"Le progrès : un mythe dépassé ?"

 

Café philo à la maison du Malpas-Colombiers

 le 12 mars 2016 - 17h45

« Le progrès : un mythe dépassé ? »

 

Présentation du sujet

 

Café philo Sophia – Malpas – samedi 12 mars 2016 à 17h45

Le progrès : un mythe dépassé ?

Un mythe, au sens anthropologique, est un récit explicatif des origines. C’est plutôt ici dans la phrase une croyance en un avenir meilleur. Qu'en est-il aujourd'hui de ces « lendemains qui chantent » ?

Le Progrès est un concept central de la pensée des Lumières. Il incarne la croyance dans le perfectionnement global et linéaire de l'humanité, qui prend cette configuration : le progrès technoscientifique entraîne le progrès économique qui entraîne le progrès social, culturel et moral.

Cette idée est fortement contestée aujourd'hui, et apparaît comme un mythe. La relecture de l'histoire constate les promesses non tenues des Lumières, leur part sombre (machisme, colonisation), et aujourd'hui les dégâts sociaux de l'économie et ceux de l’écologie. La chaîne science-technique-économique-social-moral est rompue. Le caractère global, linéaire et la chaîne causale ne fonctionnent plus. Il y a éclatement des différentes dimensions du progrès, qui ne s'articulent plus, ou différemment.

Peut-on en conclure que le progrès est un mythe dépassé ?

Michel Tozzi

Ecrit Philo

 

 

« Le progrès : un mythe dépassé ? »

 

Deux questions en une :

  • En quoi peut-on parler de mythe (ou non), et quel est le sens de ce mythe du progrès inséparable de la pensée des Lumières et de la Modernité ?
  • Ce mythe (si mythe il y a) est-il dépassé ? Pourquoi serait-il menacé ? Peut-il néanmoins survivre ?

 

Le progrès est un mythe aujourd'hui dénoncé après avoir été une idéologie triomphante, les raisons sont à chercher dans la nouvelle pensée critique des sciences sociales (l’anthropologie et l’ethnologie notamment), mais aussi dans les désillusions d’une période contemporaine marquée par « la crise ». Nous y reviendrons. Mais tout d’abord le progrès, avant d’être un mythe, décrit une réalité et exprime une idéologie. Le terme décrit en effet un phénomène réel qui pourrait se résumer ainsi quelque soit le domaine envisagé : à un état de chose au temps t succède un autre état de chose au temps t1, tel que ce dernier ajoute quelque chose de plus à celui du temps précédent. Loin qu’il y ait rupture entre les deux états (l’essentiel de l’état t1 est conservé dans l’état t2), l’état t2 est simplement le développement de quelque chose qui était en germes dans l’état t1. L’idée de progrès indique en premier lieu une succession continue des états t1, t2, t3, t4...etc. vérifiant une progression dans la même direction. Mais pour qu’il y ait progrès en un deuxième sens, il faut que cette transformation graduelle soit du moins bien au mieux. C’est ce second sens, où la dimension axiologique est donc essentielle, qui retiendra surtout notre attention. Ce sens de la notion  implique que le jugement de progrès se fonde sur des critères de valeur (Progrès par rapport à quoi ? En quoi pouvons-nous parler de progrès ?).

La philosophie du Progrès est par ailleurs une idéologie historiquement bien identifiée : elle correspond à la philosophie de la Modernité qui prend son essor avec la pensée des Lumières, et connaît son plein épanouissement au cours du XIXème siècle.

Rousseau est un des premiers à développer l’idée de la perfectibilité humaine : celle-ci inscrit l’être humain dans le registre d’une historicité qui se décline au plan individuel (avec l’éducation) comme au plan collectif (à travers l’Histoire). Mais la perfectibilité n'est pas nécessairement progrès. Elle« fait éclore nos vices et nos vertus, nos lumières et nos erreurs ». Elle est par exemple selon lui responsable de la corruption sociale qui caractérise la société dans laquelle il vit. Changer n’est pas progresser (c’est pourtant une doxa dominante aujourd’hui…). La perfectibilité n’est pas (automatiquement) le perfectionnement. Elle ne peut se dispenser d’un jugement normatif.

 

1- Progrès et Modernité

C’est le siècle des Lumières dans son ensemble qui va penser que le progrès est cumulatif, que la raison se développe, que le bien, la vertu, le bonheur sont devant nous, que l’éducation et de nouvelles lois rendront les hommes meilleurs. Cette  croyance ne pouvait d’ailleurs déboucher que sur une vision très partiale du Moyen Age, perçu comme l’adversaire des Lumières au sens où il représenterait une rupture et une régression par rapport à ce mouvement général du progrès... Les Lumières vont penser le progrès comme une loi objective inscrite dans les choses, étendue du domaine scientifique et technique au plan moral et social, impliquant un sens bien défini.  Mais la paternité historique d’une telle idée, il faut bien le reconnaître, est chrétienne : la conception d’un sens de l’Histoire – trajectoire unique, marche ascendante de l’humanité, réalisation d’un dessein voulu par Dieu – est spécifiquement chrétienne. Jusqu’à Bossuet (XVII siècle, « Discours sur l’Histoire Universelle »), le sens de l’histoire doit se comprendre à partir de l’idée d’une Providence divine à l’œuvre. Saint Augustin fut celui qui l’a formalisé avec le plus de précision : il compare la suite des générations à un seul homme qui « de l’enfance à la vieillesse poursuit sa carrière dans le temps en passant par tous les âges ». Sous la conduite de la providence divine, l’humanité passe de la jeunesse, caractérisée par l’absence de la loi, à l’âge viril, qui est l’époque de la loi, pour accéder enfin à celle de la grâce, qui est l’âge de la croissance spirituelle du genre humain. Mais le développement spirituel de l’humanité chez Augustin n’a rien de commun avec le progrès comme développement des techniques... Il ne peut y avoir progrès que dans le   sens de la Foi et de l’accroissement de la Cité de Dieu. C’est à partir de la Renaissance que les idées de progrès cumulatif et de loi de perfectionnement sont appliquées non plus à la croissance de l’Eglise (car c’est de cela dont il s’agit avec saint Augustin) mais à l’avancement des sciences. Le passage du sens chrétien au sens profane de l’Histoire semble avant tout se faire sous le signe d’un « hymne à la science »[1] : Descartes, Pascal, Malebranche, à la suite de Bacon, légitiment de plus en plus l’idée de connaissances qui s’accumulent au cours du temps grâce aux nouvelles découvertes. Le présent se joue désormais contre un passé vécu de plus en plus comme un fardeau. L’idée d’un progrès illimité était ainsi affirmée en même temps que celle d’un enchaînement des connaissances et de leur succession nécessaire.

