Mémoire et histoire : amies ou ennemies ?  - Septembre 2012

La présentation du sujet

« Mémoire et histoire : amies ou ennemies ? »

 

L’opposition d’une mémoire comme reconstruction savante et abstraite du passé, opposée à la mémoire comme vécu personnel ou collectif, est un trait propre au XXème siècle. Elle s’affranchit, fait rupture avec une mémoire fiduciaire (fondée sur la confiance) autorisée par en haut, au profit de la crédibilité argumentée de documents écrits. L’histoire désormais construit un passé, caractérisé par un élargissement temporel et spatial considérable, et « dont personne n’a pu se souvenir ». Nous voilà donc ramener à notre question : de nombreux historiens considèrent aujourd’hui que l’histoire a cessé de faire partie de la mémoire, et que c’est au contraire la mémoire qui serait devenu une « partie d’histoire »… L’histoire doit ainsi être libérée de la mémoire, ce qui semble d’autant plus vrai pour le passé lointain…. Pour Paul Ricoeur au contraire, la mémoire vive doit être considérée comme  la matrice essentielle de l’historiographie (l’écriture de l’histoire). Que penser de cette dialectique d’affrontement entre mémoire et histoire ? Comment se tissent les rapports de l’une avec l’autre ?

 

Daniel Mercier, le 02/09/2012

L'écrit philosophique

« MEMOIRE ET HISTOIRE : AMIES OU ENNEMIES ? »

 

Quelques uns qui en ont parlé…

 

Paul Ricoeur, Michel de Certeau, Walter Benjamin, Pierre Nora, Maurice Halbwachs, Henri Rousso, François Dosse, Tzvetan Todorof, François Furet, Georges Duby, Jacques le Goff  etc… mais aussi Platon, Aristote, Nietzsche, Heidegger… et bien d’autres !

 

Références principales de ce texte :

  • « La mémoire, l’histoire, l’oubli », Paul Ricoeur
  • « Michel de Certeau, Paul Ricoeur, et l’histoire : entre le dire et le faire », François Dosse
  • « Les Lieux de mémoire », Pierre Nora (trois tomes)
  • « Mémoire collective et mémoire historique », Maurice Halbwachs

 

Précisons en préambule de cette présentation les deux sens possibles du terme « histoire » : elle désigne à la fois l’ensemble des évènements advenus et l’ensemble des rapports sur ces évènements. A priori, c’est le second sens qui nous intéresse ici, celui de l’histoire comme connaissance, dans ses rapports avec la mémoire. Mais nous nous rendrons compte en cours de route que les rapports de l’histoire au premier sens avec la mémoire est également convoqué…

 

Une « patrimonialisation » de la mémoire aujourd’hui ? Rupture entre mémoire vive et histoire

Un sujet qui fait écho aujourd’hui à cette fête du patrimoine, et qui nous rappelle que nous vivons une période où les commémorations, les célébrations, la « patrimonialisation des lieux de mémoire », mais aussi les archives de toutes sortes, sont de plus en plus nombreuses. Pierre Nora (Les Lieux de Mémoires) l’analyse comme le résultat d’une difficulté de nos sociétés contemporaines à entretenir un lien vivant avec leur passé, parlant à ce sujet d’une rupture entre la mémoire et l’histoire : l’injonction à se souvenir, qui est une forme d’institutionnalisation d’une mémoire qui ne serait plus « naturelle », remplacerait ainsi l’ancienne « histoire-mémoire ». C’est en effet, selon lui, la fin de la mémoire traditionnelle ; vécue de manière collective, intériorisée et incarnée dans des pratiques sociales. Nous ne vivrions plus le passé comme mémoire, c’est-à-dire comme un « lien vécu au présent éternel », mais comme histoire, « la reconstruction toujours problématique et incomplète de ce qui n’est plus ». « Nous en sommes arrivés à un passé vécu de plein pied à un passé vécu comme fracture ». Dans ce contexte, le souci omniprésent de commémoration (la commémoration est une pratique sociale habituelle au service d’objectifs à la fois identitaire et moral en direction de ceux qui sont morts, mais c’est son éventuel abus qui est identifié ici) témoigne de l’effort de restaurer un rapport de proximité avec le passé qui serait détruit. Ici l’histoire (au sens de la discipline historique) tend à prendre la place d’une mémoire traditionnelle pour y substituer une mémoire de papier, consacrée par l’obsession de l’archive, et une injonction à se souvenir appelée « devoir de mémoire ». L’éloge du patrimoine ferait partie d’une telle  matérialisation de la mémoire.

 

Une opposition récente (entre histoire et mémoire)

Cette ancienne « histoire-mémoire », solidaires de ce que Nora appelle encore « les sociétés-mémoires », a le mérite de nous sensibiliser au fait que la distinction entre les deux n’a pas toujours été aussi évidente. L’opposition d’une mémoire comme reconstruction savante et abstraite du passé, opposée à la mémoire comme vécu personnel ou collectif, est un trait propre au XXème siècle. Au XIXème siècle, l’histoire a pour vocation essentielle une fonction de légitimation de la République naissante et de formation du sentiment national (ce que Nora appelle « l’histoire-mémoire »). De multiples facteurs que nous n’analyserons pas ici –mais que nous pourrions regrouper sous deux grandes rubriques : l’avènement de la société des individus et les crimes contre l’humanité de la seconde guerre mondiale - vont faire diverger histoire et mémoire et accélérer l’autonomie de l’histoire : quand « la société » prend la place de la nation, dit encore P. Nora,  « la légitimation par le passé, donc par l’histoire, a cédé le pas à la légitimation par l’avenir. Le passé, on ne pouvait que le connaître et le vénérer, et la nation, la servir ; l’avenir, il faut le préparer. Les trois termes ont repris leur autonomie. La nation n’est plus un combat, mais un donné ; l’histoire est devenue une science sociale ; et la mémoire un phénomène purement privé ». Nous pouvons néanmoins nous demander si une société peut se passer d’une identité projetée par une conscience collective, reliée au sens civique ou national ; si non, l’histoire doit bien d’une certaine façon être en lien avec la mémoire… Cette remarque devra nous accompagner tout au long de notre réflexion.

