Le doute est-il toujours souhaitable ? - Octobre 2013

La présentation du sujet

« Le doute est-il toujours souhaitable ? »

 

Deux questions en une : en quoi est-il souhaitable ? Jusqu’où est-il souhaitable ? Le doute est constitutif de la philosophie parce qu’il est inséparable de la pensée même. On connaît la formule de Socrate : « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien », mais aussi celle du scepticisme de Montaigne « Que sais-je ? », plus radicale encore puisque je suis même incertain de ce que je sais ou pas... Le doute portant sur des évidences perçues qui se révèlent souvent être de fausses évidences est bien le propre d’une pensée qui refuse de s’habituer ou de s’assoupir... L’apparente évidence des choses finit par faire en sorte qu’on ne les voit plus, et de la même façon, l’apparente évidence des idées fait qu’on ne les pense plus... D’où l’intérêt d’une pensée qui « torpille » ces fausses évidences, à l’instar de la démarche socratique. Mais jusqu’où ? Quand il s’agit de vivre, nous ne pouvons douter sans cesse ... Comment peut-on concilier les exigences du doute et les impératifs de l’action ? Le doute ne doit-il pas précisément servir à établir des vérités, donc à ne plus douter ? Que penser alors du scepticisme, pour qui le doute n’est pas seulement un moyen mais surtout une fin, et conduit peut-être au nihilisme ? Mais est-ce possible de sortir d’un certain scepticisme ? Y a-t-il des arguments légitimes contre lui?

 

Daniel Mercier, le 27/09/2013

L'écrit philosophique

CAFE PHILO SOPHIA MAISON DU MALPAS

SAMEDI 5 OCTOBRE 18H

 

« Le doute est-il toujours souhaitable ? »

 

Notre question porte à la fois sur la légitimité et l’intérêt du doute, et sur le « toujours » de « est-il toujours souhaitable ? » : Y a –t- il des contextes ou des certitudes où le doute ne serait ni utile ni souhaitable, et même peut-être préjudiciable, voire destructeur ?

Concernant le premier aspect, le doute apparaît comme constitutif de la philosophie, et même de la pensée. Il renvoie à la fameuse formule attribuée à Socrate : « tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien », ou peut-être encore plus radical : le « Que sais-je ? » de Montaigne et des sceptiques, qui semble indiquer que l’incertitude pèse également sur le fait de savoir ce que je sais vraiment... Cette attitude de questionnement systématique, inséparable de l’étonnement face au monde que la non moins fameuse formule de Leibnitz résume bien : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? », est loin d’être « naturelle »... Nous pouvons en effet vivre assez aisément (du moins dans un premier temps...)  dans un monde d’évidences perçues et assez communément admises. Vouloir se protéger en nous accrochant  à des « opinions » bien arrêtées, sorte « d’ombrelle sous laquelle serait inscrit le mot « firmament » » (Deleuze), et qui nous donnerait l’illusion d’un certain « ordre ». L’image est belle et rejoint celle de la Caverne de Platon, en mettant en relief le caractère dérisoire et factice de ce « monde » sous l’ombrelle qui veut passer pour le monde réel... Et pourtant rien n’est  moins évident que le monde... Nous devons nous méfier « des âmes habituées » (Charles Peguy). Le philosophe est celui qui ne peut se résoudre à s’habituer, à se familiariser avec ce qui l’entoure comme avec ce qui l’habite ou qu’il contient… Il est toujours un peu comme un étranger face au monde... C’est d’ailleurs à ce titre que la philosophie en direction des enfants prend tout son sens : l’enfance représenterait métaphoriquement ces premiers contacts avec le monde que la philosophie s’efforce de retrouver. L’assoupissement associé aux fausses évidences est un risque permanent. De même l’apparente évidence des choses fait qu’on ne les voit plus, de même l’évidence apparente des idées fait qu’on ne les pense plus. Voyez par exemple comment un penseur tel que François Jullien va même jusqu’à débusquer les impensés ou parti-pris de la pensée occidentale, en la mettant en vis-à-vis avec la pensée chinoise. Le doute est inséparable de l’activité de pensée, mais les habitudes de pensée peuvent vite se retourner contre elle : il est nécessaire de questionner sans cesse, et de ne pas se contenter des réponses trouvées, qui sont toujours provisoires. Nous disions que cette attitude de questionnement n’aller pas de soi ...

Le doute : un défi face au conformisme dominant

Elle constitue même un défi face au conformisme dominant, et ce défi est celui de la pensée même. « L’homme des perplexités » (Hannah Arendt) y est sans cesse confronté. Le conformisme, aussi bien d’ailleurs que l’anticonformisme qui est son frère jumeau, ne se caractérisent-ils pas par l’absence de pensée ? Je voudrai ici témoigner personnellement de la difficulté de cette confrontation, en espérant trouver ici une occasion de partage ! Que se passe-t-il lorsque nous sommes confrontés à des pensées conformistes, la plupart du temps « proclamées » de façon péremptoire ? Nous sommes vite gagnés par un état de non-pensée que nous pourrions qualifier d’effet de sidération, devant des propos qui se présentent avec une telle naïveté comme appartenant au sens commun. Nous sentons bien que ces affirmations ne souffrent aucune discussion possible, que notre interlocuteur est tout entier dans ses propos, sans la moindre prise de distance. Mais le plus remarquable est que cette non-distance est contagieuse et nous empêche nous-mêmes de mettre à distance l’objet dont on parle. D’où ce que j’appelle cet effet de sidération qui « pétrifie » la pensée. Car nulle pensée en effet ne peut prendre forme sans un « jeu » possible entre moi et mes représentations, entre moi et moi-même, sans un dialogue intérieur. C’est comme si l’absence de dialogue avec l’autre correspondait aussi à l’absence de dialogue intérieur, et épuisait toute possibilité de pensée... Affectivement, cela peut s’accompagner dans certains cas d’une vague impression de peur et d’oppression, comme si nous étions soudainement pieds et poings liés à l’éventuelle véhémence du propos et ses conséquences pratiques... Car nous sentons plus ou moins confusément qu’« un discours assuré peut être toujours soupçonné de préluder à quelque croisade » (Clément Rosset).