 

Mais plus fondamentalement et associé à ce mouvement des idées, c’est avec « Les Temps Nouveaux » ou « Temps Modernes » que le rapport au temps de la Tradition est totalement renversé : désormais, la subordination du présent et de l’avenir par rapport aux modèles fondateurs du passé – qui empêche toute projection consciente vers un avenir meilleur – laisse la place à une continuité des temps marquée par l’autoproduction consciente et volontaire  d’un avenir collectif commun par les acteurs eux-mêmes. Le présent s’efforce désormais d’actualiser et de développer ce qui était contenu en germes dans le passé, et se trouve entièrement tendu vers l’atteinte du but inscrit dans l’avenir.

Le progrès est ainsi une des figures de l’Histoire que l’on pourrait représenter par une flèche du temps linéaire et orientée vers une amélioration continue de la société. Cette flèche orientée est sensée aller en direction d’une cible présupposée. Comme nous l’avons précisé dans le premier point, pour que le « plus » soit aussi jugé un « mieux », cela suppose une visée préalable, en lien avec des critères de jugement.

 

2- Progrès, Révolution, Conservation

 

La Modernité a produit la croyance au progrès global de l’humanité, croyance spontanée d’une société qui se voue à l’invention collective de l’avenir par ses acteurs, autoproduction dont les deux révolutions industrielles ont été pensées comme des étapes importantes de ce progrès. Elle a donné naissance également aux grandes Philosophies de l’Histoire, et en particulier à la philosophie marxiste. Celle-ci est à sa manière fille de la croyance au Progrès : certes le changement passe par un bouleversement ou une révolution qui réorientent le cours des évènements, mais ceux-ci s’inscrivent ultimement, même si le processus est « dialectique » et non linéaire (l’Histoire ne peut se comprendre que comme une suite de contradictions surmontées) dans une continuité logique des temps  entre le passé le présent et le futur, marquée par la nécessité. La figure du socialisme initial est celle de la Révolution et non du Progrès, mais finalement la figure de la Révolution intègre en quelque sorte celle du progrès. Autrement dit, la Modernité a été tout entière marquée par la croyance au progrès, malgré quelques saillies d’extrême droite s’affichant « réactionnaires », et préconisant un retour à l’ancienne société (mais de peu de poids au final) ; Pendant longtemps, l’idée de progrès intégrait celle d’un compromis entre un idéal de transformation radicale et un idéal de conservation et de stabilité. L’acquis du passé était toujours  considéré comme très important, et le présent était pensée comme le développement des germes qui sont contenus dans ce passé. Nous sommes ici dans la temporalité d’une continuité des temps qui se substitue à l’ancienne unité des temps affirmant la subordination au passé fondateur (le temps de la Tradition)

Les conservateurs eux-mêmes, beaucoup plus influents que les réactionnaires, acceptaient l’idée de progrès de la nouvelle organisation sociale et politique, tout en mettant en garde contre une rupture trop brutale avec l’ordre politique précédent. Les libéraux quant à eux sont ceux pour qui le présent, certes dans la suite du passé, est le véritable temps de l’émancipation  et de l’avenir meilleur, s’inscrivant dans cette marche continue vers le mieux. C’est ici-maintenant que l’avenir se construit. Il suffit de lire l’article exemplaire du Grand Larousse du XIXème siècle pour se persuader de l’importance de cette idée de Progrès : « Cette idée que l’humanité devient de jour en jour meilleure et plus heureuse est particulièrement chère à notre siècle. La foi à la loi du progrès est la vraie foi de notre âge. C’est là une croyance qui trouve peu d’incrédules ».

 

3- Un mythe fondateur de la Modernité ?

 

S’il est vrai que le mythe raconte symboliquement le sens profond d’une société ou d’une époque, l’idéologie du progrès constitue à bon droit le mythe fondateur de la Modernité : les hommes, « en se libérant de leurs chaînes » et de la servitude, en accédant à la connaissance contre l’obscurantisme, en contractant librement entre eux, en donnant libre cours à toutes les énergies productives et créatives en leur sein, vont créer un monde nouveau conforme à leur raison et à leur espérance de bonheur. Cet idéal des Lumières s’applique aussi bien à la production intellectuelle et spirituelle qu’à la production matérielle de biens. La raison est son principal instrument, et ce qu’elle est capable de produire dans le temps ne peut l’être que sous le sceau d’une certaine universalité. Le mythe du progrès ainsi compris implique que son accomplissement soit en quelque sorte ratifié par cette capacité de concrétisation de l’universel abstrait. Les trois axes de réalisation de cette universalité abstraite du projet de la modernité sont sans conteste celui des sciences et des techniques, celui du droit et de la juridicisation de tous les aspects de la vie sociale, et enfin celui de l’économie et de la marchandisation (rendue possible par cet « équivalent universel » qu’est la monnaie).

 

Avant de nous interroger sur l’effondrement d’un tel mythe aujourd’hui, la pensée critique de l’épistémologie d’une part, celle des sciences sociales d’autre part, nous avait déjà mise en garde sur les faiblesses et le caractère relatif d’une telle philosophie du progrès, qui doit être en effet interprétée comme un mythe occidental.

Un scepticisme va progressivement se développer sur l’idée de progrès. Nous avons cité le Grand Larousse datant du milieu du XIX. Les nouvelles interrogations sur le progrès dans la Grande Encyclopédie de la fin de ce même siècle sont révélatrices de ce scepticisme grandissant, et nous pouvons mesurer l’écart entre ces représentations respectives[2].

 

4- Développement de la pensée critique

 

- La méfiance de Max Weber... Il s’est interrogé sur l’application du concept de progrès à l’analyse des développements sociaux : quand on l’identifie au concept axiologiquement neutre de « progression » pour mesurer une avancée dans un domaine limité (progrès technique ou économique) à partir d’un point de départ que l’on peut déterminer de manière univoque avec rigueur, il peut être légitime ; mais il « s’y greffe toujours le concept axiologique d’une époque », et son utilisation et pour cette raison jugée « extrêmement inopportune ».

