Les âges de la vie : quels changements ?

Café philo à sortie ouest le 4 avril 2015

 

 

Présentation du sujet :

 

Il n'est finalement question que de la jeunesse dans cette pièce mise en scène par  Joël Pommerat, « Une année sans été ». Mais celle qui est mise en scène peut apparaître à certains égards d'un temps révolu... Pour comprendre ce qui a changé depuis quelques décennies, n'est-il pas nécessaire de resituer cette éventuelle transformation dans une redéfinition plus vaste des âges de la vie dont la période initiale de l'existence ne constitue qu'un élément ? Nous faisons habituellement mention de quatre « âges » : l'enfance, la jeunesse, la maturité, la vieillesse. Y a-t-il des changements en profondeur qui se sont récemment opérés dans cette logique des « âges de la vie » ?
Marcel Gauchet parle de façon provocatrice mais néanmoins très argumentée d'une « jeunesse sans révolte » et d'un « monde sans adultes ».
Qu'en penser ?

Un repas sous le Chapiteau Gourmand clôturera cette séance (téléphoner pour réserver)

 

L'écrit philosophique

Les âges de la vie : quels changements ?

 

Il n’est finalement question que de la jeunesse dans cette pièce mise en scène par  Joël Pommerat, « Une année sans été ». Mais celle qui est mise en scène peut apparaître à certains égards d’un temps révolu... Pour comprendre ce qui a changé depuis quelques décennies, n’est-il pas nécessaire de resituer cette éventuelle transformation dans une redéfinition plus vaste des âges de la vie dont la période initiale de l’existence ne constitue qu’un élément ? Nous faisons habituellement mention de quatre « âges » : l’enfance, la jeunesse, la maturité, la vieillesse. Y a-t-il des changements en profondeur qui se sont récemment opérés dans cette logique des « âges de la vie » ? Marcel Gauchet parle de façon provocatrice mais néanmoins très argumentée d’une « jeunesse sans révolte » et d’un « monde sans adultes ». Qu’en penser ?

Nous pouvons sans doute fantasmer une vie débarrassée des âges (l’immortalité a été pronostiquée par certains, sans doute quelque peu « illuminés », pour les années 2050 !), mais nous n’en sommes pas encore là ! Ce qui apparaît, c’est que plus personne ne veut faire son âge : les enfants veulent tout de suite être des adolescents, les adultes veulent rester jeunes, les vieux, à défaut d’une première jeunesse, rêve d’une seconde... Seule la jeunesse semble prendre le pas sur tous les âges et désirer être immuable... Le « jeunisme » est une valeur qui est montée en puissance.

Ce qui est intéressant dans la question posée, c’est l’approche globale, voire « systémique », qu’elle suggère. Y a-t-il eu en effet reconfiguration des âges de la vie durant ces dernières décennies ? En quel sens et comment elle affecte chacun d’entre eux ?

Une fois n’est pas coutume, nous ferons dans cette présentation un « état de la question » tel qu’il ressort d’un certain nombre de travaux, dont notamment : Jean Pierre Boutinet, qui écrit un livre qui s’intitule « L’immaturité de la vie adulte » (1998), mais surtout Marcel Gauchet, qui publie son article « Redéfinition des âges de la vie » (2004) dans sa revue « Le débat ». Nous pouvons aussi signaler le livre de Pierre Henri Tavoignot et Eric Deschavanne, « Philosophie des âges de la vie » (2011). La philosophie ne s’était jusqu’à présent que très peu préoccupée de cette question des âges de la vie. Mais il semble que ces dernières décennies aient été marquées par des changements de nature anthropologique très importants qui peuvent nous permettre de parler d’une véritable reconfiguration des âges de la vie, où chacun d’entre eux serait affecté ou reconfiguré par le changement de celui qui le précède ou lui succède. Pour appréhender celle-ci, il est obligatoire de prendre un recul historique qui permet la mise en perspective et de ne pas être aveuglé par la familiarité d’un présent qui serait déconnecté du passé qui l’a engendré. Une trop grande proximité peut être en effet l’obstacle principal à l’intelligibilité d’un tel phénomène. Les changements constatés sont à rattacher à deux facteurs très importants durant cette période : l’allongement de la vie et le double mouvement de détraditionnalisation et d’individualisation.  Nous allons préciser chacun d’eux.

 

Deux facteurs de changement dont les effets anthropologiques sur les représentations des âges de la vie sont puissants

 

1- L’érosion des liens de parenté et de l’ordre des âges comme phénomène organisateur de la société

Ces changements interviennent dans le cadre général du processus de détraditionnalisation de la société moderne, dont nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer les effets. 

