Etre ou ne pas être fou - Juin 2010

La présentation du sujet

« Etre ou ne pas être fou … »

 

Cette séance du 12 juin clôturera la première partie de la saison 2010 (qui reprendra le deuxième samedi de septembre).

Il n’est pas question ici de faire un « état de la question » des sciences médicales, de la psychanalyse, ou de tout autre champ d’étude relatif à la connaissance de ce qu’est la folie (ce n’est pas l’objet de la philosophie), mais peut-être de mieux comprendre l’histoire de nos représentations sur la folie, du regard que les humains portent sur elle. Ces représentations sont chargées de beaucoup d’ubiquité. Tantôt la folie symbolise l’ « hubris » de l’homme, la démesure et l’insensé de nos existences et de notre condition que nous partageons tous ; à la fois « homo sapiens » et « homo demens », selon la belle expression d’Edgar Morin ; tantôt la folie se perçoit au contraire dans un rapport d’exclusion avec ce que nous sommes sensés être, nous les normaux gouvernés par la raison, pour qui le fait de penser selon la raison expulse hors de soi la « déraison », autre mot pour qualifier la folie. Comment penser la folie comme à la fois aussi proche et aussi lointaine ? Que penser de l’intérêt  et des préoccupations relatifs à la folie à partir du XVII ème siècle, qui se traduit par le « grand renferment des fous » (Michel Foucault), se poursuit par l’Asile, et se prolonge par la prise encharge des patients dans l’institution psychiatrique ? A partir de quel moment le « fou » cesse d’être défini « négativement » par rapport au normal pour être compris plus « positivement » comme une modalité d’existence particulière (mais est-ce vraiment le cas) ? Comment passe-t-on d’une représentation sociale de la folie à une approche plus « clinique » de celle-ci ? Voilà quelques unes des questions qui méritent discussion, mais aussi bien d’autres, tant il est vrai que l’idée de folie a la vertu  de nous interpeller au plus profond de nous-mêmes…

L'écrit philosophique

“Etre ou ne pas être fou…”

 

Pas de question ce soir …. « Etre ou ne pas être fou … ». Beaucoup de questions en vérité : qu’est-ce que la folie ? Qui est fou, qui ne l’est pas ? Ce terme désigne-t-il un état ou un fonctionnement particulier de l’être humain, ou bien sa portée est-elle avant tout sociale, en tant qu’il vise l’existence de ceux que l’on a nommés ainsi ? Pourquoi ce terme n’est en principe jamais utilisé en psychiatrie, au profit de celui de « maladie mentale » ? Doit-on opposer terme à terme raison et folie et définir celle-ci par exclusion de celle-là (folie = déraison) ? Ou bien la déraison fait-elle partie de la raison elle-même ? Dans quelles conditions historiques le concept de folie, dans son sens moderne actuel, est-il né ? En résumé, comment essayer d’y voir plus clair à propos d’une notion qui apparaît pouvoir se transformer au gré des intentions poursuivies, selon qu’on l’utilise pour désigner une force qui meut notre monde humain (Pascal : « nous sommes si nécessairement fous, que ce serait être fou par autre tour de folie, de n’être pas fou »), ou au contraire la désignation de ceux qui seraient en quelque sorte « exilés » de ce monde, par ceux qui seraient du côté de l’exercice de la raison ?

 