 

Autonomisation croissante au cours du temps de l’histoire par rapport à la mémoire

D’une manière plus générale, on peut considérer que l’histoire des rapports de l’histoire et de la mémoire (nous pouvons déjà faire remarquer que nous parlons ici de la mémoire comme objet du savoir historique…) est l’histoire de son autonomisation croissante. La mémoire collective elle-même a été longtemps encadrée par la religion dans l’Europe chrétienne, et a dû s’en libérer. Les épisodes majeurs de cette autonomisation sont liés à l’avènement de l’écriture, de l’imprimerie, et de la diffusion marchande des ouvrages imprimés. Il est significatif de constater à quel point le sort de l’histoire est lié à celui de l’écriture et du développement de la culture de l’écrit. L’histoire est avant tout « scripturaire » ; comme le suggère Paul Ricoeur (« La mémoire, l’histoire, l’oubli »), l’historiographie doit être rapprochée du mythe du Phèdre (Platon) traitant de l’invention de l’écriture. Comme nous l’avons dit, c’est au XXème siècle que l’histoire s’affranchit, fait rupture avec une mémoire fiduciaire (fondée sur la confiance) autorisée par en haut, au profit de la crédibilité argumentée de documents écrits. La notion de source s’affranchit entièrement de celle de témoignage, du moins, et la précision est très importante, au sens intentionnel du terme. La notion de vestige, empruntée à la stratigraphie géologique, s’ajoute à la variété des documents.

C’est aussi à partir de là qu’une différenciation se fait entre histoires politique, économique, sociale, culturelle. L’histoire désormais construit un passé, caractérisé par un élargissement temporel et spatial considérable, et « dont personne n’a pu se souvenir ». Nous voilà donc ramener à notre question : de nombreux historiens considèrent aujourd’hui que l’histoire a cessé de faire partie de la mémoire, et que c’est au contraire la mémoire qui serait devenu une « partie d’histoire »… L’histoire doit ainsi être libérée de la mémoire, en particulier pour le passé lointain….

 

Distinctions habituellement admises entre histoire et mémoire

Il est temps de présenter les principales différences habituellement admises entre elles deux :

Commençons par noter que, dans leur visée intentionnelle, l’histoire est consubstantiellement liée à la mémoire : l’une comme l’autre se proposent d’être représentation de ce qui fût, présence de ce qui est absent à travers la représentation. Mais leur mode d’accès au passé divergent : dés son avènement, comme cela transparaît dans le paragraphe précédent, l’histoire est soucieuse de se constituer selon une norme d’objectivité : elle se veut une reconstitution objective de l’expérience des hommes dans le temps, véritable connaissance méthodiquement élaborée, à vocation universelle ; elle s’opposerait en cela à la mémoire comme vécu. Comme telle, elle est subjective, partiale et partielle, changeante, particulière au présent de telle situation déterminée. Qu’elle soit individuelle ou collective, elle aurait ainsi trop de liens avec les sujets et l’émotion. La rationalité de l’histoire s’opposerait ainsi au caractère plus passionnel de la mémoire : donc sujette à des sélections plus ou moins conscientes parmi les faits remémorés, à des refoulements, ou au contraire à des sacralisations ou des exécrations… La mémoire serait individuelle et l’histoire en tant que connaissance serait de nature sociale et collective… mais nous savons bien, depuis l’avènement de la sociologie, que les « faits sociaux » existent en tant que tels, y compris comme faits psychiques collectifs : conscience collective, mémoire collective… etc. Il n’en demeure pas moins que le concept de mémoire collective est une abstraction ou catégorie de pensée qui renvoie nécessairement à de multiples mémoires individuelles. En revanche,  l’histoire a vocation à être « une », alors que la mémoire est plurielle, qu’ils s’agissent d’individus ou de groupes (les jeunes, les vieux, les paysans, l’intelligentsia, les autochtones et les immigrés, les noirs africains et les maghrébins…etc.). Même si la          nation, comme le pense Ricoeur, reste la référence majeure de la mémoire historique, et que la recherche distingue entre histoire de France, histoire d’Italie, histoire d’Allemagne, c’est la somme, le tableau total qui est visé. Il ya une recherche d’impartialité maximum, et l’idée d’une « histoire universelle du genre humain » est un idéal régulateur pour la connaissance historique. Enfin, un dernier trait distingue de façon irréductible l’histoire de la mémoire : à la continuité de la mémoire vivante, s’oppose la discontinuité historique qui souligne le caractère révolu du passé par l’intermédiaire des périodisations : utilisation du « temps calendaire » pour découper des périodes qui peuvent varier selon les échelles utilisées et l’objet traité (nous ne sommes plus dans le temps de l’intime comme avec le souvenir). Les distinctions évoquées ici sont bien sûr en partie réelles, mais un regard critique soutenu par l’épistémologie de la connaissance historique peut nous aider à faire le deuil d’une trop grande naïveté concernant celles-ci.