Les transformations de la période récente correspondent à une effacement du rôle que jouaient les liens de parenté –et l’ordre des âges qui lui est intiment associé – comme liens de société, au profit de leur remplacement par les liens spécifiquement construits par la modernité, et qui ne cessent de s’affirmer davantage, c’est-à-dire les liens politiques, juridiques et économiques. Remontons dans le temps : la loi des ancêtres, du clan, du lignage, des rapports de filiation, a commencé à disparaître lorsque les Etats sont nés (XVI siècle) et ont fait progressivement prévaloir la relation de commandement et les hiérarchies politiques. L’Etat moderne a achevé le processus avec la légitimité du lien politique, mais longtemps les anciennes formes de la tradition ont continué de hanter la modernité. C’est à partir des années 70 que va triompher le processus de détraditionnalisation : la désinstitutionnalisation de la famille est à resituer dans ce cadre. Elle s’accompagne de la disparition des derniers vestiges de statuts d’âge. Du point de vue du fonctionnement social, il n’y a que des indi­vidus semblables, dont les différences généra­tionnelles comptent à coup sûr dans le réel, mais n’interviennent pas dans ce qui relie les êtres et fait marcher la collectivité. Les âges de l’existence ne regardent à pro­prement parler que ceux qu’ils concernent et leurs proches. Excepté la frontière entre minorité et majorité qui permet la persistance d’un statut public de personnes, le cours de l’existence –y compris donc la distinction des âges – est passé pour l’essentiel dans la sphère privée. Dans les anciennes sociétés religieuses et traditionnelles, le seul temps légitimant l’organisation collective est le passé. La suite des générations se doit de perpétuer pieusement l’insurpassable legs du passé fondateur. Il en résulte une autorité sociale des aînés et des anciens, diversement accentuée selon les cultures. « Ils sont naturellement les mieux au fait de la tradition et des usages, l’avancée en âge les intronise gardiens de la transmission. Le cycle de vie peut être compris, ainsi, comme une crois­sance sociale, au-delà du déclin personnel et de la mort ; celle-ci couronne le chemin, puisqu’elle assure le passage vers l’ancestralité. » (Marcel Gauchet).............

« En regard, notre société, les sociétés modernes se distinguent fortement par le déclin des liens de parenté et le relâchement de l’organisation en âges en tant qu’armatures explicites de la société. Ce ne sont plus des faits organisateurs centraux. Les sociétés modernes ont inventé ou fait passer au premier plan d’autres manières de lier les personnes et de les grouper. Elles les tiennent ensemble par le politique; elles les associent par le droit, sur la base du contrat entre libres indi­vidus; elles les conjoignent par l’organisation économique, au travers des rapports de produc­tion et d’échange. Cela n’empêche évidemment pas les faits de parenté et d’âge de continuer à exister comme des faits sociaux éventuellement massifs. La nouveauté est qu’ils ne participent plus du coeur de l’ordre social » (Marcel Gauchet).

 

2- L’impact de l’allongement de la vie

Un facteur flagrant, qui se présente tout de suite à l’esprit, de cette redéfinition des âges est l’allongement de la durée de la vie. Sur un siècle, de 1900 à 2000, les ressortissants de l’Occident développé ont gagné quelque chose comme trente ans d’espérance de vie à la nais­sance (recul de la mortalité infantile et accroissement de la longévité). A partir de 1900, le recul de l’âge de la mort se poursuit à un rythme d’horloger (un trimestre par an). Trente ans, c’est-à-dire le temps communément estimé d’une généra­tion. Après l’explosion démographique de la population européenne entre 18OO et 1900, la stabilisation durant le XX, c’est maintenant à une décroissance à laquelle nous assistons, les taux de fécondité étant passés au dessous du seuil de renouvellement des générations, et ne parvenant plus à assurer la reproduction biologique de cette population.... L’explosion démographique a fait place à la contraction. Mais, à l’intérieur de ce repli collectif, une explosion du temps des vies individuelles a pris la relève. Cette dilatation du cours des existences est loin de n’être qu’un fait biologique suspendu à la seule efficacité de la médecine. Elle est portée par une réorientation de l’activité collective elle même liée à un redéploiement de l’économie. Le XX° siècle aura été essentiel­lement tourné, surtout après 1945, vers la production de  ce qui va améliorer la condition sociale de l’homme. Les postes de dépense qui ont le plus augmenté depuis lors et les sec­teurs qui tirent dorénavant la croissance sont ceux de la santé, de l’éducation, des loisirs. Autrement dit, l’allongement de la durée de la vie est un fait social et culturel. C’est aussi à cette aune que doit s’apprécier la consécration contemporaine de l’individualité.

