologies plus ou moins mystérieuses fondées sur l’essence (la Création, la nature humaine…). Désormais, c’est l’enquête minutieuse de tous ses possibles essayés, à travers les écarts entre cultures, qui peut nous informer sur l’humain.

. L’idée d’universel comme idée régulatrice, désencombré de tous les universalismes installés, permet au sein de ce divers de sauvegarder la possibilité d’un commun qui ne se replie pas.

 

Daniel  Mercier, le 27/06/2012