Penser sa vie est-il nécessaire pour la réussir ? Novembre 2013

La présentation du sujet

« Penser sa vie est-il nécessaire pour la réussir ? »

 

Voilà peut-être la question la plus importante de toute la philosophie, et plus encore de nos vies : sommes-nous capables de réaliser dans nos existences une certaine forme de bien, et comment ? Plusieurs questions derrière celle-ci : tout d’abord, qu’est-ce qu’une « vie réussie » ? La société de consommation a des réponses déjà prêtes, qu’elle ne cesse de nous seriner : il y a des « winners » et des « loosers », et c’est la manière dont on est performant et dont on consomme qui en décide... mais nous savons bien au fond de nous que cette réussite sociale est très loin de suffire pour une vie réussie, c’est-à-dire heureuse. Comment alors définir ce « bien » auquel nous nous référons, tout en sachant qu’il est l’affaire singulière de chacun ?Deuxième question : En quoi notre réflexion sur l’existence peut impacter le cours de notre vie ? Pouvons-nous faire autant confiance au rôle de la pensée ? Quelle est au juste la nature des rapports entre la réflexion sur l’existence et la réalité de cette existence ? En quoi consiste mon pouvoir de pensée et quelles sont ses limites ? Troisième question : la pensée ne peut-elle pas dans certaines conditions constituer un obstacle à l’atteinte de ce bien ? François Jullien, dans sa « Philosophie du vivre », n’est pas loin de le penser... Enfin, dernière question : Peut-on juger la vie (sa « qualité ») à partir de valeurs extérieures, ou bien au contraire la vie ne cesse-t-elle pas de se juger elle-même, en pure immanence,  à travers la nature des affects qu’elle produit ? C’est Spinoza éclairé par Deleuze qui montre ici la voie...  

L'écrit philosophique

« Penser sa vie est-il nécessaire pour la réussir ? »

 

Répondre à une telle question nous interpelle d’abord sur ce qu’est une vie réussie, et nous sommes tellement conditionnés par l’expression usuelle « réussir sa vie »,  réussite sociale inséparable d’une société qui nous propose essentiellement pour y répondre le culte de la performance et de la consommation, souvent résumée dans le couple « looser/winner », que nous devons dans un premier temps porter attention à ce que nous devons entendre par là. Nous sommes aussi confrontés à une autre difficulté à ce sujet : il est convenu aujourd’hui de considérer que la réussite est quelque chose de particulier à chacun, et qu’il n’y a par conséquent aucun critère objectif pour la définir, ni aucune discussion possible : les goûts et les couleurs ne se discutent pas... Le bonheur –car cette notion semble évidement convoquée dans la question -, s’il semble être poursuivi par tous, est loin de faire l’unanimité sur son but ou les moyens d’y parvenir... Peut-être aurons-nous quelques pistes de réflexion pour la résolution de cette difficulté au terme de notre propos, mais telle n’est pas la question ici...

Dans un deuxième temps, il est nécessaire de s’interroger sur les rapports qu’entretiennent ensemble notre réflexion sur l’existence, c’est-à-dire la recherche des raisons et des justifications relatives aux choix et aux décisions que nous prenons, avec la réalité de cette existence : quelle domination éventuelle de l’une sur l’autre ? Quel pouvoir peut-il nous être conféré pour agir sur nos vies ? Comment se tisse l’écheveau d’une existence réfléchie ? Ce sont ces questions qui nous paraissent ici centrales.

Enfin, la pensée ne peut-elle pas être aussi un obstacle à l’atteinte de ce « bien » que représenterait « une vie réussie » ? Et de quelle pensée parle-t-on au juste ? Et de quelle « vie » ? Ne serait-il pas plus juste de s’intéresser au « vivre » plutôt qu’à la vie ? C’est ici la pensée du philosophe et sinologue François Jullien qui peut nous guider.

La question posée ce soir est une des plus difficiles et des plus importantes de la philosophie, mais surtout importantes pour nos vies : sommes-nous capables de réaliser dans nos vies une certaine forme de bien, et comment ?

 

Une vie réussie ? En quel sens ? (non pas « qu’est-ce qu’une vie réussie ? », mais en quel sens parlons-nous ici de « vie réussie », et pourquoi la pensée est concernée ?)