Mais les effets de cet étirement des existences ne s’arrêtent pas là. Ils s’étendent à la définition de toutes leurs étapes. Les représentations de ce que peut et doit être la préparation à une exis­tence ainsi étirée s’en trouvent altérées au pre­mier chef. Il en va de même des représentations de cette plénitude de l’existence qu’est supposé constituer l’état adulte. Bref, l’allongement de la vie bouleverse l’idée de l’entrée dans la vie et l’image du cours entier de la vie.

 

Le troisième âge, distinct du quatrième...

 

« Il résulte d’ores et déjà de cet étirement des vies l’apparition d’une nouvelle période de l’existence, par démembrement de ce qu’on connais­sait sous le nom de vieillesse. Grâce à l’État social, aux systèmes de retraite, à l’amélioration de la santé des populations, il s’est créé un troisième âge, distinct du quatrième. » (MarcelGauchet)

Nos contemporains ont gagné entre 60 et 80 ans une phase de maturité supplémentaire. Libérée des contraintes du travail, relativement aussi des charges de famille, pourvus de revenus souvent corrects, et dotés d’une bonne forme physique, cet âge de la seconde maturité constitue souvent, dans l’esprit collectif, un point culminant de l’existence. C’est l’âge de l’individu accompli, avant la sénescence et la mort. Il est important de comprendre ce « nouvel âge » en prenant en compte deux phénomènes assez contradictoires : d’une part, les sociétés modernes résolument tournées vers l’avenir et peu préoccupées par le statut symbolique du grand âge, les individus étant avant tout considérés comme semblables, créent un « problème de la vieillesse » en ne reconnaissant plus l’autorité symbolique de ses représentants. D’où le renforcement de ce qu’on appelle la maturité active et l’insistance mise sur la politique d’assistance aux personnes âgées qui n’ont désormais plus de rôles à jouer. Mais le succès de l’Etat Providence aidant, et la vie s’allongeant de plus en plus, l’idéal de l’individu finit par reprendre ces droits indépendamment de l’âge : il créé, à l’intérieur de l’ex-vieillesse, la figure d’une autre maturité, mieux épanouie encore que celle qui précède. Une maturité conçue en termes de croissance enfin purement individuelle, « dont la jouissance privée de soi et l’existence sans autres buts que ceux que s’assigne son titulaire fournissent le couronnement. Le choix peut être de se consa­crer aux affaires de la cité, il l’est souvent, l’im­portant est qu’il émane d’une décision stricte­ment personnelle. » (Marcel Gauchet). Même si les déséquilibres démographiques et financiers des systèmes de retraite risquent d’ébrécher cette belle construction, l’image de l’accomplissement existentiel qui s’est forgé là n’en restera pas moins active. Cette seconde maturité devient de plus en plus l’âge par excellence de la participation, des dévouements militants, mais aussi bien des engagements culturels. L’inves­tissement de la chose collective s’impose encore comme l’un des meilleurs emplois de la liberté individuelle. De ce point de vue, la politisation de la vieillesse est une réalité (dans sa phase « jeune »).

 

Une redéfinition de l’enfance et de la jeunesse

 

