La souffrance a-t-elle un sens ? - Novembre 2011

La présentation du sujet

« La souffrance a-t-elle un sens ? »

 

« Tout est souffrance » ; cette affirmation du Bouddha pour qui la vie est indéfectiblement associée à la souffrance rejoint de fait l’ensemble des sagesses occidentales ou orientales pour lesquelles la recherche du bonheur consiste précisément à lutter contre la souffrance. Souffrances physiques et mentales, souffrances de la faim, de la maladie et de la violence, souffrances que l’on commet et que l’on subit, souffrances du châtiment de ceux qui ont pêché,  mais aussi souffrances des innocents, souffrances tournées contre soi sous forme de « passions tristes », souffrances du désir insatiable comme du sentiment de satiété ou d’ennui … Le lot des souffrances est en effet infini… La question de leur sens, comme celui de la vie même, suggère qu’elles pourraient converger vers une orientation, une direction qui pourraient les « fonder » ou les justifier. La vision du monde chrétienne ne nous propose-t-elle pas en effet une telle interprétation de la souffrance ? Mais doit-on vraiment chercher un sens à la vie et à son cortège de souffrances en dehors de la vie-même ? Et ne faut-il pas, plutôt que de chercher à la justifier, ou inversement à la combattre – c’est la voie suivie par toutes les « philosophies du bonheur » -, assumer au contraire joyeusement le caractère insensé et tragique de l’existence, avec ses peines et ses plaisirs mêlés ?

Notre association tiendra le soir même  (le 12/11/2011) à 17H son Assemblée Générale annuelle à la Maison du Malpas. Vous y êtes bien sûr cordialement invités !

 

Daniel Mercier, le président de l’association Philo Sophia

L'écrit philosophique

« La souffrance a-t-elle un sens ?

 

La thématique de la souffrance traverse toute l’histoire de notre pensée, et pas seulement de notre pensée occidentale ; la pensée orientale, notamment avec Bouddha, commence elle aussi par un constat préoccupant : « Tout est souffrance » dans le monde et dans nos existences humaines en particulier. Ainsi la recherche du bonheur doit se comprendre comme cette lutte incessante pour éliminer la souffrance : cette préoccupation qui serait essentielle à la philosophie réunirait en quelque sorte toutes les sagesses de l’univers. Nous aurons sans doute à aborder de manière oblique cette affirmation mais notre question ce soir est autre : la souffrance a-t-elle un sens ? Deux termes à préciser.

La souffrance désigne évidemment le fait d’être l’objet – aussi bien sur le plan physique que mental – de sensations pénibles qui nous affectent plus ou moins profondément. La notion de souffrance et celle de douleur ne se recouvrent pas exactement, mais il est difficile de les distinguer clairement car la douleur qui est primitivement réservée aux sensations de mal physique, et de plus en plus utilisée dans un sens figuré pour désigner tout type de douleur (moral, psychologique, aussi bien que corporel). La manière dont les uns et les autres utilisent ces termes est variable… Peut-être pouvons-nous, sur la base de motifs pragmatiques, nous accorder sur une convention, qui semble être le parti-pris de Marie Darrieussecq (psychanalyste et écrivain) dans le dernier Philo Mag (octobre 2011), lorsqu’elle défend « l’accouchement sans douleur » sous péridurale : « Entre douleur et souffrance, il y a une grande différence. Dans la souffrance, le sujet est encore présent à lui-même, il a le sentiment de la vivre et les moyens de la penser. La douleur au contraire est un moment de dépersonnalisation, d’absence»(elle nous précise ensuite que la péridurale peut ne pas supprimer la souffrance). La douleur est donc ici intimement associée à son caractère violent et intense, et plutôt au « corps souffrant », si nous restons dans une perspective dualiste (en réalité nous savons aujourd’hui que ce dualisme est caduque, même dans la douleur physique : elle produit certes une certaine « illusion dualiste » - le corps seul souffre – mais d’une part, les seuils de tolérance à la douleur varient énormément en fonction de l’éducation, des imprégnations familiales, sociales et ethniques, ainsi que des conformations psychiques de chacun (les deux types de facteurs étant évidemment liés) ; et d’autre part nous savons tous, comme le dit si bien Montaigne qui parlait en connaissance de cause, étant victime de la « grabelle » - des coliques néphrétiques -, qu’une douleur vive ne peut être supportée « qu’à la condition qu’elle ne dure pas ! », ce qui suffit à prouver que « l’union de l’âme et du corps" est bien réelle…). Si nous réservons donc, par convention, le terme de douleur à l’effet réel ou imaginaire d’une lésion organique, nous donnerons au terme de souffrance un sens plus générique qui inclut la dimension humaine de représentations mentales que nous pouvons nous faire de nos propres états aussi bien que de ceux d’autrui, à propos d’évènements qui dépassent le seul cadre de la lésion physique subie, ne serait-ce que parce que, en tant que doté de réflexivité, je souffre aussi en fonction de l’évaluation que j’en fais, de la prédiction de ce qu’elle va impliquer pour moi (Handicap ? Perte de capacité intellectuelle ?), de l’angoisse qu’elle provoque …etc.