Prolongeons ce premier constat par un second, explicité cette fois par Hannah Arendt, mais qui décrit exactement un autre phénomène que nous avons expérimenté. Critiquer une idée est souvent interprété par l’interlocuteur comme avoir l’idée inverse. Nous serions contraints malgré nous à être perçus comme les défenseurs de l’idée opposée à celle que nous avons critiquée. A partir du moment où vous mettez en question des représentations convenues, on vous prête nécessairement des jugements opposés à ceux que vous soumettez à l’examen. « Si vous ne dites pas oui, vous êtes nécessairement l’homme d’un autre oui ». Sous le règne des adhésions massives, il est difficile de comprendre que le penseur est « l’homme des perplexités ». Car la pensée est dangereuse pour la bien-pensance et l’autosatisfaction intellectuelle ; elle a un « effet paralysant » dit-encore Hannah Arendt. C’est le fameux « effet torpille » de la démarche socratique. Celui-ci est double : d’une part nous devons interrompre toute activité pour penser ; d’autre part, vous n’êtes plus sûr de ce qui vous semblez indubitable, alors que vous étiez sans y penser engagés dans ce que vous faisiez. Nous pressentons que cet aspect « paralysant » de la pensée est aussi associé à de réels risques : celui du nihilisme ou du scepticisme radical, que nous aurons par conséquent à examiner, et la difficulté de soutenir une telle disposition d’esprit lorsque les nécessités de la vie pratique nous contraignent à agir...

Quand il s’agit de vivre, nous ne pouvons douter toujours...

Tel est bien le problème : on ne peut pas passer tout son temps à douter. Dans la vie pratique, nous devons agir, prendre des décisions en l’absence de connaissances indubitables et exhaustives, c’est-à-dire préalablement soumises au doute systématique, concernant les différents aspects de la situation concernée. Le doute cartésien des Méditations métaphysiques, dans sa dimension radicale et « hyperbolique », ne se justifie que parce qu’il ne s’agit pas d’agir mais de méditer. Traiter le douteux comme faux jusqu’à preuve du contraire n’est pas compatible avec la conduite de sa vie pratique. En théorie, le doute est conseillé car il ne faut pas se précipiter, il ne faut pas confondre sa croyance avec un vrai savoir, etc. Mais en pratique, quand il s'agit de vivre, d'agir, il ne faut pas douter. Descartes lui-même dans son « Discours de la Méthode » avoue qu’il ne faut pas mettre le doute universel entre toutes les mains, et qu’il est pratiquement souhaitable, dans la vie quotidienne, d’aller chercher la vérité auprès des esprits les plus compétents dans le domaine concerné... Il distingue à ce propos deux catégories d’esprits, les présomptueux qui pensent détenir la vérité et qui se fourvoient, condamnés à l’égarement chronique, et les « modestes » qui ne se font pas confiance et se réfèrent à ceux qui sont plus compétents pour connaître la vérité. Les premiers, à mon sens, apparaissant beaucoup plus dangereux que les seconds ! Quoiqu’il en soit, l’argument semble imparable : le temps est compté car nous sommes mortels, et nous ne pouvons pas attendre indéfiniment avant de nous décider... La société contemporaine de la vitesse ne peut que renforcer encore cette impossibilité. Descartes est conscient de cette difficulté et va élaborer une « méthode » pratique pour y répondre...

 

Une morale par provision pour sa conduite de vie et son action

Dans la mesure où nous continuons de vivre et d’agir le temps que notre jugement est suspendu, il est nécessaire d’avoir une morale provisoire. Ne serait-ce que pour « vaquer en paix » dans la recherche de la vérité... C’est précisément l’objet des « Maximes » du Discours de la Méthode. Et la première maxime de Descartes dans son Discours est de se conformer aux lois et aux usages. 1) Principe de prudence et de modération : à défaut de connaître la vérité dans ces domaines, il est préférable de s’éloigner des excès et d’adopter les opinions les plus modérées, car si l’on se trompe, on risque moins de s’éloigner de la vérité qu’avec des opinions extrêmes. 2) La fermeté et la résolution dans mes actions (même si les options choisies sont douteuses). L’homme n’a pas une science infinie des biens dont il doit faire choix dans les différentes circonstances de la vie : tel le voyageur égaré dans la forêt, il sera plus aisé de sortir de la forêt en s’en tenant au chemin qu’on s’est fixé, même si le chemin choisi est plus long, plutôt qu’à tourner en rond sans arrêt. 3) La troisième maxime est d’inspiration stoïcienne. Etant entendu qu’il y a souvent un hiatus entre nos désirs et le réel, nos aspirations et l’ordre des choses, le bonheur va consister (l’eudémonisme est ici bien présent) à changer ses désirs plutôt que la réalité. Nous sommes en effet confrontés au désamour, à la solitude, à la guerre, à la maladie, comment devons nous nous comporter dans ces circonstances ? De deux choses l’une : soit nous parvenons à changer le réel, soit nous n’y parvenons pas ; seule l’expérience pourra nous faire distinguer ce qui dépend de nous de ce qui n’en dépend pas, et non pas un jugement à priori. Il ne s’agit ni de renoncer, ni de s’obstiner. Car il y a des choses absolument impossibles à changer. Mais je suis maître de mes pensées comme de mes désirs.  Je me mets donc en situation de transformer mon désir pour qu’il soit conforme à la réalité. C’est un passage du désir à la volonté : je peux désirer l’impossible, mais je ne peux pas vouloir désirer l’impossible (cf. mon texte : « Est-on maître de ses désirs », où l’on peut mesurer ici le rationalisme et le dualisme cartésien). Je conquiers ainsi la paix de l’âme par un travail de moi sur moi-même, me disposant à accepter mieux la mauvaise fortune. Idéal de maîtrise qui s’oppose à une vie selon les passions, ou à la spontanéité des désirs, ce que la plupart des hommes « choisissent ». D’où le caractère pathétique de la plupart des existences, livrées aux aléas de la fortune. Cette « morale de provision » proposée par Descartes comporte des préconisations intéressantes, mais il est difficile d’entériner la première maxime : celle-ci est franchement conservatrice et conformiste. Et même si Descartes prétend cette morale provisoire – c’est peut-être ici l’optimisme des Lumières sur la connaissance libératrice qui pointe déjà son nez ? -, nous savons bien aujourd’hui que nous pouvons attendre longtemps des connaissances définitives censées nous démontrer quels sont les bons choix politiques ou sociaux ! Cette « morale provisoire » est en réalité une morale définitive... Le paradoxe d’une telle position cartésienne est celui d’une radicalité théorique de la méthode du doute systématique, associée à un conformisme pratique qui évacue totalement le questionnement concernant les affaires humaines.

 

Une séparation entre la théorie et la pratique ?