Question humaine par excellence, car suppose une conscience pour laquelle se pose la question de « la réussite ». Suppose également une évaluation à partir de critères : la « vie réussie » serait ainsi « une norme par rapport à laquelle on va évaluer le sens et la valeur de sa vie » (Michel Tozzi). Ce qui pose la question de savoir ce qui fait la valeur d’une vie Mais cela, à première vue, n’implique pas nécessairement une pensée réfléchie : il n’est pas vraiment besoin de penser pour désirer et agir en vue d’une vie réussie au sens  de combler tous ses désirs, obtenir les choses dont on a envie, gagner de l’argent pour y parvenir, courir après la considération sociale... etc. Le « bonheur » que notre société de consommation sacralise ne nous incite pas spécialement à penser... L’injonction sociale au bonheur, plus au sens de « réussir dans la vie » qu’au sens de « vie réussie », est le « let-motiv » de notre société contemporaine, ne parvenant pas, du reste, à cacher qu’un tel programme est soumis à la loi d’un déterminisme social sans pareil. Et il serait sans doute un peu vain de n’opposer à cet « idéal » qu’une norme morale ou de vérité préexistante se référant à une autre sorte de « bien » ou de plus « nobles » causes à suivre... Comme le dit Sponville, ne nous illusionnons pas trop sur l’efficace de telles injonctions morales (« Combien avez-vous donné cette année, en dehors de vos proches ? », demandait-il avec malice au public durant sa dernière conférence à Béziers, pour montrer la faiblesse de la morale). Mais si la morale peut être volontairement mise de côté dans l’atteinte de cet objectif de la « vie réussie », en revanche le caractère illusoire de la quête consumériste quant à son objet, la déception souvent au rendez-vous, le vide qui s’immisce insidieusement dans nos vies lorsque nous sommes guidés par ce seul intérêt de possession ou de consommation, est un plus sûr mobile de questionnement : le mieux-vivre nous concerne tous ; l’idéal consumériste affiché ne « fonctionne pas »... C’est bien à partir de ce constat que nous sommes amenés à nous poser la question de la vie heureuse... Pour penser, il faut que quelque chose se donne à penser... La vie heureuse est souvent associée à deux impératifs : 1) Celui d’un « bien » à poursuivre : nous parlerons volontiers de « la vie bonne », concept relativement récent, mais qui reprend l’expression grecque du « bien vivre ». En sachant cependant que certaines conceptions du bonheur lui sont foncièrement étrangères (par exemple le pragmatisme ou l’hédonisme)... 2) L’exigence de vérité (intimement liée à celle du bonheur depuis l’Antiquité). La vie réussie n’est-elle pas « le bonheur dans la vérité » (se rapprochant alors de la définition de la sagesse) ? L’ennemi de la philosophie est en effet l’erreur et l’illusion ; de ce point de vue, le savoir vivre ou le comment vivre ne peut pas faire bon ménage avec elles. Cela implique aussi que le chemin vers la sagesse soit celui d’une grande probité et lucidité intellectuelle. La philosophie est une école du doute pour débusquer les préjugés, présupposés, partis pris implicites, impensés. Autrement dit, le but de « savoir vivre » implique la pensée sous une forme ou une autre. Si nous revenons à l’origine étymologique « Philos » (ami) de « Sophia », « Sophia » signifie à la fois la sagesse (au sens pratique) et la science des choses divines et humaines. La sagesse elle-même correspond en grec à deux termes : « sophia », mais aussi « phronésis », que l’on peut définir comme « la science de ce qui est à vouloir et de ce qui est à éviter » ». Autrement dit la question principielle du « comment vivre », peut-être LA question philosophique essentielle, mêle la question du bonheur et celle de la pensée. La philosophie au service de la vie – et non au service d’elle-même - se traduit souvent par cette formule popularisée par André Comte Sponville, et qui est bien dans le prolongement de la  philosophie grecque, « penser sa vie et vivre sa pensée » : la réflexion est ainsi indissociable d’une vie bonne ou réussie, à condition cependant qu’on ne se contente pas de « penser sa vie », mais que l’on s’efforce aussi de « vivre sa pensée ». Cette pensée est beaucoup moins simple qu’elle ne paraît, nous y reviendrons. Mais elle a l’intérêt de  montrer que tout le monde est peu ou prou philosophe, et ne sépare donc pas la philosophie des autres manières plus « populaires » de penser... S’interroger sur le sens de la vie, Dieu, l’amour, la mort, la recherche de la vérité, la justice... c’est faire de la philosophie, ce qui ne veut pas dire que nous le faisons aussi bien que Spinoza ou Kant ! Cela n’élimine bien sûr pas la différence entre une opinion vulgaire et peu questionnée, et une réflexion plus travaillée, plus rigoureuse, plus raisonnable. Son deuxième intérêt est de ne pas cliver la pensée de la vie, opposition pourtant si souvent évoquée : je lisais récemment dans un texte de réflexion pédagogique sur les nouveaux programmes de philosophie en Terminales une phrase se présentant comme allant de soi : « on apprend à penser mais non à vivre ». Même s’agissant bien entendu dans l’esprit de l’auteur de dépasser une telle alternative, cette formule présuppose une séparation  initiale de la pensée et de l’existence qui est en elle-même très discutable... Penser mieux pour vivre mieux, tel est l’enjeu de la philosophie. Et de toute façon, la pensée est en elle-même une manière d’exister. Les grecs l’appelaient « la vita contemplativa »... Concluons sur cette première tentative pour cerner la signification d’un tel recours à la notion de « vie réussie » : deux points à retenir :

  • La question que pose une « vie réussie » est celle-ci : Sommes-nous capables de réaliser dans nos existences une certaine forme de « bien », et comment ?
  • Par ailleurs, la pensée est d’une façon ou d’une autre impliquée dans l’atteinte d’un tel but de « vie réussie ». Reste à savoir de quelle manière et à quelles conditions (ne peut-elle pas aussi être « contre-productive ?).