Les figures de la souffrance sont innombrables : il y a la souffrance dont je suis responsable et la souffrance que je subis ; concernant la première, il y a celle qui est commis délibérément pour faire souffrir (vengeance, sadisme, mais aussi punition, qui conduisent à des effractions psychologiques ou physiques, à des humiliations, des préjudices, des stigmatisations…etc.), celle que je commets par effets collatéraux (conséquence indirecte mais non voulue). Concernant la seconde, citons en vrac : les souffrances dues à la perte ou la séparation (les bouddhistes parle de l’impermanence de toute chose…) : perte de son enfance, d’êtres chers, de sa santé, de son amour, de ses désirs… ; les souffrances associées à l’insatiabilité de nos désirs, également celles qui sont la conséquence de l’ennui et de la satiété qui succèdent au temps de leurs illusoires satisfactions (Schopenhauer pense que nous sommes sans cesse livrés à ce mouvement de balancier entre la souffrance et l’ennui, qui est aussi une souffrance…) Souffrances enfin que je m’inflige à moi-même, affects négatifs tournés contre soi et qui me rongent : haine, ressentiment, remords, convoitise, culpabilité, jalousie… La liste n’est bien sûr pas exhaustive … Pour terminer, évoquons seulement les trois niveaux de souffrance identifiés par la pensée bouddhiste : la souffrance proprement dite (physique et morale confondue) ; la souffrance liée à l’impermanence (le plaisir ne dure pas, pas plus que toute chose ; il n’est pas toujours facile de repérer cette souffrance liée à l’ambivalence du plaisir) ; et enfin le troisième niveau de souffrance, relatif à l’illusion de l’existence d’un moi comme entité indépendante (responsable de notre attachement). Nous reviendrons sur ce dernier  point dans notre développement.

 

La souffrance a-t-elle un sens ? C’est-à-dire ? La question du sens en philosophie est assez redoutable… Nous nous contenterons de relever les deus sens du terme qui nous intéressent, parmi les trois existants (le premier est en effet celui des « cinq sens » et de leurs dérivés et ne nous concernent pas directement ici). Le « sens » fait référence à la signification et à l’orientation ou la direction. Cette dernière dimension est solidaire de l’idée de but. La signification de la souffrance, cela ne veut pas dire la signification – la définition – du mot…  Le dictionnaire suffirait ! Il faut aussi distinguer signification et explication : une chose est de repérer les causes circonstancielles de telle ou telle souffrance, ou même de dresser l’inventaire des causes de la souffrance en général, autre chose est de dire si elle a un sens. Nous percevons bien qu’avec cette notion nous sommes progressivement amenés à nous poser la question de la « raison » de la souffrance, mieux peut-être, de sa « raison d’être ». Il y a dans la signification de l’idée de « signification » quelque chose qui la rapproche de l’idée d’orientation, ou du moins de place à donner (à la souffrance) dans un système qui fait cohérence. Pour les êtres humains qui vivent universellement ces multiples manifestations de souffrance, quelles significations celles-ci peuvent-elles prendre ? Peut-on  assigner à ces manifestations de souffrance des fins propres ? De la même façon que nous cherchons à donner un sens à notre vie, peut-on et doit-on donner également un sens à toutes ses souffrances que nous éprouvons, elles-mêmes étant parties intégrantes de cette vie ? Leur trouver en quelque sorte une « utilité », une « justification » ?

 

C’est sans doute dans la conception chrétienne de la souffrance que cette dernière se trouve en quelque sorte « récupérée » dans un univers de sens très fort. L’image du Christ crucifié sur la croix est en quelque sorte paradigmatique : il a souffert pour nous ; la souffrance a valeur de rédemption. Le supplice sacrificiel a le sens d’un rachat, celui de l’humanité. Le caractère profondément esthétique de cette scène renforce sa valeur. Comme le Christ, nous devons nous aussi nous racheter en expiant nos pêchés, afin de mériter le salut dans une autre vie. Contrairement aux sagesses orientales (qui condamnent cette « soif de douleurs » propre à cette pensée), il y aurait ainsi un « virus » chrétien, selon Cioran (« La tentation d’exister ») dispensant une véritable culture de la souffrance. Pensons par exemple aux mystiques du Moyen Age qui recommande « les vertus de la chemise de crin, de la peau de hérisson, de l’insomnie, de l’inanition et du gémissement » ! L’Eglise nous aurait rivés, dit encore Cioran, « à une chaîne de soupirs, au culte de l’épreuve, de la joie foudroyée et de la tristesse jubilante »… Il y aurait comme un plaisir à la souffrance, à savourer ses propres maux, qui caractériseraient une tradition caractérisée par Cioran de « masochiste ». « Nous devons à nos rédempteurs d’être des experts dans la souffrance sans issue. ». Au centre de cette tradition, nous trouvons le mythe d’Adam et l’idée du pêché originel : la souffrance, la mortalité, la douleur de l’enfantement et la nécessité du labeur, s’introduisent dans le monde à la suite de la transgression de la loi divine, comme sa juste rétribution. Nietzsche, on le sait, va dénoncer ce qu’il considère comme un détournement de la vie, une volonté de dépréciation masochiste des forces de vie : avec l’idéal chrétien, se développe une véritable culture de la faute devant l’au-delà qui « fait de l’obligation envers Dieu son principal instrument de torture. » (Généalogie de la Morale). Nous ne pouvons pas ne pas faire le lien ici avec les pratiques relationnelles (entre autres sexuelles) explicitement sadomasochistes, dont le sens de la souffrance est clairement affirmé en tant qu’instrument de jouissance, tant du côté de celui qui fait souffrir que de celui qui souffre. Mais revenons à Nietzsche et au christianisme : la souffrance, pour « l’homme réactif » (l’homme faible, au sens où il l’entend), est la conséquence du pêché, a valeur d’expiation ou de punition, et s’accompagne de culpabilité. La souffrance est ainsi justifiée, et devient en même temps un argument contre l’existence. Cette intériorisation de la douleur ou de la souffrance (N. ne fait pas ici de différence), « élevée au rang d’idéal », moyen au service du salut, est donc responsable de cette véritable « culture de la souffrance » (Cioran), qui se traduit en particulier par l’incapacité où se trouve le type réactif d’agir sa douleur, ce que N. nomme le ressentiment, et qui est remarquablement analysée par Deleuze dans son « Nietzsche » : le type réactif souffre par définition car il n’en finit pas de « ressentir » la réaction au lieu de l’agir (comme le type actif). Celui-ci en effet empêche la propagation de la douleur à l’intérieur de lui, ou bien il la localise, empêche son envahissement, en isole la trace. Nous verrons plus loin que pour N., loin d’être un argument contre la vie, elle est un « excitant de la vie », un argument en sa faveur. Le type réactif au contraire se laisse envahir, littéralement empoisonner par elle sans réagir. Deleuze résume ainsi ce processus : « On se guérit de la douleur en fabriquant encore plus de douleur, en l’intériorisant encore plus ; on s’étourdit, c’est-à-dire on se guérit de la douleur en infectant la blessure. »

