Existe-t-il des valeurs morales universelles ? - Octobre 2014

La présentation du sujet

« Existe-t-il des valeurs morales universelles ? »

 

L’universalité des valeurs morales n’a pas vraiment été soumise à interrogation, jusqu’à ce que la Modernité ait progressivement engendré ce qu’il est convenu d’appeler une « crise des valeurs »... C’est quoi au juste ? L’étymologie du terme de morale (latine), comme celle de l’éthique (grecque), renvoie à la notion de mœurs : il n’est pas si étonnant finalement que nous nous posions la question de la relativité éventuelle de nos valeurs morales, si elle est solidaire de la diversité des mœurs – c’est-à-dire des coutumes et des appréciations que nous portons sur elles – qui est maintenant avérée par les travaux de ces nouvelles sciences sociales que sont la sociologie et l’ethnologie. Peut-on néanmoins considérer qu’un « accord moral » existe au-delà des différences, qui serait attesté par exemple par l’universalité de « La Règle d’Or » (« Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu’il te fasse ») ? Mais surtout, ne doit-on pas considérer l’ordre de la normativité (celui des normes) indépendant de l’ordre empirique des faits : du fait que tout le monde agit d’une certaine façon ou pense qu’il est bien d’agir ainsi, peut-on en dériver des principes moraux ? Et le fait qu’existerait une grande diversité des valeurs dans le temps et dans l’espace doit-il nous empêcher de nous poser la question de savoir s’il existe de « vraies » valeurs, ou un « bien véritable » parmi cette pluralité ? Cependant, peut-on séparer radicalement  le « devoir être » de l’ « être », comme le raisonnement moral habituel l’affirme ? Etablir l’universalité des valeurs  morales passe, semble-t-il, par l’interrogation sur leurs fondements. Mais il y a deux manières de « fonder » : soit en recherchant un premier principe qui « justifie absolument » en droit ces valeurs ; cette démarche philosophique est celle des morales dites « déontologistes » (deon : devoir) ; soit en étayant empiriquement l’universalité de telles valeurs par l’existence d’un « sous-sol », ou d’un « socle » naturel ou/et social dans lesquelles elles s’enracinent... On qualifie cette orientation de « naturaliste». Il s’agit donc d’explorer attentivement ces deux pistes possibles, et les obstacles qui se dressent inévitablement sur leur chemin. 

 

 

L'écrit philosophique

CAFE PHILO OCTOBRE 2014 MAISON DU MALPAS

 

Y a-t-il des valeurs morales universelles ?

 

Introduction

 

La morale, les valeurs, et la crise des valeurs

Qu’est-ce que la morale (et l’éthique) ?

Qu’est-ce qu’une valeur ?

Qu’entend-on par crise des valeurs ?

Retour sur la problématique 

 

Conflit des valeurs et relativisme moral

Conflit des valeurs

Relativisme moral

 

Les deux façons d’établir l’universalité des valeurs

Deux façons différentes d’envisager le « fondement » des valeurs...

L’option naturaliste : un « sens moral » ?

Intérêts et limites de l’option naturaliste

L’option déontologiste

La généalogie en lieu et place de la « fondation » : l’éthique nietzschéenne

 

Vers un dépassement du relativisme ?

Des normes valides au-delà de la circonscription limitée de telles ou telles moeurs ?

La question des « droits de l’homme »

Encore autour de l’être et du devoir être...

La « fonction universalisante » des droits de l’homme

 

Spinoza, ou comment réconcilier immanence et universalité (La morale et l’éthique chez Spinoza)

« Un amoralisme théorique »

Mais une morale pratique

Une quête du désir sous la conduite de la raison

Les trois morales de Spinoza

 

Le postulat cher à la morale laïque de la IIIème République selon lequel il y a une « morale universelle fondée sur l’idée d’humanité et de raison », et qui implique que l’exercice « naturel » de la raison conduit, en toute rigueur logique, à une telle morale,  n’est probablement plus recevable aujourd’hui, n’en déplaise à Vincent Peillon et son projet de « morale laïque » (que devient-il vraiment ?). Ruwen Ogien le montre avec beaucoup de perspicacité[1]

Mais notre question ne consiste pas tant à se demander s’il y a une morale unique et universelle, mais plutôt s’il y a des valeurs morales universelles, ce qui est une autre question. L’hypothèse est ici beaucoup plus modeste : il ne s’agit pas de défendre l’idée d’un système de normes universel définissant ce qui est bien et mal, et nous permettant de faire des « évaluations fortes » sur les choses qu’il faut faire, ou au moins sur celles qu’il vaut mieux faire que d’autres, mais de se demander si certaines valeurs morales ne sont pas « universelles », indépendamment du système qui les porte et les justifie[2]. Quoiqu’il en soit, la complexité et l’incertitude qui semblent associées à un tel sujet, le caractère très contemporain et « ouvert » d’un tel débat, nous obligent à nous contenter d’une exploration prudente de la question, sans vouloir nécessairement conclure sur une thèse tranchée, même si des préférences ne manqueront pas d’apparaître en cours de route. Mais deux notions se présentent aussitôt : « valeur », et « morale », qui réclament d’être mieux identifiées... La troisième notion, l’universel, pierre angulaire de notre philosophie, sera discutée tout au long de notre exploration...

 

La morale, les valeurs, et la crise des valeurs

 

Qu’est-ce que la morale (et l’éthique) ?

 

La synthèse que nous propose Ricoeur (cf. « Lectures I, « Ethique et morale » ; cf. aussi article « Ethique » dans le dictionnaire d’éthique et de philosophie morale) ) a le mérite  de se présenter elle-même comme tentative d’articulation entre les différentes façons de penser la morale et l’éthique. Elle présente donc ici un intérêt particulier par rapport à notre question.

Le recours à l’étymologie n’est presque d’aucun secours pour distinguer morale et éthique car le terme grec (éthique) renvoie, comme le terme latin (morale), à l’idée de mœurs. Si ce n’est, dit Ricoeur, une nuance selon que l’on met l’accent sur ce qui est estimé bon, ou sur ce qui s’impose comme obligatoire. Mais cette origine commune de la morale et de l’éthique n’en est pas moins intéressante : elles ne s’expriment pas d’abord sous la forme d’un ensemble d’impératifs, mais désignent la manière réglée dont les hommes  vivent. Plus spécifiquement, elles concernent les mœurs, en tant qu’ils sont constituées par les coutumes et les appréciations qui sont portées sur elles.  Par convention, Ricoeur va donc poser cette distinction : la morale désigne un système de normes, d’obligations, d’interdictions caractérisé par une exigence d’universalité qui n’est autre qu’une exigence de rationalité (en effet une obligation qui s’avère variable et relative perd une partie de son sens)[3] et par un effet de contrainte. Le terme d’éthique sera lui réservé pour la visée d’une vie accomplie sous le signe des actions estimées bonnes. En ce sens, la visée éthique ne peut que se déployer au milieu des mœurs, et par conséquent être marquée par leur empreinte. Nous retrouvons une opposition entre deux héritages : l’héritage aristotélicien caractérisé par sa perspective téléologique (primauté des fins poursuivies, le « telos »), et l’héritage kantien, où la morale est définie par le caractère d’obligation de la norme, donc caractérisée par une perspective dite « déontologique » (signifiant précisément « devoir »). Mais Ricoeur propose une synthèse permettant d’articuler les deux perspectives, et montre (article sur « Ethique » dans le Dictionnaire d’Ethique et de philosophie morale) que l’éthique encadre en quelque sorte la morale comme son amont et son aval, celle-ci étant cependant le « noyau dur » de la visée éthique. L’amont des normes s’occupe de montrer comment les normes s’enracinent dans la vie et dans le désir (sorte de méta-morale), et s’inscrit dans la visée suivante : « visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes ». La sollicitude, mais aussi l’estime de soi et la justice en sont les trois valeurs cardinales. L’aval (branche de l’éthique dite « postérieure ») s’occupe d’insérer les normes dans des situations concrètes, souvent génératrices de conflits de valeur. Ce que Ricoeur appellera « la sagesse pratique », et qui consiste à mettre le mot éthique au pluriel (car relative à la situation), et à l’accompagner souvent d’un complément qui indique une spécialisation : éthique médicale, juridique, des affaires...etc. (on parle souvent dans ce cas d’éthique appliquée). Dans cette phase, la conviction est souvent plus déterminante que la règle.

 

Qu’est-ce qu’une valeur ?

 

Nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer d’importantes valeurs morales : sollicitude, estime de soi, respect, justice... Une valeur n’est évidemment pas nécessairement morale ; elles sont utilisées au pluriel pour toutes sortes d’évaluation : esthétique, politique, morale, intellectuelle, technique, économique...etc. En économie on parle de la valeur d’une marchandise (son prix), de sa valeur d’échange, de sa valeur d’usage, ou encore de la valeur ajoutée... C’est donc quelque chose qui « vaut », et qui est sous-tendu par un jugement. Nous nous bornerons aux valeurs morales. Les sociologues comme les philosophes associent la notion de valeur à celle de norme, mais peut-être dans un sens différent. Le point commun cependant : les normes sont collectives, elles s’imposent à l’individu, elles le dépassent et guident ses jugements. Les normes sont universellement obligatoires dans leurs domaines d’application alors que les valeurs indiquent souvent ce qui est préférable. Mais toute norme exprime un jugement de valeur. Et certaines valeurs sont liées à des obligations, notamment les valeurs morales. Mais celles-ci sont aussi reliées aux préférences – et donc au préférable - , et s’expriment sous une forme relationnelle du type : « cette décision est plus juste que celle-ci ».

Normes ou valeurs relèvent d’un domaine qui est classiquement (nous verrons que cette affirmation peut être interrogée) ni celui des faits ni celui de l’être. Mais du droit et du devoir être (distinction développée notamment pas D. Hume). Les sociologues ne distinguent pas vraiment les normes morales des normes sociales, les unes et les autres étant produites par la société, inhérentes au phénomène  social. Pour de nombreux philosophes au contraire, le domaine du « devoir être » relève d’une normativité qui n’est pas culturelle ou contingente, mais qui a un sens universel, définissant pas la même le domaine de la morale, pensé alors comme autonome par rapport à celui de la culture et de l’histoire. Une des questions posées à partir de là est bien sûr celle de l’objectivité ou non des valeurs : existent-elles réellement comme des entités indépendantes et auto-suffisantes, autrement dit sont-elles parties prenantes de la structure intrinsèque du monde ? Nous nous heurtons alors à une difficulté qui nous fait entrer de plein pied dans notre sujet, et qui peut définir le paradoxe de cette notion : si les valeurs ne sont pas fondées dans les faits, et sont dépendantes de notre libre choix, comment peuvent-elles être autre chose que de simples projections de notre esprit, les condamnant ainsi à une forme de subjectivisme ? Mais peuvent-elles être autre chose que cela ? Pour certains, sans doute que non (Nietzsche par exemple, pour qui nous sommes créateurs de valeurs, et que celles-ci sont relatives au type d’homme et de volonté de puissance qui les portent. A une métaphysique des valeurs, se substitue une généalogie des valeurs). Pour d’autres, ils évitent ce qu’ils considèrent comme du subjectivisme en considérant que ces valeurs sont « réelles », relèvent de la connaissance, et sont indépendantes de ma volonté ou de ma motivation. Mais quelles sont-elles et d’où viennent-elles ? Nous retrouvons ici deux types d’analyse : la première, plutôt héritée des sciences sociales (Durkheim), mais qui peut rejoindre également certaines réflexions philosophiques d’inspiration naturaliste, donnent aux valeurs le statut d’entités sociales (autonomie relative des valeurs par rapport aux sujets) ; la société impose ses normes sociales (rapprochement de la norme et de la  valeur) aux individus, mais celles-ci sont susceptibles de varier dans l’espace et dans le temps. Pour l’approche naturaliste, la genèse de ces entités est à chercher dans un « sens moral » d’origine naturelle, c’est-à-dire qui renvoie à des causes liées à l’évolution des espèces, à des « prédispositions neuronales », ou des caractéristiques psychologiques, et souvent à un assemblage des trois. Pour la seconde, dont la filiation philosophique est claire (Kant peut être considéré comme un éminent représentant de cette option), ces valeurs morales sont « objectives » quoique non naturelles, et pas plus d’origine sociale. La morale se caractérise par son origine « antinaturelle » ou « hors nature », constituée par une loi morale qui nous oblige et fixe ses impératifs. C’est parce que je suis libre, d’une liberté qui me libère de la nature, et donc aussi de mes penchants naturels, qu’une morale est possible ; acte de volonté par lequel je suis à la fois le sujet législateur dont la raison pratique fixe l’impératif de la règle d’universalisation - faire en sorte que la maxime de mon action puisse toujours valoir comme principe d’une loi universelle – mais aussi le sujet qui obéit librement à la loi qu’il s’est prescrit. C’est le principe de l’autonomie de la volonté. 