 

- La critique de Poppers et de Hannah Arendt (critique de l’historicisme) : dans « Misère de l’historicisme », Poppers synthétise les griefs faits à une telle conception prédictive du progrès fondée sur la croyance en un destin de l’humanité qui la vouerait à  atteindre un but à travers une suite d’étapes nécessaires (en réalité, il s’agit d’une critique en règle du marxisme) : la description de tendances, susceptibles de varier ou de disparaître lorsque se modifient les conditions qui les font naître, est possible. La prédication totale de l’avenir ne l’est pas : il est indéterminé. Une telle conception prédéterminée de l’avenir comporte donc des éléments irrationnels, dont la peur d’un changement qui nous livrerait à l’inconnu. Hannah Arendt développera elle aussi une critique d’un déterminisme historique (en l’occurrence c’est aussi une critique du marxisme) qui enfermerait « le cours objectif des choses » dans des relations de causalité strictes. Il est possible d’expliquer un phénomène historique à postériori et non de le prédire : il aurait pu ne pas advenir. L’Histoire relève du régime de la possibilité et non de la nécessité, et laisse toute sa place aux actions humaines et à leur irréductible liberté... En revanche les effets de ces actions ne sont jamais  totalement prévisibles... Seul le monde physique peut être soumis à de telles lois de causalité. Pour éviter les dérives de cette vision déterministe, Arendt nous propose d’adhérer au seul temps authentique de « l’homme fini », celui du futur réel (qui est au fond celui du présent…), c’est-à-dire un monde ouvert à la possibilité. Cependant, s’il ne peut plus être question de continuer à penser l’histoire de façon déterministe (que ce déterminisme conduise à l’eldorado néolibéral ou aux lendemains radieux du communisme), et si les philosophies de l’Histoire constitue aujourd’hui une sorte de repoussoir, cela ne signifie pas pour autant qu’il n’y a plus de pensée de l’Histoire possible....

 

 

- La critique de Claude Levi-Strauss (critique de l’ethnocentrisme). Quand on parle du progrès que l’histoire nous découvre, ne restreint-on pas sans y penser l’histoire à notre histoire, ou au moins à celle du monde occidental ? La critique peut-être la plus décisive sera celle de Claude Levi-Strauss dans « Race et Histoire » qualifiée habituellement de critique de l’ethnocentrisme :

Contestation du faux évolutionnisme sociologique de Spencer, mais aussi de Vico, Condorcet ou Comte. Réfutation de la distinction entre une histoire progressive et cumulative et une « histoire stationnaire » (qui a longtemps prévalu, l’occident étant l’exemple de l’histoire cumulative...), celle-ci étant le fruit de l’illusion selon laquelle on perçoit les progrès d’une société à l’aune de ses propres critères de jugement (le développement économique...). Réfutation de l’idée selon laquelle on pourrait placer l’ensemble des sociétés sur une même échelle de développement (qui correspond implicitement à l’échelle normative de la société qui évalue), car les sociétés ne convergent pas vers le même but : L’ingéniosité humaine ne s’est pas exercée ici plus que là, mais s’est développée dans des directions différentes, chaque société choisissant de développer certains domaines au dépens d’autres... Le jugement ethnocentriste va consister alors à ne retenir qu’une ou deux dimensions prévalentes dans notre société pour évaluer à partir d’elles l’ensemble d’une autre société. Se poser véritablement la question du progrès à accomplir dans l’avenir devrait revenir alors à se demander pour chaque société ce qu’une autre société a su développer et pas elle, afin de préparer son propre futur.... Enfin réfutation également d’une histoire progressive et linéaire : quand progrès il y a, il n’est pas continu et linéaire mais procède par bonds, sauts, mutations, et s’accompagne de changement d’orientation. Il dépend en outre d’une « coalition entre cultures », condition nécessaire de la constitution de « civilisations » (changement d’échelle par rapport à la notion de « culture »). Plus de ligne incarnant la continuité.

 

5- Un relativisme à nuancer

 

Même si nous n’adhérons pas à un possible « relativisme radical » auquel nous serions tentés de conclure après cette analyse, il ne peut qu’y avoir un avant et un après à la remarquable critique de l’ethnocentrisme par Lévi-Strauss. Cependant nous devons ici faire trois observations de taille, qui nuance sensiblement le relativisme en question :

1)      La mise en garde de Levi-Strauss est avant tout méthodologique et concerne les conditions de validité de toute entreprise ethnologique. Elle n’annihile nullement la préférence spontanée des membres d’une société donnée pour ses propres normes ou valeurs... C’est même ce « fond culturel commun » qui créé la connivence entre ses membres et fait communauté.

2)      Plus important : dans cette position nécessaire à la connaissance et à l’intelligibilité de l’autre culture comme écart par rapport à la mienne, s’affirme une exigence de la raison  qui fait signe vers la possibilité d’un universel commun. Si la science est ici convoquée dans cette possibilité de rencontre entre cultures (par l’intermédiaire en particulier des sciences sociales, l’ethnologie en particulier), elle semble porter aussi en elle une sorte de « transcendantal culturel » qui lui permet d’échapper en partie au relativisme culturel mis en valeur par Lévi-Strauss. Ce « propre » théorique a son exact pendant éthique : l’idée non pas de nier l’altérité propre à toute culture différente de la mienne, mais au contraire de tenter un « élargissement compréhensif » pour entrer dans l’univers de l’autre afin de mieux le comprendre, ne serait-ce qu’à titre d’idéal, manifeste une disposition civilisatrice, un « égard pour autrui » éminemment morale[3], qui dépasse toute appartenance à une culture particulière, et fait signe, tant théoriquement que pratiquement, vers la possibilité d’un « monde commun ».

3)      Enfin, nul ne peut contester aujourd’hui, même si l’avènement du monde occidental moderne est in fine un évènement contingent au départ (sorti du christianisme aux alentours du Xème siècle...), que la Modernité devient de plus en plus un phénomène mondial et de fait universel. Qui aujourd’hui refuse sa proposition ? Il ne s’agit pas seulement de domination économique ou du seul attrait des objets de consommation proposés sur le marché. Il faut comprendre qu’avec eux c’est tout l’univers moderne et démocratique qui est associé : ce n’est pas un hasard si la forme « Etat-nation » s’est généralisée dans le monde, avec son incontournable référence à la démocratie (ce qui n’exclut pas qu’elle soit souvent plus « déclarative » qu’effectivement appliquée) ; avec les objets techniques de la modernité, c’est aussi la science, la raison et la culture comme façon de penser que les autres cultures s’approprient à leur manière et sans renier pour autant leurs particularités. Même les sociétés les plus résistantes, même celles qui « honnissent » l’occident (comme par exemple Daesch), ne peuvent échapper à cette forme de contamination. En ce sens, et malgré toutes ses failles (sur lesquelles nous allons revenir), l’idée d’un certain « progrès » occidental associé à la démocratie s’est répandue sur la planète entière.  Certes, les résistances sont nombreuses au nom du refus de l’assimilation culturelle. Mais la réalité de cette « culture-monde » (Lipovetsky) manifeste plutôt le développement de formes hybrides qui préserve un équilibre entre diversité et uniformisation. C’est la raison pour laquelle, que nous le voulions ou non, la question du progrès aujourd’hui dépasse largement les préoccupations des sociétés occidentales pour devenir une question partagée par tous...

