Individu et Société . Ami où ennemi ? Mars 2010 

La présentation du sujet

INDIVIDU ET SOCIETE : AMIS OU ENNEMIS ?

 

La question des rapports entre individu et société a probablement pris naissance  avec la modernité, puisque la notion même d’individu telle que nous l’entendons aujourd’hui est née avec elle. Mais cette question devient aujourd’hui de plus en plus insistante : en effet, l’individu contemporain a tendance à se vivre comme une entité autonome, « qui se détache de toute appartenance » (Gauchet), sinon sur le mode d’une opposition binaire. Pourtant, l’analyse conceptuelle de ces deux notions montre qu’une telle opposition serait fallacieuse : l’individu peut-il se concevoir indépendamment de la collectivité dont il fait partie ? Et la société s’entendre sans  référence aux parties qui la composent et qu’elle rassemble ? Certes l’individu peut se définir comme l’unité biologique élémentaire (étymologiquement individu = ce qui ne peut pas être divisé), indépendamment de toute référence sociale et culturelle. Mais nous savons bien que chez l’être humain le biologique et le social ne fonctionnent pas séparément. Les travaux des sciences sociales nous ont montré qu’il est impossible d’isoler la part de l’inné et de l’acquis tant ils sont l’un et l’autre le fruit d’une interaction permanente. Mais faut-il partir de l’individu pour expliquer la société, ou bien l’inverse ? Que nous dit à ce sujet la sociologie, dont c’est une des questions principales ? Peut-être faut-il dépasser une telle formulation de la question, et comprendre la complexité des rapports  entre individus et société grâce à un nouveau paradigme de pensée : c’est l’idée développée en particulier par E. Morin : indéfectiblement inséparables, leurs relations sont en même temps de nature profondément conflictuelle ; c’est aussi  la voie explorée par S. Freud dans « Malaise dans la civilisation ». Contrairement peut-être aux craintes de Freud concernant le caractère de plus en plus répressif de la société à venir, la société démocratique, et sa rupture avec l’ordre social traditionnel et ses contraintes, n’inaugure t-elle pas de nouveaux rapports individu/société ? Ne met-elle pas en même temps à l’ordre du jour la difficile question de l’articulation entre l’individuel et le collectif ? Depuis plusieurs décennies, notre « nouvelle société », marquée notamment par l’absolu des droits et valeurs de l’individu, ne souffre-t-elle pas d’une rupture ou disjonction de plus en plus profonde entre ce dernier et la collectivité à laquelle il appartient pourtant ? Comment alors retisser ces liens entre le plus singulier et le plus social ? Voilà quelques pistes, parmi d’autres, de ce vaste sujet….

 

Daniel Mercier, le 08/03/10 

 

 

L'écrit philosophique

CAFE PHILO SOPHIA SAMEDI 13 MARS 20010

 

INDIVIDU ETSOCIETE : AMIS OU ENNEMIS ?

 

La question des relations entre individu et société est sans doute très actuelle (il faudra se demander pourquoi). Elle a probablement pris naissance avec la modernité et devient aujourd’hui de plus en plus insistante : l’individu contemporain a tendance à se vivre comme une entité autonome, « qui se détache de toute appartenance » (Gauchet), et de la même façon nous avons quelque difficulté à nous représenter la société comme un Tout susceptible de s’imposer à ses parties que seraient les individus. L’expression « société des individus » (utilisée pour la première fois par Norbert Elias pour désigner la société « moderne ») montre à la fois l’illusion qu’il y aurait à vouloir considérer ces deux entités comme séparées, et en même temps l’aspect problématique d’une société dont les fondements et la légitimité ne pourraient reposer que sur la pluralité des existences individuelles, indépendamment de toute contrainte sociale extérieure à elles (nous reviendrons sur cette question qui est la question principielle de la sociologie).  La plus petite immersion dans les grandes villes de la planète nous persuade que nous sommes (malgré nous peut-être…) une partie infime d’un gigantesque rouage ou organisme vivant extérieurs à nous, et qui s’imposent à ses membres (l’expérience à ce propos des villes du Sud-Est Asiatique – je reviens de Hanoï où ce texte a été écrit - est époustouflante ! La métaphore de la ruche – même si elle est trompeuse par certains aspects – vient immédiatement à l’esprit). Deux pistes importantes donc pour notre réflexion : premièrement, la clarification/élucidation conceptuelle des rapports individu/société ; deuxièmement, l’analyse de ces rapports dans le contexte historique de « la société des individus ».

