L’art n’est-il qu’un moyen d’évasion ? Octobre 2012

 

La présentation du sujet

 

« L’ART N’EST-IL QU’UN MOYEN D’EVASION ? »

 

Qu’il s’agisse d’une imagination reproductrice (les Anciens définissaient la fonction de l’Art comme une imitation de la Nature) ou d’invention et de création, l’art peut apparaître effectivement comme une « échappée », sinon un échappatoire, par rapport à une « réalité » souvent associée à une réalité pratique, utilitaire, matérielle, qui se manifesterait en particulier par une série de contraintes, de possibles mais aussi d’impossibles, sur laquelle nous pourrions certes agir, mais qui nous soumettrait à ses propres limites indépassables. L’art, associé au rêve et à l’imaginaire, serait ainsi le moyen d’échapper à ce monde-ci, trop « prosaïque » et contraignant, au profit d’un monde certes fictif, mais beaucoup plus agréable… Nous examinerons donc cette thèse…. Qui est moins évidente qu’elle peut le paraître au premier abord, car :

 

Peut-on vraiment tracer précisément la limite, dans notre monde humain, entre l’imaginaire et ce qui lui serait irrémédiablement « extérieur » ?

Même si l’art est dans « l’irréalité », ne dévoile-t-il pas aussi, en tant qu’objet de représentation,  une réalité peut-être plus « profonde » ?

En nous proposant « un univers », l’œuvre d’art n’est-elle pas une « réalité additionnelle », au sens où elle s’ajoute à la réalité : quelque chose ne nous manquerait-il pas si Mozart n’existait pas ?

 

Invariablement, toutes ces questions nous ramènent à la nature du réel dont on prétend s’échapper, et à la nature des relations que l’art entretient avec cette « vie réelle »… Les amateurs d’art et les autres, venez en discuter avec nous samedi prochain à la Maison du Malpas…

 

 

L'écrit philosophique

« L’art n’est-il qu’un moyen d’évasion ? »

 

I - Quelle évasion ? Quelle réalité ou « vie réelle » ? Lorsque nous parlons « d’Art », que disons-nous au juste ?

 

Evasion, du latin  evaderer : sortir de. Sortir de quoi ? Les pratiques artistiques, du côté du créateur comme de celui de « l’usager », auraient comme effet de les faire sortir de la « prison » (on s’évade généralement d’une prison…) de la « vie réelle » ? Nous ne préjugeons d’ailleurs pas explicitement si cette évasion est une bonne ou une mauvaise chose, mais nous pouvons tout de même subodorer que le jugement est plutôt négatif… La référence à la « réalité » est ici problématique : nous savons que par delà son apparente simplicité, ce concept est un des plus énigmatiques de la philosophie ! Contentons-nous – au moins provisoirement – de la définition trouvée dans tous les dictionnaires : la réalité ou le réel (nous ne reprendrons pas ici la distinction lacanienne) désigne ce qui existe effectivement, ce qui est du côté de la « chose » (res en latin) ; nous pouvons ajouter ce qui est « donné » à notre esprit et peut éventuellement devenir matière de connaissance (c’est en ce sens que Claude Bernard disait que « seuls les faits étaient réels »). Les synonymes de ce terme sont effectif, existant, authentique, palpable ou tangible, véritable, et s’opposent à ce qui relèvent de l’imagination : c’est-à-dire à irréel, fictif, illusoire, apparent, chimérique, mais aussi à mythique, légendaire, ou virtuel. Qu’il s’agisse d’une imagination reproductrice (les Anciens définissaient la fonction de l’Art comme une imitation de la Nature) ou d’invention et de création, l’art apparaît effectivement comme une « échappée », sinon un échappatoire, par rapport à une « réalité » souvent associée à une réalité pratique, utilitaire, matérielle, qui se manifesterait en particulier par une série de contraintes, de possibles mais aussi d’impossibles, sur laquelle nous pourrions certes agir, mais qui nous soumettrait à ses propres limites indépassables. L’art, associé au rêve et à l’imaginaire, serait ainsi le moyen d’échapper à ce monde-ci, trop « prosaïque » et contraignant, au profit d’un monde certes fictif, mais beaucoup plus agréable… Nous examinerons donc cette thèse, en évitant de prendre à la lettre la formule restrictive « n’est QU’un moyen d’évasion » : il n’est pas raisonnable de réduire toutes les fonctions de l’art à celle-ci ; quelque soit la vérité du sens accordé ici à l’art (l’art comme fonction d’évasion), cette dernière n’est pas à ce point prédominante qu’elle puisse éclipser toutes les autres…

L’Art ?