La folie ne concerne pas que « les autres » … mais beaucoup plus les autres que soi ». Comme le dit, je crois, Edgar Morin, il serait sans doute fou de se croire sage, et la folie est la chose humaine la plus partagée, pour le pire, mais aussi pour le meilleur. Concernant le pire, la méchanceté, les capacités de nuisance …etc., il suffit d’allumer le petit écran pour en être persuadé (délinquance économique, criminalité, massacres de masse, barbarie, misère…). L’homme est donc un être dangereux, et ce danger ne se limite pas à la dangerosité pathologique de certains individus, amalgamés d’ailleurs fort injustement à la folie (alors que nous savons que seulement 2 à 3% des schizophrènes sont dangereux pour les autres).  La démesure serait précisément de considérer que nous ne sommes que des « être raisonnables » (seulement homo sapiens…), et la raison peut aussi nous encourager à reconnaître cette « part maudite » (la « part du diable » de Maffesoli) qui nous appartient également (ne serait-ce que pour mieux la « contrôler », l’ignorance de sa force étant la pire des stratégies). Mais la folie ici ne doit pas être confondue avec ce qu’il y a en nous d’instinct meurtrier, de méchant ou d’imbécile. « Homo demens », si l’on suit E. Morin, c’est aussi un don riche de promesses, l’amour, les rêves et la poésie, le désir et la « consumation », la création …etc., sans lesquelles nos vies seraient stériles. Il y a deux « parties » en nous, mais non pas une partie sapiens à 50% et une partie demens, avec une frontière au milieu. Ce sont deux pôles, avec tous les composés entre les deux, produits de leur « copulation », qui vont de la créativité à la méchanceté, de l’invention à la criminalité…etc., avec leurs lots de jouissance et de souffrance. De la même manière, l’époque des Lumières considère la folie comme une « ruse de la nature » au sens où, présente en chacun d’entre nous, elle nous fait aimer (et donc perpétuer l’espèce) briguer le pouvoir (nécessaire pour protéger la société civile), chercher à nous enrichir de plus en plus (assurant ainsi le développement des richesses)… L’image des « bouffons », des « fous du Roi »ne peuvent-ils pas être considérés en ce sens comme incarnant cette alliance entre la raison et la déraison ? Prolongeant cette réalité humaine pour lui donner également une dimension relative à ce que nous pourrions appeler la condition humaine dans ce monde, nous pourrions aussi citer Shakespeare, qui, par la bouche d’Hamlet, insiste sur le caractère proprement insensé de l’existence humaine :

« La vie n’est qu’une ombre qui passe, un pauvre acteur

Qui s’agite et parade une heure, sur la scène,

Puis on ne l’entend plus. C’est un récit

Plein de bruit, de fureur, qu’un idiot raconte

Et qui n’a pas de sens. »

Aussi bien à l’échelle de l’histoire humaine que de celle de l’univers (l’ancien cosmos grec), la folie réside peut-être dans cette aventure humaine « improbable », désormais privée de l’idée de salut terrestre (celui de Dieu comme celui d’un Sens de l’Histoire), et perdue dans l’immensité de cet  univers né d’une gigantesque déflagration… La folie ici  pourrait être alors de dénier ce caractère proprement « insignifiant » et hasardeux de l’existence (cf. Clément Rosset) … au profit d’une idée de l’homme maître de lui-même comme de la nature, héritée du cartésianisme. Ici, la folie prendrait le visage d’une sorte de « délire de la raison » inconsciente de ses limites.

La représentation collective de la folie reste longtemps contaminée par l’utilisation en quelque sorte « métaphorique » de cette notion. Il y a toujours eu, du côté des représentations sociales du « fou » (c’est particulièrement vrai au moment de la Renaissance : cf. Shakespeare, les tableaux de Bloch (« La nef des fous ») ou Breughel), cette vocation à symboliser la condition humaine, mais en même temps, à désigner le fou comme bouc émissaire : il incarne aussi  les forces du mal et des ténèbres. En même temps qu’il dit une certaine « vérité » de l’homme, il témoigne d’une scission profonde entre lui et les « normaux ». Il est en quelque sorte le fruit de l’expulsion hors de soi de cette part maudite qui effraie. La folie est tantôt utilisée pour dire ce que nous partageons en commun, et pour stigmatiser ce contre quoi nous devons nous protéger. Ce qui explique sans doute aussi que pendant longtemps, la spécificité du fou n’a pas été pris en compte, confondu et rassemblé le plus souvent (il y a des exceptions dans l’histoire malgré tout) avec toutes les formes de « l’autre » dangereux : les sorcières, les hérétiques, les athées ( « Le fou est celui qui dit en son cœur que Dieu n’existe pas »), et par conséquent aussi les possédés (la folie a longtemps était interprétée comme possession par le démon ; le diable choisit sa proix et pénètre en elle ; « Le diable peut arrêter complètement l’usage de la raison en troublant l’imagination et l’appétit sensible, comme cela se voit chez les possédés » saint Thomas d’Aquin), mais aussi les homosexuels, les  misérables, les délinquants… Ils seront enfermés d’abord au titre d’asociaux et non de malades.

C’est précisément sur cette séparation binaire entre la lumière et les ténèbres au nom de la raison que Foucault va revenir dans son livre cardinal « Folie et Déraison. L’histoire de la folie à l’âge classique »

 

L’existence du « fou » fondée sur l’exclusion ?