 

Qu’entend-on par crise des valeurs ?

On ne peut pas à propos des valeurs, et surtout compte-tenu du présent sujet sur leur universalité, ne pas évoquer ce qu’il est convenu d’appeler depuis le XXème siècle « la crise des valeurs ». Car le soupçon désormais posé sur leur prétendue universalité est en lien direct avec celle-ci.  La crise des valeurs à laquelle nous nous référons souvent est une crise qui s’explique à partir de plusieurs facteurs différents et complémentaires. Nous en retiendrons au moins quatre :

-          Elle est solidaire d’une crise des fondements de la connaissance : d’une manière très générale, le solide socle sur lequel nous espérions construire nos connaissances, dans le domaine théorique comme dans le domaine « pratique » (au sens kantien) c’est-à-dire moral ou politique, s’est avéré être du sable mouvant. Au fur et à mesure de l’explosion de ces connaissances, nous prenons conscience de l’impossibilité d’atteindre l’ultime réalité, et du caractère provisoire et relatif des principes sur lesquels elles sont construites.

-          Mais elle est aussi inséparable de bouleversements anthropologiques profonds, ceux de la modernité démocratique : Comme Ruwen Ogien le présuppose quand il critique la prétention de la « morale laïque » à se présenter comme LA morale, et cela au nom d’une « science morale », nous sommes enclins à reconnaître aujourd’hui qu’il n’y a pas une leçon de vertu ou de sagesse universelles valables pour tous, indissociables d’un idéal de nature humaine tel que celui défini par les Anciens (en lien avec l’insertion dans le cosmos), mais qu’au contraire les profonds changements anthropologiques entraînés par l’avènement de nos sociétés démocratiques, qui font des êtres humains des individus en droit de s’émanciper de tout modèle hérité de la « nature » ou de la tradition, et de s’inventer eux-mêmes personnellement et collectivement, nous a fait entrer dans le domaine du pluralisme du bien, chacun devant définir lui-même ce qui est le mieux pour lui... La liberté de choix étant du coup une valeur centrale inhérente aux droits de l’individu. L’époque contemporaine, à tord ou à raison, a tendance à refuser tout code moral qui lui serait imposé au nom d’une quelconque « précédence » ou « autorité ».

-          Enfin crise au sens factuel : le XXème siècle n’a-t-il-pas été dans les faits un démenti cinglant de valeurs « humanistes » censées être indépassables ? Ne se contentant pas de montrer leur fragilité, certains sont même allés jusqu’à les considérer, de part leur aveuglante naïveté, comme indirectement responsables des grandes tragédies de ce siècle. Georges Steiner, philosophe et moraliste rigoureux, adresse de ce point de vue une critique radicale à la pensée des Lumières, dénonçant « leur arrogance aveuglante », leur « superbe illusoire devant les constantes de l’inconnu, de l’incalculable dans le destin humain et dans le « Da-sein », comme dirait Heidegger, du monde et de l’être. ».Comment tenir les mêmes paroles après la Shoah, après le Goulag, après les Khmers Rouges, etc. ? Pour nuancer une telle critique, notons que des valeurs qui ne sont pas respectées peuvent néanmoins être l’objet d’un consensus... et ne signifient pas nécessairement que d’autres valeurs concurrentes prennent le dessus. Mais ce non respect peut aussi signifier cela et recouvrir  un jugement de droit (et non seulement un fait) : il traduit alors une non adhésion morale.

-          La montée en puissance des sciences sociales ne pouvait qu’alimenter cette crise des valeurs. En sortant du cercle mondain occidental et de son histoire, pour montrer les grandes variations culturelles et sociales dans le temps et dans l’espace, ces nouvelles approches ne pouvaient conduire qu’à une relativisation des valeurs jusque-là proclamées universelles. La sociologie et l’ethnologie spécialement, considèrent les normes morales comme des construits sociaux, au même titre que les normes sociales, qui dépendent d’une culture déterminée. Même si des comparaisons peuvent conduire à des rapprochements, ces approches ont tendance à privilégier la dimension relative de ces valeurs. C’est ainsi que les sciences sociales ont considérablement contribué à poser le caractère très problématique de la prétention à l’universel des droits de l’homme : marqués par les partis pris notionnels et civilisationnels dont ils sont issus,[4] et l’histoire singulière qui les a engendrés. Ils sont aussi historiquement associés à l’aventure colonialiste. Comment alors peut-on, sans les confondre avec l’ordre mondialisé avec lequel pourtant ils entretiennent un rapport étroit, sauvegarder leur caractère universalisant ? Et le peut-on ? Ou bien au contraire faut-il se contenter « d’un relativisme paresseux », pour reprendre une expression de F.Jullien ?

 

Retour sur la problématique 

 

Si les règles et les valeurs apparaissent différentes selon les individus et selon les cultures, la philosophie doit se poser la question de savoir s’il y a un « vrai » bien, de « vraies » valeurs au-delà de cette diversité. Tant qu’un système moral n’a pas besoin de se défendre contre d’autres systèmes moraux et que ceux-ci sont simplement rejetés comme « barbares », la question de la pluralité des morales n’apparaît pas. Mais lorsqu’un tel système ne parvient plus à s’isoler ou à éliminer les autres, lorsqu’apparaissent des systèmes concurrents qui peuvent mettre en difficulté mes critères et mes choix, alors l’étude du fait de cette pluralité devient nécessaire ; ne serait-ce que pour déceler éventuellement des rapprochements au-delà des divergences... Il devient nécessaire aussi de se poser la question philosophique et réflexive de savoir si le choix moral est nécessairement arbitraire, ou s’il est possible de le justifier, justification qui serait d’une autre nature que celles qu’offrent les morales de fait. Car la tension qui existe entre des observations empiriques témoignant de la relativité  du comportement humain, et l’idée d’une raison universelle qui fonde un code moral éternel, ne signifie pas nécessairement qu’il faille abandonner l’idée de ce dernier : les variations enregistrées dans le temps et dans l’espace n’excluent pas qu’il y ait des croyances (on se place ici sur un plan cognitif) plus vraies ou plus justifiée que d’autres. Au-delà de la justification historique ou sociologique, y a-t-il un bien « en soi » ? Il est dans la nature des valeurs d’être vécues comme « objectives », et non comme étant seulement le fruit de notre bon vouloir subjectif. Elles sont perçues comme « extérieures à nous ». Mais cela n’implique pas qu’il en soit réellement ainsi. La thèse du « réalisme » ou de la transcendance des valeurs se trouve ainsi radicalement opposée à celle  de leur relativisme et de leur contingence.

 

 

Conflit des valeurs et relativisme moral

Commençons par évoquer la question du conflit de valeurs - qui est souvent l’épreuve inséparable de l’application des valeurs à des situations concrètes -, et celle du relativisme moral.

 

Le conflit des valeurs

A propos du conflit de valeurs ou de devoir, évoquons l’exemple de Antigone et Créon (Ricoeur Anthologie p 319) : chez Antigone, le devoir de donner une sépulture à son frère l’emporte sur la classification du frère comme ennemi pour raison d’Etat. Chez Créon, le service de la Cité implique la subordination des rapports familiaux à la distinction entre amis et ennemis. Cette épreuve du conflit rend certes problématique une morale universelle qui serait capable de prescrire immanquablement l’action morale adaptée à telle situation déterminée, mais ne constitue pas à première vue un argument en faveur du caractère non universel de certaines valeurs morales... Le fait que nous ne puissions pas établir une hiérarchie des valeurs[5] valable dans toutes les situations concrètes (par exemple entre la sécurité, la liberté, la légalité, la solidarité...etc.) ne signifie en aucune façon que ces valeurs ne sont pas universelles, mais que dans chaque situation concrète, nous devons prendre en compte sa singularité afin de prendre la décision qui sera la mieux ajustée, ce qui peut remettre en cause la priorité accordée à tel ou tel type de valeur, sans la nier pour autant... C’est ce qui justifie pour Ricoeur une sagesse pratique en lien avec une visée éthique originaire capable d’apporter un correctif à la règle générale. Parlant de la supériorité de l’équitable par rapport au juste, Aristote observe : « La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général et qu’il y a des cas d’espèce pour lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé général qui s’y applique avec certitude ». Ricoeur parle à ce sujet du caractère « contextualiste », culturellement et historiquement déterminé, des estimations morales

  Il y a plusieurs types généraux de valeurs : par exemple les obligations que nous avons avec des personnes ayant des relations particulières avec nous, comme les relations familiales ou amicales, les valeurs centrées sur la communauté au nom de son bien commun, ou encore des valeurs perfectionnistes, qui incitent à promouvoir les réalisations intellectuelles ou artistiques... Autrement dit, au sein d’une même tradition morale (occidentale par exemple), il s’avère souvent que la confrontation à la réalité conduise à une forme de contradiction ou de tension qui nous oblige à des compromis ou conciliations... D’où l’émergence d’une valeur qui encourage le compromis, la conciliation, la coexistence pacifique. Valeur d’autant plus importante qu’apparaissent de profonds désaccords moraux.

 

Le relativisme moral

Le problème des conflits de valeur n’est qu’un aspect d’un problème plus large, qui est celui posé par les défenseurs du relativisme moral : même si nous faisons l’hypothèse que nous avons des valeurs communes (c’est le cas par exemple de Montesquieu), elles sont d’une nature si générale qu’elles donnent lieu à un large éventail de valeurs et de pratiques plus spécifiques. Mais ce qui est vrai dans la sphère intra-culturelle l’est à fortiori dans celle de l’interculturel. A partir de là, nous trouvons deux points de vue opposés sur lesquels il est très difficile de trancher :

- Pour les uns l’accord moral prime sur le désaccord, et les similitudes morales entre les cultures sont importantes. Preuve en est « la Règle d’or » qui se retrouve dans de nombreuses cultures : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse », ou sa version positive « Fais à autrui ce que tu aimerais qu’il te fasse ». Confucius disait déjà dans la Chine ancienne : « Lorsque je souhaite que les autres n’abusent pas de moi, je souhaite également ne pas abuser des autres. ». Cette règle peut être rapprochée, selon Ruwen Ogien, de l’argument suivant : « Aimeriez-vous qu’on vous fasse la même chose ? ». Un principe de réciprocité[6], qui constitue peut-être l’essentiel du jugement moral (Ricoeur), et qui réunit toutes ces formules, est à la base de normes morales que l’on retrouve très souvent. Au-delà des croyances morales, qui renvoient elles-mêmes à des croyances métaphysiques ou religieuses, les valeurs fondamentales resteraient les mêmes. Mais selon les conditions variables à chaque société, elles se réaliseraient différemment. Prenons l’exemple évoqué dans le Dictionnaire d’Ethique (article « relativisme moral ») de la coutume tribale dans la baie de Hudson où la norme consiste à tuer ses parents avant qu’ils ne deviennent vieux et incapables de se prendre en charge seuls. Après tentative de compréhension, il s’avère qu’une telle pratique peut illustrer, aux yeux de ceux qui l’exercent, une même bienveillance et sollicitude : des conditions de vie très difficiles alliées à de profondes croyances religieuses relatives à « une autre vie » après la mort justifient complètement cette pratique dans la culture considérée... 

- Les relativistes rétorquent qu’il y a concrètement une diversité formidable des différentes formes que prennent ces normes dans les différentes sociétés, et que ces normes sont communes au prix d’une telle généralité qu’elles n’ont plus beaucoup de portée. A tel point que dans notre exemple ce qui est considéré comme un bien d’un côté sera considéré du nôtre comme un mal absolu... C’est aussi l’argument développé par François Jullien (« De l’universel, de l’uniformité, du commun ou du dialogue entre cultures »), qui veut pourtant refuser à la fois « l’universalisme facile » et « le relativisme paresseux » : le point de vue du « dénominateur commun » qui semble être d’ailleurs celui de l’UNESCO, prétendant déboucher sur une « Global Ethic », est qualifié de « superficiel » et « sans intérêt » : il aboutirait à un « « truisme », édulcorant l’individualité et la singularité de chaque culture au nom  d’un principe commun à toutes les morales. C’est la Règle d’or qui est pris en exemple. Chez Confucius (cf. la formulation plus haut), elle relève d’une  « résonnance affective » particulière, liée à une représentation « des êtres perçus originairement en interaction et en vibration entre eux ». Elle est en cela très éloignée de l’abstraction et du formalisme de l’impératif kantien (sur lequel nous reviendrons).

