Les racines culturelles : du plomb ou des ailes - Septembre 2010

La présentation du sujet

Les racines  : du plomb ou des ailes ?

 

L’enracinement est généralement associé à l’idée d’une terre (un «terroir ») revendiquée, dans lequel on vient puiser force et vitalité (grâce aux racines…). Mais aussi à l’attachement et à l’immobilité… On voit bien les connotations que l’alternative du « plomb » et des « ailes » véhicule : d’un côté le « plomb » assimilé non seulement à la lourdeur, et à travers celle-ci, à l’immobilisme et à l’emprisonnement, mais aussi peut-être à la violence (pensons par exemple à l’expression « années de plomb » utilisée dans plusieurs pays pour qualifier les heures sombres d’une violence politique mettant en question la démocratie…) ; de l’autre côté, la métaphore des ailes évoque au contraire la légèreté, l’ouverture, la mobilité, mais aussi l’émancipation ou la libération… 

Pour certains, le fait d’être fortement « enraciné » dans une culture d’origine est gage de solidité et de consistance, condition indispensable du développement personnel, à la différence de l’indétermination et de la fragilité du « déraciné »….

Pour d’autres au contraire, seul la dimension universelle de l’être humain, au-delà de tout particularisme, doit être réalisée pour être véritablement soi, et cela implique une certaine forme d’arrachement –encore une métaphore agricole – des conditions empiriques et particulières de mon existence ; Rejoindre la commune condition humaine, sans se laisser saisir par ces particularismes, tel serait le seul chemin vers  l’émancipation et la réalisation de soi.

Comment se situer dans ce débat ? Comment notre époque, marquée par l’individualisme mais aussi la « culture-monde », traite cette question des appartenances ? La revendication si insistante aujourd’hui des identités culturelles ne cache-t-elle pas en réalité un processus de « déterritorialisation » de plus en plus grand ?

 

Daniel Mercier

L'écrit philosophique

 « Les racines culturelles : du plomb ou des ailes ? »

 

L’an dernier à peu près à la même époque, nous débattions sur le thème : « comment vivre et penser son identité aujourd’hui ? »… Il est fort intéressant de reprendre cette discussion là où nous l’avions laissé, puisque nous pouvons repartir  de cette idée que l’identité personnelle est constituée d’un certain rapport que nous entretenons avec nous-mêmes, et nous poser la question de la place de l’héritage dans ce cadre, notamment en termes d’appartenance culturelle.

Avant de revenir à ce terme, les notions évoquées « racines », « plomb », « ailes » ont ici des significations  métaphoriques sur lesquelles il vaut la peine de s’arrêter un instant :

 

La notion de racine nous propose donc une image botanique, registre d’ailleurs très fréquent lorsque l’on parle de la culture (l’agriculture fait d’une friche un champ de blé, comme la culture au sens éthymologique, comme processus de transformation de la nature en vue d’une fin utile à l’homme). Nous parlons donc de « racine » à propos d’une plante qui, grâce à ses racines se nourrit en récupérant eau et sels minéraux, par un phénomène d’osmose. Ce phénomène précède celui de la sélectivité des éléments recueillis (spécifique à une espèce donnée). Après celui-ci, commence un complexe processus de métabolisation, de transformation des éléments au bénéfice de la croissance de la plante. L’enracinement est généralement associé à l’idée d’une terre (un «terroir ») revendiquée, dans lequel on vient puiser force et vitalité (grâce aux racines…). L’image des « racines » rend bien compte de cette dimension vitale : sans racine pour transmettre à la plante les éléments essentiels dont elle a besoin, point de vie possible…Est ainsi mis en relief le passage de relai d’une génération à l’autre d’une culture et de valeurs partagées. Mais les racines évoquent également l’attachement et  l’immobilité…

On voit bien aussi les connotations que l’alternative du « plomb » et des « ailes » véhicule : d’un côté le « plomb » assimilé non seulement à la lourdeur, et à travers celle-ci, à l’immobilisme et à l’emprisonnement, mais aussi peut-être à la violence (pensons par exemple à l’expression « années de plomb » utilisée dans plusieurs pays pour qualifier les heures sombres d’une violence politique mettant en question la démocratie…) ; de l’autre côté, la métaphore des ailes évoque au contraire la légèreté, l’ouverture, la mobilité, mais aussi l’émancipation ou la libération…