Même si Descartes a raison de prendre en compte cette impossibilité de douter en permanence dans la vie pratique – impossibilité doublée d’une réelle dangerosité car elle condamnerait à l’impuissance et la paralysie -, il semble malgré lui (car il s’en défend) séparer la théorie et la pratique. Pourtant, il sait bien que le but du doute, qui n’est pas une fin en soi comme chez les sceptiques, est de parvenir à une connaissance vraie, qui doit être à son tour le fondement d’une action éclairée. Rien n’est plus important pour lui que la lucidité et la rectitude du jugement. « Il suffit de bien juger pour bien faire » dit-il. Pourquoi alors ce clivage entre la connaissance et la morale ou la conduite de sa vie ? La philosophie pragmatiste, donne un élément de réponse, qui sera repris par Wittgenstein (cf. plus loin) : selon eux, le doute cartésien en tant que méthode systématique de mis en doute ne pourrait pas avoir d’effet pratique car il ne correspond pas à une démarche naturelle devant une raison positive de douter (nous pourrions dire pour simplifier qu’il n’a pas d’effets pratiques par ce qu’il ne part pas de la pratique). Le doute hyperbolique –nous y reviendrons – qui fait l’hypothèse que la veille et le rêve seraient indiscernables, ou qu’un malin génie dépenserait tous ses efforts « à me tromper toujours », serait en quelque sorte « artificiel », et ne partirait pas d’une interrogation naturellement dictée par la confrontation au réel ; car si tel était le cas, la plus subtile des distinctions dans la pensée induirait des conséquences pratiques. Wittgenstein : « Supposons que des gens considèrent comme très probables ce que nous considérons comme tout à fait certain (ce qui peut être le cas après avoir lu les Méditations métaphysiques... ou vu un film comme Matrix !). Quelles différences cela fait-il dans leur vie ? N’est-ce pas uniquement qu’ils discourent un peu plus sur certaines choses que les autres ? ». Autrement dit, aucune différence significative. Nous reviendrons sur cette critique, mais nous voyons dors et déjà ici qu’une telle coupure entre théorie et pratique, réservant le doute à la pure spéculation, est problématique... Le scepticisme au moins, dans cette radicalité conduisant à la suspension de tout jugement, semble plus cohérent, puisque l’exercice du doute conduit à renoncer à tout engagement pratique. Mais finalement une telle attitude ne rejoint-elle pas le conformisme... et donc la première maxime de Descartes ? Revenons donc aux Méditations métaphysiques, d’où sont parties la plupart des interrogations philosophiques propres à notre sujet.

 

Malgré sa résolution anti-sceptique, Descartes s’en libère-t-il vraiment ?

La manière dont Descartes met en œuvre le doute dans les MM le distingue très fortement du scepticisme ; il décide de révoquer en doute toutes les certitudes sensibles et rationnelles : « Je me résolus de feindre que... ». Il ne s’agit pas du doute spontané d’un homme en proie à l’incertitude, ni du doute des sceptiques qui font de la suspension définitive du jugement une sagesse de vie. Le doute est véritablement « éprouvé » par les sceptiques : confrontés à la contradiction des opinions, à l’impuissance de la raison à démontrer absolument la vérité des énoncés, ils renoncent à admettre quoique ce soit comme vrai. Or le doute cartésien est une méthode qui révoque provisoirement toute certitude ; il est systématique et hyperbolique. Il a une fonction critique : séparer les opinions des savoirs certains, pour permettre d’asseoir sur des bases inébranlables l’édifice des sciences. Cette mise à l’épreuve des opinions afin de parvenir à une vérité indubitable, faisant du doute un simple moyen, est donc très différente du scepticisme pour lequel le doute est au contraire une fin ultime. Construire les fondations d’une connaissance vraie, établir la vérité est une finalité qui est l’exact symétrique de celle des sceptiques. Mais ne dirait-on pas que dans sa radicalité le doute hyperbolique cartésien peine à se libérer du scepticisme qu’il a feint un moment d’adopter ? Regardons de plus près les arguments utilisés...

Les sens sont trompeurs. Doute qui s’appuie sur certaines expériences sensibles (illusion d’optique du bâton brisé) : s’ils me trompent quelque fois, ils peuvent me tromper toujours. Mais ici nous pouvons encore surmonter ce doute : par des explications scientifiques (l’illusion d’optique s’explique scientifiquement), mais aussi sur l’erreur de raisonnement qui consiste à généraliser le doute à toutes les expériences sensibles par ce que certaines me trompent...Sauf à considérer que je suis fou et pense par exemple être là alors que je n’y suis pas. Mais Descartes, comme le montre bien Foucault, évacue l’hypothèse de la folie qui est selon lui incompatible avec l’existence de la raison. Le fait de penser est en lui-même une garantie qui exclut la folie.  D’où nécessité de passer à un cran supérieur du doute :

Le rêve : Le rêveur n’est pas fou, et pourtant il ne peut distinguer la veille du sommeil. Si je rêve que je suis là en train d’écrire, je ne peux savoir que je suis là : incertitude absolue. Même si ce que je suis en train de rêver est réel (je suis bien là), je ne peux pas le savoir. Descartes rejoint par là le défi sceptique dans toute son ampleur. Cet argument sera repris par Putman (au début de Raison, Vérité et Histoire) sous forme d’une expérience de pensée : supposons que nous sommes des cerveaux dans une cuve remplie de liquide nutritif reliée à un super ordinateur : aucun moyen de « savoir » (au sens épistémologique) si nous ne sommes pas dans cette situation (cf. le film Matrix, c’est quasiment la même chose !). Selon ces types de scénarios, il n’y a aucune différence entre être éveillé et être endormi, être là et n’y être pas, être un cerveau dans une cuve ou non…  Je ne peux pas savoir non plus si ce scénario est faux…► c’est le paradoxe redoutable et imparable des sceptiques : si je ne sais pas si l’hypothèse sceptique est vrai ou fausse, je ne peux pas savoir grand-chose relativement à une quelconque proposition concernant le monde. Même si je suis tenté de rejeter cette conclusion et ses prémisses au nom du sens commun, puisque j’ai l’impression de savoir beaucoup de choses, la logique me l’interdit. La question ici posée, qui rejoint celle posée par le scepticisme est bien celle de savoir comment on peut sortir de ce « droit au doute » qui conduit imparablement à l’incertitude absolue ? Finalement, seul le recours à la véracité divine (Dieu infiniment bon ne peut me tromper), et donc la preuve de l’existence de Dieu – que nous ne pouvons considérer aujourd’hui comme décisive... tout le monde s’accorde à dire qu’il ne peut pas y avoir de démonstration de l’existence de Dieu...) – peut sauver la connaissance de l’absolu du doute dans les MM. Un peu comme si Descartes était pris à son propre piège, le doute sceptique une fois posé étant en quelque sorte indépassable. Mais notre réflexion est bien entendue rétrospective ; Descartes va nous proposer, une fois le doute hyperbolique évacué, une méthode pour progresser dans la recherche de la vérité...