 

Eléments d’épistémologie de l’histoire…

L’histoire est née d’une rupture initiale avec l’épopée et le mythe et reste un mixte entre science et fiction : il n’y a pas de vérité définitivement établie du vécu passé. Seulement, comme le dit Michel de Certeau, l’histoire fait changer « l’histoire-légende en histoire-travail » (« L’écriture de l’histoire »). Le passé étant hors de portée de toute vérification expérimentale, l’imagination joue un rôle important dans le travail historique ; il s’agit de construire une configuration où les faits prennent sens. Celle-ci est autorisée par les documents, mais en aucun cas contenue dans ceux-ci. La « résurrection du passé » qu’appelait de ses vœux Michelet est impossible. L’historien, au fur et à mesure de sa quête érudite et minutieuse, ressent toujours plus présent l’absence et l’altérité du passé. « C’est cette absence qui définit le discours historique » (Michel de Certeau). Le passé n’est pas « reconstitué » ; il est « reconstruit ». « Le monde ne se remue plus. On le remue ». C’est ainsi que l’on peut parler de la part énigmatique du passé jamais refermée, ou encore de « l’inquiétante étrangeté de l’histoire » (concept emprunté à Freud). N’ayant pas d’accès direct au passé, la médiation du récit est nécessaire. Nous y reviendrons, mais l’histoire est pas essence écriture et narration : elle raconte le passé. C’est le récit qui créé « une illusion contrôlée » de présence par rapport à un passé qui n’est plus. En ce sens, l’histoire est une fiction qui donne à voir, comme d’ailleurs selon Ricoeur toute expérience humaine a une « structure pré-narrative », raconter étant le prolongement nécessaire de l’action. Ayant une parenté évidente avec la fiction littéraire, elle s’en différencie par le contrat de vérité qui l’engage vis-à-vis de ses lecteurs à « donner à voir des évènements  tels qu’ils se sont passés». L’histoire est donc avant tout interprétation ; elle combine « la cohérence narrative » et la conformité aux documents. Alors que la représentation mnémonique fait vœu de fidélité, la représentation historique prétend à la vérité. Mais cette prétention, qui renvoie donc à la référence du passé, ne peut le faire sur le mode d’une correspondance qui serait de l’ordre de  l’imitation-copie : un récit ne « ressemble » pas à l’évènement qu’il raconte. Pour emprunter un concept aristotélicien, il s’agit d’une  « refiguration » (Aristote décline trois figures de la mimesis : la préfiguration, la configuration, le refiguration), une « redescription métaphorique du passé par l’histoire » (Rank). Enfin, nous savons parfaitement maintenant que si le passé donne sa teneur au présent, le présent en retour informe notre rapport au passé : chacun des présents change la mémoire du passé (et donc son histoire). Les historiens le savent, mais aussi les psychanalystes ! Pour conclure ce rapide rappel épistémologique, l’époque où l’on pensait pouvoir suivre l’idéal méthodologique de raconter le passé « comme il est vraiment arrivé », comme le dit ironiquement Walter Benjamin, est bien révolue. La description du passé est une construction qui obéit à l’interprétation de traces, mais aussi à des injonctions souvent inconscientes liées au présent spécifique de l’historien. Après ce détour, il est aisé de revenir aux premières distinctions concernant la question de l’objectivité de l’histoire opposée à la subjectivité de la mémoire : de sérieuses  nuances s’avèrent  nécessaires.

 

Un « mixte d’objectivité et de subjectivité »

L’histoire est un entrelacement d’objectivité et de subjectivité, d’explication et de compréhension ; la pratique historienne est une tension constante entre une objectivité à jamais incomplète (figurée par les documents d’archives) et la subjectivité d’un regard méthodique qui doit se déprendre d’une partie de soi-même pour se garder la « bonne subjectivité », celle du « moi de recherche ». Subjectivité de l’intentionnalité de connaissance de l’historien face à l’éloignement temporel synonyme d’altérité et d’étrangeté. Le domaine de l’historique, selon Ricoeur, est l’espace intermédiaire entre épistémè et doxa, celui de l’opinion droite, qui se confond avec le proba ble ou le vraisemblable. Signalons rapidement commet se traduit concrètement cette subjectivité :

-          Choix parmi la masse documentaire des documents les plus pertinents

-          Choix de ses objets d’analyse à partir d’un « jugement d’importance » des évènements renvoyant à des « schèmes interprétatifs » ou grilles de lecture.

-          Le récit historique est une narration porteuse de schèmes d’explication proposant des liens de causalité entre les différents faits.

-          La distance historique qui oppose le Même et l’Autre. Comment se transporter dans un autre présent que le sien de telle sorte que l’on puisse le rendre lisible à ses contemporains ? L’imagination historique comme moyen heuristique de compréhension (heuristique : discipline qui se propose de dégager les règles de la découverte) est ici indispensable.

-          Enfin, l’histoire est rencontre avec d’autres hommes. Car ce sont eux qui font l’histoire. Faire de l’histoire (en tant qu’historien), c’est une rencontre intersubjective avec ceux qui la font. Nous verrons à quel point cela est important, au-delà des enjeux épistémologiques, et  comment la mémoire joue ici un rôle matriciel.

 

Les trois phases de l’opération historiographique

Une rapide présentation des trois temps de l’opération historiographique définit conjointement par Paul Ricoeur et Michel de Certeau va nous permettre de retrouver la mémoire comme vivier incontournable, matière première dans laquelle puissent les historiens. Ces trois phases sont entremêlées, seul un souci didactique peut légitimer une chronologie entre elles :

La phase documentaire (des témoins aux archives), la phase explicative/compréhensive (interprétation et recherche des causes), la phase représentative (mise en forme littéraire). « C’est ensemble que scripturalité, explication compréhensive et preuve documentaire sont susceptibles d’accréditer la prétention à la vérité du discours historique » (Paul Ricoeur)

Avant de noter la place particulière du témoignage, quelques mots sur les deux autres volets :

La phase explicative/compréhensive, c’est-à-dire la réponse au « pourquoi ? » : c’est à ce niveau là que l’autonomie de l’histoire par rapport à la mémoire s’affirme avec le plus de force. Une « coupure épistémologique » s’avère inévitable pour des raisons relatives à la nécessaire « objectivation méthodique » requise par la connaissance historique. Cette phase est en réalité imbriquée dans la précédente car il n’y a pas de document sans question, ni de question sans projet d’explication.