 

Le « cas » Descartes et l’histoire de la folie : la folie comme « autre » que la raison

Au-delà de la variété de sens que va revêtir l’idée de folie dans l’histoire occidentale, elle est toujours associée à celle de la raison : la folie, c’est l’autre de la raison. La scission dont nous venons de parler reçoit ses lettres de noblesse philosophique avec Descartes (1ère Méditation métaphysique ), cf. Foucault, éd Gallimard, p56-58 :

Avec Descartes, contrairement à ce qui a été suggéré en première partie, l’exercice de la raison (c'est-à-dire de la pensée selon la conception classique de celle-ci) exclut la déraison. Dans son exercice du doute, il rencontre en effet la possibilité de l’erreur et de l’illusion (en particulier liées aux sens et aux rêves) qu’il accepte d’examiner pas à pas, mais aussi la possibilité de la folie : celle-ci est rejetée aussitôt car ce serait extravagant de penser que l’on est extravagant. Moi qui pense, je ne peux être fou. La pensée ne peut être folle, pas plus que le fou ne peut penser. Le philosophe fonde la folie « comme l’autre de la raison, selon le discours de la raison elle-même ». Ainsi la folie va être excommuniée de la raison comme « on dépouille la lumière de son ombre » (R. Enthoven, article dans Philo Magazine mars 2010). La pensée, comme immédiate présence à elle-même, est sa propre référence ; le fait de penser est en lui-même une garantie qui exclut la folie : de la même manière que l’expérience subjective de ma propre pensée implique nécessairement que j’existe et que je pense (même si je me trompe) (« je pense, j’existe », c’est un fait indéniable), cette même expérience de la pensée exclut que je sois fou alors que je pense. Nous voyons bien ici que cette façon de poser la folie dans un rapport d’exclusion avec la raison heurte d’autres conceptions déjà évoquées où au contraire  l’expérience d’une « raison déraisonnable » est habituelle. Nous avons déjà fait mention d’une citation de Pascal, mais Montaigne est aussi à ce sujet exemplaire, dans la mesure ou, contrairement à Descartes qui rejette cette hypothèse, il accepte de se laisser inquiéter et hanté par la folie : pour lui, et paradoxalement, c’est l’esprit (et non le corps) qui est responsable de tous nos égarements, car n’étant pas « bridé » par des circuits courts qui le rattache au corps comme chez les animaux (notre vocabulaire est bien entendu ici anachronique, Montaigne dit joliment au sujet des animaux « qu’ils tiennent (l’esprit) sous boucle »), il est naturellement sujet à des formes de « délires », et à se laisser entraîner par son imagination, cette « folle du logis ». La force de l’esprit est aussi ce qui en fait sa vulnérabilité. Seul l’homme délire, parce que seul l’homme dispose d’un esprit, et il y a pour lui mille façons de s’égarer. C’est de l’intérieur de la raison que nous faisons l’expérience de la folie : rien n’assure que toute pensée n’est pas hantée de déraison. Dire que c’est impossible, c’est ramener la « volonté de Dieu » et « la puissance de notre mère-nature » à la mesure de « notre capacité et suffisance ». Se prendre ainsi soi-même pour Dieu n’est-il pas « la plus notable folie du monde » ? Toujours est-il que, contrairement à cette thèse - qui prend à contre-pied toute la tradition rationaliste - , l’exclusion de la folie par la raison avec Descartes (il ne peut y avoir de pensée folle comme il ne peut y avoir de folie qui pense) est pour Foucault l’acte philosophique fondateur à partir duquel va avoir lieu « le grand renfermement des fous » : au XVII siècle en effet, en même temps que la folie est exclue de la pensée, sur le plan social, les fous sont enfermés non au titre de malades qu’on soigne, mais d’asociaux (comme les vagabonds, les pauvres ou les débauchés), la raison jouant ici le rôle d’une norme sociale tyrannique. Ces établissements (au Moyen-Age, de nombreuses léproseries protégeaient la population de ces derniers ; il semble que beaucoup de ces bâtiments soient ainsi « recyclés ») ont une double mission, en lien avec une conception de la folie comme altérité radicale par rapport à la raison : répression et assistance. Il faut en quelque sorte « corriger » les fous (dans tous les sens de correction). Selon Foucault, c’est à partir du XVIII, mais surtout au XIX siècle, corrélativement avec la naissance de la psychiatrie, qu’une place particulière est réservée à la folie : celle-ci va se distinguer des autres formes de marginalité et va progressivement donner lieu à des internements dans les asiles. Délivré physiquement de ses chaînes (c’est l’image de Pinel, fondateur en quelque sorte de la psychiatrie moderne, qui va défaire publiquement les chaînes des fous enfermés à l’hôpital Bicêtre de Paris…), le fou va devenir désormais un objet à analyser, asservi au regard savant du médecin. D’une manière plus globale, ce processus d’enfermement et de ségrégation des fous va progressivement faire d’eux un objet de perception sociale.