 

Une méthode pour surmonter le doute ?

Cette difficulté du doute méthodique mis à part, et sur lequel nous reviendrons, rappelons que le projet cartésien est de pouvoir fonder la vérité. Preuve en est son Discours de la Méthode, dont la fonction est précisément d’établir un ensemble de règles qui garantissent l’établissement de la vérité, une fois sorti du doute hyperbolique grâce au « roc » de l’existence du cogito et à la véracité divine. Quelles sont ces règles qui doivent désormais nous sortir du doute, et qu’en penser ?

La règle de l’évidence : est le seul critère indubitable (non soumis au doute) de la vérité : l’évidence de l’idée est fondée sur sa clarté (contraire d’obscure) et sa distinction (contraire de confuse). Les deux obstacles à la recherche de l’évidence : la prévention (bâtir son jugement sur des préjugés ; admettre des énoncés sans examen) et la précipitation.

Clarté : impression que produit la perception directe de l’idée elle-même lorsqu’elle est immédiatement présente à l’entendement

Distinction : idée suffisamment précise pour n’être confondue avec aucune autre.

L’évidence repose sur un acte d’intuition rationnelle.

La règle de l’analyse : décomposer un tout en ces éléments constituants pour résoudre une difficulté. Aller du complexe au simple en divisant, décomposant.

La règle de la synthèse : à partir du simple – saisi en dernier ressort intuitivement – procéder par déduction et remonter la chaîne des raisons jusqu’au plus complexe.

La règle du dénombrement : parcourir par un mouvement continu de la pensée l’ensemble de ces chaînes de raisons pour voir si on n’a rien oublié et vérifier la vérité de la démonstration. Cette opération de l’esprit, si elle est assez rapide,  équivaut pratiquement à une intuition.

Nous avons précédemment montré qu’il était difficile de sortir du doute sceptique quand il était posé dans sa radicalité. Avec ses règles de la méthode, Descartes pense désormais se prémunir méthodiquement et rigoureusement de l’erreur et de la fausseté, une fois dissout le doute hyperbolique. Ces règles qui étaient censées avoir valeur de programme méthodique pour la démarche scientifique ont probablement eu un impact considérable dans le développement des sciences, même si elles sont aujourd’hui considérées comme insuffisantes. Edgar Morin et sa « pensée de la complexité » est un de ceux qui les met le plus fortement en question (le doute est permanent ! mais dans quelles limites ??) : le point de départ de la pensée complexe est en effet la critique de l’idée rationaliste classique (dont Descartes, dans le Discours de la Méthode, est le fondateur), selon laquelle il serait nécessaire d’aller méthodiquement, par degré, « en suivant la chaîne des raisons », du simple au complexe. Selon le nouveau paradigme de la pensée complexe, il faut au contraire partir du complexe, qui est une réalité irréductible à la somme de ses éléments. Cette pensée systémique est en lien avec le « concept d’émergence ». Il ne s’agit pas de renier la pensée rationaliste, mais de la dépasser, en ne privilégiant plus la séparation des éléments aux dépens de leur conjonction. Il faut désormais promouvoir une pensée en conjonction plutôt qu’une pensée disjonctive... D’où d’autres « principes de la méthode » élaborés par Edgar Morin.

 

Des « vérités » relatives et provisoires...

Mais Edgar Morin est un homme du XXème siècle, formé à l’aune de la crise des fondements de la connaissance, telle qu’elle a été identifiée à partir de Kant, et analysée au cours des deux siècles qui l’ont suivi : « Toutes les avancées de la connaissance nous font approcher d’un inconnu qui défie nos concepts, notre logique, notre intelligence ; celle-ci se trouve du coup condamnée à porter en son cœur une béance irrefermable ». Le projet cartésien, malgré son doute méthodique, repose sur une conception réaliste naïve posant une adéquation naturelle entre la connaissance humaine et son objet (la réalité du monde). Nous nous accordons aujourd’hui sur le fait de penser que seule est accessible une réalité phénoménale, à partir d’un dialogue intersubjectif en vue d’un consensus, et en dehors de toute prétention à saisir la « chose en soi » ou la réalité ultime de ces phénomènes... Et même cet accord des consciences, fondée sur la raison, et garantissant l’universalité du jugement, est aujourd’hui interrogé : la raison, appuyée solidement sur le principe de non-contradiction, risque d’être bien « euro-centrée » pour prétendre à une telle universalité (cf. par exemple : « De l’universel, de l’uniforme et du commun », François Jullien). Comme le dit Peter Unger, on ne peut jamais dire en toute rigueur que l’on « sait » quelque chose... Ne serait-ce que parce que le propre d’une connaissance scientifique est d’être « falsifiable » (principe dit de « falsifiabilité »). Le grand philosophe des sciences Karl Popper a montré qu’une connaissance scientifique était toujours en sursis en attendant d’être réfutée. Selon lui, il est impossible de prouver qu’une proposition est vraie ; il est seulement possible de prouver qu’elle est fausse. La connaissance scientifique se résume ainsi en hypothèses et en réfutations. Autrement dit nous ne pouvons jamais vérifier qu’une hypothèse est vraie, mais nous pouvons seulement l’infirmer à l’aide de l’expérience (réfutation expérimentale). C’est le propre d’un énoncé scientifique... Méfions nous donc des énoncés qui ne sont pas susceptibles d’être infirmés expérimentalement (comme par exemple tous les énoncés qui ne sont pas scientifiques, en particulier nombre d’énoncés philosophiques !), car ils sont plus soumis que d’autres au risque de dogmatisme. Edgar Morin a souvent évoqué comment des théories se transforment en dogmes... Ne pouvant pas être l’objet de réfutation expérimentale, ces énoncés sont en dehors du champ de la vérité, ni vrais ni faux. Un autre argument, qui est d’ailleurs pour la première fois exposé par le pyrrhonisme (une des fameuses « tropes » sceptiques), et n’est pas étranger au principe de falsifiabilité de Popper, est la régression à l’infini dans l’administration de la preuve. De quoi s’agit-il ? Les premières propositions nécessaires à une démonstration, axiomes ou hypothèses (expérimentales par exemple) ne peuvent pas, en dernière analyse, être démontrées. Aristote admet à ce sujet que si on devait toujours produire de nouvelles prémisses pour démontrer celle qu’on utilise pour démontrer, la démonstration serait impossible : « Il est absolument impossible de tout démontrer : on irait à l’infini, de telle sorte qu’il n’y aurait pas encore de démonstration » Métaphysique, Livre IV. Cela est vrai quelque soit le domaine d’application, et donc aussi pour les mathématiques. Le mathématicien Gödel, surtout connu pour le théorème qui porte son nom, a montré que la systématisation définitive des systèmes hypothético-déductifs ne pouvait pas être achevée. Il existe toujours des vérités mathématiques impossibles à démontrer à l’intérieur d’un système donné (Théorie de l’imcomplétude). Sur le seul plan de la logique, cela signifie notamment que la raison ne peut se fonder elle-même : car alors elle utilise ses propres principes (principe du tiers exclu, principe de non-contradiction, principe d’identité) pour y parvenir, et tombe sous le coup de l’accusation de « pétition de principe ». Ce cercle de la connaissance l’empêche de prétendre à l’absolu : « Les yeux humains ne peuvent apercevoir les choses que par les formes de leur connaissance » (Montaigne), et nous ne pouvons les penser que par les formes de notre esprit. C’est précisément l’objet du travail de Kant dans la Critique de la Raison Pure, qui va s’attacher à montrer l’illégitimité d’un certain usage de la raison, responsable de ce qu’il appelle « l’illusion transcendantale »