Quelques mots enfin sur cette notion d’art, que l’on peut facultativement écrire « Art » : elle date du XVIIIème siècle, correspondant à une acception moderne de l’art comme regroupant  l’ensemble des beaux arts – l’architecture, la peinture, la sculpture, la musique, les arts littéraires… Sans entrer dans les polémiques relatives à l’art contemporain (certains artistes font mêmes « hara-kiri » en déclarant « la mort de l’art »), il faut ajouter tous les objets ou installations qui prennent place dans les musées ou d’autres environnements naturels ou urbains, dont les auteurs sont souvent qualifiés de « plasticiens ». Et bien sûr également les œuvres du cinéma et de l’audiovisuel en général. Cette définition de l’art « en extension » est trompeuse : nous avons utilisé l’art au singulier non pas tant pour désigner cette addition, qu’au moment où nous nous sommes intéressés à son essence (dimension « compréhensive » du concept) ; A partir du XVIII en effet, nous avons délaissé la valeur de culte de l’art au profit de sa valeur d’exposition, avec l’apparition du musée. Dans cette période de laïcisation générale de l’expérience, l’œuvre d’art devient autonome, objet esthétique propre au jugement de goût. Il ne s’intègre plus dans une fonction sociale et religieuse comme incarnation de la présence du divin, propre aux sociétés traditionnelles. Il perd ainsi son efficace au profit de la seule jouissance perceptive. Comme le dit André Malraux dans ses « Voies du silence », « Un crucifix roman n’était pas d’abord une sculpture, la Madone de Cimabue n’était pas d’abord un tableau, même la Pallas Athéné de Phidias n’était pas d’abord une statue. ». Ceci dit, la définition de l’art, qui semblait à partir de ce moment être référée à la question du beau, elle-même associée à des notions ancestrales comme celles du génie, du savoir-faire, de l’originalité, du style, de l’habileté, est loin d’être réglée : avec l’art contemporain, les limites de l’art semblent bien bousculées et reculées à l’infini. Le geste véritablement inaugural à ce sujet ayant été celui de Duchamp avec son urinoir : désormais, la considération esthétique « est ramené à un choix mental et non pas à la capacité ou à l’intelligence de la main ». C’est ainsi que le « ready-made », le « body art », le « land art », le « mail art », le « non-art » …entre autres, vont voir le jour… Cette question « qu’est-ce que l’art ? » ou « quand y a-t-il art ? » n’est évidemment pas celle qui est posée ce soir… mais quoiqu’il en soit, l’apparition d’une nouveau sens de l’art au XVIII, lié à son « extraction » du contexte socio-religieux où il avait pris naissance (pensons aux grottes de Lascaux…), désormais objet d’exposition, solidaire d’une pratique culturelle relativement indépendante des autres pratiques sociales, n’est pas indifférente, loin s’en faut, à notre sujet. Nous y reviendrons.

 

II - Imaginaire humain et « réalité »

 

Que penser maintenant de cette idée d’une expérience esthétique qui serait ainsi « déconnectée » de la « vraie vie », entendue aussi bien dans sa dimension individuelle que collective (historique et sociale) ? Une première réflexion sur cette expérience nous conduit immédiatement à penser que l’expérience en question est aussi « une réalité » ! Si nous envisageons le problème sous l’angle habituel du sujet et de l’objet, nous pouvons alors distinguer une réalité extérieure et une réalité interne ou intérieure qui est celle qui est éprouvée par le bénéficiaire de cette expérience esthétique… Réciproquement, l’artiste qui exprime à travers son œuvre quelque chose d’éminemment subjectif concernant son propre moi, exprime également une « réalité », la sienne…

Le registre de réalité qui est ici privilégié, sous-jacent à la question posée, est plutôt celui d’un monde extérieur, en quelque sorte « matériel », en tout cas marqué du sceau de l’utilité, de l’efficacité, de la performance, de la rationalité instrumentale. Mais comment tracer une frontière étanche entre ce monde et celui de l’imaginaire ? Où placer alors l’image que j’ai de moi ? Mes pensées ici-maintenant ou ce que j’écris ? Et l’amour, où doit-on le loger ? La Rochefoucault disait qu’il n’y aurait pas d’amour sans les romans d’amour… Et mes rêves ? Mais de façon beaucoup plus générale, l’ensemble des productions humaines (et pas seulement les productions culturelles), à partir du moment où elles empruntent les voies de la pensée et de l’imagination. Le monde, en tant qu’il est humain, ne peut se limiter à ce qui nous est extérieur. Et d’ailleurs, quelle serait cette limite entre l’intérieur et l’extérieur ? Dans ce monde que nous habitons, chaque objet nous appartient en quelque façon, comme le dit fort justement Levinas, l’autre  est annexé  au même… Comment faire le tri en lui entre l’imaginaire humain solidifié et le réel originaire qui désignerait les choses purement « extérieures » à lui ? Nous sommes à la fois partie de la nature et ce pourquoi il y a nature ; l’idée même d’un monde comme totalité et horizon potentiel de nos actions, auxquels nous attribuons du sens, des significations (ce qui convoque par conséquent les différents langages, et par conséquent la fonction symbolique…) incluant nos représentations sociales, religieuses, philosophiques, mythologiques, artistiques, caractérise précisément le monde « humain ». L’antique nature cosmique grecque doit aujourd’hui englober  le monde de la culture et de l’histoire humaine… Partant, nous voyons bien que l’imaginaire est partie intégrante de la « vie réelle ». Edgar Morin (in « Amour, sagesse, poésie ») parle à ce sujet d’un état prosaïque et d’un état poétique toujours présents dans nos vies, reflets des polarités de « l’homo sapiens/demens », qui seraient fortement imbriqués dans les sociétés archaïques (difficile de séparer dans celles-ci l’acte quotidien et utilitaire du rite et/ou du mythe qui l’accompagne), alors que nos sociétés contemporaines auraient au contraire une forte tendance au clivage entre ces deux états. Une telle hypothèse est intéressante car elle peut expliquer en partie en quel sens l’art, en tant que pratique culturelle, peut être pensé comme « moyen d’évasion » : il faudrait alors tout simplement comprendre qu’une telle pratique se déploierait dans une sphère relativement indépendante, traduisant alors un certain cloisonnement social entre « la vie en prose » et la « vie poétique ». Edgar Morin préconise au contraire que l’on puisse tisser ensemble ces deux dimensions (nous emprunterons plus loin le chemin tracé par une telle réflexion). Breton dans son « Manifeste », devançant Morin et son « état poétique », fait une critique de la réalité au nom de la « surréalité » : c’est grâce à l’imagination, à la liberté, au merveilleux, au rêve, à la folie, que nous pouvons atteindre, au-delà d’un réalisme vulgaire qui n’admet que ce que ce qui se pense clairement, une réalité en quelque sorte absolue. Le monde de la vie ordinaire est un monde mutilé : abolissons donc les barrières entre le rêve et la réalité. Comme l’affirme Edgar Morin, nous devons faire en sorte qu’état prosaïque et état poétique puissent constituer une seule et même réalité.