 

Première partie

 

L’analyse conceptuelle de ces deux notions montre que leur opposition binaire serait fallacieuse ; dans le monde humain (nous ne parlerons ici de l’individu que dans ce sens), l’individu peut-il se concevoir indépendamment de la collectivité dont il fait partie ? Et la société s’entendre sans  référence aux parties qui la composent et qu’elle rassemble ? Certes l’individu peut se définir comme l’unité biologique élémentaire (étymologiquement individu = ce qui ne peut pas être divisé), indépendamment de toute référence sociale et culturelle. Mais nous savons bien que chez l’être humain le biologique et le social ne fonctionnent pas séparément. Les travaux des sciences sociales nous ont montré qu’il est impossible d’isoler la part de l’inné et de l’acquis tant ils sont l’un et l’autre le fruit d’une interaction permanente. Autrement dit, se noue déjà de façon inextricable, dans la singularité d’une existence individuelle, déterminations biologiques et déterminations sociales, faisant de l’individu lui-même le produit d’une société dans laquelle il naît et il s’insère. De nombreuses observations empiriques attestent que la relation à l’autre est constitutive de l’individu humain : quand celle-ci est originellement et gravement perturbée ou inexistante, la construction de l’identité individuelle s’en trouve altérée. Des enfants sauvages jusqu’aux pathologies de la personnalité  qui renvoient à  un trouble précoce de la relation à autrui (schizophrénie, abandonnisme, psychopathies…), en passant par les cas « d’hospitalisme », toutes ces expériences conduisent à faire l’hypothèse que dans l’être même de l’individu humain, il y a l’inscription de l’Autre. 

 

Mais faut-il partir de l’individu pour expliquer la société, ou bien l’inverse ? C’est sans doute la question principale de la sociologie ; c’est le débat entre holisme ou individualisme méthodologiques qui est ici convoqué. Pour comprendre la réalité sociale, faut-il partir de la société considérée dans son ensemble, ou bien doit-on partir des comportements individuels et de leurs effets émergents ?

Le fondateur de la sociologie « classique », E. Durkheim, pense que le sociologue doit étudier un objet qui lui est propre : ce n’est pas l’individu (objet en revanche de la psychologie naissante), mais les faits sociaux, c'est-à-dire les contraintes sociales qui déterminent les comportements individuels. Les individus qui naissent dans une société se voient imposer un langage, l’usage d’une monnaie, des croyances et des pratiques religieuses…etc. Lorsqu’un individu exerce tel rôle social (ouvrier, père de famille, électeur…etc.), il met en œuvre des comportements qui se conforment à des normes qui lui sont imposées de l’extérieur. Il en va de même pour les pratiques alimentaires, vestimentaires, les comportements démographiques, les activités de loisirs… Il faut, dit Durkheim, « expliquer le social par le social ». Face aux critiques souvent d’origine spiritualiste qui lui sont adressées au nom de la liberté humaine, il répond (et à sa suite quelqu'un comme Bourdieu), que la connaissance des déterminismes sociaux est la condition d’une liberté authentique. Ceux-ci ne sont plus naturels mais historiques et relatifs à une société donnée. Par exemple, de nombreuses études montrent que l’on peut établir des liens entre les propriétés sociales des individus (origine sociale et familiale, parcours scolaire, lieu de résidence…etc.) et leurs comportements déviants. Idem pour le suicide, l’échec scolaire, ou la persistance d’une forte endogamie sociale dans les mariages (malgré le fait que « le mariage d’amour » soit devenu la norme). Malgré la portée de cette approche, de nombreuses critiques lui ont été formulées : ces entités collectives ne sont au fond que des constructions imaginaires du sociologue, et non des acteurs véritables, seule réalité tangible de laquelle on doit partir : « l’acteur individuel est l’atome logique de l’analyse sociologique » (Raymond Boudon). Le primat des structures ou du système (de ce point de vue, le structuralisme relèverait de cette première approche holiste) est contesté au profit de l’individu. Cette vision est considérée comme trop déterministe et ne tiendrait pas compte des zones d’incertitudes au sein desquelles les acteurs peuvent faire des choix et développer des stratégies permettant de contourner les normes et règles formelles. Il s’agirait donc de revenir à l’expérience des acteurs. L’opposition entre individu et société ne peut cependant pas être retenue : il faut montrer au contraire comment les acteurs sont également dépendants du système dans lequel ils s’insèrent, à la manière d’une partie de cartes où les joueurs sont soumis à des règles identiques, mais où chacun peut développer des stratégies qui le distinguent des autres acteurs. S’opposant aux approches holiste ou culturaliste (Margaret Mead, Malinowski, Ruth Bénédict), de nombreux sociologues se démarquent également du pur individualisme méthodologique qui oppose l’individu et la société, pour se concentrer sur les interactions entre acteurs comme seules productrices de la réalité sociale. Des sociologies comme celles de Bourdieu (même si elle est largement inspirée de la sociologie classique) ou Corcuff, mettent l’accent sur ces interactions, mais sans oublier qu’elles se déroulent au sein de contraintes sociales, et à partir de positions sociales elles-mêmes en relation entre elles (concept de « champ » chez Bourdieu). Il s’agit au fond, tout en dépassant l’opposition des entités individu-société, de rendre compte de la singularité des variations inter-individuelles que la macro-sociologie est impuissante à expliquer : par exemple, pourquoi la réussite scolaire d’enfants d’ouvriers immigrés ? Dans le prolongement de cette pensée plus dialectique (dépassement de l’ancienne opposition), la pensée de la complexité d’Edgar Morin  permet de sortir définitivement du cadre de l’opposition binaire.