Quelque soit notre jugement sur cette justification, nous sommes en présence d’une manière de penser intégrant la souffrance dans une conception du monde qui lui donne un sens plein. Pour la résumer, citons cette phrase de P. Ricoeur : « Si nul n’avait fauté, nul ne souffrirait ».

Il reste que moralement cette affirmation ne peut se soutenir que si seuls les « coupables » étaient condamnés à souffrir : ici l’explication théologique est mise en difficulté par le simple fait de l’injustice que constitue la souffrance des innocents ; et la promesse d’un autre monde où la justice connaîtra son plein exercice ne suffit pas : si le mal nous conduit à Dieu, comment celui-ci peut-il en retour vouloir un monde où il y ait du mal ?

C’est Epicure qui résume le mieux le problème : « Dieu ou veut éliminer le mal et ne le peut, ou le peut et ne le veut pas, ou ne le veut ni le peut. S’il le veut et ne le peut, il est impuissant, ce qui ne convient pas à Dieu. S’il  le peut et ne le veux, il est méchant, ce qui est étranger à Dieu. S’il ne le veut ni ne le peut, il est à la fois impuissant et méchant, il n’est donc pas Dieu. S’il le veut et le peut, ce qui convient à Dieu, d’où vient donc le mal ? ». La réponse à cette redoutable question se traduira en tentatives de « théodicées » :

 

Leibnitz : le mal et la souffrance sont le prix à payer du « meilleur des mondes possibles ». Si nous pouvions tout voir et bien voir comme Dieu, alors on ne pourrait manquer de tout vouloir comme lui, et par conséquent de ce monde avec les maux qu’il comporte. Le mal est une question de « détails » ; du point de vue de l’ensemble, nous vivons dans le « meilleur des mondes ».

Platon et Saint Augustin : le mal et la souffrance n’existent « réellement » pas ; ils relèvent simplement d’un défaut ou d’une absence d’être, l’être et le bien chez Platon étant équivalents. Les souffrances sont le lot d’un monde imparfait, mais n’existent « réellement » pas, sinon en tant qu’apparence. Saint Augustin reprend la même idée : « les choses sont, venant de vous (Augustin s’adresse à Dieu), elles ne sont pas, n’étant pas ce que vous êtes. »

Les stoïciens (Sénèque en particulier) : les souffrances sont interprétées comme des épreuves décidées par Dieu afin de forger notre force et notre courage : il faut avoir rencontré de l’adversité à combattre pour pouvoir par ses vertus se rendre maître absolu de soi et des évènements, illustrant d’une certaine façon la formule : « A vaincre sans péril, on triomphe sans gloire ». « Parce que je ne pouvais vous y soustraire, dit Dieu, j’ai armé vos âmes contre tous les maux. Supportez-les avec courage ; c’est pourquoi vous êtes supérieurs à Dieu ; lui, il est en dehors de la souffrance, vous, vous êtes au-dessus. ». Au-delà de l’orgueil stoïcien qui élève l’homme au-dessus de Dieu, on ne peut s’empêcher de remarquer l’intérêt psychologique de cette théodicée, sur laquelle nous reviendrons.

Concernant cette fois-ci le sens de la seul douleur (physique), notre médecine occidentale, depuis Descartes, a longtemps affirmé un point de vue finaliste : la douleur était considérée non seulement comme un signal médical permettant de remonter jusqu’à la cause de la maladie, un signal préventif permettant d’éviter les dangers (l’exemple canonique de la première brûlure qui va servir d’alerte), mais aussi le signe des forces qui combattent la maladie ; associée à la culture judéo-chrétienne évoquée précédemment, il n’est pas étonnant que ces croyances aient eu longtemps comme conséquence une forte réticence de la médecine à traiter la douleur. Nous sommes aujourd’hui sortis de cette forme de dolorisme, et toutes les « justifications » données à la présence de la douleur sont aujourd’hui considérées comme scientifiquement très douteuses, voire radicalement fausses.