 

Le principe d’incertitude n’est pas le nihilisme. De nouveau la valeur du doute...

La crise des fondements de la connaissance ne condamne pas au scepticisme. Elle est compatible avec la quête d’une certaine « vérité » ou « objectivité » du savoir. L’incertitude n’équivaut pas au scepticisme : nous habitons l’entre-deux de l’erreur et de la vérité. Si la vérité ultime n’est pas accessible, et que « nous avons une impuissance à prouver invincible à tout le dogmatisme », en revanche « nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme » (Pascal, Les Pensées). La vocation de l’homme, en tant que porteur de la raison, mais aussi grâce ou à cause de sa finitude, est de combattre l’erreur partout où elle peut être débusquée. Même si « le monde-vérité » de Platon, lieu de l’intelligible absolu, est inaccessible et n’existe probablement pas, en revanche il est possible et souhaitable de tenter de sortir de la caverne où nous sommes prisonniers, et le philosophe ne peut qu’y prendre une part active ; Socrate torpille certes les faux savoirs de ses interlocuteurs, et affirme ne pas savoir grand-chose avec certitude, mais refuse l’attitude sceptique que l’on peut résumer ainsi : ne sachant pas si je sais ou non, tout est douteux et je dois donc m’abstenir de tout jugement et par conséquent aussi de toute action. Certes, comme nous l’avons noté, il y a bien un danger inhérent à la pensée qui est le nihilisme. Tous les examens critiques doivent passer par un stade de négation, au moins hypothétiques, des opinions et des valeurs admises pour découvrir leurs implications et leurs présupposés tacites. Mais en même temps le nihilisme poussé jusqu’à son terme conduit à la suppression de la pensée, et peut être l’autre face du conformisme, comme nous l’avons également évoqué au début de cette réflexion. Il est en effet une manière de s’arrêter de penser : on obtient un résultat, qui est « il n’y a pas de vérité, la vérité n’existe pas », et donc nous pouvons nous abstenir de penser... Or penser doit continuer d’être dangereux pour tous les credos, et ne donne lieu, en soi,  à aucun nouveau credo, pas même celui-là (Hannah Arendt. Pensées et considérations morales, 1971, dans Responsabilité et jugement, Payot, 2005). L’incertitude, le travail du doute, est le carburant de la philosophie et lui donne sa valeur ; l’homme étranger au  questionnement philosophique est le prisonnier de la Caverne ; ses chaînes, dit fort bien Bertrand Russel (« Problèmes de philosophie », 1912), sont les préjugés du sens commun, les croyances de son temps et de son pays, les habitudes qui rendent familières le monde environnant. Il épingle à ce sujet la fatalité de l’enfance qui nous fait absorber avec le lait maternel une quantité de croyances auxquelles la raison n’a pas concouru, cet impensé se donnant à tord pour une pensée personnelle. Un esprit passif et imperméable au doute est « borné, adhérent, étroit », et oppose une fin de non recevoir méprisante vis-à-vis d’autres manières de pensée. Il dénonce ainsi la suffisance, la sottise, le manque d’imagination du dogmatisme. Le doute, en nous affranchissant de la tyrannie de l’habitude, est libérateur, aussi bien intellectuellement que moralement.

Le principe d’incertitude peut « servir à départager, selon Clément Rosset (« A l’école du réel »), véritables et faux philosophes : un grand penseur est toujours réservé quant à la valeur des vérités qu’il suggère, alors qu’un philosophe médiocre se reconnaît, entre autres choses, à ceci qu’il demeure toujours persuadé de la vérité des inepties qu’il énonce (« L’école du réel »). Et il rajoute : « l’intérêt principal d’une vérité philosophique consiste en sa vertu négative, je veux dire sa puissance de chasser des idées beaucoup plus fausses que la vérité qu’il énonce à contrario. »

L’incertitude est ni l’indifférence, ni l’ignorance

L’incertitude n’est pas une raison pour s’arrêter de penser ou prétendre que tout se vaut et « à chacun sa vérité ? » Ce n’est parce que tout est incertain que nous ne nous devons pas de continuer à chercher la vérité. Et puis, comme le disait Pascal, il n’est pas certain non plus que tout soit incertain ! Penser que rien n’est certain n’est pas la même chose que de penser que rien n’est vrai. « Car alors, que resterait-il de notre raison ? Comment pourrions-nous discuter, argumenter, connaître ? » A. Comte-Sponville, in « Présentations de la philosophie ». « A chacun sa vérité » est contradictoire dans les termes, car la condition de la vérité est son universalité. Il est facile de montrer la contradiction contenue dans la phrase : « rien n’est vrai », puisque si c’est vrai, c’est faux (puisque rien n’est vrai). S’il n’y avait pas de vérité, il ne serait pas vrai qu’il n’y ait pas de vérité. Par ailleurs, si rien n’était ni vrai, ni faux, « il n’y aurait aucune différence entre la connaissance et l’ignorance, ni entre la sincérité et le mensonge …. Entre l’ignorance absolue et le savoir absolu, il y a place pour la connaissance et pour le progrès des connaissances. ». Même quelqu'un comme Montaigne, qui se prétend sceptique, est amoureux de la vérité, tout en sachant qu’elle sera toujours relative : « Le relativisme de Montaigne, tel que je le lis, n'en fait pas plus un nihiliste, dans l'ordre pratique, que son scepticisme, dans l'ordre théorique, n'en fait un sophiste : l'incertitude n'empêche pas d'aimer la vérité; la tolérance n'empêche pas de haïr l'intolérance, ni de la combattre»(Sponville). Nous pouvons pratiquer le doute tout en étant amoureux de la vérité : être de plus en plus exigeant vis-à-vis de sa propre pensée, tout en sachant que la certitude absolue ou le fondement dernier de toute connaissance est impossible ; mais cela n’empêche pas la quête, au contraire… C’est précisément par ce que j’ai conscience du fait que je ne sais « vraiment » rien (Socrate) en toute certitude, que je développe les conditions pour me défaire au maximum de l’emprise de la fausseté et de l’ignorance. Rappelons-nous à ce sujet la phrase de Clément Rosset : « « l’intérêt principal d’une vérité philosophique consiste en sa vertu négative, je veux dire sa puissance de chasser des idées beaucoup plus fausses que la vérité qu’il énonce à contrario. »