L’allongement de la période préliminaire placée sous le signe de l’éducation entraîne une redéfinition de l’enfance et de la jeunesse. Cet étirement de la phase initiale de l’existence est en effet à l’échelle de ce qu’il convient de préparer : on n’aborde pas la vie quand on a 60 ans devant soi de la même façon que lorsqu’on a que 30 ans. Cela d’autant plus qu’aujourd’hui il n’y a pas de figure de l’avenir aisément discernable, et que le changement est permanent. On assiste donc à une unification ou homogénéisation relatives de l’enfance, de l’adolescence, et de la jeunesse sous le signe de l’idée d’une phase initiale de l’existence qui doit être une sorte de propédeutique, de « préparation à » ; cette période préparatoire doit servir à accumuler des ressources et des moyens envue d’une longue vie, mais qui ne doivent pas déterminer trop précocement les contenus de cette vie. Au-delà de l’éducation qui prend sa pleine mesure avec l’Etat social, chargée de préparer l’insertion sociale et professionnelle et permettre le pouvoir d’ascension méritocratique en transmettant l’acquis culturel collectif, il s’agit là davantage de la formation de l’individualité[1]. Elle est intensément et exclusi­vement personnelle parce que la perspective de la vie longue implique la focalisation sur le choix de soi contre toute assignation extrinsèque ou tout destin passivement subi. Il ne s’agit pas de se préparer à quelque chose de défini au dehors, puisqu’on ne sait de quoi l’ave­nir sera fait; il s’agit de se préparer à se détermi­ner soi-même. En outre, nous pourrions ici spécifier cette orientation nouvelle du point de vue de la sociologie des relations entre l’école et l’emploi qui se complexifient très significativement à partir des années 70 : l’école perd de sa lisibilité quant à sa finalité de préparation à la vie professionnelle. Les liens de causes à effets entre les types de formation et les types d’emploi sont beaucoup plus complexes et différés dans le temps. Les correspondances entre la formation et l’emploi sont brouillées ou en tout cas non univoques (une formation peut préparer à de multiples métiers, et un métier est accessible à partir de multiples formations...). La formation initiale ne suffit plus et doit se prolonger tout au long de la vie par la formation continue. Les théories du « développement vocationnel », de « l’éducation des choix », de « l’éducation orientante », qui font écho aux pédagogies nouvelles, sont à resituer dans cette perspective.... C’est une façon différente de voir les choses qui s’impose, par rapport à l’optique éducative précédente : tout doit pouvoir se jouer entre soi et soi, la société étant chargée de créer les conditions  d’une telle puissance subjective[2]. Il ne s’agit plus de poser ce développement par rapport à une vision de l’avenir collectif placé sous le signe de la justice sociale. Cette nouvelle phase correspond également à une explosion de la demande sociale en éducation, mais cette dernière s’accompagne d’une insatisfaction chronique et d’une priorité aux méthodes aux dépens des contenus dont le caractère adaptatif à l’existant est jugé toujours trop contraignant et réducteur... et aussi d’une contestation des formes éducatives traditionnelles jugées trop passéistes et autoritaires. Mais une telle priorité laissée aux besoins ou intérêts individuels présuppose une capacité d’autonomie attribuée aux nouveaux venus qui est tout sauf évidente... Comme le dit remarquablement Marcel Gauchet, cette phase ultime de l’individualisation, ou de « la société selon l’individu » tend à empêcher la mise en oeuvre des conditions qui permettraient à cet individu de se former... 

 

Une enfance valorisée et protégée, mais une méconnaissance de l’expérience enfantine

Dans un contexte où l’enjeu est l’émergence d’un moi singulier « à la hauteur de la tâche d’auto-construction qu’exige l’existence en train de se déterminer », il est naturel que l’enfance soit l’objet de toutes les attentions éducatives. Le phénomène vient de loin, ses racines remontent au début du XIX° siècle, il se met en place parallèlement à l’orientation historique des modernes, et n’a cessé de prendre de l’ampleur avec la tempora­lité futuriste de nos sociétés où l’enfant incarne l’avenir. Loin d’une phase de croissance paisible et naturelle, l’idée selon laquelle « tout se joue très tôt » est dominante. Mais la difficulté contemporaine est l’éloignement et l’indiscernabilité de l’avenir à quoi il faut préparer l’enfant. A défaut de le savoir, « nous le préparons à lui-même ». L’enfance prend la figure mythique d’une pure advenue à soi-même, en dehors du monde. Il s’agit de le protéger de tout ce qui peut venir troubler ce libre développement de soi, entraver la germination de cette pure potentialité[3]. Mais ce souci et cette attention en direction de l’enfance, qui n’est pas étrangère au culte des « petits rois », cacheraient une méconnaissance structurelle de ce qu’est réellement l’expérience enfantine : venir au monde, c’est être « jeté » dans un monde qui ne nous a pas attendu pour être là, et qui est indifférent à nous, en dehors d’un cercle de proches.  Cette réalité du monde grandit sans cesse et révèle de plus en plus ses proportions. L’angoisse par rapport au monde peut être redoublée si j’ai des raisons de penser ou de sentir que je ne suis pas comme les autres (handicapé, immigré...), mais tous les enfants peuvent avoir des raisons subjectives de se sentir « à part »... L’exigence d’autonomie que les adultes projettent sur lui et que l’on présuppose être le secret de son bonheur actuel et futur n’’est pas un objectif intelligible pour l’enfant, dont la préoccupation essentielle est surtout de se sentir pareil à ceux qui l’entourent et l’ont précédé, et de trouver sa place dans le présent. Un écart se creuse de plus en plus entre la vérité de l’expérience enfantine et les attentes que leur soufflent les adultes.[4]

 