 

III – Quelle relation de l’art avec la réalité ?

Il s’agit maintenant, en dehors d’un tel regard anthropologique, de revenir à ce qui fait le sens de l’œuvre d’art, en particulier à partir des relations qu’elle entretient avec le réel ? En quel sens serait-elle effectivement « irréelle » ? Quelle est la nature profonde de ce rapport à « la vie réelle ? ». Peut-on dire qu’il est dans la nature intrinsèque de l’art de nous proposer « un autre monde » dans lequel s’évader ?

 

A la fois objet irréel et réalité additionnelle

Il est indéniable que l’œuvre d’art appartient au champ de l’imaginaire ; même si le cadre, la toile, les pinceaux, les couleurs sont bien réels (dans le cadre de la peinture par exemple), l’intentionnalité de conscience de l’artiste, comme le dit bien Sartre, peut être qualifiée d’ « imaginante », au sens où l’objet représentée sur la toile « est visé comme irréel » par l’artiste ; il y a une irréalité inhérente à l’œuvre d’art. L’objet représenté par la toile est au-delà de « l’analogon » (l’objet réel  qui lui sert de support, lorsqu’il y en a un…). L’objet esthétique est un « irréel », une chose « irréelle », c'est-à-dire hors du réel, hors de l’existence (contrairement bien sûr à son analogon). « La contemplation esthétique, dit encore Sartre, est un rêve provoqué et le passage au réel est un authentique réveil ». Mais en même temps, comme nous l’avons déjà montré, la matérialité de l’objet, l’activité de production nécessaire à sa réalisation, sa rencontre avec le public (visite pour le monument, concert pour la musique, musée pour la peinture…), tout cela est bien réel, « fait partie du monde ». L’ objet d’art peut être considéré à ce titre comme une « réalité additionnelle » par rapport à d’autres objets, naturels, techniques, scientifiques. Quelle est sa particularité ?

 

Un « objet-représentation »

Il réfléchit quelque chose de la réalité dans laquelle il se trouve (est-ce toujours vrai pour certaines œuvres contemporaines ?). Quelque soit les théories de l’art à ce sujet – art comme « mimesis » par rapport à la nature, représentation sensible de l’idée, expression la plus adéquate des forces de vie, contemplation des essences, monstration de l’invisible, langage de l’être…etc., la fonction représentative est toujours affirmée… En tant que représentation, elle signifie quelque chose de l’objet qu’elle représente. Celle-ci ne doit pas être confondue avec l’idée de l’œuvre comme fac-similé ou copie conforme de la réalité ; même si l’idée de la reproduction ou d’une copie du réel a longtemps été véhiculée par le discours de l’art, elle est nécessairement autre chose que cela. Sinon, Pascal aurait raison de se moquer de ceux qui admirent des tableaux n’étant que de pâles copies de la réalité, alors qu’ils ne prêtent aucune attention aux objets qui ont servi de modèles. Même l’idéal classique comme « imitation de la nature » ne correspond pas à cette idée de copie du réel. Il s’agit toujours d’une traduction du vrai, ou de l’intelligible, d’une transposition visant à saisir ou percevoir l’eidos (l’Idée).  Hegel, qui s’inscrit finalement dans cet idéal en l’historicisant, explique ainsi cette part projective et interprétative de l’esprit humain dans l’art : « L’universalité du besoin d’art ne tient pas à autre chose qu’au fait que l’homme est un être pensant et doué de conscience. En tant que doué de conscience, l’homme doit se placer en face de ce qu’il est, et en faire un objet pour soi. Les choses de la nature se contente d’être, elles sont simples, ne sont qu’une fois ; mais l’homme, en tant que conscience, se dédouble : il est une fois, mais il est pour lui-même….l’œuvre d’art est un moyen à l’aide duquel il extériorise ce qu’il est… A travers les objets extérieurs, il cherche à se retrouver lui-même. ». L’art est ainsi « une pénétration du sensible par l’esprit », fruit de la réflexivité humaine. Car l’homme n’est pas seulement « en soi » comme un simple morceau de la nature, mais « pour soi », c’est-à-dire conscience de lui-même. L’art est ainsi le miroir de l’humanité. Elle a donc toujours une fonction de témoignage, et fait partie d’un héritage commun. L’histoire de l’art (à travers ses différentes formes, architecture, peinture, musique…et.) est ainsi l’histoire des différentes formes de présentation sensible de l’esprit. Cette conception de l’art relié à l’histoire de l’humanité et de l’esprit humain à travers elle, montre à quel point, bien loin d’être une fuite hors du monde, il s’enracine dans le réel  historique et social dans lequel il émerge (nous reviendrons sur cette idée).