La nature humaine est trop malléable, et les conditions de la coopération sociale trop variées, pour qu’une morale commune puisse voir le jour. Mais d’autres défenseurs d’un relativisme plus modéré doivent être aussi mentionnés : celui-ci soutient à peu près le contraire : les similitudes entre les cultures reflètent des traits communs de la nature humaine, et des similitudes dans les conditions de la coopération sociale...

 

Les deux façons d’établir l’universalité des valeurs

 

Deux façons différentes d’envisager le « fondement » des valeurs...

Il y a deux façons d’établir l’universalité des valeurs, qui sont aussi deux façons de concevoir la question de leur fondement ou fondation. Ces deux façons rejoignent la distinction classique entre l’être et le devoir être, ou encore le fait et le droit. Ruwen Ogien formalise ainsi cette distinction (Hume en est l’auteur, même si l’interprétation qu’on en donne mériterait d’être discutée) : « De ce qui est, on ne peut dériver ce qui doit être ».

Pour les premiers, cette distinction est fondamentale pour définir la spécificité de la morale, mais aussi les raisonnements juridiques et épistémologiques. Les jugements de fait (par exemple la proposition « les hommes sont égoïstes » est vraie ou fausse) doivent être distingués des jugements de valeur relatifs aux questions de permission, d’obligation ou d’interdiction, qu’on appelle pour cette raison « normatifs » ou « déontiques » (du grec « deon », devoir). Une autre formulation de cette règle existe sous une forme logique, celle de Henri Poincaré : « On ne peut pas dériver de conclusion normative à partir de prémisses non normatives ». Pour conclure sur ce point[7], les conséquences sur notre problème sont claires : du fait que tout le monde agit d’une certaine façon, ou croit qu’il est bien d’agir de cette façon, il ne suit pas nécessairement qu’il soit bien d’agir ainsi ou que c’est notre devoir moral de le faire. C’est ce qui définit le domaine proprement normatif et non descriptif de la morale ou de l’éthique.

Pour les seconds, cette distinction est loin d’être radicale, « en dépit de sa place avantageuse de mère de toutes les règles du raisonnement moral » (R. Ogien). Des théories morales dites « conséquentialistes », en particulier l’utilitarisme, refuse une telle rupture entre la norme et le fait. D’un point de vue naturaliste (dont l’Ethique d’Aristote est l’ancêtre), une telle règle nous éloigne de la vraie morale qui doit être fondée sur la nature de chaque être et de ses besoins. Une morale totalement détachée des désirs, des besoins, des intérêts, telle que par exemple elle s’exprime à travers des « impératifs catégoriques » inconditionnés, absolus (morale kantienne) ne serait « qu’une fantaisie philosophique sans importance » (R.Ogien). Une nouvelle perspective dite de « philosophie morale expérimentale », riche en nouvelles études empiriques, dont Ruwen Ogien est son principal représentant en France, vient aujourd’hui conforter ce point de vue : selon elle, une recherche normative ne peut pas être complètement indépendante de certaines données empiriques relatives à l’architecture mentale et à l’organisation sociale ; sinon, elle doit se cantonner à certains principes vagues et généraux. Nous ne trancherons pas un tel débat, qui traverse toute la philosophie morale. Mais il est intéressant d’observer que chacune de ces options va se référer à un sens particulier de la notion de fondement dans sa réflexion sur la morale. P. Ricoeur, dans son échange avec JP Changeux (in « La nature et la règle »), explicite ces deux sens. Pour les premiers, il s’agit de remonter au premier principe fondateur qui justifie en droit l’universalité de la morale (et donc aussi de ses valeurs) : origine, source, fondement qui justifie « absolument », au-delà de la diversité apparente des points de vue, et de leur variabilité selon les conditions historiques et sociales de leurs apparitions. Et donc légitime l’existence du domaine de la normativité en tant que telle, qui ne dépend que de lui-même et d’aucun autre. Pour les seconds, le fondement est fondation au sens utilisé dans le bâtiment : on parle en effet des fondations d’une maison, c’est-à-dire, ce sans quoi la maison ne pourrait pas « tenir », ce sur quoi elle est construite ; par extension, il s’agit du « socle », du « sol », ou mieux du « sous-sol », bref de la base « matérielle » des valeurs, ce que Ricoeur nomme « la cause sine qua non » des valeurs. C’est au fond une manière élégante d’éviter de se poser la question du fondement, en termes de justification absolue. C’est l’option du naturalisme qui, à la suite de l’empirisme et de l’évolutionnisme darwinien, va s’attacher à montrer comment les valeurs morales sont solidaires des conditions et exigences de l’évolution humaine et de la vie en société. Revenons rapidement aux conclusions de chacune de ces options concernant la question de l’universalité des valeurs.

 

L’option naturaliste : un « sens moral » ?

A la suite de Hume, le « sens moral », compris à la fois comme sentiment spontané et comme raison non raisonnante, est très souvent invoqué pour expliquer les comportements humains et surtout leur jugement sur ce qu’ils pensent être bien ou mal. Ils se nomment suivant les cas empathie naturelle, pitié ou compassion (notamment chez Rousseau où la pitié, sentiment exprimant l’identification à autrui, est à la source de toute morale), solidarité, altruisme... Une tendance naturaliste bien installée aujourd’hui vise à faire dériver ce sens moral d’une origine naturelle et biologique, et donc à retrouver ces sentiments chez les animaux : à coté de l’agressivité repérée depuis longtemps par C. Lorenz, nombreux sont les éthologistes qui mettent en relief chez les mammifères supérieurs, en particulier les chimpanzés ou les bonobos, mais aussi chez les dauphins, des tendances à l’empathie, à l’aide, ou encore au sens de l’équité. De l’instinct moral des animaux à notre sens moral ou nos intuitions morales censées être objectivement observés, les capacités humaines à juger les autres en termes moraux et à pouvoir agir moralement s’inscrirait dans la continuité d’une évolution. Ces capacités morales seraient en quelque sorte programmées, un peu à l’instar de ce que de nombreux linguistes, après Chomsky et la grammaire générative, font ressortir à propos de l’apprentissage de la langue qui ne pourrait s’expliquer qu’à partir de capacités linguistiques innées,   nous aurions là la preuve que nous sommes naturellement équipés de capacités morales innées. Cette thèse n’a pas manqué de soulever une objection au nom même de l’évolutionnisme : comment serait-elle conciliable avec la théorie de la sélection naturelle, pour laquelle les chances de survie de l’individu  semblent liées davantage à sa capacité de défense et de combat qu’à son altruisme. Les évolutionnistes règlent le problème en montrant que si pour l’individu un comportement bienveillant et aidant peut effectivement lui faire courir des risques, en revanche il en va différemment au niveau de l’espèce : s’il diminue les chances de survie de l’animal agissant ainsi, il augmente celles des bénéficiaires de l’acte. Au fur et à mesure que nous interrogeons la nature pour pouvoir rendre compte de ces présumés « soubassements moraux », et résoudre le paradoxe précédent, celle-ci se découvre conforme à ces nouvelles attentes. Nous reviendrons sur cette propension qu’à la nature et le monde animal à répondre à nos questions dans le sens désiré... Mais cette approche naturaliste de la morale doit se comprendre dans le sens plus global de l’existence d’une sociabilité humaine : l’être humain doit être doté de prédispositions lui permettant de coexister et de coopérer avec ses semblables. Le fait que des êtres humains adhèrent à des morales et portent des jugements moraux s’explique ainsi par leur psychologie et par les circonstances et les besoins de la coopération sociale. Une bonne part de la moralité provient du besoin de structurer et de régler cette dernière, de résoudre les conflits d’intérêts et de fournir des idéaux de caractère qui soient adaptés aux modes de coopération sociale d’une société donnée. La fonction sociale de la morale apparaît centrale dans l’organisation collective qui permet aux êtres humains de poursuivre leurs buts en prenant soin que leur association fonctionne : cela implique notamment « une soumission voulue collectivement de ces êtres potentiellement violents dans leur désirs de richesse et de gloire, au nom de leur sécurité et de leurs avantages communs » (Eric Wiel, article « Morale », in dictionnaire philosophique de l’EU).  A partir de là, nous pouvons privilégier la dimension sociale ou la dimension biologique, sans que l’une soit nécessairement contradictoire avec l’autre : la fonction sociale de la morale peut être mise en avant (chez Durkheim par exemple), et l’éducation primera sur les prédispositions innées ; ou bien les « prédispositions neurales » sont privilégiées, et on insistera davantage sur « l’instinct social » ou les caractéristiques psychologiques. Mais les théories les plus intéressantes sont celles qui prennent en compte la complexité des processus (Changeux par exemple), montrant que la causalité entre ces phénomènes est circulaire, et qu’ « un effet peut être aussi la cause de ce qui le produit » (principe dit de « récursion » cher à Edgar Morin). On s’intéressera  alors davantage aux interactions qui existent entre des conditions sociales et matérielles et le primat d’idées morales déterminées : par exemple au rapport entre le calvinisme tardif et la production capitaliste (Max Weber), ou entre les rapports sociaux capitalistes et les convictions et systèmes de valeur de la classe dominante...etc. Ainsi, la question classique relative à la part respective de l’inné et de l’appris dans nos jugements et nos comportements moraux perd de son importance.

Mais quelque soit l’option préférentiellement retenue, une telle orientation repose toujours sur un présupposé : la morale doit être considérée comme un fait, et ce qui est moral est ce qui est considéré socialement comme moral. C’est bien sûr une perspective qui est privilégiée par les sciences sociales, mais qui rencontre également l’assentiment de certains philosophes matérialistes, qui adhèrent à la perspective évolutionniste de Darwin : il propose une théorie selon laquelle l’homme est soumis à un instinct social qui lui fait rechercher le bien général, la prospérité de la communauté à laquelle il appartient, mettant ainsi en pratique la fameuse règle d’or. Changeux, neurophysiologiste célèbre, s’appuie sur cette théorie et voit cette règle « à l’état embryonnaire » dans les comportements  de contagion émotive de certains animaux devant la douleur... Spécialiste du cerveau humain, il fait même référence à des « prédispositions neuronales » à la morale.