 

[c’est ce qui intéresse Foucault ; sa question première est en effet la suivante : s’intéresser au conditions d’émergence historiques du discours sur la folie, et comprendre à partir de là comment la folie s’est constituée comme « objet institutionnel » ; Quelque soit le thème, ce sont ces conditions d’émergence des discours et des savoirs qui intéresse Foucault. Il ne s’agit donc pas de savoir « ce qu’est la folie » indépendamment des représentations intellectuelles dans lesquelles cet « objet » prend sens. Or, selon lui, les savoirs s’organisent d’une manière spécifique à une époque donnée, en lien avec tous les autre domaines du savoir, et aussi avec les évènements extérieurs à eux (notion d’ « épistémé »). Par conséquent, aucun phénomène intellectuel n’est isolable des réalités sociales et il n’y a pas d’histoire de la pensée autonome. La thèse de Foucault, à partir de ce choix « méthodologique », est alors la suivante : au pouvoir politique répressif, correspond des « mini-pouvoirs » tels que les parents, les professeurs, les médecins, les asiles, les prisons… etc. qui produisent des savoirs et des discours au service du contrôle social, c'est-à-dire propres à contrôler ce qui est ou non dans la norme, et cherche à se faire aimer : « Si tu ne m’obéis pas, je ne t’aime plus ! » ( lire à ce sujet « l’archéologie du savoir »). Pour en revenir à la folie, ne pourrions-nous pas dire qu’elle est avant tout pour M. Foucault un « objet » social ou institutionnel ?]

 

Selon Foucault, cette médicalisation du fou qui fait de lui désormais un « malade mental » est une autre forme d’exclusion. Le nouvel espace d’internement va, malgré les apparences (l’observation plus attentive de la folie), « établir entre la folie et la raison une distance redoutable », car elle ne sera plus qu’un objet pour l’homme raisonnable. La folie, jusque là considérée comme un possible pour chacun (au Moyen Age et à la Renaissance), n’a plus rien de commun avec un sujet possesseur de raison (pour simplifier, c’est un peu l’image de l’entomologiste qui vient à l’esprit…). Quelque soit par ailleurs la justesse de l’analyse de Foucault (on y reviendra avec la thèse divergente de Marcel Gauchet), son actualité est aujourd’hui réelle  sur la question des rapports entre psychiatrie et justice (cf. Philo Magazine de juin 2009 : «  Faut-il juger les fous ? ») ; certains parlent de « carcéralisation » de l’institution psychiatrique, plus encline à détecter et se prémunir des individus dangereux que de soigner ; d’autres dénoncent une forme de psychiatrisation de la justice (comme Badinter par exemple), à travers notamment la nouvelle loi de rétention de sûreté (2008) : il s’agit non seulement de pénaliser ce que l’on fait, mais ce que l’on est (c’est la remise en cause d’un grand principe du droit pénal) : les individus jugés dangereux pourront être désormais enfermés dans des « hôpitaux-prisons » après avoir purgé leur peine. Et l’on ne peut que se tourner vers les psychiatres pour évaluer cette dangerosité. Les rôles respectifs de la justice et de la psychiatrie tendent à se mélanger au nom d’une vision du fou associé de plus en plus à la dangerosité, ave le risque réel de sa criminalisation.