 

Individu  →  Société (Edgar Morin)

 

Il nous aide à comprendre la complexité des rapports  entre individus et société grâce à un nouveau paradigme de pensée, qui intègre en particulier trois principes : le principe hologrammatique, le principe de récursion, et le principe dialogique.

Le principe hologrammatique : la partie est dans le tout comme le tout est dans la partie. L’individu est dans la société (un élément de l’ensemble social), mais la société est aussi dans l’individu.

Le principe de récursion (causalité circulaire et non linéaire) : les individus produisent la société qui produit les individus, selon une boucle génératrice dans laquelle les effets sont eux-mêmes créateurs (causes) de ce qui les produit. La société est certes produite par les interactions entre individus, mais elle constitue un tout organisateur dont les qualités émergentes rétroagissent sur les individus en les intégrant.

Le principe dialogique : la relation individu/société est de multiples façons à la fois complémentaire et antagoniste. L’un est irréductible à l’autre et ils sont en même temps inséparables. La complémentarité : pas de société sans individus, et pas d’individus proprement humain doués d’esprit, de langage, de culture, sans société. Mais cela ne va pas sans antagonismes :

-          Egocentrismes individuels contre solidarité et fraternité.

-          Intérêt personnel d’un côté, intérêt collectif et communautaire de l’autre. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’intérêt collectif n’est pas la somme des intérêts individuels. L’addition des préférences personnelles ne peu constituer un choix collectif d’intérêt général. D’où la nature conflictuelle et fragile des rapports individu/société

-          « Tout se passe comme si il y avait deux chambres dans l’esprit humain ». La sphère des sentiments et intérêts personnels privés, qui côtoie au sein d’un même individu un Nous collectif, qui se décline diversement selon le type de société (le Nous collectif des dieux et des interdits dans les sociétés archaïques – le pouvoir divin des sociétés théocratiques – la prise de conscience du citoyen dans les sociétés démocratiques).

-          L’antagonisme le plus profond est peut-être celui qui a été identifié par Freud dans « Malaise dans la civilisation », et qui est l’objet du point suivant.

 

 « Malaise dans la civilisation » (Freud)