La phase de la « représentation historienne » : cette phase est là aussi « enchevêtrée » dans les deux  précédentes : l’interprétation est présente à tous les niveaux de l’opération historiographique. La narration n’est pas l’habit que revêt l’explication : narration et explication s’articulent inextricablement, et s’enracinent dans la preuve documentaire. Le récit et sa mise en intrigue visent à la fois lisibilité et visibilité (importance de la mise en images) en direction du monde des lecteurs. Comme pour l’identité individuelle (cf. concept d’identité narrative exposé dans « Soi-même comme un autre »), c’est la cohérence et la synthèse de l’hétérogène qui sont recherchées. Si nous rapprochons la pratique historienne de la pratique psychanalytique, nous pouvons dire qu’il s’agit d’aboutir à une mise en intrigue intelligible, acceptable et constitutive de l’identité de la période considérée.

La phase de la preuve documentaire et le témoignage : La parole du témoin tient ici une place centrale, à côté des autres sources documentaires.  Le témoignage, quelque soit les circonstances de la vie sociale, par sa valeur d’attestation qui engage devant autrui, la possibilité de le réitérer devant une institution si nécessaire, de le confirmer ou de l’infirmer par d’autres témoignages, fait de lui « un facteur de sûreté dans l’ensemble des rapports constitutifs du lien social » (Ricoeur). Il est à ce titre plus que précieux pour l’opération historiographique  car il renvoie à ce qui est au cœur des sociétés humaines et sans doute l’objet central de la recherche historienne : l’action des hommes entre eux pour constituer un groupe humain qui tient ensemble, avec ses projets, ses craintes, ses espoirs, et se continuant, se transformant dans la suite des générations.

Le témoignage est donc à l’origine d’une chaîne qui commence par la mémoire déclarative et se termine en « mémoire archivée », passant de l’oralité à l’écriture, que l’histoire ne quittera désormais plus, et venant s’ajouter à d’autres archives qui ne sont pas toutes des témoignages.  Ricoeur s’attarde beaucoup sur la description du témoignage, constitué d’une chaîne d’opérations commençant par la perception de la scène vécue, se poursuivant par la rétention du souvenir, et se terminant par la restitution des faits, cette dernière phase étant qualifiée de « narrative et déclarative ». L’historiographie devra certes s’affirmer en élargissant et critiquant la mémoire, et ainsi compenser ses faiblesses, en particulier grâce au regard critique et soupçonneux concernant la fiabilité des témoignages. Mais il ne faut pas oublier que tout ne commence pas aux archives, mais avec le témoignage, et que quoiqu’il en soit des interrogations légitimes sur sa fiabilité, nous n’avons pas mieux, en dernière analyse, pour nous assurer que quelque chose s’est passé, à quoi quelqu'un atteste avoir assisté en personne, et que le seul recours est dans bien des cas la confrontation des témoignages. Autrement dit, le témoignage est le relai principal entre la mémoire et l’histoire. En deçà de la proposition factuelle faite par la représentation historienne (le fait tel qu’il est raconté), il faut retourner au cœur même de la preuve documentaire, là où « la force du témoignage s’expose » : « J’y étais », « croyez-moi », « si vous ne me croyez pas, demandez à quelqu'un d’autre ». De la même façon que nous n’avons pas mieux que la mémoire pour nous assurer de la réalité de nos souvenirs, nous n’avons pas mieux que le témoignage et sa critique pour accréditer la représentation historienne du passé.

Les notions de trace et de témoignage assurent la continuité du passage de la mémoire à l’histoire. Mais d’une autre côté, l’histoire institut une discontinuité liée aux effets de distanciation qu’elle met en place : école du soupçon qui ouvre « une crise de croyance », qui met en cause la fiabilité de premier abord du témoignage. Nous parlerons à ce sujet de ceux, intempestifs, des rescapés des camps qui sont venus bousculer une histoire déjà écrite … Nous voyons bien ici que l’histoire documentaire peut contribuer à la guérison de la mémoire…

Que penser à ce sujet du témoignage limite des rescapés des camps ? Concernant l’histoire du temps présent, orientation importante de l’histoire d’aujourd’hui (elle pose de sérieux problèmes méthodologiques que nous n’aborderons pas ici), comment faire l’économie en effet de tous ces enregistrements écrits et surtout oraux en interaction avec des historiens, absolument indispensables, mais mettant le témoignage en crise du point de vue de son « opérativité historienne » : l’expérience à transmettre est celle d’une inhumanité sans commune mesure avec l’homme ordinaire. Comment peut-il être reçu, alors qu’il est entièrement habité par cette étrangeté absolue qu’engendre l’horreur ? Il est de plus sans distance aux évènements : il est celui d’une victime, non de quelqu'un qui y a assisté (le qualificatif de témoin ne convient pas vraiment). La honte est aussi souvent présente… La compréhension attendue ne peut qu’être, et doit-être, le jugement sur le champ, le blâme absolu … Il ne s’agit plus, comme ordinairement l’historien, de lutter contre la crédulité et l’imposture, mais au contraire contre l’incrédulité et la volonté d’oublier. Ricoeur parle d’une sorte de court-circuit entre le moment de témoignage et le moment de la représentation scripturaire, par-dessus les moments de l’archivation et de l’explication, et même de la compréhension… Et pourtant, ces témoignages ont joué un rôle considérable (notamment les témoignages oraux enregistrés) ; ils ont pu être archivés, et l’objet de l’histoire a cessé d’être seulement des souvenirs. Car c’est bien à partir de cette mémoire archivée que l’histoire peut continuer de s’écrire. En même temps, le témoignage oral constitue ici un atout certain : en interaction avec le témoignage des rescapés des camps, l’historien peut travailler sous contrôle des témoins des évènements qu’il analyse. La séparation traditionnelle entre une histoire critique du côté de la science et une mémoire relevant de sources fluctuantes ou plus ou moins fantasmatiques est mise en question. L’histoire devient l’histoire de la mémoire vive des acteurs, ce qui change sans doute beaucoup le rapport à ce passé.