 

6- Une « crise sans fin »

 

Pourquoi donc cette question aujourd’hui, alors que les idéaux de la Modernité et de la démocratie semblent avoir remporté la partie, avec, il est vrai, une opposition virulente du fondamentalisme religieux (islamiste en particulier), mais qui ne semble pas à long terme pouvoir menacer  ces derniers ?

 

La réponse est simple et aurait pu introduire notre propos : La question ne se poserait sans doute pas si nous n’étions pas entré depuis déjà de nombreuses années dans une période de « crise », et qui contrairement à d’autres crises qui apparaissent souvent comme des moments critiques d’instabilité contenant pour ainsi dire leur possible dépassement, cette crise apparaît « sans fin »[4]. Qu’est-ce qui impacte si durement aujourd’hui la croyance au progrès des Modernes ? Un malaise profond qui affecte aussi bien la dimension individuelle que la dimension collective de nos sociétés. Evoquons d’abord les aspects visibles et connus de tous :

- La crise écologique est bien sûr décisive de ce point de vue. Simple rappel : dérèglement climatique à cause des énergies fossiles, pollutions massives dégradant la qualité de vie, l’aggravation de la pénurie en eau, la stagnation du productivisme agricole, l’épuisement des ressources halieutiques (pêche), la déforestation, la biodiversité menacée, la dissémination des produits toxiques (pesticides, dioxines, métaux lourds crise), enfin, avec la notion d’empreinte écologique, une consommation d’énergie qui ne serait plus compatible avec les ressources réelles de notre planète.

- Malgré les promesses de la Modernité, l’accroissement spectaculaire des richesses (indéniable) a sans doute permis de réduire la pauvreté dans l’absolu, mais n’a pas permis de réduire les écarts : depuis des décennies, écart grandissant entre les riches et les pauvres. La course à la consommation chez certains ne peut plus occulter la pauvreté extrême qui sévit sur les trois quart de la planète. Au sein même des sociétés démocratiques, la sécession du 1% des plus riches par rapport au reste de la population rompt le contrat communautaire[5]

- Sur le plan politique, la crise de confiance dans la classe politique, la désaffection citoyenne, et surtout le sentiment d’impuissance ressenti par rapport à la capacité – qui devrait pourtant être la « marque de fabrique » d’une véritable démocratie – d’agir de façon significative sur ce que nous sommes et ce que nous désirons devenir. La démocratie, dont l’idéal était sensé porter l’espoir d’une autonomie assumée d’acteurs désormais libres d’inventer un avenir conforme à leurs attentes, ne semble plus pouvoir être à la hauteur du projet initial...

- Nous avons également à de nombreuses reprises évoquer l’accélération de nos vies contemporaines qui semblent de plus en plus source d’insatisfaction, en particulier parce que cette accélération contrainte non seulement entre en tension avec un rythme qui n’est plus compatible avec notre épanouissement intérieur, mais surtout ne se justifie par aucun but ou finalité enviable, mais bien plutôt par la nécessité de ne pas tomber dans une forme d’exclusion (cf. les analyses de Harmut Rosa). L’accélération semble imposée par une dynamique aveugle que nous ne maîtrisons plus...

Pour résumer le profond malaise ressenti par nos contemporains : un sentiment d’impuissance absolue de l’humanité sous la puissance du système. Cette profonde mutation renvoie à une nouvelle temporalité, déjà en germe avec l’avènement de la modernité, mais qui devient avec ses derniers développements un « temps sans promesse »...

 

 

7- Un temps sans promesse

 

- Un paradoxe inhérent à la Modernité

Même si les anciennes transcendances vont continuer de hanter longtemps la société moderne, elles ne peuvent que disparaître à long terme, dans un processus continu d’affaissement. Il est par conséquent dans la nature de la modernité d’être habitée par une contingence radicale, une incertitude absolue, quant à sa représentation de l’avenir. Il ne va plus se lire dans la contrainte expresse du parcours qui le précède, et le passé va de moins en moins éclairer le présent ; même si l’idée de progrès a occupé longtemps le vide laissé par les anciennes transcendances de la société traditionnelle. Tocqueville a noté ce vide laissé par les anciennes transcendances, qui tenaient lieu jusque là de repères de la certitude, avec une formule remarquable : « Le passé n’éclairant plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres ». Marcel Gauchet décrit précisément les derniers développements de cette Modernité (analyse rejointe d’ailleurs par celle de Myriam Revault d’Allonnes dans « la crise sans fin ») comme le creusement de l’écart (jusqu’à la dislocation complète) des trois temps de l’Histoire, concomitant  avec une puissance toujours plus grande du présent. Le champ d’expérience hérité du passé s’avère de moins en moins en mesure d’informer l’horizon d’attente (la projection dans l’avenir). Hypertrophie du présent qui annihile le passé et le futur. Si pendant longtemps, l’idéologie du progrès a su ménager une continuité des temps sous le primat de l’avenir, elle ne semble plus pouvoir opérer aujourd’hui, confronté que nous sommes à un avenir de plus en plus incertain et opaque, quand il n’est pas purement et simplement catastrophique.   

 

- Un temps qui n’est plus vécu comme une force historique. Un temps sans promesses.

Le temps de la Modernité sans trouve transformé. Avec elle en effet « ce  n’est plus dans le  temps, mais par le temps que l’histoire se déroule désormais ; le temps est dynamisé jusqu’à deve­nir lui-même un moteur de l’histoire » (Koselleck). Dynamisé en force, le temps était devenu l’acteur de l’histoire. Une histoire qui est pensée comme un processus orienté, où le futur est valorisé comme l’aboutissement d’un progrès. Or le temps contemporain n’est plus dynamisé en force historique ; il n’est plus le mo­teur d’une histoire à faire, d’une tâche politique à accomplir. Il est devenu, après l’effon­drement de la croyance en un Progrès global, en un avenir téléologiquement orienté vers le mieux, un temps sans promesses. Ce rapport au temps ruine en son cœur même l’idée de progrès : indépendamment de toute question de contenus, l’essentiel de l’idée de progrès réside précisément dans la possibilité même d’un temps vecteur d’amélioration, quelque soit encore une fois la manière dont nous jugeons du progrès accompli (sur quels critères ?).

 

8- L’idée de progrès  a bien tenu lieu de mythe, mais doit-on dire qu’il est « dépassé » ?