Intérêts et limites de l’option naturaliste

Ce naturalisme darwinien peut apparaître en effet pertinent. Comme le dit Comte-Sponville, « Que l’évolution ait sélectionné, parce qu’ils augmentaient l’adéquation adaptative des individus, et donc des chances de survie du groupe, un certain nombre de comportements altruistes et moraux, c’est plus que vraisemblable… ». Pour expliquer comment à un moment donné du passage nature/culture, la loi de la sélection naturelle a pu engendrer un fonctionnement moral qui s’oppose à elle, les néo-darwiniens font appel au concept « d’effet réversif » : « La sélection naturelle, principe directeur de l’évolution impliquant l’élimination des moins aptes dans la lutte pour la vie, sélectionne dans l’humanité une forme de vie sociale dont la marche vers la civilisation tend à exclure de plus en plus, à travers le jeu lié de l’éthique et des institutions, les comportements éliminatoires » (Patrick Tort, « Darwin et le darwinisme »). Il faut ajouter à ce sujet qu’une telle conception naturaliste de la morale, non seulement se démarque de tout relativisme radical, mais rejoint l’idée d’une universalisation des valeurs morales. Sponville : si notre morale ne constitue pas un ordre transcendant qui s’imposerait à nous de l’extérieur (même si par ailleurs elle est vécue subjectivement comme telle), et qu’elle s’est historiquement constituée à partir des grandes traditions philosophiques, qui s’avèrent plutôt convergentes (Socrate, Jésus, Mahomet, Bouddha…), si elle n’est pas pour cette raison universelle en droit puisque nul principe transcendant ne la fonde[8], elle tend cependant vers une universalisation croissante et elle est universalisable. Tout en étant relative à une certaine espèce vivante, une certaine époque, à une certaine histoire, elle n’en demeure pas moins ancrée au sol ferme de l’évolution humaine. « Nul fondement transcendant » certes, mais en revanche une « fondation » (au sens d’un édifice qui repose matériellement sur un sous-bassement) immanente à l’histoire humaine : ce que nous pourrions appeler les bases naturelles de l’évolution. Une perspective intéressante donc, puisqu’elle permet de dépasser le relativisme absolu tout en faisant faire l’économie du recours à la transcendance. Mais une objection se présente alors, difficile à surmonter : l’argument censé imparable d’une telle approche est la loi d’airain des faits : l’existence de telles prédispositions partagées (morales) communes à l’humanité dans son ensemble, et dont nous pouvons retrouver la source dans certains comportements animaux. Or, à lire l’ensemble varié des points de vue sur cette question, nous réalisons à quel point les faits à partir de quoi ils se développent, et qui leur sert de constat empirique de départ, sont « versatiles » : tantôt les morales des différentes cultures diffèrent radicalement, tantôt au contraire leurs ressemblances sont très importantes... Cette fragilité des observations et des jugements empiriques en matière de morale montre au contraire la force du jugement rétrospectif : nous trouvons dans la réalité culturelle ou historique ce dont nous avons besoin pour soutenir un jugement normatif...,  et visiblement il est difficile de savoir si la balance penche en faveur d’une permanence des valeurs fondamentales, ou bien au contraire de la diversité des morales selon les cultures en présence. Ainsi prévaut « la conviction intime » de chacun... Ruwen Ogien s’appuie ainsi sur les données de la philosophie morale expérimentale (expériences de pensée proposées à des personnes, ou enquêtes de terrain sous formes de questionnaires) pour montrer à quel point les supposées « intuitions morales » ou « sens moral » communs sont difficiles à identifier. Luc Ferry a beau jeu de s’opposer à l’éthique évolutionniste de Michael Ruse (philosophe canadien, et principal représentant de ce courant de pensée) en montrant à quel point dans le monde d’aujourd’hui les manquements aux prescriptions morales les plus élémentaires sont plus importants que leurs réalisations (in « Qu’est-ce que l’homme ? »). Quant aux observations du côté des animaux, pour essayer de trouver dans la « nature » des réponses à nos questions éthiques, tout se passe en réalité comme si la nature était « le miroir de notre désir » (Vinciane Després), au sens où elle nous livrerait les réponses que nous attendons. Déjà le philosophe Bertrand Russel le notait avec malice : les animaux semblent toujours se conduire de manière à prouver la justesse de la philosophie de l’homme qui les observe. Ainsi, au XVIIIème siècle les animaux étaient féroces, puis commencèrent sous l’influence de Rousseau à illustrer le Noble sauvage... Les singes, monogames pendant la période victorienne, se sont mis ensuite à avoir des moeurs désastreux... Le cas des travaux du naturaliste  Kropotkine[9] est en cela très significatif : admirateur de la théorie darwinienne, il insiste cependant sur l’existence chez les animaux qu’il observe d’attitudes de soutien mutuel, d’amitié, de solidarité, qui contredisent selon lui la vision de la zoologie occidentale d’une lutte de tous contre tous qui aurait prévalue jusqu’à présent. Plus généralement, nous projetterions sur la nature des représentations en lien avec nos propres structures sociales ou nos propres convictions. Darwin nous propose une vision de la nature qui est loin d’être étrangère à la société anglaise dans laquelle il vit (c’est le sens de la critique de Marx à l’encontre de Darwin, qu’il admire cependant). Mais de la même façon Kropotkine, anarchiste réputé, engagé dans le projet d’un monde sans oppression, a recours à une nature qui peut témoigner de la possibilité d’un monde solidaire... L’agressivité des animaux jusque là mis en avant par l’éthologiste K. Lorenz a cédé progressivement la place aujourd’hui aux théories de l’altruisme animal. Selon Paul Ricoeur, c’est parce qu’à la fin de cet « horrible XXème siècle », nous sommes soucieux de faire prévaloir la sympathie sur l’agressivité, et que nous recherchons les marques de sympathie et de sociabilité (par ex. chez les chimpanzés).

 En conclusion, il ne s’agit pas ici de dire que la nature n’est rien d’autre que le réceptacle d’une suite d’histoires humaines différentes... mais deux points au moins peuvent être soulignés à ce sujet : 1) la singularité du regard et des questions que nous posons sur la nature mettent en relief à leur tour des aspects singuliers et multiples de cette nature : nous souhaitons la penser dans l’unité, mais elle apparaît en réalité dans sa multiplicité. L’altruisme n’est certainement pas « la loi de la jungle », mais il est indéniable cependant qu’il est fréquent chez les chimpanzés, mais aussi chez les oiseaux de la même espèce, ou encore chez les cétacés (dauphins, cachalots...). Autrement dit, et sans remettre en cause l’approche naturaliste, elle ne semble pas de nature à pouvoir ancrer l’universalité des comportements moraux sur des bases naturelles. Cela ne signifie pas cependant que « le sens moral » (inné ou non) n’existe pas chez l’homme : cette théorie ne prétend pas que les hommes sont « naturellement bons », mais qu’il existe des tendances bienveillantes ou « prosociales », ce qui n’exclue pas d’autres tendances destructrices ou « antisociales »... Elle affirme seulement que les humains sont enclins à porter des jugements moraux sans l’avoir consciemment appris.  2) De telles démarches relèvent, comme le dit Paul Ricoeur (in « La Nature et la Règle », livre de dialogue entre lui et le neurophysiologiste Jean Pierre Changeux), du jugement rétrospectif : c’est à partir de nos propres normes que nous cherchons dans notre histoire les données qui pourraient confirmer ces dernières. C’est sous le signe de ce regard rétrospectif (de la position d’un sujet moral) partant de la moralité supposée constituée que sont identifiés les traits de comportement qui anticipent la moralité. Mais pour lui, cette limite inhérente à l’approche naturaliste plaide en faveur de l’existence d’un « à priori » de la norme morale transcendant toute expérience...

C’est la raison pour laquelle il peut être jugé nécessaire de faire appel à un ordre irréductible à celui de la réalité empirique, celui du « devoir être », ordre des normes nécessairement indépendant de celui des faits empiriques, en vertu  de ce que nous avons évoqué précédemment ; Revenons donc à la règle élémentaire, mère de tout raisonnement moral, qui se formule ainsi : « De ce qui est, on ne peut dériver ce qui doit être ».

 

L’option déontologiste

La question du fondement, dans une philosophie morale déontologiste, est abordée de façon radicalement différente. Il ne s’agit plus de prendre en considération la réalité des faits moraux, mais de fonder la morale sur la base de premiers principes relevant du devoir être. De telles morales du devoir, dont la morale kantienne est l’illustration exemplaire, se nomme des morales déontologistes. Rigoureusement indépendante de la question du bonheur ou du bien, et d’une manière plus générale des conséquences de l’action accomplie (ce qui l’oppose à la théorie conséquentialiste), une telle morale ne se préoccupe que de savoir si l’action est en soi juste ou injuste. Elle considère pour cela les normes (devoirs et interdictions) comme des absolus, qui ne sont pas dérivées d’autres considérations morales. Le Décalogue est à ce titre un exemple de déontologie. Mais un tel catalogue peut apparaître arbitraire s’il ne peut être unifié derrière un premier principe : c’est à cette tâche que Kant s’est attelé. Ce premier principe ne peut être déduit de l’analyse (raison théorique) de nos valeurs morales, mais d’une connaissance synthétique à priori (indépendante de l’expérience) qui relève de la raison pratique : la seule valeur morale absolue est la « volonté bonne », c’est-à-dire celle qui agit par devoir (et non conformément au devoir). Le fondement consiste dans l’analyse même du concept de devoir, de l’obligation dans laquelle l’individu, malgré le poids de sa nature empirique (de ses intérêts, désirs, mobiles divers), s’engage devant lui-même comme individu également raisonnable et libre, indépendamment de tous « sentiments moraux » (Kant s’oppose ici à Hume). Selon Kant, la façon dont cette loi morale agit sur la volonté, ou plutôt dont cette volonté peut se donner une telle loi, est un problème insoluble pour la raison humaine. La seule chose que nous pouvons montrer est ce que produit dans l’esprit cette loi : « ce sentiment singulier qu’est le respect, et qui est comme l’obligation devenue sensible. » L’impératif auquel obéit ce genre de loi (La loi morale selon Kant) n’est pas hypothétique, au sens où il dépendrait d’autres considérations que la sienne propre (par exemple « je dois agir honnêtement si je veux garder mes clients »), mais « catégorique » : « je dois », indépendamment de tout « si » qui subordonne l’action à un but. L’impératif catégorique se formule ainsi (première formulation) : « Agis de telle façon que la maxime de ta volonté (c’est-à-dire le principe de ton action) puisse servir à la fois en chaque cas comme principe d’une législation universelle ». Une loi morale est une loi qui s’applique à tous, d’où sa forme nécessairement universelle. Cela signifie qu’elle ne peut pas être enfreinte sans contradiction logique : par exemple je ne peux vouloir emprunter de l’argent sans intention de le rendre sans contradiction : un monde où chacun agirait selon cette maxime serait un monde où l’acte d’emprunter n’existerait simplement pas. Je ne peux voler ce parapluie en sortant de ce restaurant sous la pluie sans violer la loi morale, car l’extension universelle d’un tel principe non seulement m’empêcherait de trouver le moindre parapluie à voler, mais encore contrevient au principe même de propriété, et fait perdre tout son sens à l’action de voler (puisqu’il n’y a plus rien à voler). La deuxième formulation de l’impératif catégorique met l’accent sur la valeur inestimable (sans prix) de l’être humain en tant qu’être raisonnable et libre : cette législation universelle ne doit pas contrevenir à l’humanité de l’homme, et donc ne pas transformer autrui en simple instrument au service de mes désirs et ne fasse pas un objet pour moi de ce qui ne peut être qu’un sujet[10]. Nous sommes là au cœur même du fondement de l’universalité morale : une morale du devoir dont le fondement est l’existence de l’être humain en tant qu’être raisonnable et libre, et dont les deux valeurs morales universelles, sur lesquelles repose l’édifice, sont le respect (pour la loi morale) et la dignité (valeur inconditionnelle de l’être humain qui impose le respect, tant vis-à-vis d’autrui que vis-à-vis de soi-même).On a souvent reproché à la morale kantienne son « formalisme » dans la mesure où elle ne désigne jamais concrètement des contenus de valeurs qui orienteraient l’action. Dépassant l’expérience concrète et ne relevant que du monde de la pure pensée, celui de la raison et de la liberté infinie, elle s’intéresse bien davantage à sa propre pureté morale (et logique) qu’aux problèmes du monde, conformément à la célèbre formule kantienne : « que justice soit faite, et qu’importe que le monde périt » (Doctrine du Droit).

Malgré le succès historique de cette morale dans notre monde occidental et tout particulièrement dans notre Europe continentale, entreprise intellectuelle unique et si imposante du système kantien pour fonder des principes moraux échappant au relativisme au nom de la transcendance de la loi morale, le déontologisme ainsi élaboré n’est pas sans rencontrer des objections importantes. En fin de compte, l’argumentation repose malgré tout en dernier ressort sur des intuitions morales, qu’il s’agit ici de justifier en droit. Mais que valent ces intuitions lorsqu’elles sont confrontées aux situations concrètes de la vie ? Très nombreux sont les exemples (cf. les expériences de pensée proposées à de vastes populations, exposées in « L’influence de l’odeur des croissants chauds sur la bonté humaine ») où nous constatons que nous sommes confrontés à des conflits de valeurs dans lesquels aucune raison déterminante ne nous permet de choisir dans le sens d’une valeur plutôt qu’une autre : par exemple le fameux principe « la fin ne peut justifier les moyens » est souvent bousculé par les circonstances ; les exemples invoqués sont célèbres : vaut-il mieux mentir plutôt que de livrer en pâture un innocent à son criminel ? Vaut-il mieux torturer un terroriste pour permettre de sauver des milliers de personnes ? Vaut-il mieux sacrifier volontairement une personne pour pouvoir en sauver cinq autres (expérience du tramway) ? Des situations plus ordinaires, pour être moins spectaculaires, n’en sont pas moins l’objet de telles tensions ou conflits... Cependant nous pourrions répondre, en nous glissant dans la peau d’un déontologiste kantien convaincu, que seuls les principes moraux kantiens sont fondés, et qu’il s’agit donc de les appliquer quoiqu’il en coûte... C’est donc la question du fondement, reposant sur le test ou la règle d’universalisation, qui est de nouveau posée... Plutôt que de reconnaître l’existence de plusieurs conceptions morales, aussi raisonnables, et dont la confrontation n’a pas que des inconvénients dans la mesure où elles peuvent nous conduire à approfondir et à complexifier ces théories d’ensemble, tout en acceptant le pluralisme moral, celui qui veut « fonder » la morale pense au contraire pouvoir trouver un principe ultime unique, inébranlable et inaltérable, sur lequel l’ensemble de nos croyances morales pourrait reposer, consacrant ainsi leur universalité. Mais le respect strict des contraintes absolues imposées par une morale déontologiste « pure », telle que la morale kantienne, s’avère quasiment impraticable. Ricoeur montre qu’il y a une autre épreuve que celle de la règle : celle par les circonstances et les conséquences. C’est la sollicitude à la personne singulière qui doit alors primer. La « sagesse pratique » doit primer sur la seule application de la règle (tout en essayant de la trahir le moins possible)