 

Mémoire empêchée, mémoire manipulée, mémoire blessée… Intérêt d’une histoire de la mémoire

Ce qui précède nous montre à la fois l’importance et les limites de la mémoire dans l’écriture de l’histoire. Car les mémoires sont ce qu’elles sont : mémoires blessées, mémoires oublieuses, mémoires empêchées, mémoires refoulées, mémoires manipulées, mémoires fragmentées, plurielles…etc. L’historien ne doit-il pas alors se protéger et nourrir le maximum de défiance vis-vis de ces pathologies de la mémoire, que Ricoeur s’attache à décrire dans son livre ? Revenons à un exemple bien « français », celui qui est analysé dans le livre de H. Rousso sur « le syndrome de Vichy de 44 à nos jours. Un passé qui ne passe pas», et qui peut illustrer la figure de la « mémoire manipulée » ; Rousso applique dans son travail des concepts empruntés à la psychanalyse : ce qu’il appelle « le mythe du résistancialisme » et de la libération aurait servi à masquer un passé qui n’a pas cessé de nous « hanter » et que nous avons pour cela même longtemps occulté : celui qui concerne « l’antisémitisme d’Etat de tradition française » et la déportation des juifs. Ce passé « qui ne passe pas » a été l’objet d’un refoulement, jusqu’à ce qu’il explose dans le film « Le Chagrin et la Pitié ». Ce « retour du refoulé » serait le point de départ d’une nouvelle phase qualifiée d’obsessionnelle se traduisant par un excès de commémorations, de repentances, de lieux de mémoire…etc.  Le travail de Rosso nous montre comment la mémoire peut se révéler comme une organisation de l’oubli (cf. précédent café philo : « A quoi sert l’oubli ? »), ou au contraire (mais il s’agit plutôt d’un aspect complémentaire) virer à l’obsession. Mais que fait au juste Rousso dans son livre, sinon ce que Ricoeur appelle un « travail de mémoire », par analogie aux processus psychiques décrits par Freud, à la manière des psychanalystes ? Nous voyons donc opérer un travail historique particulier, qui est en quelque sorte l’histoire de la mémoire et de ses pathologies durant cette période postérieure à Vichy. Par un renversement des rapports de la mémoire et de l’histoire, la mémoire devient un objet particulier de l’histoire. Lorsque Nora montre que la période contemporaine réserve une grande place à la conservation, à la protection, aux commémorations, dans le cadre de l’analyse d’une mémoire désormais « saisie par l’histoire », mémoire tellement distanciée qu’elle n’est plus à proprement parler mémoire mais histoire, ne met-il pas lui aussi en valeur l’historicité de la mémoire elle-même, c’est-à-dire que sa définition même, son exercice, sa valeur, dépendent de transformations historiques ? Ne s’attache-t-il pas également à faire l’histoire sociale de la mémoire ? L’histoire de la mémoire est un impératif et doit bénéficier de tout l’apport critique du métier d’historien si l’on veut éviter les pathologies d’une mémoire trop souvent aveugle, comme ce fût longtemps le cas à propos du régime de Vichy jusque dans les années soixante-dix.

 

Pour « une juste mémoire » :

Le travail de l’historien se rattache alors à ce que Ricoeur appelle le travail de la mémoire et le travail du deuil. S’il faut se prémunir contre les abus de la mémoire et ses pathologies, il est nécessaire de réhabiliter la mémoire vive contre sa relativisation par beaucoup d’historiens qui la critiquent pour sa liaison aux sujets (individuels ou collectifs) et à l’émotion. S’il fait l’éloge de ce qu’il appelle « la juste mémoire », s’il défend ardemment cette relation subjective et vivante au passé, c’est parce que les enjeux ne sont pas seulement méthodologiques, mais aussi éthique et politique : l’histoire n’est pas seulement une connaissance. La recherche du passé vise aussi une relation d’intensité à ce passé qui rend possible une attitude et une action plus juste au présent. La mémoire collective de certains évènements considérés comme marquants par une communauté mobilise des sentiments d’une intensité éthique considérable, soit dans le registre de la commémoration fervente, soit dans celui de l’exécration, de l’indignation, de la compassion, voire de l’appel au pardon. L’historien, lui, est réputé faire abstinence de ces sentiments. Par exemple, François Furet en fait la critique et pense qu’ils ont longtemps fait obstacles à une discussion fructueuse des explications et des interprétations de la Révolution Française. Mais ceci est-il possible, et même souhaitable, par rapport à des évènements plus proches de nous, comme Auschwitz, demande Ricoeur ? Là s’impose le mot d’ordre biblique : « Souviens-toi », en particulier appliqué à l’indignation et à la déploration. Aucune explication ne peut tenir lieu de « théodicée » de l’histoire justificatrice. L’horreur s’attache à des évènements qui seront toujours singuliers, à nul autre pareil, non réductibles, incomparables… La tension des sentiments d’horreur (mais c’est aussi valable pour la vénération) avec l’explication est inévitable. L’un et l’autre sont complémentaires et dichotomiques. Il ne faut vouloir choisir entre une histoire qui dissoudrait l’évènement dans l’explication, et une riposte purement émotionnelle qui dispenserait de penser.