La déconstruction de l’adolescence

Commençons par aborder le terme le plus vague, celui de jeunesse, mais aussi le plus universel, au sens où il y des jeunes dans toute société ; en ce qui concerne l’adolescence, la notion apparaît seulement durant le seconde moitié du XIX siècle en Europe. La catégorie de jeunesse, en tant que catégorie intermédiaire, s’applique aux êtres qui sortent de l’enfance et qui sont en passe « d’entrer dans la vie », c’est-à-dire dans l’univers adulte. Cette période transitoire est par définition constituée par des frontières très floues. L’entrée dans la jeunesse se caractérise à la fois par l’accès à la puberté (à la maturité sexuelle), et à « la personne », notion qui met l’accent sur une forme d’abstraction de soi comme fondement des relations sociales. Il ne s’agit pas que d’un principe, mais de l’apprentissage concret de son usage, qui passe par la connaissance du monde, des autres, et des différents codes qui régissent nos relations mutuelles. A l’intérieur de ce cadre général de la jeunesse (pour beaucoup, la jeunesse se prolonge jusqu’à 30 ans), l’adolescence fait pont entre l’enfance et la jeunesse. Quand cette catégorie de l’adolescence naît, elle correspond surtout à une définition éducative : il s’agit de préparer aux rôles sociaux, et cette période correspond au commencement de l’enseignement secondaire.  Elle englobe en son sein une violente contradiction : par la discrimination des âges, elle  est une forme de relégation sociale qui génère de la frustration, confinant l’adolescent dans une situation de dépendance et de marginalisation statutaire mais elle est aussi le lieu de préparation de la responsabilité, via les savoirs scolaires. Cette période, dite parfois de « moratoire psycho-social »[5], est en effet d’autant plus frustrante que les adolescents sont censés préparer un monde futur de plus en plus autonome. Cette contradiction est à la base de « contre-cultures » adolescentes, de révolte et de comportements de défis désormais classiques face au monde des adultes, pouvant aller jusqu’à des actes de délinquance. Tout cela a bien été décrit par toute la littérature psychologique et psychanalytique sur l’adolescence. Elle a bien mis en relief également l’ambivalence propre à l’adolescence entre le désir d’émancipation et le refus d’entrer dans le monde adulte tel qu’il est (au profit d’un monde rêvé). A y regarder de plus près aujourd’hui, l’adolescence est en voie d’être dissoute comme catégorie sociale, même si elle peut persister encore un temps dans sa dimension psychologique. C’est du moins ce que soutiennent certains auteurs. Elle est en effet rongée par les deux bouts :

-          d’un côté par l’extension de l’enfance. Le recul de l’avenir et la difficulté pour lui donner un visage identifiable remet en question la proximité de l’adolescence par rapport au monde adulte. Celle-ci se présente de plus en plus comme un prolongement de l’enfance où la subjectivité doit plus que jamais continuer de se former. Le programme de l’adolescent est d’apprendre à apprendre, loin de contenus adaptatifs précis, de se construire soi-même, éloigné de toute détermination, condition de la conquête de l’autonomie.

-          De l’autre côté, l’évanouissement du modèle de « la maturité adulte ». Auparavant, ce qui conférait aux adultes le statut de membre de plein exercice de leur communauté était la perspective de la relève des générations et de la reproduction, qui s’accompagnait nécessairement d’une autosuffisance économique la rendant possible. Cette place socialement centrale (au cœur même du processus de perpétuation de la société au-delà de la mort des vivants) est vidée de son sens aujourd’hui. L’état adulte n’a plus de privilège social particulier et ne représente plus vraiment une catégorie sociale spécifique, au fur et à mesure que la charge publique de la reproduction collective n’a plus de signification : la procréation, comme plus globalement la vie familiale[6], sont devenues des affaires purement privées. La fondation d’un foyer n’est plus le modèle qui faisait référence, et donc l’existence adulte n’est plus un modèle non plus. Le mariage lui-même est loin d’être identifiant pour tous. Nous reviendrons sur ce nouvel état adulte, mais examinons les conséquences de cette double dilution des frontières en amont et en aval de l’adolescence sur la relative déconstruction de celle-ci...

 

L’adolescence se « fond » dans la jeunesse

 Elle perd son caractère de transition faute de « butées » suffisamment identifiables : le seuil de sortie de l’enfance s’estompe par l’absence de confrontation réelle avec la vie adulte. De l’autre côté, la dilution de ce qui faisait l’identité de la vie adulte achève ce processus. Ces différentes étapes (enfance, adolescence, jeunesse) subsistent certes mais de manière très relative, au profit de l’unification d’un grand premier âge d’une jeunesse fortement imprégnée d’enfance, et « qui informe le tout de l’existence ».

 

Une révolte adolescente qui a tendance à disparaître...