 

Qu’est-ce qui réunit ces théodicées (et bien d’autres discours sur la souffrance), par delà leurs intérêts et leur diversité ? Elles ont toutes pour fonction de rendre compte de la souffrance dans le cadre théorique d’une conception de l’univers qui est sensé être sensé… La souffrance doit prendre sens pour moi, d’une manière ou d’une autre… Elle doit donc trouver une justification objective dans un système cohérent. Mais la démarche s’avère essentiellement anthropocentrique et finaliste : il s’agit de justifier les souffrances du point de vue de l’homme, soit en montrant qu’elles ne sont proprement rien ( !), soit qu’elles sont le moindre mal (Leibnitz), soit en mettant en valeur leur utilité. La pure et simple causalité qui consisterait à dire les « causes efficientes » de la souffrance est remplacée ici par une démarche par les « causes finales » (concepts aristotéliciens) : cette démarche, précisément critiquée par Spinoza dans l’Appendice au livre I de l’Ethique, consiste d’une part à rapporter toute chose qui arrive à lui-même, d’autre part à projeter sur Dieu ou la Nature son propre fonctionnement humain. Ainsi, chaque chose doit revêtir un sens conforme à mes attentes : la tuile qui tombe du toit sera interprétée comme signe du destin et non comme un aléatoire concours de circonstances qui, ultimement, renvoient à une pure explication causale d’où est absente tout recours à la finalité. Cet évènement n’a strictement aucun « sens », sinon celui d’un fait déterminé par d’autres faits…

A ce moment de notre réflexion, il n’est donc pas inutile que nous nous interrogions à nouveau sur cette question du « sens » et ses enjeux philosophiques.

Comme l’ont dit toutes les sagesses, la vie est souffrance ; ou du moins la souffrance est partie intégrante de la vie. S’interroger sur le sens de la souffrance, c’est en fin de compte comme s’interroger sur le sens de la vie. La question du sens de la vie, à partir du moment où elle renvoie à une direction ou un but, induit qu’elle se rapporte à quelque chose qui est extérieur à elle, à une extériorité (par exemple une finalité d’expiation en vue du salut avec le christianisme). Ainsi, chercher un sens à la vie en dehors d’elle (une valeur transcendante, un destin historique, un dessein supérieur d’essence divine …etc.) a t-il encore un sens ? Souvenons-nous de ce que disait Raphaël Enthoven lors de sa visite à Colombiers : s’appuyant sur un texte des Noces de Camus, il affirme que « la philosophie ne donne pas de sens à la vie… Vouloir donner un sens à la vie implique qu’elle n’en a pas ! On ne demande pas aux philosophes des raisons de vie, mais c’est la vie qui nous donne des raisons de penser ». Ainsi la vie n’a pas besoin de se justifier, elle est en elle-même son propre sens ; il n’y a de sens qu’immanent, qui apparaît immédiatement, et sans besoin de médiation extérieure à la vie même. Ce qui n’exclut pas bien entendu que j’ai besoin, à travers mes intentions, mes actions, mes projets, et donc mes relations avec ce qui m’entoure (n’impliquant pas l’existence d’une volonté libre…), de créer du sens dans ma vie. Le sens est ainsi quelque chose de relatif, de subjectif, et d’historique, qui s’exprime au sein de la vie. La vie elle-même n’a pas d’autre sens que celui d’être là, et de se perpétuer à travers les générations… Seules les relations subjectives que j’entretiens avec ce monde au cours de mon devenir peuvent générer du sens et de la valeur pour moi (et non en soi, comme absolu). Ne peut-on pas en dire autant du sens de la souffrance ? Quel sens peut-elle avoir en elle-même ? Toute justification ne peut procéder, comme nous avons essayé de le montrer, que d’une perspective finaliste et transcendante… Dans ce monde marqué par la sortie de la religion et le désenchantement, n’est-il pas difficile aujourd’hui d’y adhérer ? C’est dans ma relation subjective au monde, à la vie, à la souffrance, que gît le sens. Je suis un « animal évaluateur » (Nietzsche ?), c’est-à dire créateur de valeurs, porteur d’interprétations qui donnent du sens aux choses. Comme le dit si bien Spinoza, ce n’est pas parce qu’une chose est désirable que je la désire, c’est parce que je la désire qu’elle est désirable. Nous pourrions « retourner » la question du « sens de la vie » en disant qu’il n’y a pas de « sens de la vie » mais que la vie est source de tout sens et de toute valeur. Qu’en est-il alors de la souffrance dans cette nouvelle orientation ? Ne devons-nous pas maintenant poser la question de notre relation à la souffrance ? Et d’abord, suis-je prêt à accepter le non sens radical de la souffrance en tant que telle, aussi bien que celui de la vie même ? Cette lucidité, celle du Gai Savoir selon Nietzsche, est lourde à porter…

La souffrance est donc d’abord un fait, et ne peut se comprendre que dans le cadre d’une relation : en tant qu’être sensible et fini, je suis nécessairement affecté par des choses extérieures à moi, qui entrent dans des rapports de composition ou de décomposition avec moi, lorsqu’elles sont mauvaises pour moi et me font souffrir (cf. Deleuze, « Spinoza. Une philosophie pratique »). Loin d’être « un empire dans un empire », je suis, en tant que petite partie de la nature qui dépend de causes extérieures à elle-même, soumis aux lois de causalité de l’ensemble. La vérité de la souffrance réside avant tout dans cette humaine condition, marquée par une grande dépendance vis-à-vis de ce qui l’entoure. Comment chacun va « gérer » ce rapport à sa propre souffrance ? Mais je suis aussi un être animé par le Désir : autrement dit je souhaite que le monde soit conforme à mes vœux (c’est du moins une des manifestations du désir, nous verrons qu’elle n’est pas la seule…). Or, le moins que l’on puisse dire est que le réel ne correspond pas à mes rêves de puissance et de perfection ; contrairement aux tentations finalistes, rien n’indique qu’il a été fait pour moi !  

