Qu’est-ce que l’héritage culturel ? - Juillet 2015

La présentation du sujet

 « Qu’est-ce qu’un héritage culturel ? »

 

Dans le cadre du Festival de la Méditerranée à Narbonne :

 

Nous proposerons en guise de présentation de ce sujet les citations suivantes :

 

Hériter, c’est  reconnaître « que nous devons recevoir ce qui est plus grand, plus vieux, plus durable, plus puissant que nous » (Derrida).

 

« On ne possède jamais que ce qu’on a reçu et transformé, que ce que l’on est devenu grâce à d’autres ou contre eux » (André Comte-Sponville).

 

René Char, et sa célèbre formule : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». Comment entendre cette phrase un peu énigmatique ?

 

 

L'écrit philosophique

 

Qu’est-ce que l’héritage culturel ?

 

L’identité, les racines, l’origine, les appartenances culturelles et la rencontre avec l’altérité d’autres cultures… Depuis plusieurs années, à l’occasion de ce Festival, nous essayons d’explorer « le vif du sujet » de ce que nous sommes en tant qu’être essentiellement social, de mieux comprendre ce qui fait « monde » chez les humains, ou ce qui fait société , ce qui est à peu près la même chose… Aujourd’hui, c’est la notion d’héritage culturel qui se trouve sous les projecteurs, et elle est en effet centrale sur notre sujet en tant que finalité d’un mécanisme inhérent à toute société qui existe dans la durée, je veux parler du mécanisme de la transmission.

 

Qui dit héritage dit en effet transmission d’une génération à une autre, et plus globalement transmission intergénérationnelle. Non pas ici transmission génétique (même si elle concerne bien l’espèce animale (et donc nous-mêmes) et son évolution, mais pas au sens d’héritage culturel), ni transmission de biens matériels, mais transmission symbolique et par conséquent essentiellement langagière, de ce que nous pouvons considérer comme des biens ou des acquis culturels. Etant entendu que les deux grandes acceptions de la culture peuvent ici être associées : il s’agit autant de l’héritage culturel au sens de l’histoire des idées ou des grandes « œuvres » de l’esprit (culture au sens de la formation de l’esprit) , que d’aspects plus « culturels » au sens anthropologique du terme, tels que les habitudes alimentaires ou vestimentaires, les pratiques sociales de toute sorte (et pas seulement artistiques ou littéraires), l’ensemble des savoirs, la langue, mais aussi les façons de gouverner, les valeurs, les règles et normes en vigueur… Par exemple, les règles de civilité et de politesse sont bien sûr « héritées » (pourquoi celles-ci ont de la peine à s’imposer aujourd’hui ? C’est précisément un signe parmi d’autres de ce que nous appelons « la crise de la transmission » dans nos sociétés contemporaines, qui n’est rien d’autre qu’un héritage de plus en plus problématique…

 

Première remarque : aucune société ne peut exister dans la durée sans que cette transmission ne soit assurée. Imaginons en effet une société où les nouveaux venus ne seraient pas socialisés et préparés à entrer dans ce monde déjà là, totalement étrangers à eux… La responsabilité des adultes – à travers l’éducation – et des institutions comme celles de l’école en particulier dans nos sociétés modernes (le rôle attribué à l’école de ce point de vue est fondamentalement nouveau depuis l’avènement de la modernité), portent sur cette transmission de savoirs, de normes, de valeurs…etc. permettant cette intégration sociale et assurant ainsi une certaine forme de reproduction. Aimons-nous suffisamment notre monde, et suffisamment nos enfants, questionne Hannah Arendt, pour assumer cette responsabilité d’introduire les nouveaux venus au monde tel qu’il est, avant que ceux-ci puissent le renouveler ? Notre monde pourrait finalement sombrer dans la ruine à deux conditions : s’il était privé de l’apport des « nouveaux venus » (ce que Arendt appelle le phénomène de « natalité » ; c’est grâce à eux que notre monde peut continuer de vivre) ; si ces nouveaux venus n’étaient pas préparés « au monde tel qu’il est » (c’est la tâche de l’éducation, dit-elle encore, et non « l’art de vivre » !). 