« Travail de la mémoire » et devoir de mémoire. Le concept de « représentance » :

Si la mémoire est au fond la matrice de l’histoire, en revanche l’historien doit lutter activement contre les pièges qu’elle lui tend : il doit penser « une politique de la juste mémoire », qui ne relève pas tant du « devoir de mémoire », que d’un véritable « travail de mémoire » qui concilie « mémoire vive » et « disponibilité à la vie » (Ricoeur). La mémoire historique doit être distinguée autant d’une mémoire obsessionnelle que d’une amnésie. Sur le modèle freudien, il s’agit du travail du souvenir qui doit lutter contre l’oubli qui est ici empêchement inconscient de la mémoire, et ainsi s’attaquer au refoulement et à ses expressions (déplacement, distorsions diverses) responsable de la répétition de ses symptômes. Le deuil tient également une place particulière dans ce travail de la mémoire : « Le travail de deuil sépare définitivement le passé du présent et fait place au futur »… Dans « Deuil et Mélancolie », Freud explique que le travail du deuil consiste à se séparer progressivement de l’objet perdu. Le deuil n’est pas seulement affliction, mais véritable négociation avec la perte de l’être aimé dans un lent et douloureux travail d’assimilation et de détachement. A la notion de représentation historique, Ricoeur préfère une notion qui introduit une dimension éthique importante, celle de la dette que l’on doit aux morts du passé : ce nouveau concept est celui de « représentance ». De quoi s’agit-il vraiment ? Selon lui, « l’opération historique toute entière peut-être tenue pour un acte de sépulture ». A travers le récit narratif, s’exprime la volonté humaine d’honorer la mémoire des morts, de respecter les aïeux, d’opposer à la fragilité de l’existence humaine, l’espoir de sa conservation dans la mémoire des vivants. C’est aussi reconnaître la dette qui nous lie au passé : le passé, ce n’est pas seulement ce qui est passé (révolu, aboli), mais aussi ce qui « a été » : autrement dit, c’est ce qui demeure dans les plis du présent et du futur (Heidegger). Les vivants d’aujourd’hui sont les héritiers et les interlocuteurs des morts d’hier et d’avant-hier. Ce rite éthique et religieux - même s’il est sécularisé - permettrait d’inscrire les vivants dans une communauté plus grande et une continuité reconnue et assumée, mais aussi, comme d’autres pratiques d’enterrement et de deuil, de marquer une séparation claire entre le domaine des morts et celui des vivants, car la lumière du jour doit être réservé aux vivants. Cette « représentance » est un lien de témoignage en relation aux morts du passé qui a justement pour fonction de ne pas nous maintenir dans la « mélancolie » ou dans la plainte – qu’il s’agisse du plan individuel comme du plan collectif – mais au contraire de nous permettre de vivre dans notre présent de manière plus juste et plus joyeuse. Avec cette nouvelle terminologie de « représentance » (Ricoeur parle aussi de « lieutenance », qui tient lieu de …), il affirme la visée intentionnelle qui fait de l’histoire l’héritière savante de la mémoire. C’est précisément le rôle de ce travail de mémoire et de deuil : reconnaissance de la dette, mais aussi importance du travail de deuil pour mieux pouvoir vivre au présent. Remémoration et mise à distance sont ici un seul et même processus. La perte et l’oubli sont également une dimension de ce travail de la mémoire. Comme nous l’avions amplement montré dans un précédent texte sur l’oubli (café philo : « A quoi sert l’oubli ?), la mémoire est inséparable de l’oubli : il y a une dialectique entre effacement et conservation. L’histoire comme la mémoire, là aussi le rapprochement est pertinent, sont un mode de sélection dans le passé, une construction cognitive, et non un flux extérieur à la pensée.  L’injonction au devoir de mémoire est en ce sens suspect. Ricoeur : « Je suis prudent sur le devoir de mémoire. Mettre à l’impératif la mémoire, c’est le début d’un abus. Je préfère dire le travail de mémoire. ». Le ressassement de la période actuelle, dont la « commémorite » et la patrimonialisation du passé national donnent un bon exemple, serait ici visé. Le travail de la mémoire et du deuil n’a rien de commun avec la plainte répétée et mélancolique. C’est lui au contraire qui permet de « vivre au présent ». Comme l’a souligné P. Nora après Walter Benjamin, cette forte injonction à se souvenir, à travers les multiples stratégies de conservation et cette préoccupation archiviste et mémoriale est lié à la difficulté de la société contemporaine à penser son futur, ce que les historiens qualifient de crise  « de l’horizon d’attente ». . Sur les traces de Nietzsche, Tzvetan Todorof, repris d’ailleurs par Ricoeur, a écrit un petit pamphlet à ce sujet intitulé « Les abus de la mémoire » (Aléa, 1995), où il dénonce la complaisance à demeurer dans la célébration, dans la commémoration du passé au détriment du présent. L’action au présent exige au contraire une forme d’oubli, un » tourner la page », une non permanence dans le ressentiment. La sacralisation de la mémoire la rendrait stérile. Il ne s’agit pas pour autant de cautionner la négligence irresponsable du « ne pas vouloir savoir », de l’oubli futile. Mais de penser « une politique de la juste mémoire », qui ne relève pas tant  du « devoir de mémoire » ainsi conçu, que d’un véritable « travail de mémoire » qui concilie « mémoire vive » et « disponibilité à la vie ». Cependant, le devoir de mémoire semble être requis dans des conditions historiques particulières en France et en Europe, quelques décennies après les évènements horribles du milieu du XXème siècle : il est difficile de faire mémoire de ces évènements de manière apaisée, d’où des conflits plus ou moins latents autour de cette question entre mémoire collective, mémoire individuelle, et mémoire historique. Mais d’une façon plus générale, la référence mémorielle à des grands évènements de notre passé, si elle est une composante importante de la formation de notre identité collective, peut dans certaines situations contribuer à cristalliser et envenimer un certain nombre de conflits.  L’équilibre est toujours difficile à trouver entre  ressassement et stratégie d’évitement, organisation de l’oubli…. Seul le concept de « travail de mémoire » tel qu’il a été esquissé ici peut montrer la direction à suivre…