 

Cette situation de hiatus entre désir et réalité commande les alternatives suivantes :

-          changer le réel ; cette tentation d’un autre monde que celui-ci, ce recours à des « doubles  du réel » (Clément Rosset) est permanente, et responsable de bien des dérèglements selon ce même Rosset. Cette option est immédiatement réalisable sur le mode hallucinatoire (drogues diverses…), mais nécessairement illusoire et au prix d’une destruction… L’impasse d’une telle option ne signifie pas cependant que dans le cadre de son rapport au réel, l’homme ne puisse pas participer à son histoire, et par conséquent peut-être atténuer certaines formes de souffrances…

-          supprimer ou atténuer le désir ; c’est la voie qui a été choisie par la plupart des sagesses, antiques comme orientales. Le mot d’ordre de la sagesse antique n’est-il pas « se suffire à soi-même » ? Les épicuriens défendent l’idéal d’un « minimum » (les « plaisirs naturels et nécessaires ») ; mais comment se suffire à soi-même si nous sommes interdépendants ? Les stoïciens (Epictète en particulier) prônent de se désintéresser « de ce qui ne dépend pas de nous » ; la vertu principale du stoïcisme se trouve dans cette forme d’acquiescement au réel et de renoncement à vouloir que les choses arrivent comme nous les désirons, mais par contre comment pourrais-je ne pas être dépendant de tout ce qui m’entoure ? Ne suis-je pas « affecté » de gré ou de force, et quelque soit ma volonté ? Ce n’est pas parce que les choses ne dépendent pas de moi qu’elles ne m’affectent pas … sauf à penser qu’effectivement je suis l’égal des dieux… Le bouddhisme se présente également comme une sagesse visant à s’attaquer aux causes de la souffrance par l’extinction progressive du désir. Nous allons y revenir.

-          Accueillir cette situation en vivant jusqu’au bout ce hiatus ; assumer le tragique de l’existence ; c’est la voie suivie par Nietzsche et d’autres à sa suite (Clément Rosset, Raphaël Enthoven...). Même si, comme avec les stoïciens, il s’agit de « désirer que les choses arrivent comme elles arrivent », nulle justification ici au nom de l’ordre et de la bonté du cosmos (considéré en tant que tout), nulle indifférence ou passivité non plus, au contraire ; « L’homme tragique » soutient jusqu’au bout le caractère tragique et insurmontable de l’existence, comme un défi permanent. Bien loin de s’en détacher, il l’embrasse résolument… 

 

Les deux dernières voies évoquées ici sont toujours à l’origine, de mon point de vue, des grandes réponses contemporaines de la philosophie au problème théorique et pratique de  la souffrance, une fois évacuée l’idée d’un « sens » qui lui serait intrinsèquement légitime. Concernant la première, arrêtons-nous à l’exemple du bouddhisme, qui constitue, malgré (ou à cause de) son grand âge, une de ces réponses aujourd’hui.

 