La plupart des morales déontologistes aujourd’hui sont moins exigeantes et admettent de nombreuses dérogations à ces contraintes pour éviter des atteintes trop graves au bien être de tous. Mais alors n’est-ce pas la preuve qu’une telle rigidité des contraintes (indissociables de l’entreprise de fondement) à quelque chose d’irrationnel ? Les naturalistes à la suite d’Aristote pensent que la sacro-sainte règle : « de ce qui est, on ne peut pas dériver ce qui doit être » est en réalité très excessive, et que la vraie morale ne peut qu’être « fondée » (dans le sens cette fois-ci de « fondation ») sur la nature de chaque être et de ses besoins. Lorsqu’on dit « il faut arroser les plantes vertes », on tire une conclusion normative (« il faut »), d’un fait relatif aux besoins naturels des plantes (absorber de l’eau). Il en va de même pour l’action morale. « L’idée qu’il pourrait y avoir d’autres devoirs moraux, des « impératifs catégoriques », inconditionnés, absolus, complètement détachés des désirs, des besoins, ou des intérêts des êtres concrets, n’est-elle pas complètement farfelue, une pure fantaisie philosophique sans véritable importance ? » (Ruwen Ogien, in « L’influence de l’odeur des croissants.... », p 296). Certes, mais comme nous l’avons vu dans le développement précédent, cela n’efface pas pour autant les limites du jugement rétrospectif : la référence à la norme apparaît toujours en amont de toute recherche de justification empirique, comme une sorte de préalable transcendantal...

 

La généalogie en lieu et place de la « fondation » : l’éthique nietzschéenne[11]

Nous rappelions au commencement qu’il y a deux façons d’établir l’universalité des valeurs, qui sont aussi deux façons de les « fonder », à condition d’entendre ce terme dans deux acceptions différentes : fondement et fondation (ou plus exactement arrimage de la morale dans le sol de la nature). C’est contre ces deux démarches que la généalogie nietzschéenne va se développer : la perspective généalogique est en quelque sorte une réponse antithétique à la perspective fondationnelle. Il ne s’agit plus d’analyser les conditions d’existence des valeurs pour les fonder, mais au contraire pour chercher « derrière » les valeurs quelles sont les forces vitales ou mortifères qui s’expriment et cherchent à s’affirmer dans l’histoire : qui veut derrière ces valeurs ? Quelle est la véritable valeur de ces valeurs ? Telles sont les questions du généalogiste.  C’est ainsi que la morale, qui est censée se présenter comme la seule légitime et universelle, serait en réalité une morale des faibles qui aurait réussie à s’imposer (par la loi du nombre notamment) face à la morale des « forts ». Bien loin d’être quelque chose qui nous surplombe, extérieur à nous, les valeurs morales ne sont que les créations subjectives d’un type d’homme déterminé, dont la signification est à chercher en dehors d’elles-mêmes. Il y a une évaluation des prêtres (qui déguise en vertus ce qui est animé par le ressentiment, la mauvaise conscience, la culpabilisation du fort qualifié de méchant par séparation de la force de ce qu’elle peut[12], l’impuissance génératrice de haine) qui relève des forces de non vie, d’un nihilisme profond. Et il y a l’évaluation des forts ou des hommes « de haute naissance », animée par la force de l’affirmation, d’un « oui » à l’existence qui est premier (et non la conséquence d’un non préalable). L’égoïsme de l’homme fort consiste à refuser la comparaison et à affirmer sa différence. La critique du ciel culmine dans un éloge des cîmes. Il faut prendre beaucoup de hauteur pour se rendre compte que le ciel est vide. La célébration de la hauteur va de pair avec la critique de l’illusion des valeurs absolues. La victime se vit comme bonne et l’autre comme méchant. L’aristocrate part du bon pour arriver au mauvais. 

En réalité ce qui est dénoncé dans la critique nietzschéenne des valeurs, ce n’est pas tant les valeurs elles-mêmes que leurs « hypostases » : réifiées dans ce qu’elles prétendent donner à voir de ce qu’elles sont, elles trahissent en réalité bien autre chose. D’où la nécessité d’une généalogie pour en dégager leur véritable « valeur », la valeur de ces valeurs : qui est celui qui porte telle valeur de compassion, et que veut-il vraiment ? Derrière la critique de la compassion, c’est la critique radicale du christianisme et de la « caste sacerdotale » qui est visée. L’amour du prochain relève ainsi du syllogisme précédent (cf. note bas de page), et l’idéal de bonté de l’agneau n’est qu’une production dérivée de son impuissance et de son ressentiment. Nietzsche va ainsi dénoncer le sentiment de compassion ou de pitié que l’on affiche ostensiblement, provoquant la honte de celui qui le reçoit[13]. Il trahit selon lui la tendance masochiste de celui qui éprouve une autosatisfaction de soi à souffrir de la souffrance d’autrui, et ainsi un besoin d’expier à travers elle. Mais au contraire, donner par surplus de richesses, sans que cet acte soit commandé par la souffrance de ceux à qui l’on donne, est solidaire d’une générosité qui n’a rien à justifier –au nom d’une mauvaise ou bonne conscience, ce qui est la même chose - , et doit être considérer comme une valeur d’homme de type actif. Il y a dans la compassion une complaisance dans le ressenti partagé de souffrance  qui est morbide : « On se guérit de la douleur en fabriquant encore plus de douleur, en l’intériorisant encore plus ; on s’étourdit, c’est-à-dire on se guérit de la douleur en infectant la blessure. » (Deleuze).

Nous terminerons cette trop rapide présentation de l’éthique nietzschéenne par une remarque. Quoique nous pensions d’une telle radicalité dans la déconstruction des valeurs, cette critique a indéniablement le mérite de développer un soupçon salvateur vis-à-vis des « grand sentiments » souvent pour le moins très superficiels, et servant de masques à des mobiles étrangers à la cause qu’ils sont censés poursuivre. Et de relativiser des valeurs jusqu’à présent hypostasiées. Certains chrétiens ont pu ainsi se reconnaître en partie dans ce qu’ils conçoivent davantage comme une épuration des valeurs que comme leur « renversement »... Mais les valeurs apparaissent ici comme des créations humaines qui s’enracinent dans des « psychologies » singulières, dont le caractère radicalement immanent et relatif ne fait pas de doute. Même si nous pouvons penser que lorsque Nietzsche rêve de l’avènement du surhomme et de la transmutation des valeurs, le fantôme d’une universalité de valeurs cette fois-ci plus « vraies » ou plus « authentiques » rôde toujours...

 

 

Vers un dépassement du relativisme ?

 

Des normes valides au-delà de la circonscription limitée de telles ou telles moeurs ?

Loin de considérer le domaine éthique comme radicalement hétérogène aux faits, Nietzsche le généalogiste s’efforce            au contraire de rattacher les valeurs à leurs conditions empiriques d’apparition ; dans cette recherche, il est évident qu’il s’intéresse beaucoup aux prémisses psychologiques et même biologiques de leur émergence, alors qu’il néglige presque complètement la diversité des conditions sociales expliquant leur différenciation. Mais l’une comme l’autre dimension à quelque chose à voir avec les mœurs[14]. Et la visée éthique, au sens téléologique d’Aristote, est toujours plus ou moins dépendante des mœurs d’une époque et d’un espace donné, comme l’étymologie le laisse deviner. Mais n’est-il pas nécessaire que, par delà la vie éthique, il y ait quelque chose qui fournissent les instruments de l’universalisation ? Ne « sentons »-nous pas que l’idée d’une morale commune insiste malgré tout ? Une morale corrective capable de réguler, de corriger, de réorienter lorsque c’est nécessaire cette vie éthique limitée à la circonscription de telles ou telles mœurs. Ce qui se joue là, c’est la tentative de déterminer des normes valides au-delà de cette circonscription limitée, et pose la question difficile de la distinction entre normes sociales et normes spécifiquement morales[15]. Ce qui implique qu’il y ait deux sortes de normes : les mœurs fixent d’abord des normes auxquelles nous obéissons généralement : c’est le phénomène du conformisme. Mais il y a également des normes au nom desquelles nous pouvons critiquer les mœurs et exiger autre chose que le conformisme. Ainsi chacun doit s’obliger, et non seulement être obligé. Dans les sociétés complexes, la contrainte sociale n’est plus une pression extérieure qui étouffe l’individualité, mais un contrôle de l’individu par lui-même, sous la forme de l’intériorisation. Durkheim n’y voit qu’une variante individualiste de la pression de groupe. Ainsi les sociétés démocratiques déterminent une forme éthique différente : la coopération sociale, et l’autonomie individuelle y sont promues. Doit-on penser que l’obligation reste hétéronome par rapport à « l’être en société », ou bien qu’il s’agit d’un régime d’obligation différent, en cela qu’il relève d’une nécessité intérieure à la raison elle-même (et donc autonome) ? C’est en tout cas le choix de Piaget contre Durkheim. La valeur de l’individu et l’engagement de sa liberté et de sa responsabilité devant autrui, inaugurent semble-t-il un autre régime qui ne dépend plus de la fraternité tribale ou de l’appartenance sociale. Ils ouvrent un espace potentiellement universel où tout autrui est concerné, y compris le plus « dissemblable » ou dissymétrique qui ne cesse pourtant d’être son « semblable » : le plus faible et vulnérable, l’étranger, le plus éloigné de mes mœurs. Le commun de « chacun » est aussi ce qui le rend insubstituable à tout autre. Ce qui est commun à tous, mais qui ne se partage pas, c’est que chacun est soi. C’est la véritable similitude qui peut nous réunir. L’autre est certes mon « alter ego », mais pas du tout en tant qu’il est un « autre moi-même », mais un autre soi (Ricoeur, in « Soi-même comme un autre »). Ce n’est pas sur la sympathie ou la compassion (identification à autrui), en se mettant à la place de l’autre, que ma relation à autrui est morale. Car cela impliquerait alors une nécessaire proximité. Or la relation morale à autrui s’applique nécessairement au plus dissemblable, et nous introduit à l’altérité véritable. Même incarné, même « culturé » (au sens où il est un « sujet culturel », et  que la culture n’est pas seulement un « enrobage »), l’être humain est aussi un être de raison auquel correspond des droits. Kant a le mérite de rassembler sous le même terme de « personne » ces deux types d’exigence. En tant que personne, il existe comme « fin en soi », et ne peut être traité comme une chose (deuxième formulation de l’impératif catégorique). De ce point de vue, les droits de l’homme peuvent être considérés comme une application particulière des droits des êtres de raison (et donc libres). Arrivé à ce point du développement, nous nous trouvons donc face à cet imposant édifice des droits de l’homme, certes construit au cours d’une histoire occidentale singulière et probablement contingente, qui revendique pourtant clairement un statut d’universalité ? Que devons-nous en penser ? Détenons-nous cette fois ce qui pourrait être considéré comme le « noyau dur » d’une possible universalisation des valeurs morales ?