 

Réflexion sur l’existence et réalité de l’existence : quel rapport entre notre pensée et notre vie ?

 

Façonner sa vie....

Pierre Hadot, le grand spécialiste de la philosophie antique (« Qu’est-ce que la philosophie antique ? » montre qu’il s’agit bien là avant tout de prioriser la philo comme « exercices spirituels » destinés à s’approprier un « style de vie » proprement philosophique, c'est-à-dire capable de transformer la façon de vivre et de voir les choses. La philosophie des anciens est sur le mode de l’oralité et se propose de répondre aux questions concrètes qui se posent concernant la vie ordinaire, la plupart du temps sous la forme du dialogue avec les disciples, dans les différentes écoles de philosophie. Lorsqu’il y a exposé, il s’agit moins d’une théorie systématique que d’une méthode pour s’orienter dans la pensée et dans la vie,  apprendre au disciple à vivre une vie spirituelle ; non pas informer sur une façon de penser, mais  former (Victor Goldschmidt), en répétant et revenant sur ce qui est dit de façon à permettre à l’interlocuteur de s’approprier le savoir. Il est instructif d’observer que nous sommes en présence d’une modèle initiatique de transmission comparable aux écoles bouddhistes ou taoïstes, ou même classiquement religieuses (il ne faut pas oublier à ce sujet que P. Hadot a été ordonné prêtre dans sa jeunesse). Les exercices spirituels ne s’ajoutent pas au discours philosophique, ils sont sa chair même : la philosophie, c’est l’exercice effectif, concret, vécu de ses différentes parties qui sont par exemple, pour le stoïcisme, la logique, la morale, et  la physique (en fait l’étude du cosmos) : critiquer les représentations, les images qui viennent du monde, ne pas se précipiter pour dire que telle chose qui arrive est un mal ou un bien (voilà un exercice qui serait précieux aujourd’hui !), vivre concrètement l’éthique dans la vie avec les autres hommes, voir les choses « d’en haut », du point de vue du cosmos et de la nature, et non de manière anthropomorphique, prendre conscience que l’on est une partie du tout (conscience cosmique »), contempler l’univers dans sa splendeur, y compris ses choses les plus humbles, percevoir les choses comme étranges…etc. la philosophie est pour P. Hadot aussi une affaire de changement de regard. Les « exercices spirituels » porteront avant tout sur cette perception. Toutes les écoles philosophiques de l’Antiquité sans exceptions proposent des méthodes de conduite de vie. Pierre Hadot les oppose parfois aux traités systématiques qui paraissent au XVIIe et XVIIIe siècle, et qui proposent la construction de beaux édifices conceptuels devenant des fins en eux-mêmes. Est-ce vraiment le cas ? On peut en douter.... La pensée philosophique implique certes un certain retrait ou surplomb, mais il est tout de même difficilement concevable –même si cette conception est aujourd’hui fréquemment défendue, en particulier chez quelqu’un comme Michel Onfray – qu’elle ne donne lieu qu’a « un discours extérieur sur les choses ». Sauf à avoir une conception simpliste et quelque peu triviale de l’engagement, toute pensée consistante sur l’existence a nécessairement un impact sur une manière d’exister et d’agir, et telle est aussi la fin assignée à l’exercice de la  pensée. La philosophie de Spinoza, légitimement appelée par Deleuze « philosophie pratique » malgré son « abstraction » extrême, en est un exemple retentissant. La peine qu’on se donne pour parvenir au maximum à la pleine disposition d’une pensée libre, délivrée du poids des aliénations extérieures et ainsi rendue à elle-même et à la puissance qui l’habite au plus profond de son être, et n’a de sens qu’au service du projet de libération éthique qui l’anime. Et pourtant, l’Ethique est un monument spéculatif et conceptuel... et son but ultime et bien la transformation de nous-mêmes au mieux de notre puissance.

La proximité entre la connaissance et la conduite de sa vie est évidente chez les penseurs de l’antiquité. La réponse à notre question de départ va de soi : c’est grâce à l’examen de nos vies que nous pouvons nous approcher d’un idéal de vie désiré (Socrate : « une vie qui n’est pas examinée ne vaut pas la peine d’être vécue »). Il s’agit notamment d’aspirer et de réaliser le plus possible une certaine unité de la vie humaine, c’est-à-dire un ordre, une cohérence, une hiérarchie des désirs et des projets. Mais seuls les dieux ont « l’entière connaissance de la vérité de toutes choses. » La philosophie, en tant qu’amour de la sagesse, doit nous y préparer mais ne peut y accéder totalement... Ainsi elle est tension vers quelque chose que l’on ne possède pas, la sagesse étant en quelque sorte une « super-philosophie » jamais totalement accessible. Mais une fois arrivé (ce qui ne se réalise jamais vraiment...), le chemin, c’est-à-dire la pensée, doit être oublié. La sagesse, dans la plénitude de son accomplissement, rend superflue et même encombrante la pensée, et le silence remplace les mots. Ainsi parle le Bouddha : la pensée est comme un radeau qui nous sert à atteindre l’autre rive. Une fois traversé la rive, pas besoin de porter le radeau sur son dos, il vaut mieux le laisser pour qu’il puisse servir à d’autres... Cette hypothèse est évidemment sujette à contestation : si l’on considère cet idéal de sagesse comme un « autre monde » (qu’il existe dans un au-delà ou non), il ne sera jamais très opportun d’abandonner toute pensée discursive au profit d’un état de plénitude qui risque d’être problématique ! Nous avons besoin au contraire de toutes nos ressources cognitives pour affronter le seul monde qui vaille, le nôtre. Nous retiendrons donc sur ce point que le thème de prédilection de la philosophie de l’Antiquité est bien : « Comment dois-je vivre ? ». La réflexion sur la vie humaine est centrale chez les grecs ; ils ont cherché à concevoir ce que pourrait être une vie humaine entièrement façonnée par la philosophie, la rationalité, la réflexion et l’examen critique. Est-ce toujours soutenable aujourd’hui ?