Le bouddhisme s’inscrit dans la lignée d’autres philosophies orientales qui semblent avoir toutes en commun l’idée d’une certaine forme de détachement. Lao-tse dit : « La vie intense est contraire au Tao » ; et Tchouang-tse : « Que l’homme n’aime rien, et il sera invulnérable. ». Le bouddhisme répond en écho : « Toute sensation est lien, le plaisir comme la douleur, la joie comme la tristesse. Seul s’affranchit l’esprit qui, pur de toute accointance avec êtres et objets, s’exerce à sa vacuité. ». Tout d’abord concernant la signification de la souffrance : contrairement au christianisme, elle n’a aucun sens en elle-même ; elle est au contraire ultimement le fruit de l’ignorance et de l’illusion, et nous devons donc viser à nous en débarrasser. Nulle souffrance originelle ou de malheur éternel dans le bouddhisme. Le bouddhisme propose ainsi une stratégie de libération de la souffrance. Mais elle peut en revanche s’expliquer par sa cause : l’origine véritable de la souffrance est la soif, le désir toujours insatiable et toujours insatisfait (de ce point de vue, grande proximité avec les sagesses épicuriennes et stoïciennes). Celui-ci repose sur une illusion : la croyance que nous sommes une identité, une monade, un être qui est « un », ce que nous pouvons traduire par l’existence d’un « moi » ou d’un « je » (les bouddhistes ne font pas ici de distinction). Or nous sommes, comme toute chose, le composé de facteurs innombrables, pris dans une interdépendance généralisée, et l’impermanence du flux des phénomènes. Rien n’existe en soi, par soi, de façon isolée et indépendante. Nous construisons notre vie en cachant inconsciemment cette impermanence (la vie est « un ballet de formes éphémères », « cette existence qui est la nôtre est aussi éphémère que les nuages d’automne », Bouddha), sur la base en fin de compte d’une croyance selon laquelle « tout va continuer comme à l’ordinaire et rien ne changera jamais ». La surcharge d’activités et d’occupations superflues comblant chaque instant de notre vie (rapprochement avec le « divertissement » pascalien), nous sert ainsi à occulter cette réalité irréductible du changement permanent et du caractère éphémère de toute chose. La cause de la souffrance mentale, qui se traduit notamment pas toute une série d’afflictions négatives comme la tristesse, la haine, la colère, la convoitise, la peur, l’abandon, la jalousie, la crainte …etc., ne peut se comprendre sans cet attachement à ce moi comme entité indépendante existant par lui-même indépendamment des autres êtres du monde, et sans cette façon d’isoler une seule chose ou cause comme responsable de ma souffrance ou de mon attirance. Mais la cause de ma souffrance, comme toutes les autres causes inscrites dans la dynamique de l’interdépendance infinie qui les réunit, n’est pas immuable, est donc changeante. Pour parvenir à atténuer la souffrance (puis l’éradiquer complètement, c’est le but ultime, la réalisation du « Bouddha vivant », mais après de multiples réincarnations …), il faut donc agir sur sa cause fondamentale, c’est-à-dire soi-même : il faut parvenir à se sentir comme un lieu de passage, dit le Bouddha, comme le siège de phénomènes qui nous précèdent, nous traversent et nous emportent au loin. Il existe un état, le nirvana, où cesse toute douleur, et une voie de salut qui y mène : « L’octuple noble sentier », qui consiste en pratiques méditatives et disciplines quotidiennes visant à se détacher de soi-même. Une de ces pratiques consiste en particulier, en observant au présent comment ses pensées (au sens large de ce terme, incluant aussi ses affects ; pas de distinction ici entre l’âme et le corps…) viennent et s’organisent entre elles en s’associant et se dissociant, à se libérer des tensions propres au « sem » (bouddhisme tibétain), l’esprit qui pense (discursivement), qui intrigue, s’enflamme de colère, désire, fragmente l’expérience, la solidifie, est la proie incessante des influences extérieures et des habitudes … Le but ultime de ce genre d’exercice est de saisir de mieux en mieux, au-delà de cette agitation de surface – comme la profondeur de l’océan sous le bruit des vagues du « samsara », qui finissent par se dissoudre en lui - la nature ultime et véritable de notre esprit ( « rigpa ») qui est la vacuité, seul point fixe, immuable : en faisant revenir l’esprit en lui-même, nous découvrons qu’il y a en nous « cela », qui nous traverse, « quelque chose d’illimité, d’infiniment spacieux, au sein duquel se déploierait la danse du changement et de l’impermanence » (Le Livre Tibétain de la Vie et de la Mort, Sogyal Rinpoché, La Table Ronde). Ce « sentier » va conduire progressivement à la « dissolution de soi » et à l’Eveil. La souffrance peut donc être combattue et même abolie. Mais lorsqu’elle disparaîtra tout à fait, l’Eveil sera atteint et il n’y aura plus de nouvelle incarnation (cet état de « bouddhéité » nous renvoie donc in fine à un « autre monde »…) Si nous mettons entre parenthèse cette issue ultime, nous pouvons ici retenir le travail et la transformation psychique qui sont à l’œuvre dans ce processus, et la consistance philosophique d’une telle réponse au problème de la souffrance sur un plan personnel ; de plus, le dégagement théorique du concept de l’interdépendance (rien n’existe en soi, par soi, de façon autonome, indépendante) a aussi des implications pratiques dans la relation à autrui : mon bonheur passe par celui des autres ; Nous devons cultiver et développer les qualités humaines (franchise, tendresse, droiture, chaleur humaine…) qui permettront de construire avec affection les liens entre nous, de partager nos afflictions, et de soulager par conséquent la souffrance de tous les êtres. Car enfin de compte la cause de la souffrance physique et mentale des êtres dans le monde (famines, tortures, massacres) est toujours la même : le désir égoïste, les sentiments négatifs qui nous séparent des autres, nos désirs de richesses extérieures et de pouvoir. Lutter contre la souffrance, c’est d’abord ne pas créer d’autres souffrances. La compassion, le sentiment d’empathie face aux souffrances, la volonté de ne pas nuire, non seulement sont des armes contre la souffrance des autres, mais contribue également à alléger ma propre souffrance par l’ouverture, le non-isolement et par conséquent une moindre focalisation sur soi-même.

 

Pour conclure, quelques remarques :

 