Une des conséquences importantes de ces changements est en effet l’extinction progressive de « la révolte adolescente »...  Celle- ci exprimait –mai 68 ayant été une sorte d’apothéose – l’opposition avec la structure familiale patriarchale, ilôt de tradition ayant longtemps subsisté au milieu de l’océan du mouvement d’égalisation et d’émancipation des individus (avec sa traduction juridique en termes de droits)[7] La persistance de l’autorité du chef de famille et de l’inégalité des rôles en son sein a en effet longtemps résisté comme institution au mouvement général de « désinstitutionnalisation » sous l’effet des valeurs centrales de l’individu et de ses droits. Cette structure familiale traditionnelle s’est résorbée dans les transformations sociales qui ont suivies, en particulier les changements de la famille[8]. Les adolescents étaient pressés d’entrer dans ce monde des adultes auquel on les préparait tout en les privant de voix au chapitre, désireux aussi qu’ils étaient de changer ce monde qu’ils considéraient oppressif et borné. D’autant plus impatients de faire leurs preuves que la minorité s’accompagnait de privation sexuelle. Entre 1945et 1965, l’âge moyen du mariage abaissé significativement : l’adolescent révolté (tel a été est en tout cas la figure dominante de l’adolescence pendant toute une période) avait vocation à faire un adulte rapidement. Le tableau s’est inversé aujourd’hui : l’adolescent est désormais proche d’un statut d’adulte semi-indépendant, l’âge de la majorité a baissé en permettant le droit de vote plus rapidement, l’indépendance financière est assez souvent assurée par les parents (sans sous-estimer néanmoins les grandes inégalités qui subsistent selon la catégorie sociale), la liberté sexuelle acquise. Il n’a plus à lutter vraiment pour faire valoir ses droits d’individu au sein de sa famille, précisément à cause de la « désinstitutionnalisation » de celle-ci. Les motifs de frustration sont donc en grande partie disparus. Par ailleurs, les adolescents ne manifestent plus le désir d’entrer dans ce monde pour le perpétuer ou pour le changer, mais sont plutôt tentés de s’en protéger... Ce monde-ci n’inspire pas vraiment l’envie d’y entrer, et l’insertion n’est peut-être pas activement recherchée...

 

« Rester jeune » : un monde sans adultes ?

→ L’état adulte est souvent perçu comme castrateur par rapport aux virtualités qui restent ouvertes tant que dure la jeunesse. Le fait que le monde adulte ne soit pas valorisé au profit de celui de la jeunesse conduit à un « monde sans adultes », ou en tout cas à un monde où l’état adulte n’est plus assumé comme tel (« adultes mi-résignés, mi-frustrés », dit Marcel Gauchet). Il faut au contraire « toujours rester jeunes »[9] : cette idée, associée à la longueur de la vie, signifie qu’il faut toujours avoir du possible devant soi, pouvoir potentiellement refaire sa vie, ne pas se fixer définitivement, ne pas s’aliéner dans le déjà réalisé. Les engagements professionnels ou sentimentaux  sont vécus comme trop contraignants, et constituent donc des limitations par rapport à ces potentialités. Le modèle du foyer et de la réussite professionnelle en termes de « carrières » garde une certaine portée de modèle collectif, en particulier pour une minorité sociale privilégiée, mais sa valeur prescriptive s’érode de plus en plus pour le plus grand nombre. Le terme « adulte » prend même parfois un sens péjoratif, au sens de devenir prisonnier d’un empilement de déterminations qui confinent à des rôles imposés dont il est difficile de s’abstraire. La jeunesse prend valeur de modèle pour l’existence entière. Pour ces individus « déliés de l’obligation et du devoir de maturité » (que Marcel Gauchet rattache ultimement à la contrainte institutionnalisée à se reproduire), l’horizon est celui du développement personnel, avec la perpétuelle jeunesse qu’il suppose. Réussir sa vie est de plus en plus déconnecté de « réussir dans la vie » (réussite impliquant une identification à un rôle social enviable et reconnu).