 

La question des « droits de l’homme »  

L’apparition de la modernité telle qu’elle a eu lieu spécialement en Europe, et les droits de l’homme qui lui sont consubstantiels,  est probablement contingente. Marcel Gauchet s’est attaché à montrer qu’elle est associée à l’existence du monde chrétien, en tant que le christianisme est, selon lui, « la Religion de la sortie de la religion ». La séquence commencerait il y a dix siècles environ... En revanche, dit-il, « ce qui s’est passé à l’intérieur de cette séquence est entrain de déboucher sur une civilisation mondiale ». La Modernité est devenue quelque chose « qui parle universellement ». Cela ne signifie pas l’éradication des autres cultures, mais qu’il est désormais quasiment impossible pour une culture donnée de refuser une telle proposition. L’exemple du Japon est cité par Marcel Gauchet (nous pourrions aussi sans doute parler de la Chine) : il a choisi de s’approprier ce qui l’intéressait de la modernité tout en gardant le coeur de sa culture. Cette affirmation, très politiquement incorrecte, suscite plusieurs objections :

 

  • « Ce que l’Europe a exporté mondialement, ce n’est pas les droits de l’homme, mais le bien être matériel qu’aucune culture ne peut en effet refuser ». Ceux qui refusent de parler en termes de bien-être, invoqueront plus volontiers les transformations technologiques, les flux d’argent  et de marchandises, la surconsommation...Peu importe... Mais l’argument n’est pas complètement satisfaisant : les deux phénomènes sont liés, et derrière le mode de vie occidental, il y a tout un mode de pensée ; notamment le primat accordé à l’explication rationnelle des phénomènes (ce n’est pas seulement vrai pour les diverses techniques, mais aussi pour la psychanalyse, la philosophie, la politique...). Le principe de légitimité de tout collectif humain inventé par les Modernes, à savoir  nous-mêmes en tant qu’individus libres ayant des droits originels, et non des dieux qui nous ont donné des lois et à qui nous obéissons (il n’y a dans l’histoire selon Gauchet, du moins jusqu’à présent, que ces deux principes de légitimation) est une manière de penser qui s’impose. Cela ne veut pas dire que nous allons vers une homogénéité mondiale. Mais nous allons vers l’appropriation de ces valeurs dans des cadres civilisationnels qui peuvent être très différents (en ce sens, Marcel Gauchet ne devrait pas utiliser le terme de « civilisation mondiale »). S’approprier quelque chose suppose que l’on est au clair avec ce que l’on est soi-même.
  • « La prétention à l’universel de ces droits est très problématique est tombe sous les coups d’accusation d’ethnocentrisme et d’européocentrisme » : ces droits sont en effet solidaires d’une construction et d’une histoire culturelle très spécifique, se confondant de plus avec un impérialisme culturel sans précédent sur la planète. Doit-on en faire « naïvement le credo de base du nouvel ordre mondialisé ? », demande François Jullien (« De l’universel, du commun, du conforme, et du dialogue entre cultures »). Une première réponse serait de prendre acte que le mode de vie occidental, né du développement de la science et du capitalisme, s’est de fait imposé sur le reste du monde, et qu’il est donc nécessaire d’adopter ces derniers, en tant qu’ils accompagnent naturellement ces transformations.  « Mais nous confondons alors universalité et conformité, et l’argument est alors purement opportuniste… » dit François Jullien. Nous allons revenir sur cette affirmation, qui est moins simple qu’il n’y paraît... Peut-être alors pouvons-nous dire que la légitimité des droits de l’homme repose sur le fait qu’ils sont, avec la société européenne qui les a engendrés à partir du début du XVII, un progrès historique et donc un gain pour l’humanité. Mais nous voyons bien qu’une telle justification vaut accusation pour les autres cultures, et surtout tombe sous les coups de la critique de l’ethnocentrisme (les travaux de Claude Levi Strauss sont sur cette question sans doute indépassables).
  • « Il est indéniable que dans les faits les droits de l’homme reposent sur des partis pris culturels singuliers qui sont très éloignés d’autres univers culturels tels que, par exemple, l’Inde, la Chine, ou le monde musulman ». François Jullien explicite ses présupposés : Il consacre des développements très intéressants à ce sujet sur les différents univers culturels des civilisations comme l’Inde classique, la Chine, en vis-à-vis avec l’Occident ; il propose deux logiques culturelles qui se font face, également intelligibles : une logique d’émancipation (par l’universalité des droits de l’homme) et une logique de l’intégration (dans le milieu d’appartenance : familial-corporatif-ethnique-cosmique) ; alors que par exemple la culture occidentale va faire rupture en séparant l’homme de l’animal et du monde, par la double abstraction de « l’homme » (qui va revêtir la figure de l’individu) et des « droits », l’Inde, non pas opposée mais indifférente aux droits de l’homme, n’isolera l’homme ni des animaux, ni du monde… Des notions comme le « dharma » indien (et ensuite bouddhiste), ou « l’Harmonie » chinoise manifesteraient éloquemment un « vis-à-vis » aux droits de l’homme (il serait bien sûr nécessaire de déplier l’argumentation, très convaincante…). On ne trouve en Inde (ni en Chine) aucun principe d’autonomie individuelle ni non plus d’autoconstitution politique à partir desquels des droits de l’homme seraient à déclarer. L’occident, en l’occurrence, ferait « scandaleusement exception » ici… Dans la civilisation musulmane, pour d’autres raisons, qui tiennent à l’importance de la transcendance d’un autre monde, la prétention des droits de l’homme est résorbée dans un ordre qui les dépasse : la tradition (charia, fatwa) qui est directement la traduction du Coran et donc de la Révélation, fixe une Loi qui « atteint le sommet final dans la réglementation des rapports humains » (« les Musulmans face aux droits de l’homme »). Concernant à son tour les « partis-pris » implicites des droits de l’homme, Jullien note l’hypothèse d’une nature humaine universelle et transculturelle, connaissable par le seul recours de la raison, coupée de toute autre réalité du monde ; l’idéologie particulière qui les sous-tend, même de manière dissimulée, renvoie au retrait du cosmos, à la perte de l’harmonie, à l’abstraction de l’individu et à son statut irréductible, à la primauté du revendicatif sur le communautaire… Mais alors comment devons-nous comprendre au juste l’utilisation de cette notion d’universalité ? Nous retrouvons là la question désormais récurrente de l’universalité de fait et de l’universalité de droit...  Peut-on à la fois reconnaître les partis pris culturels des droits de l’homme, mais aussi leur vocation universalisante, comme nous avons déjà essayé de le montrer ?

 

Encore autour de l’être et du devoir être...

Lorsqu’on évoque l’extension des droits de l’homme à toute la planète pour en conclure à leur universalité, ne confond-on pas l’universalité du concept avec l’universalité de l’évènement, celui de la mondialisation occidentale et de ses conséquences ? Mais nous retrouvons là notre précédente discussion sur la distinction conceptuelle entre être et devoir être. L’extension de fait des droits de l’homme peut être comprise comme un fait de domination, et se confronte souvent à la résistance de sociétés organisées différemment. Mais la convergence de plus en plus de sociétés sur cette proposition n’en est pas moins une réalité historique incontournable dont nous ne pouvons que prendre acte[16]. Nous pouvons faire ici l’économie du fondement dont François Jullien a montré que même les continuateurs de Kant, Appel et Habermas, qui cherche à fonder le commun de l’humanité sur la parole et la discussion qui présuppose une raison elle-même commune, ne peuvent résoudre ainsi l’écart entre cultures[17].

En revanche, les droits de l’homme ne sont-ils pas en passe de devenir de fait le « bien commun » de l’humanité, comme le suggérait Marcel Gauchet, et que François Jullien va s’attacher à expliciter davantage ? Mais en quel sens ? Ne sommes-nous pas, en affirmant cela, condamnés à cet universalisme facile et arrogant présentant nos démocraties libérales comme modèle universel ? Comment peut-on soutenir le caractère universalisant des droits de l’homme et faire droit en même temps à la diversité des réponses culturelles ? C’est à ce dilemme en forme d’impasse que nous devons maintenant nous confronter.

 

Contre un universalisme établi, mais pour un universel de combat... La « fonction universalisante » des droits de l’homme

Si l’idée d’universel n’est pas relégable malgré son caractère problématique, c’est en tant que visée ou point de mire jamais réalisé, mais qui permet de ne jamais céder à la clôture, de ne jamais limiter le commun à une appartenance particulière, rendant ainsi non seulement possible mais impératif le dialogue entre cultures dans la perspective idéale mais non moins nécessaire d’une entente universelle entre les peuples[18]. C’est cet « idéal régulateur » (pour parler comme Kant), ou cette exigence jamais satisfaite qui nous pousse à chercher le dialogue. Mais cet universel est le contraire d’une quelconque prétention universaliste en termes de contenus déjà établis ; c’est lui qui ouvre sans cesse une brèche dans le confort de la clôture, qui nous pousse à chercher un « commun » au-delà de toute appartenance établie, de tout communautarisme, dans le sens d’un élargissement qui n’a pas de fin. L’universel garde à ce titre un caractère émancipateur et subversif, « insurrectionnel » (E. Balibar). « Signifiant vide » qui tire sa valeur de ce que « aucun signifié ne puisse venir le remplir » (François Jullien). Il en va ainsi des droits de l’homme selon lui. Ils sont les seuls à pouvoir légitimement offrir un dépassement au perspectivisme propre à chaque culture. En revanche, il est indéniable que l’idéal de ces droits tel qu’il a été plusieurs fois formulé dans les différentes Déclarations est solidaire d’une histoire culturelle singulière, mais il est non moins indéniable que ces droits, même s’ils portent le sceau de la singularité d’une culture, sont aussi exemplaires d’un Inconditionné : il y aurait « un sens commun de l’humain », quelque chose que j’éprouve et qui vaut en même temps pour tous, qui est aussi la condition de possibilité d’une communication entre cultures. La condition de possibilité aussi d’un jugement et d’évaluations comparatives sur ce registre déterminé. C’et le seul en-deça des langues et des conceptions culturelles, « ultime recours de la transculturalité ». Ce n’est pas un fond ou un socle commun à l’humanité, comme nous y avons fait plusieurs fois mention lorsque nous évoquions l’option naturaliste, mais un « fonds » ou une ressource, c’est-à-dire quelque chose qui nous « parle » à tous en tant qu’humains. Mais aussi quelque chose qui n’est pas une connaissance (au sens où je pourrais objectiver ou modéliser ce que devrait être une société des droits de l’homme), mais une arme pratique pour lutter contre ceux qui les enfreignent.   Les droits de l’homme  ne sont pas universels en eux-mêmes en tant que réalisation achevée, ils ne permettent pas de savoir comment vivre ou de nous proposer une éthique comme seule valable, mais ils ont une « capacité universalisante ». C’est-à-dire ? Le gérondif donne à entendre que de l’universel s’y trouve en cours, que les droits de l’homme ne sont pas une propriété passivement possédée mais « font lever de l’universel » : à travers leur lucarne particulière (historiquement et idéologiquement découpée), ils jouent le rôle d’un principe régulateur – strictement fonctionnel et non notionnel – de l’universel. Ils n’ont pas le statut d’un savoir théorique mais d’un recours pratique : leur défaut ou leur privation fait ressortir le vif d’un universel de l’humain, transculturel, anhistorique. Je peux légitimement dire non à priori dans quelque contexte culturel que ce soit. Pour rendre compte de ce caractère particulier d’un universel qui ne correspond pas au concept philosophique d’une nécessité absolue fondée en droit indépendamment de tout vécu ou de toute expérience (« à priori », dirait Kant)[19], François Jullien utilise aussi des expressions comme « universel négatif », ou « défectif » : horizon inatteignable qui indique pourtant la route à suivre, au-delà de toute « Déclaration », qui ne peut être qu’une version culturellement déterminée.

André Comte-Sponville utilise, lui, la notion « d’universalisable ». Voilà la définition qu’il en donne : « Ce que j'entends par universalisable, c'est cela : un universel qui n'est pas celui de la vérité mais du désir, un universel qui est objet non de connaissance, mais de volonté, un universel qui n'est donné que dans l'action, et par elle, un universel qui ne vaut pour tous les hommes qu'autant que nous le défendons en effet, un universel qui n'est pas derrière nous, comme une caution ou une garantie, mais devant, comme un but ou un horizon. C'est le seul universel qui nous soit accessible, dans ces domaines, ou plutôt il ne l'est pas (nous n'en aurons jamais fini de le réaliser), mais il est offert à la fois à la pensée (comme valeur) et à l'action (comme but), ce dont nous ne saurions nous passer et qui doit nous suffire».

 

Enfin les droits de l’homme tels qu’ils sont formulés relèvent d’une abstraction et d’une systématisation qui les rends plus commodes pour une extension et les rends transculturellement opératoires. Car les affinités de ces droits avec d’autres « universalisants » -nous avons déjà cité la règle d’or- sont réelles[20]. Malgré la contingence de leur formation, leur « forme » apparaît facilement exportable.