La mémoire au cœur de l’histoire (premier sens)

Approchons-nous du terme de cette exploration des rapports entre mémoire et histoire par une observation qui nous paraît décisive : in fine, au-delà de cette branche particulière de l’histoire se préoccupant de faire l’histoire sociale de la mémoire, ne peut-on pas renverser dialectiquement la relation de l’une par rapport à l’autre, en constatant que l’objet historique en tant que tel, est ultimement constitué par les métamorphoses de la mémoire ?  En effet, l’histoire ne se limite pas à dire « ce qui s’est réellement passé », au sens purement factuel. Un « évènement » historique n’est tel que par ses traces dans le souvenir de la conscience collective, dans les « mentalités », ou dans « les représentations » collectives, peu importe ici le vocabulaire utilisé. La bataille de Bouvines ce dimanche 27 juillet 1214, si l’on en croit l’excellent travail de Georges Duby (« Le dimanche de Bouvines »), est factuellement assez peu de chose, si l’on ne prend pas en compte ses traces. Ce qui importe c’est la manière dont ce fait a été encadré, relayé par la mémoire collective pour en faire un des tous premiers symboles de l’unité et de l’identité nationale, et ceci pendant plusieurs siècles… C’est bien par « l’étude des jeux de mémoire et de l’oubli des traces » que l’on peut comprendre « les ondes successives » que provoque la perception d’un fait vécu (G ; Duby).Dans cette perspective, le dévoilement du sens du passé est fortement tributaire de l’instance du présent qui se trouve en situation prévalente. Le sens est toujours ressaisi dans l’après-coup, à partir de la trace laissée… Ainsi l’histoire est en permanence à recréer, en lisant la réalité historique comme une écriture qui se déplace au cours du temps en fonction de la façon dont les acteurs perçoivent er « recyclent » les faits dans la(les) mémoire(s) collective(s). Nous sommes éloignés des postulats de base de l’historicisme selon lesquels la continuité du temps historique prime, la causalité régissant l’enchaînement des évènements du passé vers le présent et du présent vers l’avenir. Pierre Nora caractérise ainsi le moment historiographique actuel et semble conforter cette conception : « La voie est ouverte à une toute autre histoire : non plus les déterminants mais les effets… pas des évènements pour eux-mêmes, mais leur construction dans le temps, l’effacement et la résurgence de leurs significations ; non le passé tel qu’il s’est passé, mais ses réemplois successifs ; pas la tradition, mais la manière dont elle s’est constituée et transmise. ». Dans une telle conception de l’histoire, discours au second degré, discours sur le discours, elle devient l’histoire des métamorphoses de la mémoire dans le temps. Nous terminerons sur ce sujet avec une citation de Michel de Certeau : « Que la mémoire transforme ou sélectionne des expériences antérieures, qu’elle pratique telle ou telle forme d’oubli, qu’elle laisse revenir des choses qu’on croyait rangées, elle ouvre dans l’actualité la brèche à son insu ; finalement, l’analyse historique refait en laboratoire ces opérations de mémoire. L’histoire est donc aussi une histoire sociale de la mémoire qui exclut toute possibilité de position de surplomb. » En ce sens, l’histoire est action dans le présent et oeuvre à la préparation du futur ; elle n’est pas seulement connaissance mais action citoyenne). De matrice de l’histoire, la mémoire est maintenant aussi objet d’histoire… précisément parce que les phénomènes historiques sont eux-mêmes pétris de mémoire… Même si le regard critique et soupçonneux de l’histoire sur elle est toujours requis.

Mémoire historique et mémoire vivante

Enfin, un dernier élément de réflexion concernant ce que nous appelons la « mémoire historique » (cf. Maurice Halbwachs : « Mémoire collective et mémoire historique ») ; nous avons jusqu’à présent volontairement séparer mémoire et histoire ; mais nous ne pouvons que relativiser cette séparation : la mémoire individuelle ou collective n’est pas que la mémoire personnellement vécue. Dans l’après-coup, l’écart se résorbe entre histoire enseignée et histoire vécue : au départ l’écolier vit l’histoire comme totalement extérieure (c’est la même chose pour la transmission parents/enfants, ou anciens/jeunes), il apprend les dates, les évènements… mais cette histoire apprise peut devenir une mémoire vivante et franchir les générations, devenir intergénérationnelle. La mémoire apprise ou la mémoire vivante transmise entre générations créent « un lien de filiation qui vient se greffer sur l’immense arbre généalogique dont les racines se perdent dans le sol de l’histoire ». En ce sens, l’histoire elle-même (en particulier l’histoire scolaire) peut contribuer avec succès à l’intégration de l’histoire (au sens premier) à une mémoire individuelle et collective élargie. Celle-ci s’enrichit d’un passé historique qui devient progressivement le nôtre. La lecture, les villes visitées, les monuments découverts, contribuent à cette intégration de la mémoire historique à la mémoire vivante. En un sens, le « faire de l’histoire » agit en retour sur l’histoire, notamment par le travail de mémoire qu’elle permet, c’est-à-dire agit sur ceux qui « font » l’histoire…

Pour notre conclusion, revenons au point de départ de toute entreprise historique qui est le témoignage. Il fait la transition entre la mémoire et l’histoire. Acte fondateur de tout discours historique, il rejoint la mémoire et ce que Ricoeur appelle « son petit miracle de la reconnaissance », ce moment où nous reconnaissons par le souvenir ce que nous avons vu, entendu, ressenti. Cependant, cela n’annule pas complètement le fossé entre la mémoire vive et le témoignage, dès lors que celui-ci est soumis, comme toutes les opérations historiographiques, au régime de l’écriture. Il continue certes à transmettre à l’histoire l’énergie de la mémoire déclarative ; mais en se fondant dans la masse des documents d’archives englobant les traces de toute nature, il se transforme en indice.