  • Tout d’abord, dans la conception bouddhiste, la souffrance peut et doit être combattue ; elle ne présente aucune valeur en elle-même (comme dans le christianisme) et repose sur une illusion ; elle n’est pas non plus une donnée insurmontable, contrairement à une vision tragique de l’existence où, pour l’essentiel, elle est irréductible à toute tentative d’éradication (cf. dernière partie).
  • Ensuite, le bonheur (ou le plaisir, le contentement, la béatitude…etc.) est assimilé à l’absence de souffrance ou de peine : c’est une conception négative du bonheur. En vérité la plupart des philosophies eudémonistes (antiques comme orientales) posent une équivalence entre être heureux et ne pas souffrir. D’où l’ascèse, le détachement des êtres ou des objets susceptibles de me faire souffrir, ne serait-ce que par leurs pertes. L’hédonisme de Michel Onfray ne peut qu’y déceler, après Nietzsche, un désir « de ne plus avoir de désir », un désir au service de la pulsion de mort dirigée contre soi-même (« La sculpture sur soi »). En utilisant un vocabulaire plus nietzschéen, nous pourrions parler d’une peur de la vie, d’une forme d’infirmité face à la vie.
  • Car en effet, ne pas ressentir, c’est éviter la souffrance, mais aussi la jouissance. Nous savons bien que l’aptitude à jouir et l’aptitude à souffrir sont indéfectiblement liées, en tant que nous sommes susceptibles d’être en permanence affectés par autre chose que nous-mêmes. Le malheur dort au pied du bonheur, le bonheur se tient au bras du malheur … « Se suffir à soi-même » et se replier dans sa « forteresse intérieure » par la force de sa seule volonté (stoïcisme), ou parvenir à se détacher des êtres et des choses par le long chemin de l’Eveil (bouddhisme), c’est peut-être accéder à la paix de l’âme et à une grande liberté intérieure face à la tyrannie des désirs et donc des souffrances, mais à quel prix ?
  • Si, comme le dit le bouddhisme, l’interdépendance est un principe fondamental de notre univers et des êtres vivants qui le composent, comment peut-on à la fois affirmer cette capacité à s’extraire de ce qu’il faut bien appeler la forme privilégiée de la dépendance, celle qui consiste à « être affecté par » ?  Comment expliquer la possibilité même d’une telle position de surplomb où je deviens en quelque sorte « inaltérable » et « immuable », et donc soustrait au processus d’ « affection », sinon à ce sentiment océanique de compassion qui embrasse tous les êtres ? Le stoïcisme emprunte d’autres chemins mais prétend également s’extraire de cette condition d’ « affecté » derrière la forteresse de la liberté intérieure ; les stoïciens rétorqueraient peut-être, comme nous l’avons déjà évoqué, qu’ils distinguent soigneusement « ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas » (Epictète)… Explication : le premier cas concerne les situations où j’ai, par mes actions, un pouvoir personnel significatif sur ce qui arrive, et donc la possibilité d’en décider ; mais dans le second cas, je n’ai pas un tel pouvoir : de très nombreux évènements dans l’existence ne dépendent pas de moi et de ma volonté. Mais cette même volonté a au moins le pouvoir de vouloir qu’arrive ce qui arrive, et de l’accepter avec une sereine indifférence : quelque soit en effet la situation (que les choses dépendent de nous ou qu’elles n’en dépendent pas), il y a au moins une chose qui dépend de nous et de notre volonté : la façon dont nous nous représentons ou jugeons ce qui arrive. Que penser de cette analyse ? Cette distinction  est très pertinente et a le mérite de nous fournir pratiquement un précepte précieux pour la conduite de notre vie ; en revanche, la « dépendance » est entendue en un sens très restrictif et unilatéral : pour le stoïcisme, ce n’est pas nous qui dépendons des choses, mais certaines choses qui dépendent de nous ! Et lorsque les choses ne dépendent pas de nous, cela ne signifie absolument pas que nous ne dépendions pas d’elles ! En vérité, la pensée stoïcienne, arcboutée sur la puissance héroïque de la volonté du sujet, ne pouvait accepter l’idée que nous puissions être « affectés » par les êtres et les choses du monde en dehors et malgré cette dernière. En tant qu’être fini et sensible, je suis affecté par d’autres choses que moi-même, et ceci indépendamment de ma volonté ou de mes décisions conscientes. En tant qu’être de la nature, je ne peux m’extraire de ces lois, ou de « l’interdépendance des phénomènes », pour utiliser cette notion bouddhiste…

 

Pour résumer ces dernières remarques, deux interrogations ou possibles objections adressées aux pensées de l’ascèse ou du détachement comme réponse à la réalité de la souffrance :

  • Sur un plan pratique : finir par désirer ne plus désirer est-il soutenable du point de vue de la vie même ? N’est-ce pas d’une certaine façon un « attentat » contre la vie ?
  • Sur un plan théorique : si l’être humain (et sans doute l’animal aussi) se définit pas sa capacité à être affecté par autre chose que lui-même (dans le sens des passions tristes comme des passions joyeuses), comment défendre théoriquement cette possibilité du détachement sans sortir du domaine proprement humain (au profit d’un « surhomme » ? Ou d’un « cadavre vivant » ?)

 