L’art comme langage

Si, comme nous le disions, « objet-représentation », l’objet d’art « signifie » quelque chose, nous pouvons qualifier l’art de langage (toute signification a un langage comme support ou véhicule), ce qui nous permet d’utiliser les termes qui lui sont propres : l’objet artistique serait alors le « signifiant » de l’objet qu’il représente (ou signifié). Mais aussitôt nous pouvons remarquer que du point de vue de la linguistique, le signifié ne peut être confondu avec la chose (que certains linguistes nomment, je crois, le « référent »). Cela nous permet de libérer l’objet artistique d’un attachement trop servile à l’objet matériel, qu’une peinture (ou sculpture) qui s’est inscrit très longtemps dans une perspective de figuration (et d’imitation feinte) nous a inconsciemment conduit à considérer comme norme. Mais alors qu’en serait-il de la musique ? L’objet sonore et temporel qu’est la musique n’est fondamentalement pas référé à des « choses du monde » particulières qui seraient dans un strict rapport de correspondance avec elle… Même si certaines musiques à thèmes s’amusent à créer de telles correspondances (cf. Pierre et le Loup), au demeurant fort arbitraires ou conventionnelles. Cette remarque est d’importance car elle permet notamment de rendre compte de la plupart des œuvres contemporaines pour lesquelles il serait difficile, et même impossible, d’y raccrocher le moindre « analogon », pour reprendre l’expression de Sartre (ce sont de « nouveaux objets », qui n’ont pas leur équivalent ailleurs). Quel est donc le rapport qu’entretient le signifiant avec son signifié dans l’œuvre d’art, et en quoi sa spécificité l’en distingue d’autres discours ? Car après tout, tous les discours, et en particulier le discours philosophique et le discours scientifique, relèvent de ce rapport signifié/signifiant. A la différence des sciences ou de la philosophie où le signifiant (les mots) a une valeur instrumentale précise et se trouve clairement séparé de ce qu’il signifie (le signifié), dans l’art, le signe signifie aussi autre chose que lui-même et renvoie à un « monde », mais le signifiant porte en lui le signifié, le discours n’est pas séparé de son objet. Le monde auquel il renvoie est en quelque sorte « l’être même du signe en tant qu’il s’illimite ». Dire que l’œuvre, c’est ce qui se glisse entre l’œil et la réalité extérieure, nous propose une image qui rend assez bien compte de ce rapport particulier avec cette réalité. Le sens et la signification de l’objet d’art n’est pas « ailleurs », indépendant des signes qui l’expriment : signifiant et signifié sont dans l’objet. L’objet n’est pas le seul véhicule de l’idée (c’est un peu le sens de ce que dit Hegel), il est dans son apparaître même. Il prend désormais la place d’une réalité incontournable, sans laquelle il « manquerait » véritablement quelque chose à la réalité. L’objet d’art propose un « monde », celui de l’artiste, et s’impose dans son « impérieuse présence ». L’expression de « réalité additionnelle » prend tout son sens : non seulement l’objet d’art est représentation de la réalité (il dit quelque chose à ce sujet), mais il devient une nouvelle partie de la réalité : quelque chose « manquerait » si Van Gogh, Rembrandt ou Mozart n’avaient pas existé… La question posée ce soir, à partir de cette analyse, peut avoir deux réponses de sens très différent : oui, nous pouvons évoquer la valeur substitutive ou compensatrice de telles œuvres, en tant qu’elles enrichissent ou embellissent  imaginairement la réalité, et peuvent être considérées à ce titre comme des moyens d’évasion ; non, en tant que réalités additionnelles, elles participent d’une réalité qu’elles contribuent pour leurs parts à créer…

 

- IV - Apparence et réalité

 

S’évader de quoi ? La « vie réelle » ou « la vraie vie », c’est quoi ? Quelle est l’apparence et quelle est la réalité ?

L’évasion évoque la prison ; mais que peut signifier être prisonnier d’une certaine réalité et désirer sans échapper ? Quel est le véritable statut ontologique de cette réalité dont on parle ? Trois exemples de théories ou philosophies de l’art peuvent nous aider à mieux comprendre les enjeux philosophiques de ces questions : celles de Platon, Schopenhauer, et Nietzsche. Nous développerons davantage la vision de Nietzsche car elle bouscule radicalement l’opposition traditionnelle de la réalité et de l’apparence.

 

Tout d’abord, la théorie de l’art comme mimesis chez Platon. On sait en effet que ce philosophe va condamner sévèrement la production artistique, essentiellement sous forme de fables, récits  et poèmes, à l’exemple de la célèbre épopée de l’Iliade et l’Odyssée de Homère. Pourquoi ? L’art est le domaine de l’apparence et du sensible, opposé à celui des essences et de l’intelligible. Par leur habileté sophistique, les œuvres attirent et fascinent, abusent les esprits et les mènent à confondre l’être véritable des choses avec leur apparaître (là encore opposition logique entre la surface des choses - le paraître - et la profondeur qui seule permet d’accéder à la vérité). L’art ne fait qu’imiter et glorifier la folie des hommes, leurs passions et leurs effets dévastateurs (pensons aux tragédies antiques), incapable de figurer ce qui est précisément infigurable, invisible aux yeux du corps, et qui ne peut être saisi que par un raisonnement de l’esprit (à savoir les Idées). (cf. La République, livre X). Mêmes les dieux sont affectés des mêmes petitesses de celles des humains (par exemple chez Homère ou Hésiode). Cette critique radicale doit être resituée dans le cadre de la réflexion platonicienne sur l’institution de la société bonne (la République platonicienne) et des conditions sociales de l’éducation de l’homme à la vertu, et Platon était d’ailleurs favorable à l’exil de la plupart des poètes. L’art produit donc des images trompeuses, très éloignées de la véritable réalité - la peinture d’un lit est l’imitation (donc copie affaiblie) du lit fabriqué par l’artisan, qui n’est lui-même qu’une imitation (copie dégradée) de l’Idée de lit, donc apparence d’une apparence -, et par son pouvoir séducteur, détourne les hommes de la vérité. L’art relève donc de la Caverne, et ne fait que renforcer les chaînes des prisonniers. Il favorise une fuite ou un détournement de la « vraie vie » (celle à laquelle seule la raison platonicienne donne accès), et l’enlisement dans le monde des apparences. Remarquons au passage que Platon inaugure un mode de pensée qui ne va pas cesser d’opposer à la vie sensible et de quelque façon « ordinaire », empiriquement attestée, une « autre vie », un « autre » monde, que l’humanité n’a jusqu’à présent pas méritée, ou du moins auquel elle n’a pas eu accès. Nous y reviendrons à propos de Nietzsche.