 

L’idée d’une contingence historique de l’apparition de ces droits, combinée avec celle de leur universalité de fait aujourd’hui, va dans le sens d’un « devoir être » dont la légitimité n’a plus besoin de s’arcbouter sur une entreprise de fondation qui se fixerait comme tâche de rattacher ces droits à un principe premier transcendant, comme par exemple celui de « dignité humaine » (chez Kant). Il n’y a pas de raison pure, et tout jugement est historique. Nos valeurs sont relatives à notre condition d’êtres déterminés dans l’espace et le temps, et la raison est dans tous les camps. Pourquoi serait-il nécessaire d’avoir à justifier des droits fondamentaux, comme par exemple qu’il ne faut pas nuire aux autres ? Ne sont-ils pas évidents par eux-mêmes, demande Ruwen Ogien ? En réalité, penser qu’il est nécessaire de les « fonder » sur une valeur absolue, c’est les affaiblir, laisser croire qu’ils ne sont pas suffisamment évidents par eux-mêmes. L’horreur ressentie devant le gazage des handicapés mentaux n’a pas besoin d’un quelconque fondement pour opérer... Avec les droits de l’homme, nous rejoignons une conception de la morale proche de « la morale minimale » de Ruwen Ogien, définie en quelque sorte négativement comme la « non-nuisance faite à autrui », seule morale de base légitime et par conséquent universelle selon lui.

 

 

Spinoza, ou comment réconcilier immanence et universalité (La morale et l’éthique chez Spinoza)

 

C’est peut-être l’Ethique spinoziste qui réussit le mieux à concilier l’immanence radicale des valeurs (et donc le rejet de toute transcendance), et l’universalité d’un certain nombre d’entre elles, dépassant la conception très restrictive de la morale d’un Ruwen Ogien. En conclusion de cette réflexion sur les valeurs, présentons rapidement le statut philosophique de la valeur dans cette philosophie.

 

« Un amoralisme théorique »

Une éthique qui semble les récuser toutes : dans la Nature, comme « tout du réel », le bien comme le mal n’existent pas en eux-mêmes, et sont l’objet « d’une connaissance inadéquate ». Dieu, par conséquent la Nature, est sans morale ou éthique. Il n’y a pas d’autre perfection que la réalité, et tout sentiment d’imperfection ou de manque est le fruit de comparaisons entre individus de même espèce. La nature ne peut quant à elle être comparée à autre chose puisqu’elle est toute réalité. En ce sens, tout est parfait, ce qui ne signifie pas que tout est bien ; tout est parfait parce que tout est réel. Tout être est parfaitement ce qu’il est. Lieu commun téléologique et rationaliste selon lequel le Mal n’est rien : chez Platon, ce qui est (l’Etre) ne peut être que « bien » ; le mal ne peut être qu’un défaut d’être, et n’existe « réellement » pas. Chez Spinoza, il ne s’agit pas de cela : comme le commente Deleuze, « Si le mal n’est rien, selon Spinoza, ce n’est pas parce que seul le Bien est et fait être, mais au contraire parce que le bien n’est pas plus que le mal, et que l’Etre est par-delà le bien et le mal. » (in « Spinoza. Une Philosophie pratique »). C’est la raison pour laquelle on peut parler chez Spinoza d’un véritable amoralisme théorique : Aucune vérité n’est morale : Dieu ne juge pas, la vérité ne juge pas. L’on ne juge que faute de connaître adéquatement (dans l’absolu). Donc aucune morale « vraie » non plus, absolument parlant. Comme il n’y a rien de libre dans la nature, pas plus dans les affaires humaines que dans les phénomènes physiques, il n’y a pas plus à condamner une guerre ou un meurtre qu’un tremblement de terre. Les hommes sont certes la cause des premiers, mais ils sont à leur tour déterminés par d’autres causes, elles-mêmes déterminées par d’autres...etc. La croyance au libre arbitre étant une illusion, toute morale (consistant à louer ou à blâmer absolument un être humain) est aussi illusoire. « Tout suit de la nécessité de la nature divine », et il n’y a ni bien ni mal dans la nature. La morale est ainsi dissoute dans le vrai. Mais cet amoralisme théorique n’est en rien un immoralisme sur le plan pratique...

Mais une morale pratique

Cet amoralisme théorique n’est en rien un immoralisme sur le plan pratique. Car on ne peut pas simplement considérer les choses en elles-mêmes (rien de « positif » dans les choses - autrement dit de réel – ne peut indiquer quelque chose de l’ordre du bien ou du mal), mais aussi pour nous : le microbe qui me tue fait bien partie de la nature, il n’est ni bien ni mal, et ontologiquement parfait, mais qui peut nier qu’il est mauvais pour moi ? D’où une morale relative dont on ne peut se passer. Toute valeur est ainsi relative (contrairement à une idée vraie) ; Spinoza utilise les notions de bon ou de mauvais dans ce sens relatif. Même si chaque chose dépend également de Dieu (de la nature), ces choses diffèrent entre elles par leur essence singulière : un rat n’est pas un ange, un poison n’est pas un remède. Rien ne vaut absolument, mais pour nous, tout ne se vaut pas. Comme chez Nietzsche (cf. commentaires de Deleuze), par delà le Bien et le Mal ne veut pas dire par delà le bon et le mauvais. Ce qui convient à mon essence, avec quoi par conséquent je peux composer, et qui conforte et augmente ma puissance d’exister et ma joie, est bon. L’inverse est mauvais. Et cela vaut pour tout homme : nous avons là la clef d’un possible accès à une forme d’universel, à partir d’une stricte immanence du désir, et de ce que Spinoza appelle la recherche de « l’utile propre ». Ainsi la normativité immanente du désir est le moteur principal de l’Ethique de Spinoza. Il s’agit donc de trouver un « bien véritable » (au sens relatif) : celui qui permettra d’actualiser notre puissance, une « nature humaine supérieure » dont nous « arriverions à jouir... avec d’autres individus s’il se peut ». L’évaluation (morale ?) et, donc, la normativité, garde un sens : sera bon ce qui me fera exister plus en actualisant mon essence, c’est-à-dire ma propre humanité (humanisme pratique). En tant qu’être déterminé par le conatus, participant à ce titre à l’infinie productivité causa sui de la substance, nous sommes tous animés par cette force d’exister et cette puissance d’agir (conatus), dont le désir est l’occurrence principale, et donc aussi l’origine de toutes nos évaluations morales. C’est le désir qui est premier, dont la valeur résulte : ainsi, on ne désire pas une chose par ce qu’elle est bonne ; elle est bonne parce qu’on la désire : « nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous nous efforçons vers elle, la voulons, appétons et désirons. » (Ethique III). Le relativisme des valeurs est radical (est bon ce que je désire, mauvais ce que j’ai en aversion ; ainsi, mes affects décident de ce qui est le meilleur et de ce qui est le pire...), mais le contraire du nihilisme (qui est une des conséquences possibles du relativisme radical) : « Le désir de vivre, d’agir...etc. de façon heureuse, c’est-à-dire bien, est l’essence même de l’homme » (Ethique IV). L’amour, qui est « une joie qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure », est une dimension indissociable de ce mouvement vers le mieux vivre. Spinoza rejoint ici, mais par d’autres voies, l’éthique évangélique, et ce qu’il appelle lui-même « l’esprit du christ », ce qui le sépare fortement de Nietzsche, malgré son amoralisme théorique. Le point de départ est une sorte d’égoïsme biologique (le conatus), mais débouche sur un utilitarisme rationnel, et aboutit à une forme d’intellectualisme (vivre pour connaître et aimer la vérité, ou « amour intellectuel de Dieu »).

Une quête du désir sous la conduite de la raison

Cette quête du désir est véritablement efficace que si elle se fait sous la conduite de la raison, faute de quoi « nous sommes la proie des choses » (sous la servitude des passions tristes) A. Matheron, Individu et Communauté. Les passions nous opposent souvent les unes aux autres, seule la raison nous est commune et nous rapproche ; l’établissement des valeurs, certes rigoureusement immanentes,  ne suit pas n’importe quel chemin mais est guidé par la recherche de l’utile (conforme à notre nature). Ce qui est désirable ne se confond pas avec ce que l’on imagine désirer. Autrement dit, les voies concrètes suivies par la réalisation du désir sont la plupart du temps illusoires car reposant sur des idées inadéquates. La recherche de l’utile passe par conséquent par la conduite de la raison. La puissance d’exister et la joie qui l’accompagne, visée de cette quête, ne peuvent être effectives que si les hommes « n’appètent rien pour eux-mêmes qu’ils ne désirent aussi pour les autres hommes, et sont ainsi justes, de bonne foi, et honnêtes. ». Il y a donc bien des valeurs universelles, au moins du point de vue de l’humanité, qui rejoignent ce que Spinoza appelle « les commandements de la raison », à condition de considérer que la raison ne vaut que pour qui la désire.

Ce qui rend difficile la compréhension de la position spinoziste sur la morale, c’est qu’il développe trois façons différentes de l’envisager, et qu’il ne faut pas confondre...

Les trois morales de Spinoza (cf. article sur Spinoza de A. Comte-Sponville dans le dictionnaire de Philosophie morale)

-          La morale des « moralistes » : Spinoza développe une critique acerbe des «  moralisateurs » (prêtres ou misanthropes, ou théologiens). Une telle morale conduit à la tristesse et au ressentiment. Le sage, pour autant qu’il est sage (c’est-à-dire conduit par la raison), n’est jamais guidé par l’idée du mal, même de façon négative ou pour le fuir, mais par la connaissance et l’amour.  Faite d’injonctions et d’interdits, cette « morale des prêtres » est cependant nécessaire aux ignorants. Mais ne le sommes-nous pas tous à des degrés divers ? C’est pourquoi il est nécessaire d’adhérer à

-          une « morale de tout le monde », qui peut comporter des degrés également divers, mais qui repose en partie sur des représentations imaginaires, et qui est obéissance aux préceptes de la raison. Nous retrouvons là nos valeurs générales, hypostasies de généralités qui ne peuvent tenir lieu de connaissances singulières. Une telle morale est nécessaire à partir du moment où nous ne sommes pas véritablement sages, ou totalement libres. Ne pouvant « avoir une connaissance complète de nos affections », le mieux que nous puissions faire est « de concevoir une conduite droite de la vie, autrement dit des principes assurés de conduite, de les imprimer dans notre mémoire et de les appliquer sans cesse aux choses particulières qui se rencontrent fréquemment dans la vie, de façon que notre imagination en soit largement affectée et qu’ils nous soient toujours présents. ». Prenons un exemple avec Spinoza : pour appliquer la règle de vie selon laquelle la haine sera vaincue par l’amour et la générosité, et non compensée par une haine réciproque, il faudra penser souvent aux offenses faites aux hommes et à la meilleure manière de les repousser par la générosité. Ainsi en joignant régulièrement l’image de cette règle à l’image de l’offense, « elle ne manquera jamais de s’offrir à nous quand une offense nous sera faite (Ethique V, et IV). Si pour le sage, l’obéissance fait place à l’amour,  pour tous les autres, faute de connaissance et d’amour (du moins suffisamment), l’obéissance est souhaitable. Il en va de même pour des passions tristes comme l’espérance et la crainte (même l’espérance est une passion triste car il n’y a pas d’espérance sans crainte), ou comme la pitié, la honte, le repentir, l’humilité (des sentiments souvent qualifiés de « moraux » habituellement ) : « Les hommes ne vivant guère sous le commandement de la raison, ces deux affections ... (l’humilité et le repentir), et en outre l’espoir et la crainte, sont plus utiles que dommageables (Ethique IV). ». Il en va de même pour la pitié et la honte. En l’absence d’une véritable conduite raisonnable, ces sentiments sont préférables à leur absence ou à leur contraire. Le véritable choix (qui est en réalité un processus car tout commence, dans l’enfance, par les passions et l’imitation des affects) est entre une morale de l’obéissance et

-          une « morale de la liberté », qui est une morale du courage et de la générosité. Inséparable d’une éthique de la connaissance et de l’amour, qui conduit à la béatitude. « Une passion cesse d’être une passion sitôt que nous en formons une idée claire et distincte. ».C’est ainsi que nous passons (mais nous n’en avons jamais fini) d’une servitude à une liberté. Joie active de connaître et de vivre. Nous voyons donc qu’en tant que valeurs nombre de celles qui sont traditionnellement présentées comme universelles sont ici, non pas refusées (puisqu’elles ont leurs utilité en l’absence de connaissance et d’amour), mais considérablement relativisées au profit de celles qui correspondent aux valeurs correspondant aux affects actifs de ce que nous pourrions appeler le chemin de la libération : la liberté, la bonne foi, l’honnêteté, la justice, la générosité, le courage, la paix, la concorde, l’intime satisfaction intérieure... Purement immanentes à la normativité du désir, elles n’ont de sens que comme jalons de celui-ci quand il est éclairé par la raison. Il serait erroné de penser que cette éthique de la libération se confond avec l’état de béatitude et de sagesse. Celui-ci n’en a en effet plus besoin ; ou bien, étant toute connaissance et tout amour, il est le sommet de l’éthique. Mais il montre la voie pour se dégager progressivement d’une morale de l’obéissance en faveur d’une morale que nous pourrions résumer ainsi « bien faire et se tenir en joie », et qui doit commencer sans plus attendre...