La société réprime les pulsions et aspirations individuelles, et ces pulsions, désirs, aspirations tendent à transgresser les contraintes, normes, interdits de la société. Le renoncement à ses pulsions (notamment agressives et meurtrières), la distinction du bien et du mal qui lui est corrélative, introduit l’être humain à l’angoisse et à la culpabilité. L’hyper-adaptation aux exigences du Sur-moi (celui de chacun, comme dérivé du sur-moi de la société) ne peut se faire qu’au prix de son propre désir. C’est la raison pour laquelle, plutôt que de succomber aux mirages de la santé mentale et du « bien-être pour tous », il s’agit pour Freud (et Lacan à sa suite) d’essayer de déchiffrer le message du désir là où il tente de se faire entendre. Mais il serait illusoire de penser ces relations sur le mode d’une opposition binaire (la société par essence répressive qui empêche l’expression des désirs humains ; c’est la voie qu’à suivi quelqu'un comme Reich). D’une part, l’évolution de l’individu à partie liée avec celui de la civilisation au sens où l’un comme l’autre sont traversés par Eros, la pulsion de vie, dans leur lutte commune contre Thanatos. Cette pulsion de vie est au service du processus de civilisation visant à la réunion d’individus humains en une communauté liée par la libido. Autrement dit, même si au niveau individuel, les exigences de la société sont génératrices de frustration, elles rejoignent les enjeux d’intégration de l’individu à cette communauté humaine. Le combat entre Eros et pulsion de mort qui caractérise le processus de civilisation (et donc l’histoire de l’humanité) s’applique également au destin individuel, mais aussi au processus vital lui-même.  En réalité, le conflit est constitutif lui- même de l’identité de chacun : la nature conflictuelle des relations entre processus de civilisation et processus de satisfaction personnelle (nécessairement égocentrique pour Freud puisque régi par le principe de plaisir) traverse également l’individu. Le conflit n’est pas seulement entre l’individu et la société mais aussi intra-individuel. Si bien qu’il s’agira souvent pour le psychanalyste, dans une perspective psychanalytique, de tempérer les exigences du Surmoi, « la maîtrise du Ca ne (pouvant) pas être poussée au-delà de certaines limites » (Freud). Comme le dit remarquablement G. Simmel (« Sociologie et Epistémologie ») : « Le conflit entre la société et l’individu se poursuit dans l’individu comme un combat entre les parties de son être », tant il est vrai que celui-ci est d‘abord et originellement un être social.

 

L’ordre symbolique

De nombreux psychanalystes utilisent ce concept pour dire qu’au-delà de telle structure sociale historique particulière, l’être humain est inscrit dans un ordre (« symbolique ») qui scelle son appartenance au monde de la culture, interdisant par la-même toute opposition d’essence entre l’individu et la société, malgré la nature conflictuelle de leurs relations. Contrairement à l’animal dont le désir (assimilable à l’instinct) est pré-programmé (tel type d’objet pour tel type de satisfaction), les objets du désir de l’homme ne sont plus  objets de besoin tel que la nature les lui offre, mais sont d’ordre symbolique, c'est-à-dire ce que l’ordre symbolique, qui organise son monde, lui présente. La régulation organique cède sa place à une régulation d’origine sociale. La culture s’institue en effet dans ce « vide » ou « lacune biologique » propre à l’humain. Ainsi le Désir de l’homme requiert que ses objets lui soient désignés par un Autre que lui, c'est-à-dire par le Désir de l’Autre (il faudrait ici reprendre la dialectique du Maître et de l’Esclave de Hegel qui montre comment toute conscience de soi passe par le désir d’une autre conscience de soi ). Nous pouvons par exemple souligner ici les rôles privilégiés –dans l’optique psychanalytique – du Père et de la Mère, dans cette désignation (des objets du désir), non pas en tant qu’individualités, mais en tant que rôles symboliques, définis par leur place dans le champ humain. Autrement dit, l’individu ne peut être appréhendé en dehors des « effets de structure ». Non pas telle structure sociale historique particulière, mais structure du social comme tel. 

 

Deuxième partie

 

Il est temps de revenir à « la société des individus » dont nous parlions en introduction pour en souligner l’aspect problématique par rapport à tout ce qui précède : « Une société des individus est une société spécifiquement travaillée par la difficulté à se représenter pratiquement comme société, c'est-à-dire comme tout susceptible de s’imposer à ses parties… Elle devient de plus en plus invisible… Sa dimension holiste n’a pas disparu : elle fonctionne de façon latente et cachée. ». Cela signifie en particulier que l’individu contemporain, celui de la centralité et de l’universalité des droits individuels comme fondement ultime de la démocratie, a tendance à se penser « comme une entité autonome qui se détache de toute appartenance et veut ignorer la société dans laquelle il vit » (M.Gauchet). En même temps et paradoxalement, ne peut-on pas penser que la notion même d’individu –au sens d’individualités égales et libres – est une création de la modernité : l’individu n’est-il pas lui-même le produit d’une évolution social-historique particulière (celle de l’occident), et qui correspond à l’avènement de la démocratie ? Et cette difficulté à se penser par rapport au tout de la société n’est-elle pas le symptôme d’une crise affectant le lien, l’articulation entre l’individuel et le collectif dans nos sociétés démocratiques contemporaines ?