 

Deuxième remarque : la grande différence sans doute entre le monde animal et le monde humain (même si certains travaux d’éthologie qui font mention d’une « culture animale » peuvent nous conduire à ne pas « absolutiser » cette différence), est à chercher dans le statut respectif des instincts dans le processus d’adaptation. Alors que l’animal s’adapte rapidement grâce à des instincts préformés à un environnement très stable et n’évoluant que très lentement, le petit d’homme se caractérisent avant tout par ses « lacunes biologiques » (que Marcelle rappelait dans sa précédente conférence sur « le vide »), et doit être éduqué pour survivre. Rousseau insistera sur cette différence et parlera à ce sujet de l’historicité et donc aussi de la perfectibilité de l’humain (et aussi, par contrecoup, de toutes les dérives et les erreurs possibles, rançon de ces facultés). Le rapport à la nature de l’être humain ne se fait pas « en direct » mais médiatisé symboliquement par la culture ainsi « créatrice de monde »[1]. Un peu comme si l’animal humain avait cette particularité de devoir s’apprivoiser ou se domestiquer lui-même, l’éducation étant l’outil symbolique de cette nécessité. La notion de monde pouvant être désormais réservée à « monde humain », comme l’a bien compris la phénoménologie et tous ceux qui lui ont succédé (après Husserl, Heidegger, Arendt, Lévinas, Merleau-Ponty, Sartre etc.). A la différence d’un acquis génétique (comme chez l’animal), c’est-à-dire d’un acquis naturel et inné, l’acquis culturel ne relève pas de la même « automaticité ». Il peut se perdre car il dépend de la mémoire, qui elle-même dépend de la transmission.

 

Troisième remarque : l’héritage est à la fois un don et une dette, et s’inscrit dans une symbolique de l’aventure humaine. Don de la génération précédente à la génération suivante, mais dette également : je dois transmettre ce qui m’a été transmis. Je suis en dette vis-à-vis de ceux qui m’ont précédé et m’ont « passé le flambeau ». Créancier des prédécesseurs, dans un premier temps, je deviens débiteur de mes successeurs ensuite. Des uns aux autres, ce qui donc fait lien, ce qui nous réunit dans l’histoire d’une même famille humaine, c'est la transmission. Hériter, c’est également reconnaître « que nous devons recevoir ce qui est plus grand, plus vieux, plus puissant, plus durable que nous » (Derrida). C’est aussi reconnaître la précédence de ce qui a fait ce que nous sommes aujourd’hui, au-delà de l’illusion que nous pourrions appeler celle de l’individu auto-référencé : croire que notre processus de construction est purement endogène, que nous ne devons à rien d’autre qu’à nous-mêmes pour advenir, et que nous devons par conséquent nous défier contre tout ce qui pourrait représenter ou affirmer une « prééminence » ou une « antériorité ». C’est en quelque sorte le mythe de l’individu hypermoderne. Il est difficile à l’individu contemporain de reconnaître que lui-même et son lien avec les autres dépend de quelque chose qui n’est pas lui, qui est hors de lui, et que la société est avant et au dessus de lui. La transmission nous permet de devenir nous-mêmes par la médiation de ce qui n’est pas nous ; c’est ce rapport à l’altérité qui est constitutif de ce que nous sommes. C’est en ce sens que Marcel Gauchet considère que l’individualisation poussée à son terme sape les conditions même d’une véritable individuation.

Quatrième remarque : héritage ne signifie pas soumission ou passivité par rapport à ce qui m’est légué. « L’héritage n’est précédé par aucun testament » dit le poète René Char. Derrida insiste sur cette idée (« De quoi demain »… Dialogue entre Derrida et Roudinesco), tout en affirmant « qu’il s’est toujours reconnu, qu’il s’agisse de la vie ou du travail de la pensée, dans la figure de l’héritier ». Une phrase de André Comte Sponville dit à peu près la même chose : « On ne possède jamais que ce qu’on a reçu et transformé, que ce qu’on est devenu grâce à d’autres ou contre eux ». Mais cela signifie rien moins que confortable. Il s’agit en effet de savoir réaffirmer ce qui vient « avant nous », et que nous recevons avant même de le choisir, et en même temps s’approprier ce passé dont nous savons qu’il est au fond « inappropriable ». Il peut s’agir de mémoire philosophique, d’une langue, d’une culture… bref de la filiation en général. Il n’est pas question de « choisir son héritage », car c’est plutôt lui qui nous choisit, mais de choisir ou non de le garder en vie. C’est dans ce moment de réaffirmation qu’il y a un véritable acte de sélection ou d’élection. La vie même, dit Derrida, réside dans ce mouvement qui relève à la fois d’une passivité (c’est-à-dire d’une réception) et d’une activité visant à sélectionner, filtrer, interpréter, donc transformer. Le travail philosophique de « déconstruction » de Derrida relève en ce sens d’une problématique de l’héritage. Nous sommes éloignés ici de ce que nous pourrions nommer la « patrimonialisation » qui a tendance à « sacrer » les œuvres du passé, mais à les enfermer en quelque sorte dans leur propre cercueil. Ranger les œuvres au Panthéon de la mémoire et les « visiter » religieusement de temps en temps ne leur permet pas pour autant d’être utilisées et actives dans le présent. Dans une perspective derridienne, le recours au passé, bien loin d’être un obstacle au présent et à la marche vers l’avenir, devient au contraire un instrument de ces derniers.  « Mon désir ressemble à celui d’un amoureux de la tradition qui voudrait s’affranchir du conservatisme ». L’acte même de « s’en prendre à quelque chose » (exercer une critique, même sévère) suppose toujours au commencement (ou devrait supposer) un hommage à ce que l’on critique. Pour conclure ce point, nous pourrions peut-être distinguer dans l’héritage culturel ce qui est transmis d’une façon ou d’une autre (plus ou moins implicitement ou de façon délibérée), et ce qui est de nouveau réactivé, dans le cadre des processus de sélection et de transformation précédemment évoqués.