 

Nous avons pu montrer que le progrès comme mythe d’une époque historique déterminée (la Modernité), celle justement qui inaugure un temps véritablement « historique », dans le sens d’une humanité qui va désormais être l’acteur principal de son devenir en toute conscience, était en effet une réalité. Le mythe désigne ici en quelque sorte le grand récit de cette époque, et ne doit pas être entendu dans son acception vulgaire de construction de l’esprit factice et sans fondement. Il peut au contraire être considéré comme un mythe fondateur. L’essentiel de la question doit donc porter maintenant sur « dépassé ». Car notre interrogation est maintenant celle-ci : Cette crise de l’avenir doit-elle être comprise comme un moment de troubles, voire de convulsions futures, susceptibles d’un dépassement possible[6] vers un nouveau devenir capable de surmonter ces difficultés tout en s’inscrivant dans une forme de continuité des temps ? Ou bien doit-elle se comprendre comme discontinuité radicale et dislocation des temps, épuisement définitif du modèle de la modernité... La crise est-elle crise du progrès susceptible d’être résolue, ou bien révèle-t-elle que celui-ci est un « mythe dépassé » ? Assiste-t-on à une rupture dans la Modernité ou à une rupture avec la Modernité ? Avons-nous franchi « un seuil d’époque » ?  

Rupture avec la modernité ou rupture dans la modernité ? Sommes-nous rentrés dans une nouvelle époque ? Une société peut-elle se passer d’envisager son avenir et l’orientation de son action? Peut-on vivre sans un « sens » de l’histoire ? La crise peut-elle être permanente, être la norme de notre existence ? Autant de questions posées par Myriam Revault d’Allonnes dans son livre...

Examinons précisément ces questions relativement à l’idée de progrès ; elles signifient à peu près ceci : est-ce l’idée même de progrès qui vole en éclat avec la crise de la Modernité dans ses derniers déploiements ? Et faut-il apprendre à vivre sans ? Ou bien doit-on analyser les ressorts et les limites de cette conception du progrès afin de la modifier et de modifier en conséquence nos pratiques et nos objectifs (ce qui ne remet pas en question l’idée même du progrès) ? Ou encore : est-ce du seul point de vue extérieur au cadre de la Modernité (la postmodernité ?) qu’il est possible de penser et de critiquer celle-ci et son idée du progrès, ou bien peut-on  encore penser réflexivement la Modernité de l’intérieur d’elle-même (et donc aussi avec ses propres repères théoriques) ?

Il semble à partir de là que trois grandes voies sont tracés :

 

- Nous sommes entrain de franchir un seuil d’époque nous faisant sortir de la Modernité, ou du moins de l’efficience de son schème directeur. Une postmodernité émergerait dont nous ne pourrions pas dire grand chose, sinon qu’elle rendrait définitivement obsolète l’ancienne idée de progrès, mais aussi les valeurs de la démocratie. Un auteur comme Maffesoli tente de décrire une telle époque qui selon lui serait marquée par le retour de formes archaïques de vivre ensemble (communautaires), et romprait avec l’économicisme ambiant. Comme un retour à l’ancienne conception cyclique du temps (qui, en l’occurrence, devient une spirale chez cet auteur, pour tenir compte de changements cependant incontournables).

 

- Dans une perspective « continuiste » et déterministe des temps présents, qui consiste simplement à projeter dans un temps plus ou moins long les conséquences mécaniques de ce qui est annoncé par ces derniers, la tendance d’un certain nombre de penseurs est de prédire le pire : désastre programmé sans réel possibilité de bifurcation, et donc obsolescence définitive de l’idée de progrès. Pour Harmut Rosa, l’accélération de plus en plus importante avec les nouvelles technologies de l’information et les pressions mondialisées accrues d’efficacité et de rentabilité nous conduirait inexorablement vers un horizon prédestiné au désastre, qui remplacerait ainsi l’horizon prédestiné au progrès. Virilio de son côté développe son concept d’immobilité fulgurante (tout paraît bouger à une vitesse frénétique mais rien ne bouge en réalité). Avant eux, Hans Jonas, pour qui cependant le catastrophisme annoncé peut permettre un sursaut : « L’heuristique de la peur » remplacerait le « principe espérance » de Ernst Bloch. Ce qui nous servirait de boussole désormais n’est plus le progrès mais le danger à éviter ou la menace à anticiper. Nous aurions ainsi compris que l’homme était devenu dangereux pour lui-même et qu’il met lui-même en péril la demeure au sein duquel il construit son monde humain. Un philosophe comme Jean Pierre Dupuy développe sa réflexion dans ce sens d’un « catastrophisme éclairé ».

 

- Y-a-t-il une troisième voie ? Peut-on continuer d’être des Modernes ?

Une première réponse positive consiste à reconduire coûte que coûte les utopies révolutionnaires. Mais celles-ci ne peuvent plus asseoir leur légitimité sur une conception téléologique du Temps et des philosophies de l’Histoire devenues obsolètes... Ces dernières avaient le grand mérite de faire surgir le possible d’une analyse du réel (le changement révolutionnaire est inscrit en creux dans les contradictions du capitalisme). En l’absence d’un tel fondement, ces utopies apparaissent de plus en plus comme des œuvres de fiction totalement déconnectées de ce réel, mais dont le pouvoir de nuisance reste très vivace (pouvoir de nuisance à rapprocher de ceux de la croyance religieuse dans certaines conditions)... 

Une deuxième réponse relève d’un soutien sans défaut à toujours plus de la même chose, nonobstant les problèmes rencontrés. Le néolibéralisme est ici en première ligne, et peut trouver un soutien dans des mouvements comme le post ou le transhumanisme, qui s’inscrivent, comme le nom l’indique d’ailleurs, dans le prolongement du vieil humanisme des Lumières. Le progrès des techniques, qui lui n’a jamais failli (bien au contraire, puisqu’elles ont connues ces dernières décennies un développement exponentiel), va pouvoir soutenir à lui seul la poursuite de l’aventure, et surmonter les nouveaux défis de notre humanité aujourd’hui. Il s’agit de reconduire dans son intégralité les normes et les valeurs de l’univers libéral (on ne change rien, mais au contraire toujours plus de la même chose...), permanence d’un tel monde rendu possible par le seul jeu d’une amplification significative de la puissance technique. Mais c’est plutôt la promesse d’une vie individuelle parfaite, d’un corps parfait, d’une santé parfaite qui se substitueraient ici aux attentes de progrès du siècle dernier. Cependant, de nouveaux modèles économiques (économie cyborg fusionnant la nature et l’artifice)[7] et l’espoir de nouvelles techniques d’écologie industrielle, prétendent également être une réponse  à la crise écologique. De la même façon, les sciences du vivant et la biotechnologie « offrent des possibilités pour répondre à une grande partie des besoins mondiaux liés à la santé, au vieillissement, à l’alimentation, à l’environnement et au développement durable »[8]...Quoiqu’il en soit, le modèle prométhéen de l’homme conquérant et maître de la nature peut ainsi être non seulement préservé mais renforcé.