 

La modernité est précisément le passage d’une société traditionnelle ou holiste (certains parlent de « communauté » pour l’opposer à  «société » : cf. Tonnies et son livre « Communauté et Société ») à une société contractualiste, dont le principe de légitimité ne sera plus placé au-dessus des hommes (Dieu, la Tradition), mais reposera au contraire à l’intérieur d’elle-même, c'est-à-dire sur les droits des individus eux-mêmes. Le pouvoir ne tombant plus d’en haut ne peut que procéder des individus. La société devient alors véritablement « historique », au sens où les individus vont construire l’ordre de la cité qui les unit avec leur raison et leur volonté, leur travail, leur science et leur art.  Cette « révolution anthropologique » (c'est-à-dire qui affecte profondément les façons d’être de l’humanité) ne peut qu’être associée à un long processus d’individualisation, qui commence avec l’individu abstrait (atome social et juridique) et qui se poursuit par la constitution pratique de l’individu concret, consacrant en même temps ce que l’on peut appeler « le règne des individus ». Celui-ci va progressivement remplacer la société hiérarchisée (comme celle de l’Ancien régime), où n’existe en pratique que des « hiérarchies, des dépendances, des communautés et des corps » (Gauchet). Les sociétés holistes sont en effet caractérisées par des contraintes et logiques collectives très prégnantes, et conséquemment aussi des liens sociaux très intenses. Elles sont progressivement remplacées par des groupes humains fondés sur le primat de l’individu, des relations entre eux plus impersonnelles et réfléchies, reposant davantage sur des compromis entre leurs intérêts. Il est facile de se rendre compte comment ce nouvel univers démocratique oblige à repenser les rapports individu/société. M. Gauchet identifie une « antinomie » ou contradiction propre à cette nouvelle configuration sociale.

 

L’antinomie individu/société caractéristique de la démocratie

Dans l’univers démocratique, n’est-il pas difficile en effet de penser ensemble individu et société ? Dans la société traditionnelle, la coercition sociale est première, l’incorporation des êtres à la communauté est considérée comme native. Nul individu « détaché » donc… En revanche, lorsque l’individu est posé comme premier (c’est le principe fondamental de la Déclaration des Droit de l’Homme…), la cohésion du corps collectif ne peut qu’être dérivé et produite par lui.. Une fois admis qu’il y a d’abord des individus, comment penser leur co-existence ? Comment les « faire-tenir-ensemble » ? Comment obtenir, à partir de cette irréductible pluralité d’existences séparées, « une somme collective viable » ? Les réponses politiques ont été de deux ordres dans nos sociétés pour résoudre ce difficile dilemme : pendant les deux tiers du XXème siècle, une réponse a dominé, celle de la négation totalitaire de l’individu au profit « des-masses-qui-font-l’histoire », selon l’expression consacrée (une observation incidente : en tant que solution réfléchie et volontairement mise en œuvre par et pour les groupes humains, le totalitarisme est nécessairement contemporain de l’ère démocratique. IL est en ce sens très « moderne »…). Depuis une trentaine d’années, notre univers mental est marqué par ce que M. Gauchet appelle « les culs de sac régressifs » de la pensée individualiste, que l’on pourrait résumer ainsi : « l’individu-souverain-mais-hélas-voué-à-vivre-en société-d’où-fatale-aliénation». Plus fondamentalement, cet adage au relent libertaire est parfaitement conciliable avec une seconde réponse : celle du libre marché et du contrat, c'est-à-dire d’une société comme libre association de monades individuelles. Le présupposé d’une telle société repose sur sa capacité à se délivrer du politique au profit des individus privés et d’une sorte d’autogestion de la société civile. Ce qui est précisément mise en cause, c’est l’idée que le collectif peut et doit jouir d’une existence indépendante des êtres qui le composent (or c’est précisément le fondement de l’idée républicaine). De ce point de vue, le libéralisme, est bien dans la filiation de l’idée démocratique : il n’existe que des individus réels et leurs intérêts particuliers, et la sphère publique n’est plus au mieux que l’instrument des demandes émanées de la sphère privée. Les débats télévisés à l’occasion des élections sont à ce titre exemplaire : le candidat est sommé de répondre à chaque demande particulière émanant de chacun des  individus privés, sélectionnés dans la population. Nous savons pourtant aujourd’hui, contrairement à ce que pensait Adam Smith et ses continuateurs, que la poursuite par l’individu de ses fins privées ne coïncide pas avec l’intérêt général. Pour eux en effet, il n’y pas de contradiction entre individu et société puisque la démocratie d’une part, l’économie de marché d’autre part, assurent la cohérence entre choix individuels et nécessité de l’organisation collective. Mais en réalité, comme cela a déjà été dit, l’intérêt collectif n’est pas la simple somme d’intérêts individuels. Ce qui est nié dans l’idée libérale comme réponse globale (au dilemme de la démocratie selon Gauchet), c’est l’instance spécifique du politique, ce qui s’appelle en démocratie la souveraineté collective (qui se traduit en particulier par le poids que conserve l’Etat, que le libéralisme le nie ou non…). Il est illusoire de prétendre que l’on peut s’en passer car c’est précisément, selon Marcel Gauchet, ce qui permet à une société de fonctionner, « tenir ensemble ». En ce sens, le politique participe de l’ordre symbolique décrit précédemment.