 

C’est la vie qui nous donne des raisons de penser (et non l’inverse)

Cette possibilité d’emprise de la raison sur la vie humaine nous paraît aujourd’hui très discutable. Car cette dernière nous apparaît comme une réalité première qui s’impose tout d’abord à nous dans son opacité et s’avère irréductible à ce genre de « façonnage ». Raphaël Enthoven, reprenant en cela les idées de la philosophie contemporaine depuis l’existentialisme, affirme que la philosophie ne donne pas de sens à la vie, car cela signifierait qu’elle n’en a pas par elle-même (nous y reviendrons). Nous ne pensons pas (d’abord) pour mieux vivre ou mourir, mais c’est la vie qui nous fait penser. On ne demande pas aux philosophes – ou à la pensée en général – des raisons de vie, mais c’est la vie qui nous donne des raisons de penser. Le point de départ de la philosophie, c’est l’expérience de l’existence au quotidien. La hauteur et de le détachement de la plupart des philosophes grecs, censés leur permettre de véritablement « sculpter » leur vie, sont ici mises en cause. Les rapports de la pensée et de la conduite de son existence doivent alors être davantage pensés en termes d’aller-retour permanent : ce sont les deux pôles distincts dont la philosophie constituerait l’ellipse, et l’heureuse formule de André Comte Sponville exprimerait bien cette dialogique entre l’un et l’autre : « penser sa vie, vivre sa pensée ». Le « primat absolu reconnu à l’activité intellectuelle » et cette « domination absolue de la pensée sur la vie » (Monique Canto-Sperber) propres à la pensée grecque, ne semble pas pouvoir être soutenable aujourd’hui. La vie elle-même s’impose comme une réalité irréductible à toute emprise, serait-ce celle de la raison. Peut-être que cependant l’inversion proposée par Enthoven, que l’on pourrait interpréter comme si notre vie n’était que matière à penser et à questionnement, évacue trop rapidement l’action en retour de cette « vie examinée » (pour reprendre l’expression de Socrate). Même si la confiance des grecs dans le pouvoir que nous pouvons exercer sur notre vie a été mis à mal, cela ne signifie pas pour autant qu’il n’existe pas. Mais il faut se méfier toujours du décalage entre la pensée et la vie, si nous voulons avoir une vie véritablement « philosophique ». Car la résistance que peut offrir la vie à notre réflexion est sans arrêt un facteur de distorsion. C’est désormais à une pensée consciente de ses limites, vigilante sur son adéquation aux contraintes de la vie, que nous devons nous ranger. Foucault, peu avant sa mort, dit qu’il faut à chaque instant, pas à pas, confronter ce que l’on pense et ce que l’on dit avec ce que l’on fait, ce que l’on est. Il s’agit là d’une exigence solidaire d’une éthique de pensée.

 

Quand c’est la vie qui commande : absurdité et tragique de l’existence

Comme nous l’avons déjà noté, penser sa vie va de pair avec une lucidité qui ne semble pas pouvoir conduire de prime abord à « une vie réussie » ou une « bonne vie » : toute la réflexion par exemple de l’existentialisme – pour qui précisément l’existence est l’objet privilégié de la philosophie – nous conduit au sentiment de l’absurde de l’existence (Camus), ou à « la Nausée » (Sartre) .... André Comte Sponville explique que la philosophie lui a permis de comprendre la vérité de ses angoisses et de son mal être existentiel à travers la notion philosophique de « désespoir » à laquelle il a ensuite consacré un livre (« Traité du désespoir et de la béatitude »). Penser sa vie est donc pour commencer une épreuve de vérité qui risque de nous conduire à une perception expurgée de ses illusions de départ. Il nous paraît difficile de faire l’économie de cette réflexion contemporaine sur le sens de la vie, et des enjeux existentiels d’un tel questionnement, si nous voulons véritablement avancer sur notre sujet. Il serait peu crédible aujourd’hui de parler de nos pensées sur l’existence sans faire référence à la pensée de l’absurde et à celle du tragique.