 

Les objections principales à l’hypothèse sceptique ; l’impasse sceptique (exemples de deux parades pertinentes au doute sceptique : Wittgenstein et Rorty)

 

Le doute universel est impossible sur le plan logique

La position sceptique affirme dans sa radicalité : puisqu’il est impossible de savoir (au sens fort de ce terme, celui de l’accès à une vérité absolue), que le point de vue varie selon l’observateur, que chaque thèse a son antithèse, que nous sommes condamnés à un régression à l’infini dans l’administration de la preuve, nous devons suspendre notre jugement sur toute chose et nous abstenir de chercher une quelconque vérité... Ces arguments, correspondant approximativement aux célèbres « tropes » sceptiques, nous semblent d’une certaine façon imparables, et pourtant nous sentons bien que la position « existentielle » du sceptique n’est pas satisfaisante et de toute façon peu crédible. Malgré la « force logique » d’une telle argumentation, peut-on la critiquer, et quelles sont les objections que l’on peut lui faire ?

 

  • L’argument sceptique repose sur l’idée que la connaissance doit être absolue ou n’est pas ; or nous savons aujourd’hui qu’aucune connaissance ne l’est. Comme lorsqu’on parle d’un frigo « vide » (il ne l’est jamais, il ya de l’air dedans...), ou du « plat pays » (il ne l’est jamais non plus).

 

  • Le doute doit bien s’arrêter à un moment, car il est infini. Il est impossible de douter de tout (Wittgenstein). Pour qu’une porte tourne, il faut que les gonds lui permettent de tourner. Pour douter de certaines choses, il faut que d’autres ne soient pas soumises au doute. Je suis aussi certain que pour des vérités mathématiques de la prononciation des lettres « A » ou « B », de la couleur du sang humain, que les hommes en ont et l’appellent « sang » …etc. Ce qui est mise en cause, c’est la généralité et la radicalité du doute. L’exercice du doute ne peut pas ne pas reposer sur des certitudes élémentaires. Un doute n’est possible et sensé qu’à la condition que les certitudes fondamentales soient préservées : il est inhérent à l’acte de juger, à la logique même qu’il n’y ait pas de doute sur certains points, que je commence quelque part à faire confiance. En lui-même, le doute pose donc la nécessité de certitudes premières, ou encore le jeu du doute présuppose la certitude. Le doute universel est donc impossible.

 

  • La même objection vaut par rapport au langage. Pour douter, il faut que je pense, et pour que je pense, il faut bien que je m'exprime par des mots ; or, ces mots sont chargés de nombreux héritages en matière de significations. Peirce pense ainsi que le doute ne peut pas sortir du labyrinthe des mots en vue d’une soi-disant fondation. Prisonnier du langage, le doute sceptique serait  un leurre. . Ce que W. nomme « les jeux de langage » signifie que nous sommes exposé au langage et que nous avons passé (instinctuellement selon lui) un contrat avec les choses, qui nous empêche de pouvoir légitimement mettre en doute ce que l’on veut, sous peine d’être « hors jeu » de ce même langage. On ne peut se tromper (être dans l’erreur) que si on a tacitement accepté toute sorte de choses, ne serait-ce que parce que nous sommes dans l’espace du langage. Le scepticisme est irréfutable mais dépourvu de sens, car je dois toujours commencer par ne pas douter.

 

  • Il est obligatoire, si nous ne voulons pas douter à l’infini, de s’arrêter à une proposition indémontrable. Même en mathématique ; théorème dit d’incomplétude de Gödel : une théorie mathématique ne peut rendre compte des présupposés de départ sur lesquels elle est construite. Il en va de même pour ces « certitudes premières » sur lesquelles s’appuient nos raisonnements et nos conduites telles que par exemple avoir deux mains, être un homme qui vit sur la terre depuis sa naissance, l’existence du sang dans nos artères, ma présence ici…etc., qui sont pourtant mise en cause par le doute sceptique.

 