 

Des rapports distendus aujourd’hui ? Quels risques ? 

L’antinomie individu/société propre à la démocratie n’est-il pas exacerbé depuis quelques décennies dans la nouvelle société des droits de l’homme, analysée par M. Gauchet dans toute son œuvre ? Au fur et à mesure que s’affirme la légitimation absolue de l’individu et sa défense inconditionnelle, en même temps que s’évanouissent les formes traditionnelles d’autorité et ce qui restait de « structuration religieuse des rapports sociaux » (comme par exemple la dette envers la nation, l’obligation envers l’Etat, la fidélité vis-à-vis de sa classe, le devoir à sa famille… autrement dit, toute manifestation « du primat du lien sur  les éléments liés » ou des rôles sur les personnes, qui traduit la prégnance de l’institution), un danger de disjonction grandissante entre l’individuel et le collectif risque de nuire à l’équilibre de cette nouvelle société des individus et vider de sa substance l’exercice de la démocratie. Il serait beaucoup trop long d’analyser avec M. Gauchet toutes les conséquences pratiques de ce phénomène. Bornons-nous à en citer simplement quelques unes, dans le désordre, parmi les plus symptomatiques du hiatus qui s’approfondit entre individu et société.

 

-          La liquidation de tout ce qui pouvait figurer une transcendance des collectifs sur les individus : qu’il s’agisse de la Nation ou de l’Etat, de sa classe ou de l’Avenir commun. Extinction des grands récits idéologiques.

-          L’éclipse du politique : après l’âge d’or du politique (à partir de 45), il connaît une « perte de substance symbolique », qui se traduit par un évidement au centre de la scène publique où seuls les droits de l’Homme et « l’absolu du droit » peuvent prétendre occuper la place. Se manifestent dans ce registre des postures de surenchère démagogique, d’effervescence protestataire ne se préoccupant que de causes exclusivement morales, qui ne s’embarrassent jamais de faire des propositions d’ensemble (disjonction individu/société). Ces attitudes sont très compatibles avec une société de plus en plus libérale (primat des individus privés et des régulations de la société civile aux dépens de la souveraineté collective). L’éclipse du politique ne signifie pas sa disparition, mais il perd son aura, sa faculté d’entraînement et de mobilisation. IL s’accompagne d’un « désinvestissement silencieux de la chose publique ». Le nouvel individu met fondamentalement en question l’idée que le collectif puisse jouir d’une existence indépendante. Il doit au contraire être « branché » en permanence sur les désidératas individuels.

-          Le repli sur la sphère privée : la promotion des droits de l’individu conduit à lui conférer un statut d’autonomie, inséparable de l’exercice de ses droits. Mais convoquer ces droits ne signifie pas donner les moyens de les exercer effectivement. Le « droit de l’individu » se traduit souvent par le droit de se désintéresser totalement de ce que nous pouvons appeler (avec M. Gauchet) « la conscience de l’existence sociale ». L’individu hyper-contemporain est le premier homme à évoluer dans un monde où nous n’avons plus à nous soucier de ce qui nous relie aux autres ; le premier aussi à s’enclore ainsi dans sa propre sphère privée. L’authenticité qu’il revendique (« rester soi-même ») devient antagoniste d’une inscription dans un collectif.