Une troisième réponse existe-t-elle en dehors des utopies révolutionnaires et du trans-humanisme d’inspiration néolibérale ? Pouvons-nous à nouveau investir un sens de l’Histoire dont le but ne serait pas inscrit à l’avance ? Pouvons-nous retrouver un certain pouvoir capable d’influer sur un système qui aujourd’hui semble fonctionner tout seul : en effet le monde change en permanence, mais  indépendamment de l’action politique (qui essaie tant bien que mal d’accompagner le changement, de s’ajuster tant bien que mal à l’accélération des mutations) ? Pourrons-nous surmonter l’impuissance du politique dans le sens de sa réactivation, dans le sens moderne d’un véritable autogouvernement de soi sur soi ? L’idée de progrès chère à la Modernité peut-elle être préservée dans le cadre d’une nouvelle pensée de l’Histoire ? Pour que cela soit possible, il faut d’abord être capable de replacer les derniers déploiements de la modernité contemporaine dans une perspective englobante qui lui donne son véritable sens et analyse ses ressorts les plus essentiels : seule une telle démarche autoréflexive est en mesure de remettre l’Histoire en marche, malgré la cécité actuelle de la société vis-à-vis d’elle-même. Sur le versant optimiste d’une telle possibilité, nous pouvons constater que nous n’avons jamais été aussi libres qu’aujourd’hui, nous sommes devenus intégralement des modernes, et se pose peut-être pour la première fois dans l’Histoire la question de savoir comment nous allons nous donner les moyens d’exercer cette liberté. Nous ne le savons pas pour le moment, et c’est l’explication philosophique du « suspend historique » que nous connaissons. Mais cela passe, encore une fois, par l’analyse de la méconnaissance que la société entretient sur elle-même, et par conséquent la prise de conscience d’elle-même, de ses véritables ressorts, et des limites et impasses de son orientation. Mais aucune « nécessité interne » : « Aucun déterminisme ne nous prédestine à faire un bon usage de ces moyens. Aucune fatalité.  Telle est la leçon du présent. Les conditions de la liberté ne sont pas la liberté. Pas d’automatisme paresseux de la liberté ...... Libres de nous accommoder ou non au monde tel qu’il est : de nous rendre davantage maître –ou non- du fonctionnement de notre démocratie et de l’orientation de notre avenir ».  Autant dire que ce processus social, qui inclut en premier un dévoilement, peut être assez long... ou ne jamais advenir. C’est dans ce mouvement que l’on peut comprendre l’apport (modeste) de la philosophie. L’idée de progrès ne peut donc plus comme avant être inscrite dans un temps téléologiquement orienté. Rien n’est joué d’avance, nous sommes désormais voué à construire notre avenir dans un monde parfaitement incertain.

Dans cette perspective, continuer d’être moderne implique de reconduire l’idée de progrès qui lui semble consubstantielle comme idéal sinon comme destin écrit d’avance, moyennant une réactivation de l’une des deux dimensions démocratiques jusque là en jachère : l’autogouvernement de soi par soi. Il va de soi que l’orientation du progrès s’en trouverait transformée.  

  

En dehors de ces trois orientations générales (rupture postmoderne avec la modernité, impasse et catastrophe, continuité moyennant éventuellement une orientation nouvelle), une autre réflexion atypique de ce point de vue semble se développer en empruntant à la fois à la continuité et à la rupture sous l’égide de la technique, la nouvelle figure émergente relevant alors davantage d’une « métamorphose » : la révolution numérique en cours permettrait « d’éclipser» le capitalisme  grâce « au coût marginal zéro » qui rendrait rapidement quasiment gratuits l’ensemble des produits matériels ou de services, cette nouvelle société s’éloignerait ainsi de l’ancien modèle de croissance, sous le primat des « communaux collaboratifs »[9]. Un nouvel univers normatif (postmodernité ?)[10] semble émerger d’une telle « révolution douce » (utopie ?) sous l’impact des nouvelles technologies numériques. Plus globalement, une telle pensée semble s’inscrire dans une conception du changement qui passe par une transition ou une métamorphose de la société par l’addition de toutes les initiatives d’acteurs innovants dans les secteurs de la nourriture, l’énergie, l’économie, la démocratie et l’éducation. Le film « Demain » est emblématique d’une tel mode de pensée[11]. Seule une généralisation d’expériences exemplaires telles que celles présentées dans ce film pourrait faire basculer notre existence collective vers une nouvelle prospérité éloignée de l’ancien modèle de croissance. Mais l’important dans ces innovations est leur origine locale, au plus près des situations vécues et des acteurs, leur inscription dans des réseaux et l’interconnexion entre ces réseaux : le modèle théorique tel qu’il est esquissé dans le film est naturaliste : la société est tantôt comparée à l’écosystème de la biosphère et à sa biodiversité, tantôt au développement d’un organisme et de ses différents organes. Bref, elle est « naturelle »... A aucun moment n’est abordé –et cette « omission » est dans le droit fil de la problématique exposée – la question du pouvoir politique et de la réorganisation d’ensemble de la vie sociale. Dans cette optique, le collectif ne peut être conçu que comme le résultat, l’addition, la mise en synergie de toutes ces initiatives locales, dans leur diversité même. Mais c’est clairement d’une réactivation de l’idée de progrès dont il s’agit, tout en impactant très fortement la sacro-sainte croissance qui semblait « coller à la peau » de la Modernité...    

 

9- En conclusion...