Pour en terminer avec cette exploration notionnelle des termes utilisés dans cette question, un dernier mot sur le concept de culture impliqué dans l’expression « racines culturelles » : comme la dernière fois au précédent café philo (« Sommes-nous des êtres de nature et/ou des êtres de culture ? », c’est l’acception anthropologique (ou ethnologique) du terme qui sera retenue. Dans son texte sur « La Culture » (Notions de Philosophie, Tome III), Denis Kambouchner, s’inspirant d’un texte fondateur de Tylor (Primitive Culture, 1871)  « la culture d’une société donnée inclura la totalité de ses coutumes, lois, croyances, techniques, formes d’art, de langage et de pensée. ». Il s’agit donc de tout ensemble d’habitudes et de représentations mentales constituant, par rapport à d’autres, un système original, et se communiquant à tous les membres d’une certaine population. A ne pas confondre avec les œuvres de l’esprit  et le petit monde des arts et des lettres (ce que nous appelons la « culture humaniste) qui, dans cet esprit, doit plutôt être considérée comme un élément lui-même culturel de la culture occidentale

 

Une figure de l’individu qui valorise les racines et l’héritage

Pour certains, le fait d’être fortement « enraciné » dans une culture d’origine est gage de solidité et de consistance, condition indispensable du développement personnel, à la différence de l’indétermination et de la fragilité du « déraciné »…. L’homme déraciné comme homme trop « léger », au sens romantique où il n’est pas suffisamment concret, incarné. Cf l’image de celui qui n’a pas « les pieds plantés dans le sol », opposé au « glébeux » : ce qui caractériserait alors le « déraciné » serait l’absence d’une direction bien affirmée, une « résolution » (au sens photographique de ce terme…) inachevée, encore floue (cette dimension de l’enracinement au sol est par exemple travaillé dans certaines thérapies ou mouvements de développement personnels (j’en ai eu l’exemple en « bio-énergie » et en « gestalt-thérapie »). L’autre face, en revanche, serait la liberté du déraciné (celui qui n’est pas « déterminé », qui est encore en quelque sorte « flottant », qui donne l’impression de n’être pas « arrimé » à une histoire qui l’a forgé et qui le forge. C’est un peu l’image de « l’électron libre », celui qui n’est assujetti à aucune destination particulière, peut-être une des figures de l’individu hyper-moderne sur laquelle nous reviendrons.

 

Une autre figure qui dévalorise les racines au nom de l’ouverture et du nécessaire arrachement de la contingence au profit d’une certaine idée de l’homme dans son universalité…

Pour d’autres en effet, seule la dimension universelle de l’être humain, au-delà de tout particularisme, doit être réalisée pour être véritablement soi, et cela implique une certaine forme d’arrachement –encore une métaphore agricole – des conditions empiriques et particulières de mon existence ; Rejoindre la commune condition humaine, sans se laisser saisir par ces particularismes, tel serait le seul chemin vers  l’émancipation et la réalisation de soi.

Nous retrouvons bien entendu ici l’opposition maintenant classique entre Modernité et Romantisme (souvent associée à une forme de traditionalisme) : Les modernes, conformes aux idéaux des Lumières, revendique l’émancipation de l’humain par rapport au passé, la capacité d’autonomie et d’arrachement des déterminations naturelles, historiques, sociales, au profit d’une lutte contre tous les conformismes grâce au seul exercice de l’entendement. Cela correspond en philosophie à l’avènement du sujet et à une certaine conception de l’identité personnelle telle qu’un philosophe comme Pierre Guenancia la définit dans son texte (Notions de Philosophie Tomme III) : on devient soi en parvenant à se dégager de ses particularités, à rejoindre l’universel en soi ; nous devons conquérir notre « vrai moi » contre les appartenances qui nous particularisent, les données contingentes qui nous assignent à un lieu ou un milieu ; s’élever au point de vue qui vaut en général et universellement, et relativiser les déterminations extrinsèques qui me constituent à la base, mais dont je peux me libérer. Nous retrouvons ici non seulement le modèle de l’exercice citoyen, en tant que participation à l’universalité de la chose publique, mais aussi celui de toute la philosophie de la modernité. Pour les traditionalistes et les romantiques (Herder en Allemagne) au contraire, l’homme s’inscrit naturellement dans un environnement qui le dépasse, et c’est délire prométhéen de vouloir lui mettre entre les mains son destin. Ils célèbreront par contre, l’âme de tel peuple (chaque peuple est en ce sens singulier), son « génie national » comme originalité posée comme absolue…etc. C’est le « nous » de l’identité culturelle qui est ici fondamental.