→ Mais ce faisant cette valeur de la jeunesse envahissant le champ de la vie adulte est à resituer dans un nouveau contexte anthropologique où les anciens ancrages sont en voie de disparition ; Marcel Gauchet insiste sur la disparition progressive du « foyer » comme ancien lieu de l’obligation de reproduction, mais Jean Pierre Boutinet va en explorer d’autres aspects :  celui par exemple de la déstructuration de beaucoup de situations adultes liée aux contraintes du chômage, de la déqualification, de l’instabilité socio-économique, de l’exclusion sociale ; ou encore la complexité croissante de notre société de communication : la multiplication des informations diffusées, la diversification des réseaux par lesquels elles transitent donnent l'impression de ne plus pouvoir rien maîtriser ; l'adulte se sent dépassé et infériorisé par un environnement qui lui apparaît trop complexe. Un dernier facteur de déstabilisation : l’incapacité fréquente à anticiper qui conduit à un repli sur le moment présent, un présent tyrannique, celui de l'urgence, de l'immédiat, de l'instantané, des délais, toutes formes qui empêchent la maturation d'une action durable, et qui sont en grande partie liées à l’accélération sociale de nos vies. Ce que Boutinet nomme « des formes nouvelles d’immaturité » pour caractériser le nouvel état adulte n’est pas nécessairement négatif mais renvoient, puisqu’il n’y a plus d’institutionnalisation forte du cours de la vie, à un modèle séquentiel fait de remises en cause, de ruptures, de transitions, qui ne correspondent plus nécessairement aux intenses moments de socialisation et aux ritualisations antérieures, comme pouvaient l’être le service militaire, l’entrée dans la vie professionnelle, dans le mariage et la fondation d’un foyer, ou encore l’entrée dans la retraite (qui est maintenant bien davantage l’objet d’un choix personnel). En l’absence de véritables modèles d’identification, et dans un monde de plus en plus incertain, il est demandé à l’adulte de  s’orienter lui-même, de décider lui-même, de se gouverner lui-même. C’est dans ce nouveau contexte existentiel d’un environnement mouvant et imprévisible que s’est développé, à partir des années 70, l’idéologie du projet personnel. Il est en effet le fruit de ce droit et de cette responsabilité (de plus en plus vécue comme pesante) de gouverner sa vie en toute autonomie.  Ehrenberg, dans son ouvrage « La fatigue d’être soi », met en relief ces nouvelles injonctions silencieuses à être heureux, autonomes, performants et innovants... Face à cette tâche qui peut être vécue comme écrasante, la dépression et le « syndrôme d’insuffisance » peuvent guetter ce nouvel individu...

Enfin, la fluidité et le nombre des changements non nécessairement voulus dans la vie professionnelle, la difficulté pour fixer une appartenance en termes professionnel ou d’entreprise, ou encore par rapport à un idéal social ou professionnel souvent chahuté par l’ évolution des contextes de travail, rendent beaucoup plus difficile la reconnaissance sociale de son itinéraire personnel et professionnel.  Un sentiment d’inutilité sociale, puis personnelle,  peut également être associé à un tel vécu. Jean Pierre Boutinet parle à ce sujet de « mal de reconnaissance » et de « souffrance identitaire » par le fait de ne pas se sentir reconnu dans ce qu'ils sont. 

 



[1] « De même que l’éducation avait représenté en son temps un élargissement ressenti comme nécessaire par rapport à l’instruction, un nouvel élargissement s’impose aujourd’hui par rapport à l’éducation pour rendre ce qui est attendu de la formation de l’individualité. » Marcel Gauchet

[2] Dans l’idéal bien sûr. La réalité est autrement plus décevante, et l’analyse des limites et des contradictions qui impactent ce modèle serait un autre sujet.

[3] Cette figure de l’enfance prend racine dans la conception  moderne de l’enfance telle qu’elle apparaît par exemple dans l’Emile de JJ. Rousseau.

[4] Il est important de préciser que cette analyse n’est pas contradictoire avec l’analyse freudienne de la toute puissance infantile et du narcissisme primaire : l’enfant est certes égocentrique et pense le monde fait pour lui, mais ses représentations inconscientes sont d’autant plus source d’angoisse si rien du monde adulte ne vient lui rappeler fermement qu’il n’en est pas ainsi. Il a ainsi un besoin vital  de se vivre aussi en tant que membre comme un autre du monde commun.

[5] Notion notamment développée par le psychologue américain de l’adolescence Erik Erikson, auteur d’une théorie du développement psycho-social en huit stades.

[6] Relire à ce sujet le texte de préparation  au café philo : « Familles je vous hais, familles je vous aime »

[7]Lire à ce sujet « La révolte contre le Père », de Gérard Mendel.

[8] Cf. « Familles je vous hais, familles je vous aime ».

[9] Il faut sans doute ne pas confondre cette formule avec le « jeunisme » qui serait plutôt une forme excessive et caricaturale de cette tendance anthropologique profonde...

 

 

Aperçu de la discussion

 

              LES AGES DE LA VIE : QUELS CHANGEMENTS ?  CR DU CAFE PHILO DU 4/04/15

Pendant ce week-end de Pâques, une discussion très animée organisée par le Café Philo Sophia sous le Chapiteau Gourmand (samedi 4 avril à 18H) a réuni une cinquantaine de participants qui ont exploré ensemble la question des « Ages de la vie » et des changements que nous avons connu depuis ces dernières décennies. Beaucoup de pistes ont été ouvertes, et en particulier :

  - Contrairement à ce qui se passe dans les sociétés traditionnelles, où c’est la place tenue par la filiation qui fait société, où c’est le passé qui est important, depuis les années 70, ce n’est plus l’âge qui structure le vivre ensemble ; les personnes âgées  n’ont plus la place symbolique forte qu’ils occupaient jusque là.