Une illustration de la deuxième voie que nous présentons ici est celle ouverte par Nietzsche. Il ne s’agit plus ni de justifier la souffrance (comme dans le christianisme), ni de vouloir la combattre comme un mal dépassable. La souffrance est au contraire ici considérée comme insurmontable, à l’image du tragique de la vie. Frappée du sceau de la nécessité, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle soit « signifiante » en elle-même : comme la vie, elle n’a pas besoin de fondement ou de « bien fondée » pour être ; elle « est », voilà tout, partie intégrante du réel. Ainsi soit-il, dirait R. Enthoven… Ce que Clément Rosset appelle le « tragique de l’existence » réside dans cette nécessité insurmontable de la vie et de la mort, de la souffrance, de l’amour déçu, de la bassesse humaine, de la solitude. La grandeur du héros tragique est dans sa capacité à relever ce défi avec allégresse et sans plaintes, à dire un « oui » inconditionnel  à cette existence : « Amor fati ». C’est-à-dire l’affirmation d’une allégeance sans restrictions à « la simple et nue expérience du réel » (Clément Rosset), et ceci en connaissance de cause, c’est-à-dire accompagnée d’une connaissance lucide et exigeante du tragique. Lisons Le Gai Savoir : « Qu’il s’agisse de n’importe quoi, du mauvais comme du bon temps, de la perte d’un ami, de maladie, de calomnie, de la non-venue d’une lettre, d’un pied foulé, d’un coup d’œil dans un magasin, d’un contre-argument, d’un livre ouvert au hasard, d’un rêve, d’une tromperie : l’évènement se révèle aussitôt ou bientôt après comme quelque chose qui ne pouvait pas ne pas se produire – il est plein de sens profond et de profit précisément pour nous ! ». « Précisément pour nous » : voilà une précision fondamentale. Le « sens » de la souffrance n’existe en effet que dans le cadre de cette relation subjective, ce «  rapport au monde » nietzschéen s’inscrivant dans la filiation de l’ « homme tragique ». La conscience lucide du tragique – la connaissance du caractère proprement insensé de l’existence – n’empêche pas au contraire un acquiescement, dans une confrontation  où chaque évènement, et chaque souffrance en particulier, prendra sens pour nous. Le « bon ruminant » - Nietzsche affectionne particulièrement les images associées à la digestion – est le seul capable de connaître à la fois le bonheur comme le malheur ; et il n’y a point de joie qui ne soit éprouvée par la connaissance de la peine. IL y a chez Nietzsche « une alliance secrète entre le malheur et le bonheur, le tragique et le jubilatoire, l’expérience de la douleur et l’affirmation de la joie » (Clément Rosset, La joie, une force majeure, Notes sur Nietzsche). Dans cette perspective, la souffrance revêt la dimension psychologique mais aussi éthique d’une épreuve personnelle : il ne faut pas redouter ou éviter systématiquement la souffrance, mais l’affronter, aller même parfois vers elle, car c’est dans l’assomption de la souffrance que la volonté de puissance se développe. Il me semble par exemple que la création – comme d’ailleurs la procréation… - est la plupart du temps une confrontation assumée avec la souffrance : quiconque s’y est essayé n’a-t-il pas souvent vécu, selon l’expression populaire, « un accouchement dans la douleur » ? Et le désir, au sens positif du « conatus » spinoziste ou de la « volonté de puissance » nietzschéenne, n’est-il pas mêlé de douleur, associé à de la peine, de l’effort, de la difficulté ? La douleur peut nous aider à « grandir ». La conscience lucide du tragique n’est pas une amputation de la joie mais au contraire une épreuve –au sens de mise à l’épreuve et de preuve -, une expérience cruciale qui nous permet de nous tester et nous fortifier ; 8ème aphorisme du Crépuscule des Idoles : « Appris à l’Ecole de Guerre de la vie : ce qui ne me tue pas me fortifie. ». Il faut noter à ce propos que Nietzsche a été sa vie entière sujet à d’importants problèmes de santé, qui se traduisaient en particulier par de violentes et fréquentes migraines et vomissements (maladie gastrique). La souffrance est pour lui une manière d’entrer vraiment en contact avec soi ; elle est un mode de possession de nous-mêmes. Ici, l’épreuve n’est nullement infligée par un Dieu ou un quelconque principe transcendant, elle est au contraire inhérente ou immanente à la vie même. Elle n’en prend pas moins une valeur morale : qui sommes-nous dans ces moments d’intenses souffrances physiques et psychologiques ? Je pense ici à certains romans qui imaginent ou relatent des situations extrêmes (naufrage, accident d’avion dans la Cordière des Andes, guerre…etc.) qui sont autant de « moments de vérité » pour ces personnages… La valeur morale de nos actes, courage, justesse d’une résolution, magnanimité…etc. prend tout son sens dans des situations où nous sommes souffrants ou en danger. Pensons aussi à ce sujet à la beauté justement tragique d’un film comme « La guerre est déclarée », où ces deux personnages pourraient être exemplaires de cette attitude d’accueil inconditionnel de la vie et de sa « cruauté » (leur petit enfant est atteint d’une tumeur redoutable au cerveau…). Nietzsche rejoint de ce point de vue les positions d’un Sénèque ou d’un Montaigne : « Où (les vertus) joueraient-elles leur rôle, s’il n’y a plus de douleur à défier ? ». Valeur morale, mais aussi enjeu psychologique de taille : la souffrance accompagne nécessairement dans le temps les moments les plus difficiles de la mort d’un être cher, de la séparation ou de la perte d’objets ; mais celle-ci est souvent le prix à payer de ce que l’on appelle après Freud et la psychanalyse le processus de deuil, qui conduit à intérioriser l’être disparu. Le deuil n’est pas seulement affliction, mais véritable négociation avec la perte de l’être aimé dans un lent et douloureux travail d’assimilation et de détachement. Là encore la souffrance n’apparaît pas gratuite, mais sous-tend au contraire un mécanisme de réparation. Nous pouvons aussi nous demander s’il n’en va de même dans la mise œuvre de la sanction ou de la punition au nom de la justice : la souffrance de la privation de liberté (en particulier) n’est-elle pas elle aussi au service d’un procès de réparation qui permet à la personne de « rester debout » et se reconstruire ?

Pour revenir à Nietzsche, ce positionnement d’approbation en faveur de l’existence, et, en toute connaissance, du caractère indépassable de la dimension tragique, va de pair avec une joie de vivre qui l’emporte sur toute souffrance. Son idée de « l’éternel retour » et très significatif à ce sujet et finit d’éclairer cette disposition : en quoi consiste-t-il en effet ? L’idée de l’éternel retour pour l’homme, c’est l’idée simple (pour Rosset, toute autre interprétation –et elles ont été nombreuses- n’est pas conforme avec ce que dit explicitement Nietzsche) selon laquelle ce qu’il a (l’homme), il en voudrait sans cesse : « Tout ce qu’il y a d’indiciblement petit et grand dans ta vie devront revenir pour toi, et le tout dans le même ordre et la même succession. ». Cette idée peut servir d’évaluation pour mesurer l’intensité de notre « passion du « oui » devant l’existence. La manière dont nous sommes capables de l’accueillir est révélatrice de la force de notre amour pour tout ce qui existe. Selon Deleuze, cette règle jouerait le même rôle sur le plan du désir que l’impératif kantien sur le plan de la morale : « Ce que tu veux, veuille-le de telle manière que tu en veuilles aussi l’éternel retour » (« Nietzsche », Gilles Deleuze).

Ainsi la souffrance, « en soi » dénuée de tout sens à priori, prend ici une valeur d’épreuve inséparable d’un « style » (au sens fort de ce terme) de vie, d’un rapport subjectif à soi et au monde. Mais ne résistons pas à la lecture de quelques aphorismes de Nietzsche, qui montrent s’il en était besoin la force de cette idée (cf. page suivante)

Daniel Mercier, le 30/10/2011