Les valeurs apparaissent ainsi comme des créations humaines, et sont le résultat d’un processus de choix strictement immanent (nulle « transcendance » ou « réalisme » de la valeur ne préside à ces choix) lié au « conatus » (effort pour persévérer dans son être et augmenter sa puissance d’exister). Mais en même temps, nous retrouvons pratiquement (et non absolument) l’idée d’une morale universelle valable à l’intérieur de l’humanité, qui peut sans doute rejoindre l’idéal des droits de l’homme dans un même horizon jamais atteignable, mais néanmoins jouer le rôle d’« idéal régulateur » nécessaire à l’action.

 

Cette approche a un autre intérêt, essentiel si l’on revient à une objection finalement fondamentale faite à l’hypothèse de l’universalité des valeurs morales : le hiatus constaté entre les valeurs dans leur généralité (rappelons-nous à ce sujet que Spinoza s’est toujours défié des idées générales ou « universaux ») et la singularité des situations empiriques rencontrées, où la référence à de telles valeurs générales ne sont pas d’un grand secours (nous pourrions citer ici de nombreux exemples empruntés à l’éthique appliquée, comme les manipulations génétiques, l’euthanasie, la GPA, le commerce sexuel...etc.). La « réponse » spinoziste serait alors plutôt rigoureusement immanente à la situation, à partir d’une approche du « meilleur »  sous la conduite de la raison, c’est-à-dire d’une connaissance singulière, au-delà de valeurs hypostasiées, et qui serait débarrassée de toute référence à un « système de jugement moral » à priori, dont il s’agirait d’appliquer aveuglément les principes. Lorsque Paul Ricoeur reconnaît que dans cette phase « postérieure » de l’éthique, la conviction est bien plus importante que la règle, ne dit-il pas quelque chose qui s’en rapproche ?

 

Daniel Mercier, le 15 septembre 2014

 



[1] Le présupposé implicite de la pensée des Lumières, dont la morale laïque est le fruit, affirme qu’il suffit de laisser se déployer la raison pour infirmer toutes les croyances et superstitions (irrationnelles par conséquent) et aboutir aux valeurs de la République, réputées pour cette raison universelles, tel que la solidarité, l’égalité, l’altruisme...etc. Cette confiance excessive en la raison n’est plus vraiment crédible (ce qui ne veut pas dire qu’il faut cesser d’être rationnel !). Nous savons bien, empiriquement et théoriquement, qu’il n’en est rien ; empiriquement : une discussion libre et argumentée pourra déboucher aussi bien sur la mise en valeur de l’égoïsme personnel, du mérite, de la concurrence...que des valeurs citées plus haut. La raison n’est pas ici discriminante... Par ailleurs nous savons théoriquement que des morales comme l’utilitarisme (théorie très rationnelle) nous proposent une conception de la justice différente de la morale soi-disant commune que serait la seule morale laïque. Contrairement à l’affirmation d’une « science morale » correspondant au développement « naturel » de la raison... Le risque ici serait, sous-couvert de la raison, de faire valoir une morale qui a notre préférence, en contrevenant gravement au pluralisme et à la liberté de conscience au nom desquels  nous sommes censés œuvrer (victimes alors d’une profonde contradiction interne). Ce questionnement critique sur le caractère universel de la morale laïque est à fortiori valable pour toute démarche réflexive sur la morale en général : nos choix personnels concernant « la vie bonne » ne sont jamais strictement rationnels, et réciproquement la raison seule peut valider des morales d’orientation très différentes.

 

[2] Il y a beaucoup de morales différentes, y compris dans notre tradition occidentale : morale des vertus (aristotélicienne), morale de l’intention et du devoir (dite « déontologique »), morale conséquentialiste, et utilitariste, morale du sentiment...etc.

[3] Cette règle d’universalisation prend la forme du premier impératif kantien : « Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne loi universelle ». Pour compenser le « vide » d’un tel impératif (il ne dit rien de particulier ; on parlera ainsi de son « formalisme »), Kant propose une autre formule du même impératif : « Agis toujours de telle façon que tu traites l’humanité dans ta propre personne et dans celle d’autrui, non pas seulement comme un moyen, mais toujours aussi comme une fin en soi ».  C’est la formule du respect.  

[4] cf. à ce sujet les analyses de François Jullien dans « De l’universel, du commun, de l’uniforme », qui distingue notamment une logique d’émancipation et de séparation de l’individu propre à l’occident, et des logiques d’intégration spécifiques du « dharma » indien ou de « l’harmonie » chinoise... Nous nous arrêterons bientôt sur cette question des droits de l’homme.

[5] C’est ce que nous propose de faire Max Scheler : différencier les différents domaines de valeurs en introduisant une hiérarchie. De l’inférieur vers le supérieur : l’agréable, les valeurs vitales (question : la valeur de la vie aujourd’hui ne serait-elle pas placée au sommet de la hiérarchie ? Même si par ailleurs et quoi que nous disions, il est patent que la vie des uns est jugé beaucoup plus précieuse que la vie des autres...), les valeurs spirituelles (le beau, le juste, le vrai), et la valeur suprême qui serait pour lui le sacré associé à la singularité de la personne humaine. Le bien consiste alors à réactiver les valeurs propres à chaque niveau, et ne pas enfreindre la règle de la préférence hiérarchique. Cette hiérarchie suppose bien sûr un jugement évaluatif qui n’est pas lui-même fondé (cf. article sur la valeur, in Dictionnaire philosophique de l’E.U)

 

[6] Manière adéquate et proportionnelle de rendre le bien pour le bien.

[7] Une analyse détaillée de cette règle se trouve dans « L’influence des croissants chauds sur la bonté humaine », deuxième partie : « Les ingrédients de la cuisine morale », p 280, Ruwen Ogien

[8] Ce qui en ferait une vérité absolue (comme chez L. Ferry et toute la philosophie transcendantale)

[9] « L’entraide, un facteur de l’évolution »

[10] « Agis de telle sorte que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta propre personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin, jamais seulement comme un moyen. ».

[11] Nous nous appuyons ici sur une intervention de Raphaël Enthoven sur l’éthique de Nietzsche dans l’émission « Le Gai savoir ».

[12] Deleuze fait référence au « syllogisme de l’agneau » pour décrire un tel processus : « Je suis bon puisque je suis un agneau victime du loup, qui lui est méchant ». Comment la victime (l’agneau) finit-elle par se juger  bonne ? Deux opérations qui apparaissent simultanées mais l’une d’entre elles est logiquement la première : Elle se  compare à l’aigle (ou au loup) qu’elle va juger méchant en séparant la force de ce qu’elle peut (c’est de la faute du loup d’être loup et il aurait pu ne pas l’être. Sa puissance est déguisée en méchanceté). A partir de là, l’agneau (le faible) s’imagine qu’il pourrait être un aigle, et qu’il a choisi de ne pas l’être, transformant ainsi son impuissance en vertu.   (« Nietzsche », Deleuze)

[13] Lire à ce sujet la conférence de Isabelle Hanquart sur Nietzsche et la compassion

[14]  « Ethos » désigne indifféremment le caractère (éthos) et les coutumes (êthos)

[15] Ruwen Ogien semble mettre en cause la réalité des frontières existant entre les deux... Pourtant les enfants qui ont été soumis à des questionnaires où on leur demande de dire parmi une liste d’interdits ou d’obligations quels étaient ceux qui étaient universels et concernaient tout le monde, quelque soit son appartenance sociale ou obédience religieuse, semblent bien faire le tri, y compris lorsqu’ils appartiennent à des communautés fortement structurées par la religion (communauté juive notamment).

 

[16] Encore une fois, cela ne veut pas dire que nous allons vers une homogénéité mondiale. La mondialisation conduit même à une fragmentation identitaire sous l’effet de cette appropriation. On peut lire à ce sujet « La Culture-monde » de Lipovetsky.

[17] Une telle démarche est typiquement dépendante du logos grec, et ne peut s’appliquer par exemple à la pensée taoïste. Cf. chap. X, « De l’universel...etc. », François Jullien.

 

[18] Horizon jamais atteint ni même atteignable, il n’en joue pas moins un rôle régulateur guidant la recherche.

[19] L’impératif kantien en étant un parfait exemple

[20] Citons par exemple, celui en jeu dans la situation citée par Mencius de l’enfant tombant dans le puits : « Qui n’aurait pas tendu le bras n’est pas homme ».

 

 

L'aperçu de la discussion

Le dernier café philo de la Maison du Malpas a abordé le samedi 11 octobre une question que nous nous sommes sans doute tous posés à un moment ou à un autre : « Existe-t-il des valeurs morales universelles ? ». Voilà un petit aperçu de la discussion animée  à laquelle cette réflexion a donné lieu...

       On est communément amené à exprimer des jugements moraux… Et pour autant, peut-on parler de valeurs morales universelles auxquelles on ferait référence ? Peut-on parler d’universalité des valeurs morales ? C’est une question du XXème siècle, siècle de « crise des valeurs ». On a plutôt le sentiment que nos démocraties modernes nous font entrer dans le « pluralisme » du bien…

     Morale et éthique sont en lien avec la question des mœurs, du « vivre ensemble ». Mais on peut identifier comme nous le propose Paul Ricoeur (et l’étymologie), que la morale concernerait plutôt un système de normes, et l’éthique, la visée de « la vie bonne ».

    Les hommes auraient des prédispositions à la morale, un instinct social qui va permettre aux humains de vivre ensemble, et ainsi d’assurer en même temps leur sécurité, et leur survie. Ainsi, on peut dire que la morale a une fonction sociale (Durkheim). Pour Kant cependant, la morale est antinaturelle, et l’homme doit aller au-delà de sa nature empirique, qui peut aussi le pousser vers le mal ; aussi nous propose-t-il cet impératif catégorique : «  Agis de telle sorte que ta volonté puisse se considérer elle-même constituant en même temps, par sa maxime, une législation universelle ». Il évoque ainsi la nécessaire existence de règles, de normes, de lois. Mais pour autant, pourra-t-on parler d’universalité de ces lois ?  A travers le temps et les cultures, la diversité des religions, c’est un constat de diversité qui s’impose : la morale pourra être celle d’un groupe, chaque religion va prétendre à la vérité…et tout cela va faire des hommes conditionnés à des valeurs morales différentes…Et qui peuvent ainsi s’affronter… et mettre en péril « le vivre ensemble »… Ce qui peut aujourd’hui susciter bien des désordres et des inquiétudes, voire de la peur et du désarroi…  Va se poser également la question de l’évaluation de ces divers principes moraux quand ils ne sont pas en cohérence, ou même quand ils s’opposent. Peut-on encore imaginer qu’un code moral universel est possible ?

Ne peut-on au moins s’entendre sur l’idée de « morale minimale » et revenir à la «  règle d’or » énoncée et reprise en ce domaine, depuis Confucius et rappelée par Darwin : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse », ou sa version positive « Fais à autrui ce que tu aimerais qu’il te fasse »… Ou sous une autre forme : Ne pas nuire à autrui, respecter le droit à la vie, ne pas agresser, ne pas porter atteinte à l’intégrité physique. Il est nécessaire en effet de ne pas oublier que la morale est essentielle à la vie, et même à la survie…

Selon Marcel Gauchet, les cultures, aussi diverses soient-elles, ne peuvent pas ne pas accepter la proposition des droits de l’homme, qui serait ainsi en passe de devenir universelle. Mais qu’est-ce que l’universel ? François Jullien nous invite à distinguer l’universel de l’uniformément reconnu...

Les participants ont également évoqué le projet de mise en œuvre d’un «  programme d’Education civique et morale » dans notre école qui est paru en Juillet, et doit être appliqué en 2015 : ce projet pose très concrètement la question de savoir s’il existe une telle « morale laïque » universelle...

Synthèse  Marie Pantalacci 18 /10/14