Le sentiment d’absurdité : « L’incalculable sentiment qui prive l’esprit du sommeil nécessaire à la vie » (Camus, le Mythe de Sisyphe) ; ses manifestations : étonnement que l’on peut éprouver devant une certaine lassitude face à la vie, la reconnaissance brutale du fait que nous appartenons au temps, l’inhumanité des « pantomimes humaines », le caractère « mathématique » et « définitif » de la mort. En conséquence, discorde entre l’homme qui ne peut s’empêcher de poser la question du pourquoi de l’existence et le silence du monde. « Ce divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité » ; Dans la littérature sur le sens de la vie aujourd’hui, il est difficile d’échapper à la rhétorique de la désorientation et de l’étrangeté. Le sentiment d’absurdité est très « moderne », et déjà déployé par Dostoïevski, Tolstoï, avant Camus. La réflexion sur la vie est intimement associée à ce sentiment d’absurde et de désarroi. Il est naturellement la conséquence d’une réflexion sur l’existence humaine. Et bien sûr, on n’avait pas attendu les existentialistes pour que, dès l’Antiquité, on mentionne son caractère poignant et dérisoire. La perception d’un décalage entre le monde et soi-même dans le monde (ne sommes-nous pas « jeté dans l’univers », comme le dit Heidegger ?) se traduit généralement par un certain nombre de plaintes concernant l’immensité de l’univers, la brièveté de la vie humaine, l’inéluctabilité de la mort, l’effacement de la mémoire. Un des effets du sentiment d’absurdité consiste dans une étrangeté vis-à-vis de sa propre vie (décrite par exemple dans « La nausée » de JP Sartre, mais aussi dans « L’étranger » de Camus), comme si nous la regardions en spectateur détaché de toute familiarité avec elle. On se trouve ainsi projeté loin de son point de vue personnel jusqu’à un point de vue impersonnel. En réalité, ce qui entre en « dissonance cognitive » dans la perception du sentiment d’absurdité de l’existence, c’est le hiatus entre nos croyances relatives aux buts ou conséquences bénéfiques de nos actions, et la connaissance que nous avons de la précarité de l’existence. Comme dit Camus, « nous vivons avec des idées qui, si nous les éprouvions vraiment, devraient bouleverser toute notre vie ». Plutôt que de céder au sentiment de l’absurde, il faut au contraire continuer à remonter son rocher, « tel Sisyphe heureux » : il faut renchérir sur lui en imposant nos choix et nos engagements, en renouvelant les fortes demandes qui sont les nôtres. Et donc de toute façon adhérer à l’existence, vivre sa vie, et continuer de lui donner le sens que nous choisissons de lui donner... Le sens donné à sa vie n’aurait dès lors plus grand-chose de commun avec la connaissance objective des raisons, mais serait un acte de la volonté à la première personne, un sens rivé au point de vue de l’individu lui-même.

La position tragique (Clément Rosset)

Nous pourrions dire que peut-être il y a quelque chose d’artificiel ou de forcé dans cette attitude suscitée plus ou moins délibérément (nous parlons de l’expérience de l’absurde). D’ailleurs n’est-elle pas essentiellement cognitive plutôt que réellement éprouvée sans mon éventuel consentement ... Preuve en est ce que Camus reconnaît tacitement : le hiatus cognitif est généralement résolu par l’absence d’un réel « éprouvé » de ce sentiment de l’absurde. Nous pouvons sans doute, comme certains, percevoir ici  l’effet d’une forme d’orgueil et de « romantisme de l’ego ». Il me semble qu’un penseur comme Clément Rosset « recycle » en quelque sorte ce sentiment de l’absurde, en s’appuyant sur Nietzsche : c’est « l’amor fati » et non le sentiment de l’absurde qui doit être mis en avant : « Ne rien vouloir d’autre que ce qui est, ni dans le passé, ni dans l’avenir, ni dans les siècles des siècles ; ne pas se contenter de supporter l’inéluctable, encore moins se le dissimuler – tout idéalisme est une manière de se mentir devant la nécessité -, mais l’aimer. ». Aimer ce qui est, sans confusion entre l’être et le devoir être… Clément Rosset soutient cette façon d’assumer inconditionnellement le réel. C’est-à-dire l’affirmation d’une allégeance sans restrictions à « la simple et nue expérience du réel » (Clément Rosset), et ceci en connaissance de cause, c’est-à-dire accompagnée d’une connaissance lucide et exigeante du tragique. Dénoncer l’absurde du monde, c’est encore dire qu’il n’est pas comme nous voudrions qu’il soit... Le sentiment de l’absurde est selon lui encore une façon de ne pas endosser la position tragique : nous n’avons rien à revendiquer, à déplorer. Notre révolte est de trop ; elle ne peut être une posture définitive. Ce qui est, est, et il n’y a rien à redire. Demander des comptes au monde est encore une manière de fuir le réel. An nom de quoi, de quel folle présomption pourrais-je exiger ou même souhaiter que le monde fût autrement qu’il n’est ? Il suffit simplement de soutenir sans plaintes le caractère insensé et insignifiant de cette vie, ce qui même, paradoxalement, peut aller de pair avec une forme d’allégresse, celle de notre passion inconditionnelle pour cette même existence, aussi précaire et insensée soit-elle...  Quand Camus dit que la seule réponse de l’homme à l’expérience de l’absurdité de l’existence est de l’assumer jusqu’au bout, c’est-à-dire d’y répondre par le défi, l’engagement, le choix réitéré, Rosset lui rétorquerait sans doute qu’il n’y a aucun défi à relever, le sentiment de l’absurde n’étant en quelque sorte que l’effet d’une révolte beaucoup trop égocentrique...  Le point de désaccord fondamental concerne cette question du défi devant « l’irrationalité du monde » : le monde est seulement nécessaire autant qu’hasardeux pour Clément Rosset (hasardeux au sens où il ne relève d’aucun sens ou finalité particulière)