 

A partir de là, nous devons interroger cette notion d’héritage culturel  dans le contexte des sociétés contemporaines : en quoi cette question se pose avec acuité aujourd’hui ? Nous retiendrons au moins trois sources de difficulté concernant les conditions dans lesquelles ce processus opère, les deux dernières étant fortement interdépendantes :

 

L’héritage est un processus social qui se produit dans le cadre de rapports de classe ?

L’héritage culturel se produirait donc dans des conditions d’inégalité sociale telles qu’il serait générateur de reproduction sociale. Pierre Bourdieu, sociologue et analyste des pratiques culturelles (Les Héritiers ou « La reproduction »), s'attache à démonter les mécanismes de pouvoir symbolique (l'école, le langage, les pratiques culturelles ...) par lesquels les classes dominantes perpétuent les inégalités sociales et se transmettent leurs privilèges de génération en génération par héritage intellectuel. Les pratiques scolaires comme les pratiques culturelles plus globalement (artistiques par exemple), qui s'affichent comme désintéressées et ont une prétention à l'universalité, loin d'être universelles et idéologiquement neutres, sont enracinées dans la structure sociale qu'elles contribuent à reproduire et perpétuer. Et la hiérarchie des valeurs culturelles reflète la hiérarchie sociale. Les enfants des classes dominantes ne sont pas seulement les héritiers d'un patrimoine matériel, ils sont aussi les héritiers de la culture. Pour Bourdieu, la réussite scolaire des enfants des classes dominantes ne s’explique pas par leur talent mais par leur héritage culturel. En effet les familles privilégiées transmettent à leurs enfants un capital culturel que l’école va valoriser, sous forme d’ « habitus » de classe[2]. Les enfants de la classe dominée sont eux confrontés à des problèmes d’acculturation (assimilation d’une nouvelle culture). Dans un tel contexte, l’idéologie de l’égalité des chances permet de rabattre la responsabilité de l’échec sur les enfants des classes populaires qui acceptent ainsi leur élimination et la considèrent comme normale

 

► Que penser de cette conception de l’héritage culturel ?

 

Gauchet nomme la démarche épistémologique de Bourdieu qualifiée par lui-même de « structuralisme génétique », le  « paradigme critique ». Il écrit à ce sujet[3] : « Par essence, le discours explicite est travestissement, la conscience des acteurs est mystifiée. La démarche scientifique consiste donc dans le contournement ou la mise hors-jeu de ces apparences et dans le dévoilement d’un arrière-monde qui seul compte et commande, […] la notion de structure, comment qu’on la comprenne, ouvre la possibilité, non pas d’une mise en cause des pouvoirs de la réflexion, mais de leur mise entre parenthèse pure et simple au profit des lois d’un système fermé sur lui-même et autosuffisant, dont le sujet apparent n’est qu’un épiphénomène ou un effet. Le structuralisme est logiquement l’expression suprême, l’illustration achevée du paradigme critique. ». Le paradigme critique, tel que Gauchet le décrit, a ceci de paradoxal que tout en prétendant les libérer et les désaliéner, il dénie aux acteurs non seulement toute pensée critique authentique, mais même et tout simplement toute capacité de se mettre par la pratique ou la pensée à distance de soi. La domination s’exerce exclusivement de manière horizontale et implacable, les stratégies individuelles qui viennent s’y inscrire ne sont finalement que des « épiphénomènes », dit Gauchet, ne faisant jamais autre chose que manifester la réalité implacable et uniforme de la domination. Le paradigme critique ôte à la subjectivité, et ce par principe, tout pouvoir critique.