 

Chez Schopenhauer, le point de vue est radicalement différent : se référant toujours à une « réalité véritable » comme Platon – l’Idée, qui désigne la « chose en soi » (terme hérité de Kant) ou « substratum des phénomènes » - le philosophe affirme à l’inverse de Platon que seule l’art et la contemplation esthétique sont en mesure d’y avoir accès. La seule connaissance métaphysique, contrairement à la raison qui n’accède qu’aux « représentations », permet d’accéder au « noyau » ou à l’essence du monde, et celle-ci est le domaine de l’art. La raison ne concerne en effet que « le petit théâtre de notre esprit », comme la couleur dépend de l’œil de celui qui la voit, et ne se trouve pas « dans » l’objet. Contrairement à la pensée platonicienne, les apparences sont du côté de la raison et de la conscience. Seul un rapport direct avec le monde, par la médiation de mon corps et de la sensation, permet d’aller au-delà des représentations de mon esprit, et de contempler l’essence intime du monde. C’est une approche de l’intuition pure, qui va permettre au « génie » de s’oublier pour s’absorber complètement dans la chose. La métaphysique n’est plus cette « science suprême » en tant que système de concepts, consacrée par les philosophes, mais un ensemble d’œuvres d’art. La musique occupe à ce sujet une place privilégiée : son rythme, sa mélodie, sa tonalité manifesteraient la réalité intime du monde sans intermédiaires. Cette idée de la musique comme langage de l’être va profondément influencer des compositeurs comme Wagner, ou des philosophes comme Nietzsche (cf. plus loin). L’œuvre est ainsi « un clair miroir du monde ». Si nous prenons l’exemple de la théorie de l’art chez Schopenhauer, après celle de Platon, ce n’est pas pour discuter de leur pertinence, mais pour montrer comment, à partir d’une thèse identiquement dualiste sur l’opposition apparence/réalité, Schopenhauer peut développer une conception de l’art radicalement antagoniste de celle de Platon. Nous voyons également à partir de ces exemples l’ampleur des variations d’interprétation concernant les relations de l’oeuvre d’art avec la réalité.

 

Le « oui » à la vie 

Un rappel de la philosophie nietzschéenne est nécessaire pour mieux comprendre la place qu’il accorde à l’art. Avec Nietzsche, c’est l’idée même d’opposition entre apparence et réalité qui est radicalement remise en cause, à partir de la critique de Platon et de ses « arrières-mondes » : celui-ci inaugure la pensée de tous ceux qui vont faire l’hypothèse d’un monde invisible réputé « vrai », qui serait opposé aux apparences sensibles. Mais si la « vapeur » d’un tel monde « vrai » se dissipe, alors celle des apparences se dissipe aussi… Pour Nietzsche, ce mode de pensée est en réalité la manifestation d’une forme de nihilisme et de trahison face à la vie et au réel (il n’y a qu’un réel, « unique », comme le dit Clément Rosset). Le dualisme platonicien est interprété comme dépréciation de la vie qui annonce le moment chrétien au nom de l’au-delà. Il révèle une erreur qui lui est consubstantielle : croire que l’on peut juger la vie d’un point de vue extérieur à elle, alors que tous nos jugements n’en sont que des expressions. Nul énoncé philosophique ne saurait, en ce sens, échappait à l’histoire. Ce parti pris doit être interprété, du point de vue de la généalogie nietzschéenne,  comme une démission et une ignorance pour cause de détresse face à la vie (la seule qui existe), le refoulement de ce qu’on ne doit pas savoir pour garder le courage de vivre. Comme le dit N. remarquablement : « Une condamnation de la vie de la part du vivant n’est jamais que le symptôme  d’une espèce de vie déterminée ». Au contraire l’artiste tragique, à l’instar du héros de la tragédie grecque (La Naissance de la Tragédie), est celui qui dit « oui » à la vie, tout en sachant son caractère chaotique et terrible (pour ceux qui ont vu le film « La guerre est déclarée », la manière dont cette femme et cet homme affronte la terrible réalité de la maladie de leur petit enfant peut sans doute illustrer cela).L’artiste tragique est dionysien ; il sait que la vie est affaire tout à la fois de hasard et de nécessité, qu’elle est chaotique. Contrairement à la réputation d’irrationaliste souvent attribuée à Nietzsche, l’exigence dans la probité de la connaissance, la lucidité du savoir sont en quelque sorte sa marque de fabrique ; (« Le Gai Savoir »). Ce n’est pas au nom de l’irrationalisme que Nietzsche critique le rationalisme platonicien, mais au nom du véritable savoir, qui est celui du non-sens et de l’insignifiance de tout ce qui existe, de l’immanence radicale d’une vie dans son développement (refus de toute explication ou justification transcendante). Le réel est à la fois absolument nécessaire et absolument fortuit (thèse développée en particulier dans les ouvrages de Clément Rosset).