La réponse philosophique à notre question de ce soir est intimement liée à la façon dont nous analysons le processus historique de la Modernité et ses derniers développements contemporains, responsables de l’actualité d’une telle interrogation. L’idéologie du progrès étant avant tout une production intellectuelle et pratique de cette Modernité, c’est en effet à partir de sa compréhension que nous pourrons éclairer un tant soit peu les perspectives de notre avenir. C’est la raison pour laquelle, en conclusion, nous évoquerons une première réflexion sur ce sujet que l’on trouve dans la 15ème séance du séminaire de MG sur la crise de la démocratie (2015). Cette réflexion se situerait, dans l’esquisse de notre précédente typologie, dans le troisième type (préservation de l’idée de progrès chère à la Modernité dans le cadre d’une nouvelle pensée de l’Histoire). Il y a une vieille question philosophique, aussi vieille que la philosophie elle-même, qui est celle des rapports qu’entretient l’universel auquel nous accédons par la pensée, et le particulier empirique concret ; Platon a donné à ce problème la forme du monde intelligible des idées et sa déclinaison (dégradée) dans le monde sensible.  Mais ce problème prend une nouvelle tournure avec la Modernité : il ne s’agit plus de rejoindre par la pensée l’universel abstrait en fuyant l’univers sensible, mais bien de réaliser concrètement cet universel dans l’univers réel. Avec la modernité, L’universel ne s’arrête pas au domaine de la connaissance, il concerne aussi bien l’ordre politique. Le progrès, comme mythe moderne, est la ratification  de la vocation à l’incarnation de l’universel abstrait. La société de tradition cherche à se reproduire, alors que la société moderne est une société qui cherche à construire un monde humain-social selon l’universalité abstraite du droit, de la technique, et de la valeur monétaire (justice, puissance, richesse). Cette voie a engendré les révolutions industrielles et le capitalisme, et dès la fin du XIXème siècle et du début du XXème, se développe une contestation sociale mais aussi philosophique de cette dernière : la philosophie de l’époque va substituer à la foi en le progrès la critique de la science et de son mode de connaissance, incapable de rendre compte d’une part essentielle de l’existence (Bergson, Husserl, Heidegger). La critique de ces limites porte à l’époque sur celles de la révolution industrielle (et non sur les domaines du droit ou de la politique). Ces philosophies de la vie avaient le mérite de pointer déjà, de façon certes descriptive, les limites d’un tel monde. Elles ne suffisent plus aujourd’hui : il ne suffit plus de mettre  en évidence « cette part de l’expérience exclue de la cage de fer bureaucratico-juridique ou du cercle enchanté de l’efficacité technico-marchande », mais de réfléchir sur les limites en amont et en aval contre lesquelles se heurte un tel projet de réalisation concrète de l’universel abstrait, en prenant en compte tout ce qu’il laisse en dehors de lui, de façon à développer les conditions à partir desquelles cette réalisation pourrait opérer valablement. Il ne s’agit pas de rompre radicalement avec le projet de la Modernité, mais au contraire de voir comment, dans sa filiation, pouvoir réorienter ce progrès autrement. Voilà un moment très délicat de notre histoire où notre capacité autoréflexive sera décisive ; et de ce point de vue, seul l’exercice de notre pensée pourra nous sauver des produits de notre propre pensée, ou du moins nous apprendre à les maîtriser. Le constat des limites intrinsèques à la tentative d’artificialisation du monde humain sous le sceau de l’universalité abstraite, ne doit pas pour autant nous conduire à vouloir nous passer de cette universalité abstraite ; mais nous devons nous interroger sur sa signification et ses conditions de viabilité dans le monde humain. Ce qui nous amène à voir comment on peut réarticuler universalité abstraite et particularité concrète dont elle ne peut se passer, et qu’elle ne peut supplanter, celle-ci étant elle-même une condition de possibilité de la réalisation de celle-là...   En cela, cette démarche reste expressément moderne et ne dénonce  nullement une quelconque façon de penser des Modernes qui serait « obsolète ».[12] Cette autoréflexion aboutit notamment à mettre en relief une expérience de dissociation aux multiples aspects qui serait la conséquence de ce processus de concrétisation de l’abstraction (complexe  juridico-technico-marchand consacrant la totale artificialisation du monde humain). Ces formes de dissociation permettent de mieux comprendre le malaise contemporain que nous éprouvons.

Dissociation d’avec la nature : cette dynamique de l’artificialisation conduit en effet à un découplage total entre le technocosme humain et la nature, et engendrerait « un monde politiquement intenable personnellement invivable et écologiquement insoutenable ».

Dissociation d’avec l’être-en-société : notre vie est vécue avec les autres et dans une histoire[13] ; « Une expérience qui n’a pas de place dans les horizons de l’individu privé de droit voué à la défense de ses intérêts. Nous n’allons pas renoncer aux droits individuels mais sommes-nous condamnés pour autant au deuil de cette autre dimension essentielle ? »

Dissociation d’avec nous-mêmes. Nous sommes à la fois et indissolublement un individu interchangeable en tant qu’atome de droit (auquel nous tenons) mais aussi par contraste une intériorité et une singularité individuelle toujours en demande de reconnaissance dans ses relations individuelles privées (à défaut de reconnaissance publique). Ces deux dimensions privé/publique sont certes indissociables mais cela ne veut pas dire qu’elles font bon ménage ensemble. On assiste à une revendication de l’identité de plus en plus âpre, et à une disjonction importante au sein du même individu entre l’individu privé et l’individu en recherche d’existence publique.

Dissociation par rapport à notre propre pensée : une forme de néopositivisme (Auguste Comte) aujourd’hui consiste à penser que tout ce qui n’entre pas dans un mode de pensée scientifique est nul et non avenu. Or la science ne se pense pas : elle ne pense pas du dedans ce qu’elle signifie et qui la rend possible. Il ne s’agit pas d’abandonner la science, mais on ne peut faire comme si ce questionnement n’avait plus lieu d’être : néopositivisme d’Auguste Comte. Ces deux ordres d’exigences - la pensée selon son universalité abstraite, et d’autre part la pensée proprement réflexive capable de l’interroger sur ce qu’elle fait – doivent pouvoir coexister et s’articuler.

 

 

                                                                                                      Daniel Mercier, le 02/03/2016



[1] Fontenelle, Préface à « l’Histoire du renouvellement de l’Académie royale des sciences » (1702)

 

[2] Dès la fin du XIXe siècle, dans le remarquable article « Progrès » de la Grande Encyclopédie (1885-1902) de M. Berthelot, ces questions déclarées aujourd'hui décisives par les historiens, les ethnologues, les sociologues, sont posées : quelle commune mesure établir entre les gains et les pertes lorsque, par exemple, une civilisation industrielle succède à une civilisation agricole ? N'existe-t-il pas des sociétés stationnaires, que ni le temps ni les progrès voisins ne semblent modifier ? Quand on parle du progrès que l'histoire nous découvre, ne restreint-on pas « sans y penser l'histoire à notre histoire, ou au moins à celle du monde occidental » ?

 

[3] Cf. Kambuchner, article « Culture » in « Notions de Philosophie » (volume III)

[4] « La crise sans fin », Myriam Revault d’Allonnes

[5] « La société des égaux », Pierre Rosanvallon

[6] Mais non nécessaire. Ecartons toute hypothèse déterministe.

[7] Lire à ce sujet « Osons rester humain », de Geneviève Azam

[8] Pierre-Benoît Joly, Benjamin Raimbault, « Biologie de synthèse et sciences sociales, un dialogue difficile », « Pour la science », 2014 .

[9] « La nouvelle société du coût marginal zéro », Jeremy Rifkin

[10] Michel Maffesoli semble penser que les « communaux collaboratifs » vont dans le sens du développement postmoderne qu’il décrit.

[11] Nous rattachons la réflexion de Rifkin à cette orientation. Il figure d’ailleurs en bonne place dans ce film.