 

Un autre sujet de préoccupation concerne non plus les conditions sociales de domination dans lesquelles opère l’héritage culturel, mais le phénomène dit de « crise de la transmission » qui sévit sur l’ensemble de la société. Nous en relèverons deux symptômes souvent évoquées, et développerons davantage le second :

 

Un rapport problématique avec notre propre passé

Walter Benjamin, sans doute le premier, parle de notre difficulté, à partir du XXème siècle, pour vivre une expérience commune de continuité entre le présent et le passé, notre temps présent étant vécu de plus en plus sur le mode de la rupture par rapport au passé. Il entend par « expérience » la possibilité d’une tradition partagée et transmissible, qui peut être racontée de génération en génération sans que son sens se perde.  Cela n’a fait que se confirmer depuis, notamment dans la deuxième moitié de ce XXème siècle, dans des sociétés résolument orientées vers l’avenir. Le changement et l’obsolescence de plus en plus rapide des technologies, des métiers, des objets, mais aussi des savoir-faire, des mariages ou des programmes politiques… sont les symptômes de ce que Helmut Rosa, le philosophe de l’accélération sociale du temps, nomme « la compression du présent » : le « présent durable » dure de moins en moins ; dans la société pré-moderne, le présent parvient encore à réunir trois générations (le grand-père, le père et le fils), alors que dans notre modernité tardive, plusieurs cycles de vie se déroulent en une seule vie (en moyenne, un américain ayant fait des études supérieures exerce 11 métiers…).Cette évolution s’est accompagnée d’une temporalité de l’instantanéité et de l’immédiateté (Boutinet), que nous pourrions qualifier de « présentisme », naturellement peu portée au temps long et lent de la transmission. L’historien Pierre Nora analyse remarquablement, dans « Les Lieux de mémoire », la transformation d’une « histoire-mémoire », rapport vivant et collectif au passé, en « une mémoire de papier », marquée par l’obsession de l’archive et l’injonction à se souvenir (le devoir de mémoire). Cette évolution s’accompagne d’un phénomène de « patrimonialisation » de la mémoire, c’est-à-dire le souci quasi obsessionnel de commémorations, de célébrations, et de « patrimonialisation des lieux de mémoire ». En somme, ce souci témoignerait de l’effort de restaurer un rapport de proximité avec le passé qui serait fortement ébranlé. Mais j’ajouterai que la manière dont le patrimoine a envahi tout notre champ culturel s’explique aussi aujourd’hui par le nouveau besoin de se raccrocher comme à un viatique à cet héritage du passé, à l’heure où nous sommes habités par une sourde inquiétude devant un avenir incertain et plus difficile à penser que jamais. Mais l’héritage est sans testament : lettre morte tant que nous n’en avons pas dit le sens pour nous. Ni la nostalgie, ni la révérence faite aux œuvres du passé ne peuvent éclairer notre avenir. Pendant longtemps, c’est la fidélité à nos ancêtres qui légitimait l’importance de l’héritage culturel ; aujourd’hui, c’est plutôt la préservation de notre avenir, celui de nos successeurs, qui rend plus que jamais nécessaire ce recours.

 

Détraditionalisation et crise de la transmission

Nous pouvons constater que la « patrimonialisation » du savoir n’empêche nullement la crise de la transmission, notamment à l’école…. Comme analyser celle-ci, qui est inséparablement une crise de l’héritage culturel ? Suivons l’analyse de Marcel Gauchet (« Les conditions de l’éducation », deuxième partie) :