 

Ces divergences sont à la source de deux conceptions contradictoires de l’idée de Nation : une conception culturelle ou « organique » de la nation, et une conception politique, dans la tradition républicaine. Pour les uns, la nation est un ensemble qui prend son sens et sa consistance d’une histoire, de mœurs, d’œuvres de l’esprit communes ; il n’y a pas de nation sans référence à la tradition et à l’héritage du passé, à une communauté de sol et de sang. C’est précisément dans cette filiation que l’individu doit trouver à s’incarner, loin de l’individu abstrait du contrat. C’est précisément au contraire ce contrat qui fonde la nation au sens politique du terme : le libre contrat d’individus qui refusent le joug de tout pouvoir (en particulier religieux) extérieur à eux, au profit de celui du citoyen et du règne des droits de l’homme. D’un côté une conception romantique qui défend la singularité et l’originalité de sa culture, dans sa dimension concrète et « incarnée », ce qui constitue « l’âme d’un peuple », et qui s’oppose à un « universalisme abstrait » déconnecté de toute racine, de l’autre au contraire la critique de cette dépendance à la tradition vécue comme assujettissement, au nom d’une raison législatrice et émancipatrice qui se doit de combattre toute forme de préjugé (ce qui n’est pas préalablement « jugé »), seul capable d’instituer une communauté fondée sur la libre adhésion de chacun à des valeurs qui se présentent comme universelles. D’un côté ce qui « fait communauté » est fondée sur le passé commun (en termes de mode de vie, de croyances, de représentations du monde) de l’autre sur un avenir commun librement choisi par chacun. Quelqu'un comme A. Finkielkraut, longtemps défenseur des Lumières a glissé progressivement sur une position beaucoup plus proche de la défense de l’enracinement culturel : selon lui, l’homme est avant tout un héritier, et ses déterminations inconscientes, la langue, le poids de l’histoire, sont ce qui lui donne sa vraie nature. Ce qui précède est bien sûr en filigrane dans tout débat sur l’identité nationale : faute d’avoir expliciter ces conceptions divergentes de la nation, le débat initié par E. Besson n’a jamais réussi à sortir de la confusion et du procès d’intention…

Une fois cette discussion resituée dans le grand débat historique opposant, comme deux grands types idéaux, Romantisme et Modernité (on peut lire à ce sujet A. Finkielkraut : « La défaite de la pensée », mais plus récemment « L’ingratitude » où il montre comment sa position a évoluée sur la question…), il reste à revenir sur cette notion d’enracinement culturel, analyse qui nous permettra peut-être de nuancer, ou en tout cas de complexifier cette opposition qui apparaît binaire jusqu’à présent : nous voyons bien en effet quels sont les risques ou les travers de chacune de ces conceptions :

 

Pour la première : le « nous » de l’identité (celui par exemple qui est légitimement revendiquée dans le processus de décolonisation et qui sert d’instrument de la lutte pour l’indépendance, ou encore par des minorités face aux communautés hégémoniques), peut assez rapidement devenir celui de l’homogénéité culturelle obligatoire et de ne pas laisser une autre place à l’individu que celle du sujet collectif. L’obsession de l’identité collective est à ce titre dangereuse en enfermant les individus dans leurs appartenances ; La communauté culturelle, historique, linguistique, peut devenir l’instrument d’un pouvoir absolu, d’une dictature communautariste qui revendique l’homogénéité culturelle, rejette les minorités et l’étranger sous toutes ses formes. Par ailleurs, aucune société moderne, ouverte aux échanges et aux changements n’a d’unité culturelle complète. Les cultures, nous le savons depuis C. Levi Strauss, sont moins que jamais isolées et doivent même leur perpétuation aux confrontations et rencontres avec d’autres cultures. Elles sont des constructions qui se transforment constamment en réinterprétant des expériences nouvelles, ce qui rend artificiel et dangereux la recherche d’une essence ou d’une quelconque « âme nationale » (critique du phénomène « d’essentialisation » de la notion de culture).