L’écart entre l’histoire et la mémoire se creuse davantage, nous l’avons évoqué, au moment de la phase d’explication/compréhension : celle-ci donne en effet lieu à des « architectures de sens » qui excèdent les ressources de la mémoire collective : articulation entre évènements, conjonctures et structures (qui correspondent chacun à des échelles de durée différentes), distribution des objets historiques sur de multiples plans (social, religieux, politique, économique, culturel…). L’élargissement spatio-temporel que l’histoire promeut correspond à un passé « dont personne n’a pu se souvenir ». Et ce faisant, en retour, elle étend la mémoire collective au-delà de tout souvenir effectif.

L’histoire ne saurait abolir le témoignage de l’histoire sur le passé parce que la mémoire est la gardienne du temps. Cela signifie qu’elle peut seule entretenir vivante la relation à un passé qui n’est plus (révolu, aboli), et un passé en tant qu’il a été. A ce titre, la mémoire des grands crimes de l’humanité du XXème siècle se dresse comme exemplaire pour tous les autres évènements de l’histoire. Ce passé continue de protester à travers ceux qui en ont été les survivants pour dire qu’il a été et qu’il demande à être dit, raconté, compris. Cette « attestation » est au cœur de la visée historique comme dette des vivants vis-à-vis des morts.

« Mais l’histoire a un autre privilège, que l’on ne pourra jamais lui retirer : celui de corriger, de critiquer, voire de démentir la mémoire d’une communauté déterminée, lorsqu’elle se replie ou se referme sur ses souffrances propres au point de se rendre aveugle aux souffrances des autres communautés ».

L’historien doit maintenir ouverte cette dialectique d’affrontement entre mémoire et histoire, et assumer cette tension sans chercher un passage à la limite qui prétendrait la dépasser. Tension entre vœu de fidélité de la mémoire et prétention à la vérité de l’histoire.

Daniel Mercier, le 02/09/2012

L'aperçu de la discussion

Mémoire et histoire, amies ou ennemies ?

La rentrée du Café Philo Sophia s’est faite le 8 Septembre à la Médiathèque de Maureilhan, dans le cadre des journées du patrimoine, sur cette question :

   Quels sont les rapports entre la mémoire et  l’histoire ? Est-ce une même chose, ou bien au contraire ces deux notions s’opposent –elles, se contredisent-elles ?

   Alors qu’on s’attache plus que jamais au patrimoine, aux racines , dans un monde pris d’accélération, on sait que la mémoire vive du passé ne va plus de soi, et que les traces sont nécessaires, et en particulier les traces écrites . Mémoire et histoire ne faisaient qu’un jusqu’à la fin du XIXème siècle. Grâce à l’écriture, l’histoire prend son autonomie par rapport à la mémoire.

   Ainsi aujourd’hui, beaucoup d’historiens considèrent que l’histoire est « décrochée » de la mémoire (cf. Paul Ricoeur « La mémoire, l’histoire, l’oubli » Essais Points).

   Quand on les oppose, on trouve du côté de l’histoire l’objectivité, la rationalité, l’unité, l’universalité ; et du côté de la mémoire, plutôt la subjectivité, les passions, la partialité, les contradictions…

    Mais la mémoire n’est-elle pas la matrice de l’histoire ? Comment écrire l’histoire sans la mémoire ? Entre l’oubli et le ressassement, il s’agit de trouver «  la juste mémoire » (Paul Ricoeur).On souligne également la vertu thérapeutique du travail de mémoire, tant pour l’individu que pour le groupe : raconter, prendre conscience, permet de passer à autre chose.

      De son côté, l’histoire ne raconte pas le passé comme il s’est réellement passé. Il s’agit d’une reconstruction, qui a souvent  des finalités politiques. On fait alors dire à l’histoire ce qu’on veut transmettre . Ainsi par exemple, un même fait ne sera pas interprété de la même façon entre Israeliens et Palestiniens. Chacun des peuples écrit «  son » histoire.

      Mais « faire de l’histoire » ça consiste en quoi ? Il faut de l’écrit, des explications compréhensives, des preuves documentaires…Et la mémoire, les témoignages seront des pièces centrales dans cette phase documentaire…Sans cela, pas d’histoire possible.

     Progressivement, l’histoire devient aujourd’hui une affaire d’experts, de plus en plus scientifique, avec l’aide de supports nouveaux , audiovisuels, documents et films, perfectionnement des méthodes de fouilles et d’analyses des matériaux archéologiques…On cherche à cerner la vérité…

    Cependant, la totalité du présent et du passé est inconnaissable…Et cela reste toujours encore une question d’interprétation…

       Une question est posée, qui est celle du sens de l’histoire : à quoi cela sert-il de savoir, et de savoir d’où je viens ? De quoi est faite l’histoire de mon pays, de ma communauté ? En quoi est-ce important de la connaitre ?

      Derrière ce questionnement, ces réponses imparfaites ou partielles, voire partiales, n’est-ce pas toujours la même interrogation qui revient, au travers de cette «  histoire » des hommes : Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Et enfin au bout du compte, qu’est-ce que l’homme ?

MP . Maureilhan le 10/09/12