Pour conclure sur ces deux façons de penser notre condition, elles se rejoignent dans la commune irréductibilité d’un réel insensé. Elles montrent comment une pensée lucide révèle à quel point il est d’abord nécessaire de prendre cette mesure avant de s’inscrire dans une action sur le monde. Et enfin, elles témoignent également toutes deux de l’importance d’une telle prise de conscience pour la suite : qu’il surenchérisse sur ses engagements (l’homme de l’absurde selon Camus), ou qu’il adhère à « l’amor fati » (l’homme du tragique selon Nietzsche ou Rosset), nul doute qu’une telle découverte font d’eux, dans leur façon respective d’appréhender leur existence, des personnes qui ne sont plus vraiment les mêmes. Penser ainsi le réel de notre existence conduit à un rapport subjectif au monde qui doit en tirer les enseignements nécessaires, même si de ce côté-là rien n’est définitivement acquis ...

 

Quel pouvoir sur sa vie ?

Réussir sa vie, c’est d’abord et indéniablement avoir la capacité d’intervenir sur elle ; et cette intervention passe par l’exercice de la pensée. Une vie dite « philosophique » est en premier lieu une vie affectée par l’exercice de la philosophie, ne serait-ce que parce qu’on lui consacre du temps ! Au-delà de cette lapalissade, cela signifie concrètement que cette activité de l’esprit a nécessairement des effets pratiques sur sa propre vie, en particulier entraîne un changement de regard sur le monde. Celui-ci serait selon Pierre Hadot la marque de l’exercice philosophique. Une vie humaine digne de ce nom, disait Socrate, est une vie examinée. Schopenhauer, avec l’humour et le pessimisme foncier qui le caractérise, affirmait : « La vie est une si triste affaire que j’ai décidé de la passer en réfléchissant »... Vivre philosophiquement ne signifie pas nécessairement, comme c’était le cas dans l’Antiquité, appliquer des préceptes de « bonne vie » ou de vie meilleure. Mais constater simplement que notre vie est nécessairement et profondément affectée par l’acte même de philosopher, quelque soit par ailleurs ses projets délibérés de transformation. Nous avons là un dépassement de fait de l’antagonisme supposé entre la connaissance et l’action ou la vie, puisque toute démarche philosophique, même la plus spéculative, a des retentissements sur l’existence. En ce sens, le choix de la philosophie elle-même est déjà un choix existentiel.

Si la réflexion est inséparable d’une vie véritablement humaine, c’est parce qu’il est dans la nature de notre condition de « s’appliquer à soi-même », selon la belle expression de Marcel Gauchet à propos des sociétés humaines. C’est-à-dire ? De la même manière que nos sociétés humaines  sont capables, dans une certaine mesure, d’exercer sur elles-mêmes comme ensemble un certain pouvoir, de façon à se diriger et à s’orienter – ce que Marcel Gauchet appelle « le politique », et qui concerne tout type de société, et pas seulement la démocratie -, nous avons individuellement également cette capacité – limitée – de mieux nous comprendre pour mieux nous auto-constituer comme nous sommes... Ces limites sont elles-mêmes les limites inhérentes à notre capacité réflexive. Mais ce pouvoir existe cependant. Nous disposons d’une « certaine puissance de nous vouloir individuellement et collectivement en conscience ». Le rôle de la philosophie prend tout son sens dans le cadre de cette marge de manœuvre.

 

La joie de connaître et de penser

Arrivé à ce point du développement, il faut noter qu’il arrive quelque chose d’essentiel associé à l’exercice de la pensée : la joie inhérente à cet exercice et à celui de la connaissance. Comte Sponville, dans la lignée de Spinoza, décrit ainsi ce processus : « j’ai découvert que la vérité de la tristesse n’est pas triste, que la vérité de l’angoisse n’est pas angoissée, que la vérité du désespoir n’est pas désespérée, ni désespérante, ou bien dans un tout autre sens que celui du mélancolique ou du déprimé ... ». La véritable joie est attachée à la connaissance, y compris à celle du tragique de l’existence ou de son absurdité. La connaissance véritable ne peut aller sans amour ; «... en philosophie, le plaisir va du même pas que la connaissance : car ce n’est pas après avoir appris que l’on jouit de ce qu’on sait, mais apprendre et jouir vont ensemble » (Epicure). La connaissance est source de joie en tant que telle, et transforme  en même temps mon regard sur ce que j’apprends à mieux comprendre : « la vérité de la tristesse n’est pas triste... » ? Nous retrouvons là un thème développé aussi dans « Le gai savoir » (Nietzsche).