 

Surface et profondeur

L’illusion par excellence selon Nietzsche, c’est l’idée d’un « monde-vérité » qu’il faudrait opposer au « monde-apparence », comme le monde intelligible s’oppose au monde sensible. Supprimer cette opposition conduit non pas à revaloriser l’apparence et l’illusoire (thèse pourtant souvent avancée concernant la pensée de Nietzsche, mais que Clément Rosset refuse : cf. Notes sur Nietzsche, in « La Joie. Force majeure »), mais à supprimer l’idée selon laquelle il existerait quelque chose comme de l’apparence (cette notion ne peut en effet survivre sans ses opposés, l’invisible et l’essentiel). Désormais, la libération du sensible et de l’apparence peuvent opérer à travers la libération de l’art ; mais « apparence » ne signifie plus alors la même chose : l’être est maintenant tout entier dans son apparaître (souvenons-nous que nous disions la même chose à propos du langage de l’oeuvre d’art…). Cette question revient à s’interroger sur l’opposition entre surface et profondeur ; une certaine interprétation de Nietzsche consiste à dire qu’il s’est efforcé de brouiller les pistes du vrai, perdre tout contact avec la réalité, pour donner ses préférences à la surface (aux apparences) plutôt qu’à la profondeur ; en réalité, s’il privilégie en effet la surface et les apparences, ce n’est pas contre la profondeur du réel, mais contre la profondeur illusoire et mensongère de la métaphysique traditionnelle, attachée au « monde vrai » en tant qu’il s’oppose à l’expérience immédiate. La surface n’est pas opposée à la profondeur ; elle est au contraire ce qui permet à la profondeur d’être visible (puisque l’apparaître est le seul mode de présentation de l’être, même si pour Nietzsche, l’ « être » n’a rien de permanent mais peut prendre une multiplicité de formes qui relèvent toutes de la volonté de puissance…). Il ne s’agit pas de faire l’éloge du semblant par rapport au réel, mais de faire l’éloge du réel en tant que tel. Le rapport de la surface à la profondeur est le même que celui du masque à la personne masquée (« persona » du verbe latin personare, parler à travers ; le thème du masque est récurrent dans l’œuvre de Nietzsche). La pensée philosophique elle-même, mais l’art également, peuvent être interprétés comme un jeu de masques ; dans « Par delà Bien et Mal », Nietzsche dit : « Le philosophe ne peut avoir des opinions ultimes et véritables…. Derrière toute caverne s’ouvre une caverne plus profonde…. Un « tréfonds » se creuse sous chaque fond, chaque « fondement » de la pensée. Toute philosophie est une philosophie de façade … Il y a quelque chose d’arbitraire dans le fait qu’il se soit arrêter ici pour regarder en arrière et autour de lui, dans le fait qu’il ait cessé ici de creuser plus avant et déposé sa pioche ».

 

Il n’y a que des interprétations…

Nulle chance en effet pour que nous trouvions un fantomatique « être véritable » qui serait, conformément aux règles de la raison, transcendant, monde intelligible, identique à soi (principe d’identité), permanent, éternel, qui ignorerait donc le changement, la destruction, la lutte, la douleur. Le monde est un chaos et sa réalité sans fond ; il n’y a pas de connaissance désintéressée d’une réalité objective placée devant le regard neutre de l’esprit (qui va en restituer la « représentation » la plus fidèle possible). Toute connaissance est au contraire interprétative et relève de la volonté de puissance ; cela signifie en particulier une tentative de domination, « un effort pour s’approprier le chaos d’une réalité qui ne constitue pas un monde avant que le travail démiurgique de la volonté de puissance ne l’ait intégré à un ordre, à des structures… ». Il s’agit d’un aménagement suivant le plan de ses valeurs. Deleuze, profondément influencé par Nietzsche, définit la tâche de l’art, la science et la philosophie (« Qu’est-ce que la philosophie ? ») comme tentative « de tirer des plans sur le chaos », non pas refuser ce chaos mais au contraire y plonger pour y rapporter une « coupe », un « plan », une « composition » chacune à sa manière, qui est différente. Dans cette perspective, l’art est l’expression la plus transparente de la vie, de cette volonté de puissance qui est chez N., nous venons de l’évoquer, « l’essence la plus intime de l’être ».

 

« Seule vie possible : dans l’Art… »

Les formules de N. ne manquent pas pour dire le rapport de l’art à la vie : « Seule vie possible : dans l’art. Autrement, on se détourne de la vie. ». Il faut « vivre sa vie comme une œuvre d’art », « danser » sa vie, « la vie sans la musique serait une erreur »…etc. Que veut dire N. ? Au moins deux choses importantes :