Symétriquement les reproches adressés à l’universalisme abstrait qui privilégie la notion de citoyenneté à celle de l’héritage sont de deux ordres :

-          Avec la logique de la « table rase » du passé et de la tradition au nom de la liberté et de la raison, les utopies révolutionnaires du XXème siècle ont montré la folie que pouvait produire une telle vision de l’avenir où nous croyons pouvoir créer un monde issu de l’arbitraire de nos rêves et surtout de raisonnements abstraits.

-          La conséquence de « l’arrachement » et de la liberté, particulièrement sensible, selon A. Finkielkraut, à notre époque, serait précisément l’abandon de l’héritage, et corrélativement une forme d’abandon des devoirs et des dettes, de dévitalisation. L’idée d’une humanité universelle est irreprésentable et illusoire indépendamment des êtres humains empiriquement saisissables dans leur particularité. Seuls des êtres humains de chair et de sang, donc traversés par leurs cultures respectives, sont dignes d’intérêt.

 

Pour résumer, l’idée d’une humanité toute puissante (parce que guidée par la raison et la liberté) serait aussi fausse et dangereuse qu’une humanité réduite à l’obéissance et à répéter indéfiniment ce qui a été fait par les générations antérieures. Ne faut-il pas chercher une synthèse entre ces deux approches, et chercher à « coupler » (alors qu’on s’attache plutôt à les « découpler »…) « la loyauté républicaine et la communauté de destin historique » (Finkielkraut) ?

 

Pour avancer sur la voie d’une telle synthèse, comme nous l’avons annoncé quelques lignes plus haut, il est nécessaire de revenir sur cette notion « d’enracinement culturel », tel qu’elle est communément utilisée… Quelle différence entre quelqu'un qui serait « enraciné » et quelqu'un qui ne le serait pas ?

 

Comme nous l’avons déjà signalé, cette notion est en principe associée à une forme de ruralité, à la référence revendiquée à une communauté traditionnelle. Pour ses partisans, vie communautaire et vie familiale (au sens traditionnel de communauté familiale élargie) sont alors évoquées de concert pour désigner un mode de vie plus authentique… L’enracinement est généralement lié à l’idée d’une terre ou d’un «terroir » et de sa langue, dans lequel on vient puiser force et vitalité (grâce aux racines…). Mais alors que penser des autres formes d’appartenance (par exemple : politique, citoyenne, professionnelle, orientation sexuelle, affinités électives, associatives, intellectuelles, artistiques, philosophiques (par exemple la « tribu » du café-philo !) ? Ne font-elles pas partie de la culture ? Pour y répondre, peut-on préciser quels sont les facteurs qui décident d’une « appartenance » culturelle ?

La notion d’appartenance culturelle peut être rattachée à plusieurs facteurs : 1) reconnaissance du lien entre l’individualité et une collectivité d’existence sociale (plus large que communauté) et éventuellement civile 2) l’usage de traditions communes (qui influencent les conduites) 3) le partage de valeurs. Nous voyons bien que l’appartenance englobe l’appartenance communautaire traditionnelle sans s’y réduire. Différentes formes de socialisation peuvent entrer dans ce cadre. Par exemple, une socialisation « communautaire » de type ethnique, et/ou linguistique, et /ou régionaliste, et/ou religieuse…etc.  qui privilégie la mise en commun de pratiques et de valeurs au dépens de la sphère privée, sera différente de la socialisation d’une forme d’association plus proche de la « société » (distinction classique dans le vocabulaire sociologique) qui met d’avantage l’accent sur le principe d’individualisation des conduites en référence à l’indépendance de la sphère privée. En réalité, le fait de poser le problème des effets positifs ou négatifs de l’ « enracinement » sur l’individu fait implicitement référence à une dimension plutôt « communautaire » (ou en tout cas encore proche des anciennes appartenances) de la socialisation. Mais il faut garder à l’esprit qu’il ne s’agit que d’un cas particulier d’appartenance culturelle. En ce sens,  la notion « d’enraciné » est problématique : quelles références culturelles doivent en effet prévaloir sur telle autre ? La culture n’infuse-t-elle pas par tous les pores de la société ? Même l’exemple souvent cité de ceux qui sont « déplacées » de force (par exemple envoyés dans des camps d’internement) -l’homme nu, livré à lui-même, extrait de toute communauté -, est fallacieux : ils gardent leur mémoire, leur histoire, leurs références.