 

Quelles limites à ce pouvoir ?

Nous avons déjà montré à quel point la vie pouvait offrir une résistance à toute tentative de rationalisation sans reste... Une conception répandue dans la philosophie anglo-américaine illustre assez bien cette tentative. Nous l’appellerons le paradigme de l’agent rationnel (cf. article « vie » de Monique Canto Sperber, in « Dictionnaire de philosophie morale et politique »). La vie est appréhendée comme ensemble d’options à réaliser, auxquelles correspondent des choix et prise de décisions incluant une conception donnée des biens et des plaisirs. La notion de « projet de vie » (cf. Théorie de Justice, IIIème partie, John Rawls) est ainsi une référence incontournable ; l’individu est pensé comme auteur d’une vie unifiée. Au terme d’une délibération rationnelle, il choisit, parmi l’ensemble des projets de vie possibles, celui qui lui paraît être le meilleur : celui qui a le plus de chances de réaliser nos buts les plus importants. Le bonheur sera ainsi le test psychologique permettant d’évaluer le succès de ce projet. Ce qui est bien sûr le plus discutable dans cette conception est l’idée d’une délibération rationnelle portant sur l’ensemble de la vie humaine. Celle-ci est psychologiquement invraisemblable. Il n’y a jamais ainsi ma vie devant moi comme un rectangle vide à remplir, dont la taille est donnée d’avance... Ce que j’ai vécu, le genre de vie que je mène, conditionne grandement, à chaque moment, les désirs et jugements ultérieurs. L’idée d’une « délibération rationnelle des projets de vie » ne peut correspondre sans précaution à ce qu’on appelle la réflexion sur la vie humaine. En conclusion, quel(s) sens finalement donner à cette formule « penser sa vie » ?

 

Penser sa vie ? En quel(s) sens ?

Nous devons distinguer des niveaux différents de pensée. Même lorsque nous nous engageons dans la vie de façon réputée « irréfléchie », nous ne pouvons pas prétendre n’avoir aucun moment de réflexion et de délibération concernant ses choix et prises de décision. Les notions mêmes de « choix » ou de « décision » impliquent ces moments... En ce sens, notre vie n’est jamais totalement irréfléchie, car elle serait sinon l’équivalent d’une vie animale. Le dédoublement qui permet d’être ici et ailleurs, le fait qu’un homme n’est jamais seulement « une fois » en un lieu et un espace donnés, comme peut l’être un animal, mais qu’il est aussi « là-bas » en tant qu’il a une conscience, est également inhérent à notre condition, vie réussie ou non... Il ya un autre plan qui serait celui que nous venons d’aborder précédemment, concernant la réflexion sur ma vie considérée comme ensemble et unité, et qui se distingue nettement par conséquent de cette réflexion qui émaille au quotidien les évènements de ma vie. Nous avons pu constater les illusions auxquelles pouvaient conduire le paradigme anglo-américain précédent (relatives à une forme de toute-puissance de l’agent rationnel). La réflexion de Paul Ricoeur sur l’identité narrative, tout en s’appliquant sur le même « plan de vie », peut permettre d’éviter ces difficultés : cette « construction narrative » montre comment chacun tente de donner sens et cohérence à sa vie, en utilisant la mise en récit et en intrigue, faisant ainsi de sa vie, à l’instar des œuvres littéraires, un véritable roman. En introduisant le récit, Ricoeur parvient ainsi à articuler le temps humain sous forme d’expérience temporelle intelligible. Le modèle du récit ou de la mise en intrigue fait comprendre comment, par delà les ruptures, les successions d’évènements, l’extrême diversité des épisodes, la mise en histoire, comme dans un roman, va donner sa forme, son unité, au personnage et aux actions qu’il traverse. La profonde originalité de cette approche de l’identité narrative réside à mon sens dans l’idée que notre histoire personnelle se raconte en même temps qu’elle se fait. « C’est précisément en raison du caractère évasif de la vie réelle que nous avons besoin du secours de la fiction pour organiser cette dernière rétrospectivement dans l’après-coup, quitte à tenir pour révisable et provisoire toute figure de mise en intrigue empruntée à la fiction ou à l’histoire ». En contre partie, au sein du récit rétrospectif prend place « le souci », autrement dit des visées prospectives… Pour résumer : le récit cherche « à articuler narrativement rétrospection et prospection » (P. Ricoeur : « Soi-même comme un autre »). « L’unité narrative » est un mixte instable entre fabulation et expérience vive ». L’intérêt d’une tel modèle est qu’il laisse toute sa part aux évènements et circonstances de la vie, tout en mettant aussi en relief l’activité de son auteur et acteur qui relie et donne son orientation d’ensemble par delà la disparité des épisodes, grâce à cette mise en intrigue. Il est facile de comprendre comment la réflexivité philosophique peut venir alimenter ce processus narratif.