[12] Sur la forme et sur le fond. Maffesoli par exemple fait la critique de l’abstraction et de la conceptualisation au profit de « la raison sensible » (la forme de pensée). Et fustige de la même manière les idées de démocratie, de contrat social, ou de citoyenneté propres aux Modernes (les concepts utilisés)...

[13] Claude Lévi-Strauss, à la fin de sa leçon inaugurale au Collège de France, évoque ce sentiment mystérieux de solidarité que nous éprouvons pour des êtres humains si éloignés de nous dans le temps (pensons aux gravures de la grotte Chauvet) ou dans l’espace.

Compte rendu de la séance

 

Le progrès : un mythe dépassé ?

 

Résumé de la discussion (Daniel Mercier)

 

Il est important de définir les termes. L’idée de progrès signifie un perfectionnement global et linéaire, qui s’inscrit dans un sens de l’histoire. Le temps est compris comme un facteur d’amélioration continu. La question sous-jacente est de savoir quels sont les critères à partir desquels on peut diagnostiquer le progrès, et donc de se demander si ces critères ne sont pas toujours relatifs à un modèle supposé (notamment la société occidentale)... Quant à l’utilisation du terme de mythe, il faut prendre le sens de celui-ci dans son sens fort : un récit qui dit symboliquement le sens profond d’une réalité. En cela il y aurait un véritable mythe occidental du progrès...

 

A partir de là, deux questions seront abordées : en quoi consiste ce mythe du progrès ? En quoi serait-il dépassé et l’est-il vraiment ?

Si nous nous posons la question de savoir si le progrès est bénéfique ou maléfique, nous devons constater que chaque avancée a nécessairement son pendant négatif, mais que globalement le bilan est « globalement positif » ( !). La primauté du progrès des techniques dans notre mythe occidental ne doit pas nous faire oublier l’ensemble des acquis qu’il a permis. Il est vrai cependant qu’il n’y a pas un développement « synchrone » de chacune des dimensions (technique, économique, morale, sociale, spirituelle...etc.). La métaphore de l’expansion (de l’univers) est proposée pour exprimer un développement commun qui n’exclut pas l’éloignement et la désynchronisation...

Le terme de progrès est le « signifiant » de la Modernité et de la pensée des Lumières, son véritable ADN. Le processus historique d’une telle « promesse » semble avoir fait ses preuves, malgré les difficultés, les ruptures, les mutations inévitables et souvent brutales. En ce sens, rien de linéaire et de continu... Mais plutôt un développement avec des bonds et des régressions. L’idée de révolution du marxisme révolutionnaire s’accorde avec cette vision, mais analysera le mythe du progrès comme idéologie dominante au service du développement du Capital (sans dénier cependant toute réalité au progrès capitaliste)

Même si le progrès provoque systématiquement une résistance au changement chez certains (exemple de l’invention de la machine à laver !), ce phénomène psy bien connu ne doit pas faire oublier tous les bienfaits qu’il génère...

La vraie question est celle du caractère forcement relatif du point de vue que l’on formule à propos du progrès : il faudrait pouvoir adopter un point de vue extérieur à lui pour pouvoir le juger, ce qui est impossible. Levi Strauss dénonce à ce propos la démarche qui consiste à hiérarchiser toutes les sociétés sur un axe de développement continu à partir de un ou deux critères pertinents qui sont comme par hasard ceux de la société occidentale (le développement des techniques, de la production de richesses...). Si par exemple nous privilégions l’art, la philosophie, la connaissance de l’esprit ou la spiritualité, nous voyons bien qu’un tel « classement » est beaucoup plus problématique... Pour certains fondamentalistes, la « technophilie » sera jugée comme le signe d’une décadence (même s’ils l’utilisent abondamment !), et le progrès sera mis sur le compte de la colonisation des peuples... Si nous choisissons de mesurer le progrès à partir d’un point de vue éthique, la vertu par exemple, qu’en est-il de notre progrès occidental ? Mais ne faut-il pas rappeler à ce sujet que la tendance qui consiste à associer la Modernité aux seules sciences et techniques et trop réductrice ? La raison des Lumières et son projet historique englobe également la culture, le droit, la démocratie, l’éducation... et donc aussi les valeurs éthiques qui y sont attachées.

 

Une dimension du progrès peut susciter de l’inquiétude : son caractère indéfini, le temps étant un facteur d’amélioration continue qui ne s’arrête jamais. Il y a là un « hubris », une démesure, un excès qui fait peur...

Pour certains, nous pouvons penser que l’idée de progrès telle que défendue par les Modernes est indiscutable et qu’elle a produit de nombreux fruits, mais qu’en revanche elle est immobilisée dans son développement par les contradictions inhérentes au système économique et social du capitalisme. L’exemple de la robotisation permet de soutenir ce point de vue : elle est une bonne chose en elle-même si elle libère des travaux peu intéressants, mais une mauvaise chose si elle met au chômage les travailleurs. Ce monde des robots offre dans l’idéal des perspectives fort intéressantes : contrairement à ce qui est parfois avancé, cette libération d’un certain type d’activités industrielles peut permettre à la « vita contemplativa » (Aristote), à l’activité de l’esprit de se développer beaucoup plus rapidement...

Cependant le rythme accéléré et de plus en plus subi – un peu comme si on courrait derrière – des innovations qui paradoxalement nous renseigne de moins en moins sur l’avenir que nous visons, est source de beaucoup d’inquiétude : nous sommes confrontés à un monde de plus en plus opaque et incertain. La ruine de toute certitude est très « désorientante », à l’image de ces flux d’informations en temps réel sans arrêt déversés, et nous privant de toute capacité d’anticipation sur l’avenir. Peut-être est-ce le lot d’une liberté cette fois-ci véritable : plus rien n’est inscrit à l’avance dans le futur, tout est à inventer... Mais en même temps, nous avons le sentiment d’être pris dans l’automaticité d’un système qui fonctionne sans nous (« machine folle » ?), ce qui est l’opposé de la liberté : comment expliquer un tel paradoxe ?

Cette absence présumée de visée au progrès (encore un paradoxe car l’idée de progrès induit en principe celle d’une visée vers un mieux), son caractère « anarchique », montrerait les limites d’une artificialisation du monde humain, et peut soutenir  une perspective de rupture avec la Modernité et son mythe du progrès, comme par exemple celle que propose la Décroissance. Mais une autre alternative s’inscrit au contraire « dans » la Modernité, et s’efforcerait de renouer avec une histoire cette fois-ci orientée à partir d’une redéfinition de l’idée de progrès qui tiendrait compte des difficultés et des impasses rencontrées : un progrès qui concernerait la majorité des gens, sans dommages écologiques, choisi démocratiquement...