 La culture est milieu d’émergence de l’individualité, et condition de possibilité de cette émergence. De ce point de vue, la forme communautaire propose une forme d’appartenance parmi d’autres…

 

Serait-ce à dire que les sociétés démocratiques qui font rupture avec les anciens ordres communautaires ont rendus anachroniques ou superflus la revendication identitaire ? Un seul regard porté sur le monde d’aujourd’hui suffit à nous persuader du contraire : l’air du temps est à la demande de reconnaissance des identités (quelque soit celles-ci, et donc en particulier les identités reliées au « terroir »). Et pourtant, elles n’ont plus grand-chose de commun avec les anciennes appartenances (nous allons y revenir). Ce qui est paradoxal : l’individu contemporain, dont la caractéristique est de se vivre déconnecté de l’ensemble social dont il fait cependant partie (référence à la réflexion de M. Gauchet),  se définit par l’affirmation subjective de son identité collective et demande à être reconnu comme tel. Il y a un nouveau rapport de l’individu aux données de sa condition, qu’il s’agisse de la communauté dont il fait partie, de la tradition où il s’insère, ou de l’orientation sexuelle qui le singularise. L’individu doit « rejoindre intérieurement ce qui lui est donné d’être extérieurement ». Je dois ainsi « m’approprier subjectivement l’objectivité sociale » dont je relève. Mon moi le plus authentique est celui que j’éprouve en tant que Corse, ou bien en tant que Juif, ou encore en tant que femme ou ouvrier. Nous avons à nous reconnaître dans ses particularités afin aussi de nous y faire reconnaître par autrui, et de nous identifier vis-à-vis d’eux. C’était avant ce qu’il fallait mettre de côté pour le dialogue ; c’est ce qui devient ce sur la base de quoi un échange s’établit. L’espace public lui-même est devenu leur lieu de reconnaissance. Autrefois, l’appartenance communautaire, les traditions, constituaient « un ordre radicalement extérieur et antérieur à soi », qui nous traversait mais nous épargnait en même temps d’avoir à nous choisir ainsi. Nous accomplissions ces usages ou ces traditions « sans qu’il s’y mêle quoi que ce soit de nous-mêmes » puisque nous « portons » en quelque sorte la collectivité en nous, et à notre insu (ce ne peut être l’objet d’une revendication…). Aujourd’hui « l’appropriation de ces caractéristiques collectives est le vecteur d’une singularisation personnelle ».

 

Mais comme nous venons de le noter, et peut-être contrairement à ce que nous pourrions croire, il ne s’agit nullement (cf. là encore l’analyse de M. Gauchet) d’une « résurgence de données archaïques », comme un retour des anciennes appartenances communautaires, mais d’un « produit de la sophistication démocratique » qui procède « par recyclage des matériaux anciens », sur fond d’une profonde homogénéisation (au delà des apparences) de nos sociétés : qui se manifeste par exemple par la disparition progressive de la paysannerie, un séparatisme et une « culture » du monde ouvrier en net déclin également, des fractures politiques toujours existantes mais de plus en plus brouillées, le rapprochement des genres, une opposition catholiques/laïcs plus vraiment d’actualité…etc.). D’une manière plus générale, les modes de vie se rapprochent, « via l’urbanisation, la consommation, la médiatisation ». Nous pourrions poursuivre en disant qu’il est indéniable aujourd’hui que nous assistons depuis plusieurs générations dans nos sociétés « urbaines »  à un processus massif de déterritorialisation, de déconnexion plus ou moins forte du territoire d’origine sous l’effet des brassages de population et des mobilités géographiques de plus en plus importantes de celles-ci… D’une certaine façon, l’histoire de la modernité n’est-elle pas celle de l’ouverture des frontières, d’une certaine forme de nomadisme, qui se traduit notamment par des bouleversements et des ruptures dans l’institution familiale (nos vies ne sont plus organisées de la même façon par la structure familiale), et peut-être aussi l’histoire d’une uniformité croissante. En réalité, cette revendication des racines n’est-elle pas contemporaine de ce puissant mouvement d’émancipation des anciennes appartenances (que l’on peut en effet interpréter comme émancipation ou au contraire comme une perte de substance) ? Un peu comme si la force et le volontarisme de ce mouvement de revendication identitaire était en proportion inverse de l’extinction des anciens repères (géographiques, familiaux, ethniques, nationaux), et peut-être une manière de retrouver plus ou moins fantasmatiquement une identité collective mise à mal dans cette nouvelle société des individus…

 

Quelque soit en effet la légitimité de l’appel aux racines, il semble bien que le seul recours nostalgique aux anciennes appartenances ne puissent être d’un grand secours dans ce monde « hypercontemporain ». Mais en revanche, il garde  toute sa place en tant que référence culturelle : G. Lipovetsky et J. Serroy viennent  d’écrire un livre sur la culture de ce monde mondialisé qui s’intitule « La culture-monde. Réponse à une société désorientée » qui montre comment la « culture-monde » a intégré en son sein les revendications particularistes.