Nos sociétés ne fonctionnent plus, et depuis longtemps, sur le principe de la tradition, que nous pourrions formuler ainsi : le modèle indépassable de nos conduites et de nos usages se situent dans un passé fondateur, longtemps incarné par ce que nous appelions « Les Humanités ». Mais l’école a toujours occupée par rapport à ce principe une position ambigüe : instituée pour rompre avec la seule imprégnation familiale et l’autorité indiscutable du passé, au profit d’un apprentissage explicite, méthodique, conduit par la raison, elle a cependant longtemps reconduit tacitement l’évidence inquestionnée d’une obligation envers le passé,  et d’une précédence des modèles collectifs. C’est à partir de la seconde moitié du XXème siècle (en particulier des années 70) qu’une relance du processus de détraditionalisation intervient, sapant le compromis précédent que l’école avait réussi à maintenir. Ce processus s’accompagne du mouvement de patrimonialisation du passé : vénéré dans ces concrétisations monumentales, mais installé dans une distance radicale que le fait ressentir comme extérieur. Investi « d’une manière de sacralité », il n’en demeure pas moins accessoire, et nous pouvons nous passer de cette référence au passé. La réflexion pédagogique devient aveugle à la dimension d’antériorité du savoir pour se concentrer sur les besoins des êtres singuliers au présent ; quand le passé vivait dans le présent, l’appartenance au collectif était obligatoirement convoquée : c’est à travers l’identification à son groupe humain qu’on accède soi-même à la pleine existence. L’école présuppose cette adhésion/inclusion, qu’elle a pour mission de rendre raisonnée. Devenir soi-même, dans ce cadre, ou apprendre qui l’on est, suppose que je prends symboliquement sur moi cette réalité sociale qui m’englobe, et je la fais mienne. Société traditionnelle ou démocratique, le rôle de la socialisation est globalement le même : permettre aux nouveaux venus de tenir leur place (qui n’est effectivement pas la même suivant le type de société), les adultes devant anticiper pour leur frayer la route et définir le programme de leurs acquisitions. Ce modèle est radicalement remis en cause avec les récents développements de l’individualisme : l’individualisation atteint un stade qui ne peut que refuser d’admettre cette précédence symbolique du collectif. C’est l’individu qui est antérieur à tout le reste, qui est au point de départ de tout.  Lorsqu’il s’agit d’apprendre, ce sont ses désirs, des besoins, ses intérêts qui seuls priment en droit et en fait. Le ressort de l’appartenance s’est effacé. Pas de « devenir individu rattaché à un « devenir-humain » plus large, qui passait par l’appropriation des leçons du passé et de l’esprit de la communauté,  mais un individu posé comme tel au point de  départ, avant les savoirs. Il n’a pas besoin de ceux-ci pour s’instituer. Les savoirs sont désormais des instruments, certes indispensables, mais étrangers à la fondation de l’individu. Ils ne sont plus vécus désormais comme source de l’excellence des êtres. Une « culture de la nature » (« être soi-même », qui nous conduit à déconstruire un certain nombre de codes sociaux) remplacerait ainsi ce long travail sur soi rendu nécessaire par la triple exigence de la culture, celle de la civilité, celle de la réflexion et de la maîtrise de la langue, celle d’un usage du monde qui nous permet de nous élever au-dessus de la nature et notre « barbarie » spontanée.

Alors que les savoirs ont longtemps gardé leurs vertus libératrices par rapport aux dogmes et à l’obscurantisme, ils voient aujourd’hui leurs statuts changés dans le sens du désenchantement et d’une certaine méfiance vis-à-vis de la dictature du rationnel scientifique. Mais le changement le plus important est le processus d’extériorisation du savoir : l’omniprésence reconnu de ces savoirs est assurée par Internet et les TICE. Il y a une mise à disposition des savoirs par leur intermédiaire (d’une puissance extraordinaire ; de ce point de vue Michel Serre a raison, dans son dernier livre « Poucette », de considérer l’avènement de ces nouveaux environnements numériques comme une révolution équivalente à l’écriture ou l’imprimerie) qui donne à penser que le savoir n’est plus constitutivement à soi, mais qu’il devient « hors de soi », le problème étant maintenant d’apprendre à le mobiliser et le manier. L’idéal était de disposer du savoir « par le dedans » (« la tête bien faite ») ; l’idéal aujourd’hui est de laisser le savoir à l’extérieur de l’individu, tout en lui donnant les clés d’accès. Succès de la vieille formule « apprendre à apprendre » : « pertinence souveraine » dans ce contexte puisqu’il s’agit de brancher la disposition intérieure sur l’appareillage extérieur. Ce changement de statut du savoir entraîne selon Marcel Gauchet une désintellectualisation rampante : à quoi bon se pénétrer de savoir, s’il n’est plus de l’ordre d’une intelligibilité à conquérir pour son propre compte, mais de l’ordre d’un fonctionnement extrinsèque, dont il suffit d’acquérir le maniement. 

Malgré tout ce qui précède, pas de fatalité historique. Pourquoi ? On pourrait croire en effet que la puissance des ressorts socio-historiques mise en œuvre interdise toute alternative. Il n’en est rien, car il faut prendre la mesure des contradictions auxquelles nous sommes confrontés.