  • La première, c’est que l’œuvre d’art est comme l’archétype ou la métaphore de la vie. Si « derrière nos interprétations, il n’y a pas de fond, mais une abîme » (Clément Rosset), la création artistique est sans doute le meilleur moyen pour créer ainsi des univers qui expriment la multiplicité de ces forces de vie. Libéré d’un point de vue unique qui serait celui de la vérité, N. nous exhorte à voir le monde « avec le plus d’yeux possibles ».D’où le caractère vital de l’œuvre d’art, pour son créateur mais aussi secondairement pour celui qui en jouit.  « L’art… est une augmentation du sentiment de la vie, un stimulant de la vie. » ; N. fait d’ailleurs souvent le rapprochement entre l’activité de création artistique et l’activité sexuelle. Il semblerait que pour lui, l’énergie dépensée est la même dans les deux cas…
  • La deuxième chose, sans doute la plus importante pour N., c’est que la vie  est une œuvre d’art. Autrement dit, il faut plutôt faire entrer l’art dans la vie, plutôt que de faire de l’Art « un refuge ultime de la vie ». N. critiquera par exemple l’art comme catharsis, c’est-à-dire lieu ultime où les pulsions et les émotions vitales viennent se purger ou se purifier (selon le modèle de la catharsis développée par Aristote) : il devient alors un refuge ou remplit une fonction de compensation vis-à-vis des renoncements de la vie, au lieu d’être le prototype de la vie (en réalité, N. ne semble pas bien connaître l’explication d’Aristote ; nous l’évoquerons prochainement). Cependant, Nietzsche reprend à son compte la notion de sublimation : la théorie freudienne qui fait de l’art un moyen de satisfactions substitutives « en compensation des plus anciennes renonciations culturelles » (in « Avenir d’une Illusion ») pourrait sans aucun doute avoir l’assentiment de N. C’est la sublimation qui permet l’orientation de la libido sur des voies détournées, qui, lorsqu’elle est réussie, est responsable des créations de culture, notamment de l’Art.  Il est le premier à revendiquer ce qu’il appelle « le grand style », qui implique une hiérarchisation des instincts, et donc aussi certains renoncements (cf. texte en italique plus loin). Mais retournons à cette pensée centrale chez N. : « Danser sa vie », « la mettre en musique », jouer sa vie à l’instar  de ces héros tragiques de la tragédie grecque. Puisqu’il n’y a plus de vie meilleure et plus réelle que cette vie ci, puisqu’il n’y a plus de distinction entre un monde vrai et un monde faux ou d’apparences, mais que tout est interprétation, l’homme comme artiste créer ses propres valeurs et sa vie (à condition de ne pas supposer un sujet libre et autonome derrière ce procès, puisque N. a également développé une critique radicale de cette idée…). L’absence de vérité transcendante à l’immanence du plan de vie ne signifie pas que « tout se vaut ». La « belle forme » doit ici s’imposer, être choisie : l’harmonie, l’équilibre, la cohérence, la hauteur, sont autant de valeurs qui ont sa préférence (d’où par exemple ces choix artistiques et musicaux). De ce point de vue la beauté chez Nietzsche est l’expression  « d’une volonté victorieuse, d’une coordination plus intense, d’une mise en harmonie de tous les désirs violents, d’un infaillible équilibre perpendiculaire. La simplification logique et géométrique est une conséquence de l’augmentation de la force. » (La Volonté de Puissance »). Les préconisations nietzschéennes sont du côté de ce que nous pourrions appeler la « grandeur morale » qui, bien loin d’aller dans le sens d’un déferlement sans frein des passions, réside dans une forme d’intensité existentielle rendue possible par cette hiérarchisation et cette harmonisation des forces vitales. Ce qui conduit, pour employer une métaphore, à l’élégance, la légèreté, et l’apparente facilité du geste parfait (par exemple celui du danseur ou du champion de tennis) qui intègre en un tout harmonieux les différents mouvements et forces requis. Le « grand » homme est celui qui autorise le déploiement de ses passions sans se laisser dominer par elles. Il les domine au contraire, les hiérarchise, mais sans les étouffer. Il est grand à la fois par l’ampleur du jeu qu’il accorde à ses passions, et par sa capacité à les dominer. Peut-être une autre image évocatrice pourrait être celle du cavalier et de sa monture (cf. à ce sujet « Qu’est-ce qu’une vie réussie ? », «le  moment nietzschéen », de L. Ferry)

 

« Le monde sans la musique serait une erreur »

Pour mieux faire comprendre ce rapport vital de l’œuvre d’art à l’existence, examinons avec Clément Rosset la pensée nietzschéenne sur la musique : « Le monde sans la musique serait une erreur », (in « Crépuscule des Idoles »). Cette formule est ambiguë car elle pourrait laisser penser qu’elle est « une alternative offerte au monde en guise de salut ». En réalité, elle signifie tout autre chose : la musique fait office de témoin du monde ; elle invite à l’approbation de la vie. Il ne s’agit pas, avec la musique, d’un autre monde pour justifier de ce monde-ci. Mais c’est au sens où la philosophie traditionnelle, de Platon à Kant, n’a cessé de « se boucher les oreilles » : elle n’a jamais voulu entendre la véritable musique de la vie ; elle n’a jamais voulu entendre parler, en fin de compte, du réel. La musique représente l’exemple privilégié du sentiment éprouvé de jubilation vitale, jouissance comparable et supérieure à tout autre type de jouissance. Non pas musique-remède, musique-compensation, musique-répit, musique-apaisement par rapport à l’insuffisance ou à la cruauté du réel (« un peu de musique en plus, un peu de réalité en moins »). En ce sens en effet, elle serait bien, dans une certaine mesure, « évasion » ; c’est selon N. l’essence du romantisme. Au contraire, le classicisme (et N. et de ce point de vue est un « classique ») est au service d’un sentiment de plénitude face à la vie. La fin véritable de la musique pour N. réside dans son pouvoir de dire « oui » au monde, dans son « sens du réel ». D’où ses choix musicaux : l’allégresse inconditionnelle d’un Mozart ou d’un Bizet (Carmen). Dans un texte remarquable, N. nous explique comment l’apprivoisement de la vie et l’apprentissage de son approbation ressemble en tous points à l’apprentissage du goût musical à travers « l’acclimatation » d’une mélodie : lecture p 50, in « La force majeure ».  Apprendre à aimer le monde, jusqu’à souffrir de son absence, c’est la même chose que de s’habituer progressivement à une mélodie au départ étrange, mais qui finit par devenir indispensable. A l’issue de ce développement sur la façon dont la philosophie de l’art envisage les relations de l’œuvre d’art avec la réalité du monde, nous voyons bien le caractère très relatif de ce que nous pouvons entendre par « évasion » ou « réalité vraie » : chez Platon par exemple, l’évasion salutaire ou le « désengluement »  des apparences sensibles au profit d’un mouvement dialectique ascendant vers les Idées est le contraire d’une évasion coupable de la vie réelle (entendu comme la vie empirique du quotidien). Mais quelque soit le jugement porté sur l’art, celui-ci apparaît toujours comme connecté avec une réalité, indépendamment du statut ontologique de cette dernière. Avec Nietzsche, l’art apparaît comme archétype de la vie même : même s’il peut être parfois un refuge ultime par rapport à la vie, il est avant tout, et doit être, l’expression de la vie dans ce qu’elle a de plus essentiel. En ce sens, l’art comme évasion ou détournement de la vie ne pourrait être que sévèrement condamné par lui.