 

La mondialisation capitaliste a généré une « culture-monde » ou chacun peut retrouver la même culture de masse – qui englobe les univers techniques, médiatiques, culturels au sens classique… et transforme nos modes d’existence et notre vie culturelle -, passée aujourd’hui entièrement dans la sphère marchande. Mais parallèlement, même si le présent et le court terme est surinvesti, l’éradication du passé n’est pas à l’ordre du jour, au contraire : réhabilitation du passé, culte de l’authentique (souvent en lien avec la revendication écologique), remobilisation de mémoires religieuses, identitaires et particularistes (mais peut-être davantage comme objets de consommation que comme guide pour l’action ?). La Culture-monde correspond à la période de l’hypercapitalisme mondialisé qui engendre une excroissance de la sphère culturelle désormais absorbée par l’ordre marchand : la notion de capitalisme culturel peut rendre compte de ce phénomène. Cette « culture-monde » ne correspond plus à la culture au sens anthropologique (ensemble de valeurs et de normes héritées de la tradition), ni au sens de la « haute culture » (petit monde des arts et des lettres). Nous assistons à une absorption des objets culturels dans l’univers de la marchandise, liée à l’hyperconsumérisme.  C’est dans ce sens de la « consommation culturelle » qu’il faudrait peut-être resituer cette attachement aux racines, au sens du spectacle de leur célébration (il ne s’agit  que d’une hypothèse…). Les deux idoles de la culture-monde : le cachet et la célébrité (fût-elle d’un jour). La « culture-monde » ne produit pas des œuvres qui « échappe à l’usure du temps » ; elle évolue dans l’éphémère, s’attache à une grande facilité d’accès, et s’adresse à tous. « Si la culture est ce qui échappe à l’usure du temps en créant des œuvres éternelles, la culture de masse ne mérite pas le nom de culture : elle n’est qu’une des pièces de l’univers marchand généralisant le transitoire et le périssable, la facilité et l’immédiateté ». (opposition avec la culture au sens classique et humaniste).

 

Quelque soit son degré d’adhésion ou de refus personnel par rapport à ses nouveaux contextes de vie, le flux permanent des hommes et des marchandises, le flot ininterrompu d’ images, d’informations, de films, de séries télé, de spectacles sportifs nous obligent à constater que dans ce monde global et unifié, les limites culturelles du territoire sont dépassées ; nous assistons à un mouvement d’hyper-individualisation et de profonde déterritorialisation peu compatible avec la référence aux « racines »…

 

En forme de synthèse …

Il est possible à partir des problèmes que posent cette notion d’enracinement, de dégager plusieurs points, en anticipant peut-être sur la synthèse déjà évoquée entre la vitalité/pesanteur de l’homme « enraciné », et la liberté/désorientation de l’individu « détaché » :

 

1)    S’il est vrai que notre identité se traduit dans un certain rapport que j’entretiens et que je construis avec moi-même (dimension de la réflexivité), la part de l’héritage que je reçois ne relève pas d’une détermination mécanique (c’est la thèse de l’école culturaliste pour laquelle l’identité personnelle est déterminée culturellement : cf les écrits de Malinowski ou M. Mead). Cela signifie en particulier, si cette dimension de rationalité et de réflexivité est bien présente dans la constitution de notre identité, que l’on peut parler de la référence choisie à des « racines » (originaires ou d’adoption) plutôt que d’un enracinement « naturel ».

2)    La référence théorique aux « racines » semble relatif à un type d’existence sociale sur le modèle de la « communauté traditionnelle ». La notion de communauté (au sens sociologique du terme la distinguant de la « société ») et celle de « racine » seraient de ce point de vue inséparables. Si nous voulons élargir le propos à nos sociétés modernes, la notion d’appartenance culturelle paraît plus adaptée.