Le passé continue quoiqu’on en dise d’occuper une place importante à l’intérieur de nous-mêmes, et c’est à partir de cette vitalité secrète du passé au-dedans de nous que nous pouvons rebâtir une relation censée avec lui. Ce nouveau rapport au passé, cette fois-ci délibéré et partant du présent pour aller vers le passé, serait l’équivalent de la tradition tout en fonctionnant à ses antipodes (la tradition va du passé vers le présent). Ce nouveau rapport au passé est dans le questionnement et non dans la réception passive

La précédence est une contrainte constitutive de l’expérience humaine, c’est elle qui justifie l’éducation. Si nous devions faire le trajet de la connaissance pour notre propre compte, nous serions morts avant d’avoir commencé à vivre. L’art pédagogique doit évoluer entre deux termes extrêmes : on ne peut  inculquer ces acquis sans tenir compte que ce nouvel individu existe par lui-même et doit construire par ses propres moyens ses connaissances s’il veut pouvoir les maîtriser de façon satisfaisante.  Mais par ailleurs, il est impossible de lui épargner l’antériorité, avec ce qu’elle implique d’obligation à s’en saisir. « Permettre l’appropriation personnelle, du côté de l’élève, tout en lui rendant sensible et intelligible cette précédence des savoirs qui s’imposent à lui : la quête de ce difficile équilibre est ce qui pourra donner sa pleine justification à la fonction médiatrice de l’enseignant. »

Etre déclaré individu en droit ne nous dispense pas, au contraire, pour devenir un individu, d’avoir recours au savoir. Sinon nous allons perpétuer le « supplice de Tantale » auprès de nos « nouveaux individus » : ils seraient ainsi dotés d’emblée d’une liberté qui les priverait des moyens de son exercice… Même si la tâche s’avère rude, la direction dans laquelle aller paraît claire (les universités populaires, du moins certaines d’entre elles, peuvent, pour la modeste part qui est la leur, participer avec beaucoup d’autres à cette recomposition. Mais c’est à l’école que les enjeux sont les plus forts).

 

La dimension interpersonnelle et initiatique de la transmission

Un autre point doit retenir notre attention concernant les caractéristiques de la transmission en tant que condition  « sine qua non » de l’héritage. Nous pouvons être tentés de penser, à l’ère d’Internet, que l’accélération exponentielle des informations, de leurs quantités comme de leur vitesse de circulation, tient lieu de transmission, livrées ainsi à la disposition de chacun. Mais un tel stock non sélectif, mêlant des informations de toute nature sans aucune hiérarchisation, est autant de nature à brouiller la transmission qu’à la faciliter. Nous savons qu’Internet est efficace en proportion de la possession ou non des codes et schèmes mentaux dont dispose son utilisateur (Philippe Meirieu). Mais surtout la transmission est sans doute inséparable d’un lien intersubjectif où quelqu'un s’adresse à quelqu'un d’autre, au moins pour deux raisons :

- La dimension interpersonnelle du savoir : même si le savoir en lui-même est impersonnel (commun et partageable) et relève en principe de la seule raison, il s’adresse à des êtres singuliers pour lesquels les enjeux (de savoir) sont, eux, très personnels ; son acquisition relève d’une expérience subjective qui n’est pas sans retentissement personnel… Cela signifie qu’il y aura toujours des maîtres pour faire sentir l’intérêt d’un sujet, pour donner accès, rendent les choses plus aisées… Françoise Vaquier, dans un ouvrage intitulé « Les enfants de Socrate. Filiation intellectuelle et transmission du savoir. XVIIème siècle-XXI ème siècle », 2008, montre que dans l’histoire des grandes institutions scientifiques et de recherche, la figure du maître reste toujours très vivante. Le Maître, c’est une façon de se rapporter à son savoir, de dominer son sujet, d’avoir une distance réflexive par rapport à ce qu’on possède, une humilité par rapport à ce que l’on sait, à la manière de Socrate qui montre à ses interlocuteurs qui croient savoir qu’ils ne savent pas grand-chose… Ce vecteur humain de la transmission est très bien mis en relief par la psychanalyse, cette fois-ci sous l’angle de l’amour transférentiel : Jacques Levine et Dominique Ginet (malheureusement tous deux disparus récemment)  ont mis l’accent sur la dimension transférentielle de la relation pédagogique. Elle est un support à l’apprentissage et au désir d’apprendre à condition que l’enseignant soit en capacité de diriger les transferts de ses élèves sur le propre rapport qu’il entretient avec son savoir (et non pour le mieux-être, comme dans la thérapie) : « L’adulte doit soutenir l’amour de transfert pour favoriser le désir d’apprendre. Celui-ci est nécessaire, mais il doit être déplacé sur l’identification du rapport que l’enseignant entretient avec ce savoir » (Dominique Ginet)

- La dimension ésotérique et initiatique du savoir.