              Dans la « société des individus », toutes les personnes sont semblables,  et tournées vers l’avenir. Il n’y a plus de prédominance des ainés.

    - En ce qui concerne l’allongement de la vie, entre 1900 et 2000, nous avons gagné 30 ans : une sorte d’explosion du temps de vie individuel, qui va entrainer une réorganisation des âges de la vie. En particulier, il va résulter de cet étirement  des vies  une nouvelle période d’existence, qui va introduire un troisième âge, entre 60 et 80 ans, distinct du quatrième.  On  peut ainsi accéder à  une phase de maturité supplémentaire, vécue comme un moment culminant de l’existence, où on va être en capacité de faire des choix en toute liberté et en toute conscience ; un temps à soi où il est possible de devenir auteur à part entière de ce que l’on construit, des orientations nouvelles qui seront prises… Cela peut être le temps des engagements  culturels, collectifs ou militants…

-         Ces changements vont  entrainer une redéfinition des âges de la vie :

+  La jeunesse d’abord, va être une phase qui va s’étirer, durer jusqu’à 30 ans : on se prépare à la vie sans vouloir la déterminer trop précocement. L’avenir devient à la fois plus lointain, plus opaque, plus incertain… Il est question de préserver ses potentialités, de pouvoir les développer, de se réaliser par soi-même, sans assignation du monde extérieur.

+ Durant  l’enfance déjà,  ce qui est une préoccupation dominante, c’est de préserver l’enfant de toute pression de l’extérieur  afin qu’il advienne à lui-même, et ainsi il est l’objet de toutes les attentions….

+ On va parler de «  déconstruction  » de l’adolescence, laquelle est rognée par l’extension de l’enfance, et l’ « évanouissement » du modèle de la vie adulte. Elle va se fondre dans la jeunesse ; la révolte adolescente disparait : il n’y a plus lieu de lutter contre la famille patriarcale (qui a disparu…)

+Pour l’adulte, il est question de « rester jeune », afin d’avoir toujours du possible devant soi, de rester en perspective de développement continu… C’est la jeunesse qui prend valeur de modèle pour l’existence entière.

        Chaque société a sa façon de configurer les âges de la vie. On souligne l’influence  des forces économiques dans ce domaine, qui jouent  par exemple sur la lutte entre les plus âgés et les plus jeunes en matière de répartition des pouvoirs. Le chômage massif des jeunes est l’une des  dimensions importantes qui vont influer sur le fonctionnement de l’adolescence, sur sa durée…

            Deux moments de passage paraissent particulièrement délicats à négocier :

 °  le passage à la vie adulte autonome, avec détermination de son identité propre,  de ses choix de vie,  passage durant lequel on ne pourra faire l’économie de prises de risque, d’une certaine errance, et de choix qui comporteront d’inévitables deuils.

° Le passage à la vie d’ « après » la vie adulte, le moment de l’entrée dans le 3ième âge, qui est aussi celui  dit « de la retraite », où on sera amené à des recompositions identitaires comportant également d’inévitables tâtonnements, proches de l’errance, où la question de la place sociale et du sens à donner à sa vie va de nouveau se poser. Et quand on arrive à ce moment de sa vie… «on n’a plus tellement le droit de se tromper »…

   L’âge va structurer une identité qui évolue, avec, au centre cette question de la temporalité….

On souligne l’existence de tiraillements importants entre tradition et modernité dans la façon de vivre ces différents âges de la vie, et les changements qu’ils engendrent : d’abord parce que toutes les sociétés, toutes les cultures n’avancent pas au même pas (certaines sont encore très traditionnelles),  et aussi parce que dans une même société, tous les individus ne sont pas dans le même état d’évolution…. On note que les « plus de 80 ans » d’aujourd’hui, sont encore dans l’ attente de conserver leur place symbolique d’ « ancien », avec toute la considération et l’autorité qui s’y attache…. Face à des individus « modernes » qui sont dans l’incapacité d’y répondre…

      Par ailleurs, on évoque la situation particulière d’une génération « cobaye », charnière, qui a connu des témoins du XIXème siècle (nos grands parents), qui a traversé le XXème, et qui se retrouve au XXème aujourd’hui…, avec toutes ses évolutions, à la fois rapides et multiples…

      …. Et  avec le  temps qui s’étire de plus en plus, on se demande finalement  si le moment d’atteindre la sagesse n’est pas repoussé de plus en plus loin….

 

 

 

                                                                                               CR Marie Pantalacci 5/04/15