3)    Dans une société marquée par le primat de l’individu sur le collectif, la socialisation n’est plus simple « incorporation » de ses normes, ou identification directe (et ignorée bien que remarquablement agissante) à un ensemble ordonné de représentations, de règles, d’idéaux, de statuts et de coutumes. Les filiations culturelles peuvent être plurielles et surtout elles sont choisies. Celles-ci ne concernent pas seulement la communauté d’origine, mais l’ensemble des groupes d’appartenance. Dans cet esprit, et malgré la crise que traverse l’engagement citoyen, la fidélité aux idéaux de la République et à sa quête d’universalisme est aussi une filiation culturelle très prégnante dans notre société, qui doit être considérer comme telle, et pas seulement sur le mode de l’opposition de l’universel aux particularismes culturels…car elle relève autant que n’importe qu’elle autre référence du monde des cultures (ici la culture occidentale et plus particulièrement la communauté nationale française, pour ne pas la nommer…). Ce qui constituait la principale arme d’attaque contre l’idéologie romantique et traditionaliste de l’enracinement peut, par un effet de retournement paradoxal, être considéré d’une autre façon comme une forme d’enracinement tout aussi opérant…

4)    Le « sujet humain » tel que la philosophie contribue à le définir depuis quelques siècles est aussi à mettre en perspective avec cette nouvelle ère de l’humanité ouverte par l’avènement de la démocratie, donc avec une nouvelle culture, souvent nommée « occidentale », qui se caractérise par un processus d’individualisation sans cesse croissant de ses membres  ; un tel individu se distingue avant tout par son activité subjective : en particulier la question des appartenances culturelles doit se comprendre comme un véritable travail d’appropriation, en particulier des éléments de sa naissance, qui sont au départ contingents, mais aussi par rapport à plusieurs cultures différenciées, aux normes et aux valeurs différentes, voire contradictoires. Car parler d’appartenance culturelle au singulier est aujourd’hui bien discutable : dans un monde globalisé, il y a de moins en moins de cultures pures et isolées, et de plus en plus de formes hybrides, des mélanges de cultures. D’où le danger d’enfermer un individu dans une appartenance culturelle. Il est aujourd’hui fréquent que les individus se constituent autour de plusieurs cultures. Ils peuvent aussi se construire en rupture avec leur culture de référence, par exemple en dénonçant certaines pratiques ou valeurs en vigueur. La culture fournirait ainsi des matériaux  plus ou moins librement utilisés par l’individu pour s’identifier et se faire reconnaître. Cette « synthèse » personnelle est la marque de l’individualité, et elle est sans cesse en mouvement (d’où la critique d’une conception essentialiste de l’identité). A l’idée d’un asservissement passif (qui peut bien entendu être consentant) à des racines, se substitue celle d’une activité, d’un véritable travail psychique et intellectuel, capable d’assumer une forme de transmission et d’héritage, tout en opérant une véritable appropriation subjective, qui passe par du tri, des choix, des rejets, mais aussi de multiples formes « d’hybridisation » personnelles.

5)    Pour conclure tout à fait : cette création de l’individu moderne et de son « intériorité », qui introduit de la distance, de la réflexion, de la remise en question, du doute, parfois de la séparation, par rapport à ses affiliations culturelles, le rend effectivement plus « léger », sans doute aussi  moins dépendant des déterminismes de la naissance, mais aussi plus hésitant, plus indéterminé, moins « orienté »…. moins planté/plombé mais peut-être aussi moins « concret », plus « abstrait »… Mais le nouvel individu contemporain ne franchira-t-il pas le pas d’une véritable désaffiliation, au sens où il ne se sentirait plus appartenir à quelque chose qui le précède, un monde déjà là dans lequel il a la charge de s’inscrire, se vivant comme « déconnecté », en ayant beaucoup moins le sens de l’obligation et de la dette vis-à-vis de ce qui extérieur à lui. Dans cette hypothèse, la bulle de savon serait peut-être une métaphore plus appropriée que les ailes de l’oiseau…

 

 (Comment se situer dans ce débat ? Comment notre époque, marquée par l’individualisme mais aussi la « culture-monde », traite cette question des appartenances ? La revendication si insistante aujourd’hui des identités culturelles ne cache-t-elle pas en réalité un processus de « déterritorialisation » de plus en plus grand ?)

 

Daniel Mercier, le 12 juillet 2010