Cette dimension a été déjà évoquée. Il y a une opacité de toute formation signifiante, si logique soit-elle de l’intérieur. C’est un monde signifiant fermé sur lui-même, qui se présente souvent de l’extérieur comme opaque et arbitraire. Seuls ceux qui savent déjà prétendent souvent le contraire ! Marcel Gauchet aime utiliser l’exemple des mathématiques modernes élaborée par Bourbaki (nom d’un mathématicien imaginaire , sous lequel se cache un regroupement de mathématiciens francophones) voulut reconstituer à des fins pédagogiques le fonctionnement des mathématiques d’un point de vue purement logique, prétendant ainsi les rendre totalement « transparentes » : or, comme le dit Marcel Gauchet avec humour, dès la page 5 (sans doute même bien avant …), « on est dans l’impénétrable ». Toute connaissance consistante exige une transmission pour devenir plus familière, plus proche. Ce que les mathématiciens ne comprennent pas toujours, c’est que la logique inhérente aux mathématiques s’apparente à de véritables hiéroglyphes. Sans doute que si les mathématiciens disparaissaient, les mathématiques risqueraient de disparaître aussi, en attendant qu’un nouveau découvreur apparaisse…

 

En conclusion de ces deux points, si les livres et Internet diffusent bien le savoir, c’est la parole, à travers une présence humaine, qui porte véritablement cette dimension initiatrice de la transmission. Elle est inséparable de l’entreprise éducative, et touche à des ressorts qui renvoient à l’essentiel de l’humain.    

 

Pour terminer cette présentation, j’aimerai suggérer d’utiliser dans notre discussion le support concret de notre habituelle pratique sociale de café philo pour analyser la façon dont se pose la question de l’héritage et de la transmission dans ces pratiques. Car nous avons ici une expérience commune dans laquelle nous sommes impliqués… Un intérêt, et non des moindres, de cette pratique est qu’elle est « contemporaine », au sens d’enracinée sans doute dans cette société des individus dont nous parlons tant. Il est intéressant aussi de noter la grande variété de ces pratiques (en fonction de la nature des café-philo), et de repérer à chaque fois le statut de la transmission ou la place faite à l’héritage… Je voulais partir directement de cette expérience…mais j’ai changé d’avis, considérant le caractère trop « abrupt » de cette démarche. Mais elle peut être féconde après avoir suffisamment balisé les caractéristiques et les enjeux de l’héritage culturel…

 

Daniel Mercier, le 24/06/2013

 

En annexe, ce texte de réflexion sur la naïveté qui rejoint notre propos : il n’y a de naïveté que métaphorique, et elle est au fond toujours un produit tardif de l’héritage culturel…

 

La figure de l’enfance comme métaphore. Naïveté première et naïveté seconde

Pour revenir au processus de déconstruction que nous avons évoqué, celui-ci reste intéressant, à condition d’en préciser le but : il ne s’agit plus de « dévoiler » la « vraie réalité » derrière les artifices, l’essentiel derrière des significations qui seraient « superficielles» - tentative désormais rangée au rang des « vieilles lunes » -, mais de mieux saisir la genèse (et non l’origine) et le sens de ces constructions humaines (herméneutique). Le mirage d’une naïveté première, c’est l’impossibilité de remonter à un regard « virginal » … à moins de découvrir le « rien », l’aveuglement plutôt que l’extra-lucidité…Souvenons-nous à quelle difficulté se confrontait Montaigne lorsqu’il cherchait à circonscrire le moment de la simplicité naturelle ou de la naïveté native propre à l’enfant, sachant que celui-ci était précocement déterminé par l’environnement dans lequel il se trouvait… A trop vouloir chercher le natif, on risque de tomber sur le néant… car le petit d’homme est d’emblée un être de culture. Arrivé à ce point, il est alors profitable de laisser la place à une « naïveté seconde » qui, loin de vouloir se débarrasser ou évacuer toutes les sédimentations du sens pour arriver à une sorte d’absolu, met à profit cette « thématisation » des significations, cette déconstruction du sens, pour conquérir, grâce à cette compréhension, de nouveaux degrés de liberté, un regard moins prisonnier de ce qui le conditionne. Mais n’est-ce pas cela le but de la philosophie ?