Quoiqu’il en soit et quel que soit le jugement porté, l’idée de surveillance et de contrôle social exercés par la psychiatrie est bien réel. Mais peut-on identifier purement et simplement la psychiatrie à cela, et plus encore peut-on dire avec Foucault  qu’elle est une réplique de cette exclusion primordiale par laquelle la raison se constitue en excommuniant la folie hors d’elle ? Alors que les thèses de Foucault ont le succès que l’on sait dès le début des années 70 (en ce sens, il s’agit bien d’une pensée de son temps, qui rencontre les aspirations de son époque, celles des luttes anti-autoritaires, de l’anti-psychiatrie avec Copper, R.D Laing, et  etc.…), un autre auteur beaucoup moins connu à l’époque développe une autre thèse, tout en étant assez proche sur l’objet, la méthode (historique) et la finalité (comprendre l’émergence de la folie comme objet de perception et de préoccupation). Il s’agit de Marcel Gauchet et de Gladys Swain (psychiatre et intellectuelle américaine) : « La pratique de l’esprit humain. L’institution asilaire et la révolution démocratique ». Ils nous proposent de lire la naissance de la psychiatrie non pas sous l’angle de la répression sociale, mais en perspective avec l’avènement de l’univers démocratique et de l’égalité proclamée entre les êtres. Dans un monde où l’univers humain est possédé par l’invisible, l’homme reste en proie au divin et au surnaturel. Il y a des gens « ravis en esprit », des possédés, et cela ne constitue pas une figure problématique. Cà le devient beaucoup plus, quand « les individus deviennent maîtres et possesseurs d’eux-mêmes » : la défaillance de leur puissance subjective devient étrange, énigmatique, chargée d’un questionnement immense. L’émergence de la psychiatrie, mais aussi de la psychologie et du psychique, doit être comprise à partir de cette « dynamique de l’égalité » propre à cette « société des individus » de la démocratie : que l’on soit prolétaire ou bourgeois, dans ce monde là, on pense avoir une psychologie individuelle, quelque chose comme un psychisme à l’intérieur de soi, qui nous tracasse beaucoup. Ce que Foucault appellera d’ailleurs à la fin de sa vie « le souci de soi »…Au fond, dit Gauchet, « la face implicite de l’idée des droits de l’homme, c’est le droit à une psychologie ». Il est très instructif à ce propos, de constater que c’est autour de 1800 qu’apparaît la notion de sujet de façon centrale, d’abord dans la philosophie (Kant, Hegel), elle va diffuser ensuite dans la culture générale. A partir de là, il n’est plus possible de considérer qu’il y a une folie totale, à l’image de l’ancienne figure de la folie, mais nous devons au contraire reconnaître qu’il y a nécessairement encore du sujet en elle. Le fou était en effet entièrement « enfermé en lui-même » dans ses chimères ou ses visions ; on pensait d’ailleurs qu’il ne souffrait pas et qu’il était insensible. C’est l’inexistence d’une telle créature qui sera au point de départ de la nouvelle science aliéniste (psychiatrie) : chez l’être apparemment le plus hors de son sens, aliéné, il y a toujours quelqu'un à qui l’on peut s’adresser, qui est présent, qui entend d’une certaine manière ce que vous lui dites. Hegel dit à ce sujet quelque chose d’important, qui rejoint notre discussion préalable sur les rapports entre raison et folie, et qui le distingue fortement du rationalisme cartésien : la folie n’est pas disparition de la raison, mais contradiction au sein de la raison. On peut alors parler de sujet de la folie : d’une part il y a bien ébranlement de la capacité subjective, du pouvoir de disposer de soi-même, de ses pensées - la folie reste l’incoercible, l’hallucination, le délire -, mais d’autre part et en dépit de cela, il y a du sujet dans l’ébranlement du sujet. Toute la réflexion psychopathologique, freudienne en particulier, n’est-elle pas un approfondissement de cette conviction contemporaine de l’ère de l’individu démocratique ? La figure de l’inconscient ne peut que naturellement prendre place dans cette nouvelle problématique, puisqu’elle explique la possibilité d’une division dans le sujet : il peut commettre un acte et simultanément le désavouer, penser une chose et agir son contraire, faire des choses folles dans l’inconscience mais aussi accompagné d’une conscience claire… Ceci dit, la psychanalyse s’est préoccupée tardivement des psychoses (préférant s’intéresser aux névroses), a connu à ce sujet de nombreuses dissidences dans ses propres rangs, et n’a pas véritablement prouvé son efficacité dans ce domaine. Le phénomène le plus profond, le plus central de la psyché humaine, la possibilité de devenir fou, nous échappe encore largement.  

 

Marcel Gauchet et Gladys Swain prennent en tout cas à contre-pied la théorie foucaldienne de l’exclusion de la folie opérée par le sujet de raison. Ils veulent montrer au contraire que la dynamique propre à l’anthropologie  de l’égalité inaugurée avec la démocratie est profondément une dynamique d’inclusion sociale, « la volonté d’inscrire l’humanité toute entière dans un espace d’identité commune (Préface de la Pratique de l’esprit humain) : cela se traduit encore une fois par l’affirmation que la folie n’est pas totale ou complète, avec les conséquences majeures que cela implique sur le regard qu’on porte sur elle.