 

- V -

 

L’art comme consommation culturelle et l’ambiguïté de l’appel aux affects

Terminons sur un retour à une considération plus « sociologique » sur le statut ou la place de l’art et des pratiques artistiques dans la société contemporaine. Si, comme le dit E. Morin, le clivage est profond entre état prosaïque et état poétique, nous pouvons faire l’hypothèse qu’un tel cloisonnement, qui fait de la consommation artistique une pratique culturelle de masse à part entière dans le cadre du temps libre et des loisirs (à travers en particulier les expositions), relativement isolée des autres pratiques sociales, favorise dans une certaine mesure une expérience esthétique comme divertissement. Si nous considérons à nouveau l’apparition du musée, nous avons précédemment constaté qu’il a en quelque sorte arraché les objets d’art à leurs traditions, ceux-ci ne s’intégrant plus désormais naturellement dans le réseau de relations où leur sens a surgi. La naissance de cette nouvelle discipline, l’esthétique, et de l’idée de « beau » qui lui est associé, est tout simplement contemporaine de ce souci moderne qui retranche de l’expérience des œuvres tout ce qui revêtait une dimension morale, sociale, religieuse et politique ; le musée dénude en quelque sorte les œuvres, en isolant cette seule dimension du goût (lire à ce sujet le texte « Art et poésie » in Notions de Philosophie III, Claire Brunet). Objet de la délectation esthète, l’œuvre d’art risque d’en perdre sa dimension civilisationnelle. L’art en réalité, comme le dit Walter Benjamin, modèle l’ensemble de notre expérience au cours du temps, et ne peut se réduire à un simple vécu individuel et ponctuel. Les œuvres ne seraient être simplement les stimulis de nos émotions égotistes, fussent-elles d’une grande puissance affective.  L’art réduit à la production d’une effervescence psychique, d’une satisfaction psychologique de ses destinataires, représenterait pour Nietzsche la « perversion esthétique » type de la question de l’Art (c’est Wagner qui est ici particulièrement visé).  Nous retrouvons ici la critique de la conception cathartique de l’art qui peut s’accommoder fort bien de cette « art-refuge » ou « art-évasion » (nous allons voir néanmoins que c’est au prix d’une distorsion de la théorie initiale). Les œuvres incarnent une dimension plus ample  que cette dimension cathartique personnelle : celle des civilisations ; leur espace n’est pas seulement  le moi et son égoïsme perceptif, mais plus fondamentalement l’espace du monde, de l’histoire. La seule manière d’arracher la contemplation des œuvres aux seuls miroitements du moi est de rappeler leur sens de tradition. C’est en reportant les coordonnées de la subjectivité sur l’axe de l’histoire, en resituant l’œuvre comme œuvre et témoin de civilisation où l’humanité s’interroge sur le monde et sur elle-même (il n’y a pas de différence sensible ici entre l’art et la philosophie) que nous pouvons retrouver les liens indéfectibles qui la rattache à nos vies communes. Mais nous ne pouvons nous empêcher de penser qu’avec l’atténuation des frontières entre les œuvres de « grande culture » et les productions de la culture de masse, avec la prolifération des images de cette « culture-écran » qui caractérise notre culture-monde (cf. notre précédent texte sur la culture mondialisée), dans une société marquée de l’empreinte de l’hyper-individualisme et l’hyperconsommation, fuir et se distraire, par l’intermédiaire en particulier de l’immense production cinématographique de « block-bosters » ou autres jeu-vidéos qui nous font vivre par procuration de puissantes émotions liées souvent aux désirs de toute-puissance les plus fous, relèvent de logiques où l’imaginaire entretient des liens de plus en plus ténus avec nos existences réelles… C’est parce que le processus de catharsis (purgation ou purification des sentiments), tel qu’il est décrit par Aristote, fonctionne précisément en instaurant une distance entre les affects qui traversent l’histoire de ma vie, et leur représentation scénique (pour Aristote, il s’agissait essentiellement du théâtre et de la tragédie), qu’elle permet une conversion en moi de la confusion en une plus grande lucidité, d’une ignorance en connaissance. Rien de tout cela ici, tant nous sommes projetés dans des mondes virtuels où tout est possible, qui laissent libre cours au torrent pulsionnel. Mais cette tendance actuelle des grandes productions américaines ou de la publicité peut elle être encore rattachée à l’art ? Probablement que non. D’autant qu’il ne s’agit pas, dans la plupart des cas, de jouissance esthétique, quelque soit par ailleurs la puissance affective d’un tel « déversement. 

Daniel Mercier, le 27/09/2011