Wittgenstein termine juste avant sa mort un ouvrage dont le sujet le préoccupe depuis longtemps : comment critiquer de façon décisive l’hypothèse sceptique, malgré sa logique imparable (« De la certitude ») ? Nous présentons brièvement son argumentation car elle prolonge et peut faire office de synthèse de ce qui vient d’être dit. La version la plus convaincante de cette hypothèse, celle qui a fait couler beaucoup d’encre chez ses prédécesseurs, et qui résume à la fois la radicalité et la logique implacable du propos, est celle du rêveur examiné par Descartes, ou de l’expérience de pensée encore plus « spectaculaire » présentée par Putnam : si nous faisons l’hypothèse que notre existence n’est pas ce qu’elle croit être, mais que nous sommes en réalité un cerveau dans une cuve reliée à un ordinateur, alors nous n’avons aucun moyen de savoir si cette hypothèse est vraie ou fausse, et nous sommes donc condamnés à « savoir » bien peu de choses sur le monde, y compris concernant ces fameuses certitudes élémentaires déjà mentionnées ... Par exemple, rien ne peut répondre au doute que je peux avoir sur l’existence de mes deux mains, ou quelque autre certitude première de cet ordre... C’est sur cette hypothèse sceptique, qui selon eux résume toute la démarche, que tout un courant de la philosophie analytique, et Wittgenstein en particulier, a travaillé... Essayons de résumer sa critique : répondre du tac au tac au sceptique, sans changer de niveau logique, n’a pas de sens ; dans ce cas,  le « je ne sais pas » ou le « je doute » du sceptique n’a pas plus de sens que le « je sais » (que j’ai deux mains). Ce que Wittgenstein met en avant, c’est le non-sens du doute sceptique. Pourquoi ?  Selon lui, l’utilisation de l’expression « je sais » n’est légitime que lorsque je ne doute pas que le doute est possible ; mais, du même coup, illégitime quand la proposition est indubitable (« j’ai deux mains, je suis ici... »), et les raisons de douter inexistantes (il faut alors parler de certitude et non de savoir) ; Autrement dit dans ce contexte, le « je sais » n’a pas plus de sens que le « je ne sais pas ». Comme l’avaient déjà noté les pragmatistes, le doute hyperbolique n’a rien de commun avec un doute motivé par un problème ou une difficulté particulière rencontrée qui justifierait que l’on justifie son savoir. Le doute doit être justifié comme on justifie le savoir. Si nous ne devons pas répondre du tac au tac que l’on « sait » que l’on a deux mains au sceptique qui prétend douter ou ne pas le savoir, c’est parce qu’il ne peut pas y avoir de doute sans véritable raison de douter. De la même manière qu’un savoir doit être justifié, un doute doit l’être aussi : « ... un doute gratuit n’est pas un doute du tout. On peut donc répondre par la négative à la question suivante : « Puis-je douter de ce dont je veux douter ? » Jacques Bouveresse, in « Le mythe de l’intériorité ». Wittgenstein critique ainsi la prétention sceptique à se prévaloir d’un « droit de question » : « de quel droit ne douterais-je pas de l’existence de mes mains ? » dirait le sceptique. Parce que le scepticisme franchit les limites d’un indicible particulier, le questionnable. Ses questions sont « vides ». Il ne s’agit pas de vraies questions, donc nous ne devons pas chercher à y répondre… Le sceptique en prétendant douter de ces certitudes élémentaires ne refuse pas telle ou telle certitude, mais le cadre logique de toutes nos affirmations et négations. Autrement dit, il refuse la logique.

 

Le doute sceptique n’a pas de raison d’être ? (réflexion s’appuyant sur un cours de Master de l’Université de Picardie en 2012, intitulé RATIONALITE & SCEPTICISME) ; cf. aussi « Objectivisme, relativisme et vérité » de Richard Rorty

 

Une autre philosophie, à notre sens, propose une parade très convaincante au scepticisme, celle de Richard Rorty (philosophe américain s’inscrivant dans la tradition pragmatique). Le doute sceptique suppose en réalité une certaine conception de la vérité selon laquelle elle est la propriété du discours ou de pensées qui se rapporte selon un certain degré de correction au monde. C’est ce que nous pouvons appeler depuis Aristote la théorie de la « vérité-correspondance » : est vrai le discours qui attribue au monde les qualités qu’il a réellement, ou encore qui correspond au monde tel qu’il est, selon un rapport de ressemblance plus ou moins proche. Pour Richard Rorty, il n’y a pas de sens à déterminer « l'état intrinsèque des choses », qui serait indépendant de la description qu'on en donne, puisque nous ne pouvons précisément saisir que la façon dont les choses se donnent dans nos descriptions, aussi précises soient nos investigations. Ce qui l'amène à conclure que « aucune proposition n'est vraie “en vertu de l'état des choses” », si par « état des choses » on veut dire l'état supposé des choses indépendant de la façon dont nous le disons/saisissons. Car pour lui, celui-ci est insaisissable (comme tel). L'idée de Rorty est donc que l'on dit qu'une proposition est vraie quand ce qu'elle dit du monde est corroboré par les relations (causales) que nous avons avec le monde : ce n'est pas parce qu'elle représente parfaitement l'état du monde qu'elle est vraie, mais parce que ce qu'elle en dit colle avec ce qu'on en fait. Il ne nie pas, comme le font les idéalistes (Berkeley par exemple) l’existence du monde et son indépendance, mais il soutient qu’on ne peut rien en dire indépendamment de nos modes de description. La vérité est justifiée au sein de nos croyances et de nos pratiques (ce qui suppose une forme d’ethnocentrisme indépassable, étant de façon incontournable dépendante de ces croyances et de ces pratiques), sans qu’elle doive être remise en cause, ou sans qu’on en doute, puisqu’elle est autant justifiée qu’elle peut l’être au sein de notre système (par contre nous pouvons théoriquement choisir d’adhérer à une autre communauté)... Nous parlons ici de doute au sens absolu de ce terme : dans ce contexte, il n’y a pas de sens à douter de façon absolue (ce qui est parfaitement compatible avec l’idée que la « culture de nos démocraties libérales fournit encore une foule de possibilités d’autocritique et de réforme »). En effet, une fois posée l’idée qu’ « une excursion hors de notre esprit » (Rorty) n’est pas possible, la question de savoir si nous pouvons ou non entrer en contact avec « une réalité indépendante de notre esprit et de notre langage » (Rorty) n’a plus de sens. La conséquence d’une telle position « antireprésentationnaliste » : aucune description de ce que sont les choses « du point de vue de Dieu », nulle « voûte céleste offerte par quelque science contemporaine » ou à venir, n’est susceptible de nous affranchir de la contingence de notre appartenance culturelle.

 

Les limites pratiques du doute

Nous avons noté comment le doute pouvait dériver sur une pure spéculation théorique, et les impasses qui pouvaient alors être les siennes. Revenons donc pour terminer à l’examen des limites pratiques du doute, celles inhérentes à la vie pratique, en tâchant de repérer les incidences de la précédente réflexion théorique. Il y a là deux questions en une : jusqu’où peut-on douter ?  Jusqu’où doit-on douter ?