-          La famille cesse d’être un rouage de l’ordre social pour devenir une affaire exclusivement privée. Les anciens rôles qui réglaient les relations pour chacun des membres (rapports de dépendance, d’obligation, de hiérarchie) sont entrain de disparaître au profit de fins affectives et personnelles (importance à ce sujet de l’émancipation féminine). Elle n’est plus l’instrument de la contrainte  de reproduction (reproduction biologique aussi bien que sociale) qui justifiait chaque existence comme le maillon d’une chaîne destiné à se prolonger (importance ici de l’émancipation des sexualités). L’enfant n’est plus le fruit de la nécessité de la vie qui se poursuit mais le fruit du désir singulier de ses parents (M. Gauchet fait l’hypothèse que ce changement va affecter fortement les conditions de l’individuation psychique). Enfin, la famille contemporaine devient de plus en plus un refuge face à la société, un lieu destiné à promouvoir l’épanouissement affectif en dehors de la société, plutôt que l’antichambre de la vie sociale, destinée au contraire à préparer le petit d’homme à la vie adulte. Avec la désinstitutionnalisation de la famille, c’est l’entretien du lien social qu’elle permettait auparavant qui est mis en cause.

-          Eduquer, socialiser, une tâche de plus en plus difficile… Cette logique individualiste conduit naturellement l’individu à penser qu’il peut construire ses savoirs et déterminer les parcours qui lui convient sans l’aide d’un extérieur plus ou moins contraignant. Il est dans l’illusion qu’il peut se former de son propre mouvement, de façon purement endogène, alors qu’apprendre consiste précisément à, se déprendre de soi pour se confronter à l’altérité d’un monde « déjà là », mais encore inconnu. D’une manière générale, l’individu hyper-moderne est celui qui nourrit la possibilité d’un être « auto-référencé », qui ne devrait à rien d’autre qu’à lui-même pour advenir. Cela implique en particulier une défiance contre tout ce qui pourrait représenter ou affirmer une « prééminence », une « antériorité ». Or tout processus d’éducation ou de socialisation passe par l’idée de savoirs collectifs, de formes pré-réglées de co-existence avec les autres (comme par exemple le contrôle de soi, la reconnaissance d’autrui, l’incorporation des codes de politesse et de civilité…), qui me préexistent, et qui constituent précisément l’essence du social. Or il est difficile aujourd’hui pour le nouvel individu de reconnaître que son lien avec les autres obéit à une norme qui n’est pas lui, hors de lui, et que la société est avant et au- dessus de lui.

 

En conclusion, nous pouvons identifier le paradoxe qui traverse cette « société des individus » :

Rappel : non seulement individu et société sont organiquement liés, mais l’individu dont nous parlons (dans le sens « moderne ») est la création « social-historique » d’un certain type de société, la démocratie.

 

L’illimité de l’individu contient le risque d’un évidement et d’une désarticulation de la démocratie, par la disjonction entre l’individuel et le collectif. L’individu contemporain dénie en quelque sorte sa propre filiation. Il ne serait plus responsable face au lien social, fait comme s’il n’avait plus à l’entretenir. La société n’est pas vécue comme ennemi, mais comme un « ailleurs » dont nous sommes désengagés.

 

La société selon l’individu risque de se priver des conditions mêmes de production de cet individu. Autrement dit, à travers le développement de l’individualisation (fait social), c’est la crise de l’individuation (fait psychique) qui se fait jour.

Le « devenir-individu » passe inexorablement en effet par la confrontation avec un monde déjà là, et qui nous préexiste ; il est donc nécessaire, pour se construire comme individu, de se référer à l’Autre. A travers la désarticulation de l’individuel et du social, ce sont les conditions mêmes de production de cet individu qui sont menacées, tant il est vrai que le sort de l’un et de l’autre (de l’individu et de la société) sont indéfectiblement reliés.

Comment donc retisser ces liens entre l’individuel et le collectif ? Entre le plus singulier et le plus social ? Comment se vivre davantage comme « un parmi les autres » (la définition même d’une socialisation véritable) ? Comment renégocier les rapports entre les individus et leur société, de telle sorte que nous soyons en mesure de cultiver le désir d’appartenir à une collectivité qui fonctionne bien (mieux) ?

 

Daniel Mercier, à Hanoï, le 19/02/10