 

Il reste que le pouvoir de fascination exercé par l’enfance et sa naïveté, synonyme de sincérité, de spontanéité, de créativité, de nouveau commencement,  est considérable. Les vertus de l’enfance, même idéalisée, sont toujours de nature à nous rendre nostalgique, mais aussi à nous servir de modèle, et c’est tant mieux… Mais nous devons peut-être comprendre que pour sauver l’enfant, retrouver l’enfant, devenir un enfant, ce n’est jamais faire retour à un état réel, historique, qui est non seulement perdu (pour l’adulte), mais qui correspondrait à un refus d’accomplissement et à une régression infantile. C’est malheureusement une tendance que nous pouvons rencontrer à travers une idolâtrie irréfléchie de l’enfance conduisant à ne plus vouloir soumettre les enfants (réels, ceux-là…) aux difficiles apprentissages formateurs sous prétexte qu’ils seraient immédiatement créateurs (j’ai entendu à ce sujet récemment Djamel Debbouz s’exprimer sur l’école et son vécu scolaire (émission de FR3, « Ce soir ou jamais ») : quelque soit ma sympathie pour lui, son discours sur l’école témoigne de cette illusion sur l’enfance et de la méconnaissance de la nécessité d’une certaine forme de coercition scolaire dans la formation de l’individu). Une telle dérive traduit l’ignorance du rôle cardinal des médiations sociales dans le devenir homme. En réalité, nous ne pouvons renouer avec une sorte de fraîcheur et de créativité enfantine supposées qu’au terme de médiations arides et douloureuses. Par exemple, la plénitude de la joie ou la puissance créatrice de l’artiste sont la conséquence d’un effort immense sur soi-même. L’imposture consisterait à l’oublier… Lorsque les artistes modernes initient le mouvement de la modernité en exaltant l’enfance, la virginité des commencements (cf. citations précédentes de Klee et Cézanne), lorsque Montaigne met sur un piédestal « l’enfant-philosophe », ils sont eux-mêmes pétris d’une culture dont ils ne dénoncent le carcan que parce qu’ils sont allés jusqu’au bout de sa fécondité. Souvenons-nous des paroles de Klee : « … être comme un nouveau né …. Etre presque primitif… ». Sauf qu’un nouveau né ne produira jamais un Klee ! A cause de sa grande indigence native ! Le « comme » et le « presque » sont ici décisifs : la figure de l’enfance est une métaphore. Elle symbolise un regard attentif à ne pas être gagné et opacifié par toutes les scories des habitudes sociales ou mentales, et capable de voir ce que personne n’a encore vu.

 

Daniel Mercier, le 07/12/2011

 



[1] Quelle est au juste la fonction de la culture ? Les limites du monde animal sont génétiquement liées dans son environnement à des signaux biologiquement déterminants - l’ombre d’un prédateur, le dessin de la robe d’un congénère de sexe opposé… etc. - et déclencheurs de programme appropriés. Ils contribuent à définir un « horizon mondain » qui délimite l’environnement spécifique d’une espèce particulière. Qu’en est-il des limites de l’être humain ? Privé d’une niche génétiquement prescrite, il est exposé à un flux de stimulis privés de signification biologique précise, d’où une indistinction fondamentale entre signal et bruit, rien n’étant significatif par principe (comme chez l’animal). Sa nature ouverte et indéterminée fait de l’homme un animal à la fois souple et dangereux, car privé d’inhibitions innées, et ainsi capable de n’importe quelle action. C’est précisément le rôle d’une culture humaine de se soustraire aux flux des contingences, en unifiant l’expérience d’un monde ordonné et cohérent.. Elle exerce essentiellement une fonction médiatrice entre les hommes et leurs environnements naturels : elle règle ainsi et aménage leurs rapports. La culture « solidarise le groupe » autour de cet aménagement du milieu (Yves Michaut).

[2] Le terme "habitus" désigne en sociologie des dispositions constantes, ou manières d'être, communes à toutes les personnes d'un même groupe social, et qui sont acquises et intériorisées par éducation. Pour Bourdieu, nos orientations, nos stratégies et nos goûts individuels sont des variantes de nos "habitus de classe".

[3]Marcel Gauchet, « Changement de paradigme en sciences sociales », in Le Débat, n°50, 1988, p. 165-166.