Peut-on douter de tout ? Nous avons montré que la fragilité de nos certitudes ne nous empêche pas pour autant, individuellement et collectivement, d’essayer de nous caler sur des vérités partielles et provisoires, aux degrés différents d’assurance. Le « tout se vaut » relativiste ne se situe donc pas nécessairement au bout de la reconnaissance de ces fragilités dans l’ordre du savoir. Par ailleurs, Tocqueville montre que la dimension du temps dans la vie empêchait absolument l’homme de pouvoir douter de tout : « comme il n’a pas le temps, à cause du court espace de la vie, ni la faculté, à cause des bornes de son esprit, d’en agir ainsi, il en est réduit à tenir pour assurés une foule de faits et d’opinions qu’il n’a pas eu ni le loisir ni le pouvoir d’examiner et de vérifier par lui-même, mais que de plus habiles ont trouvés ou que la foule adopte », et « Il n’y a pas de si grand philosophe dans le monde qui ne croie un million de choses sur la foi d’autrui, et qui ne suppose beaucoup plus de vérités qu’il n’en établit. » ; Mais cela n’est pas seulement obligatoire, mais désirable, car s’il entreprenait de douter de chaque chose, il serait dans un état d’agitation permanent et ne pourrait approfondir la moindre vérité. Il est donc important de faire des choix et d’adopter « beaucoup de croyances sans les discuter, afin d’en mieux approfondir un petit nombre dont il s’est réservé l’examen » (« De la naissance de la démocratie en Amérique ») ; pensons par exemple à tel élève qui doute systématiquement des choses qu’on lui apprend en Histoire : il susciterait immanquablement le courroux de son professeur ! Il n’est pas possible de tout vouloir établir pour son propre compte ! Ces rapports de confiance – qui s’appuient sur un certain nombre de garanties – par exemple la qualification d’historien du professeur – sont indispensables au quotidien, en particulier dans les apprentissages. Bien que certaines tendances des pédagogies nouvelles – qui ont été influentes dans les trente dernières années – prétendent que l’enfant doit reconstruire pour lui-même le savoir, et donc refaire en quelque sorte tout le parcours de l’histoire de la connaissance, ce qui est bien sûr impossible. « Il faut donc toujours, quoiqu’il arrive, que l’autorité se rencontre quelque part dans le monde intellectuel et moral. Sa place est variable, mais elle a nécessairement une place... Ainsi, la question n’est pas de savoir s’il existe une autorité intellectuelle dans les siècles démocratiques, mais seulement où en est le dépôt et quelle en sera la mesure » (Tocqueville, même ouvrage).

Mais que penser alors des douteurs professionnels ? Poser la question, c’est maintenant y répondre, en vertu de ce qui vient d’être dit... Il y a en effet aujourd’hui dans certains courants de l’opinion une propension à douter de tout ; cette critique systématique, qui porte préférentiellement sur les institutions et les personnels politiques, et qui consiste à mettre en doute systématiquement ce qui est dit, est parfois élevé à la hauteur d’un sport national et devient une autre forme de dogmatisme.  En réalité, il ne s’agit pas de l’exercice du doute puisque les opinions sont déjà faites, et la contestation de ce qui se dit est systématique. Pensons aussi à ceux qui vont jusqu’à douter des versions communément admises sur des évènements comme par exemple le 11 septembre (Bigeard mais aussi bien Chomski). Sur le nombre très important de choses qu’ils n’ont pas pu vérifier ou connaître vraiment (par exemple, la connaissance de tous les paramètres de la construction du pont qu’ils ont traversé pour s’assurer qu’il est assez solide...), pourquoi choisir de douter sur cet évènement là ?

Pour terminer sur les raisons pour lesquelles l’exercice du doute n’est pas possible de façon illimitée (le texte de Tocqueville étant ici sans défaut), rappelons simplement l’impossibilité logique décrite par Wittgenstein : la nécessité de « gongs » - c’est-à-dire de points fixes -  sur lesquels tournent nos doutes et nos questions, et qui rend le doute universel impossible. Mais si nous ne pouvons pas douter sans limites, à quelles conditions doit-on en revanche pouvoir le faire (dans les limites déjà évoquées) ? Cette dernière question est de nature éthique et politique

Doit-on pouvoir douter de tout ?

Peut-on remettre en cause le bien-fondé des lois, des mœurs, ou des dogmes religieux, sans remettre en danger l'existence de cette société ? La question ne porte plus vraiment, ici, sur la capacité qu'aurait l'homme à douter de tout ; il s'agit de savoir si l'homme a le droit (et peut-être le devoir) de douter de tout. Mais n’est-ce pas la raison des déboires de Socrate, accusé de corrompre la jeunesse en la faisant sans cesse douter du bien fondé du fonctionnement de la Cité ? La cigüe a été le prix à payer… Nous avons évoqué également la possibilité d’un doute systématique qui rejoint une forme de dogmatisme... Comment donc se situer ? La critique résolue à l’époque de l’Ancien régime et de l’obscurantisme « coûtait » beaucoup à celui qui la portait et attestait d’un courage certain ... Descartes se réfugie, comme d’ailleurs bon nombre d’intellectuels de cette époque, à La Haye, pour échapper à cette censure quasi-systématique... L’exercice du doute est souvent légitime, en particulier dans ces époques où la liberté d’expression est encore à conquérir. Peut-elle avoir le même sens aujourd’hui ? Sans doute. A condition que chacun puisse se poser la question, en son for intérieur, de la nature de cette critique... La question concerne l’éthique de la pensée : le doute participe-t-il d’un authentique travail de la pensée, ou cède-t-il au « politiquement correct », à l’adhésion facile à une opinion dominante insuffisamment questionnée (je pense par exemple à la suspicion généralisée à l’égard des élites) ? Le doute ne peut nous prémunir d’une pensée indigente ; loin s’en faut.

Une autre question se pose : même éthiquement justifié, jusqu’où faire usage du doute ? Nous voyons ici poindre à l’horizon la question de la désobéissance civile... Mais avant même de réfléchir à ses conditions de légitimité, nous formulerons le problème suivant : peut-on tirer les conséquences pratiques d’un doute concernant par exemple le bien-fondé d’un commandement ou d’une loi ? Kant ici est précieux, car il distingue usage privé et usage public de la raison (« Qu’est-ce que les Lumières ? ») : si un fonctionnaire (par exemple un enseignant) exerce son droit à l’examen critique de tel ou tel ordre émanant du Ministère, en revanche ce droit ne va pas jusqu’à discuter la tâche à accomplir, ce qui risquerait de porter une atteinte très grave à l’ordre public (usage privé de la raison). Par contre, cet homme peut et même doit, en tant que citoyen, mettre en cause le point de vue de son Ministre : manifestation publique, article dans la presse, engagement syndical... etc. (usage public de la raison). Cet usage public de la raison n’a pas cessé de se développer et représente un des acquis fondamentaux de la démocratie. Seul un « droit de réserve » peut limiter ce droit à l’usage de sa raison pour certaines catégories professionnelles (Armée, Police, Haute Administration...)... Quant à la désobéissance civile, nous ne pouvons l’examiner ici, mais nous pourrions poser simplement cette question qui nous paraît bien circonscrire le problème qu’elle pose et son champ éventuel de légitimité : à quelle(s) condition(s) un individu ou un groupe d’individus peuvent-ils rompre le contrat implicite contenu dans cette articulation des usages privé et public de la raison ?

 

Daniel Mercier, le 20/09/2013