 

Paradoxe de la réflexion sur l’existence

Concernant les raisons et justifications qui s’efforcent de donner un sens à sa vie (pour qu’elle soit réussie), trois traits majeurs ressortent, d’après Monique Canto Sperber : elles sont relatives à un sujet singulier (et ne sont pas à priori valables pour tous) ; elles se modifient en fonction des évènements ; elles sont liées au temps qui passe et à la mortalité (de qualité différente au fur et à mesure que l’on avance dans l’existence, le poids du passé pesant de plus en plus sur elles). Autant de caractéristiques « bizarres » pour des justifications, et qui rejoignent d’une certaine façon le sentiment de l’absurde.  Mais on ne peut pas faire beaucoup mieux en matière de raisonnement sur la vie humaine. Malgré la fragilité de ces raisons, elles n’en demeurent pas moins importantes. La relativité à l’agent et le rôle des évènements sont des conditions incompressibles du raisonnement que nous pouvons appliquer à nos vies. Au cœur de cette absurdité logée à l’intérieur de la rationalité lorsqu’il s’agit de réfléchir à l’existence, se trouve la conscience des limites de l’humain. L’intelligibilité que nous recherchons n’est plus l’objet de mythes ou d’idéaux canoniques, mais d’une élaboration individuelle singulière. « ... notre réflexion s’exerce aujourd’hui plutôt sur la vie privée, et notre connaissance de nous-mêmes se nourrit de formes de vie multiples empruntées à toutes les époques. ». Elle n’est plus façonnée en fonction d’une hiérarchie donnée des activités humaines (encore présente, par exemple, chez un auteur « moderne » comme Hannah Arendt, qui souhaite redonner ses lettres de noblesse à la « vita activa » (chère aux grecs) et en particulier au primat de l’action, aux dépens de « la vita contemplativa » jusque là privilégiée, choix d’ailleurs qu’elle n’a pas personnellement tenu jusqu’au bout, puisque la dernière partie de sa vie est consacrée à une réflexion très spéculative sur « La vie de l’esprit »). Quoiqu’il en soit, une réflexion sur l’existence réussie doit contribuer ainsi, sinon à « une vie meilleure », du moins à développer en l’homme « la capacité d’un agir autonome lié à la rationalité ».

 

Des « transformations silencieuses ?

Tout ce qui précède relève sans doute d’une conception de la conduite de sa vie où l’action serait envisagée plutôt dans la logique explicite du projet et de la délibération, avec les limites que nous avons soulignées. Mais nous ne devons pas négliger ce que François Jullien appelle « les transformations silencieuses », qui s’opèrent la plupart du temps à notre insu : nos décisions (quand décisions il y a) sont souvent des ratifications de quelque chose qui est déjà là, très prégnant comme possibilité qui ne demande qu’à être actualisée, ce qui n’exclut d’ailleurs pas qu’un saut dans l’inconnu soit nécessaire. Autrement dit, le volontarisme d’une orientation décidée dans la vie n’est peut-être pas si opérant que cela, alors qu’une forme de « passivité opérante », en écho au « non agir agissant » de la pensée chinoise, l’est peut-être davantage. Le changement est ainsi le résultat d’un long processus et non d’un acte radical qui serait le fruit d’une libre décision. Les transformations silencieuses désignent tout ce qui se noue, s’ourdit, se trame dans l’obscurité, globalement, continuellement, et sans qu’on le remarque. Lorsqu’un changement surgit, il est rare que l’on prenne la mesure de ce long travail qui l’a précédé (à notre insu souvent). Cette préparation, ce « mûrissement » est une certaine garantie de l’effectivité du changement ; sinon beaucoup de changements sont des « feux de paille », des « effets de manche », de « la théâtralisation de l’action »… Cela n’oblitère nullement l’impact de la pensée, à condition de ne pas perdre de vue que d’une part la pensée elle-même est un processus où le « sujet libre » ne joue pas le premier rôle, et que d’autre part c’est souvent dans « l’après-coup » du mûrissement que celle-ci va opérer. Comment donc peut-on engager un certain « cours », une certaine évolution, en amont ? A travers ces deux façons d’envisager le changement, nous trouvons deux modèles théoriques opposés : d’un côté celui du projet, c’est-à-dire de l’anticipation et de la projection dans l’avenir, assorti de l’action à mettre en œuvre (moyens/fins). De l’autre côté, celui de l’attention, de la présence à ce qui arrive, à l’intérieur comme à l’extérieur de soi : les fêlures comme les opportunités (nous retrouvons ici le « kairos ») sur lesquelles on peut jouer. Mais surtout notre pensée occidentale, selon François Jullien, pourrait souffrir d’une difficulté particulière qui intéresse directement notre question de ce soir : celle de ne pas parvenir à saisir « le vivre » dans son cours, et même à nous en éloigner. Dans cette hypothèse, la pensée pourrait même être un obstacle à la vie (réussie).

 

Penser sa vie pour mieux la vivre ? Soit... Mais la pensée ne peut-elle pas aussi, dans certaines conditions, constituer un obstacle ?

 

Une « philosophie du vivre »...

Autrement dit, à quelles conditions ou quelle type de pensée peut atteindre un tel résultat ? Le regard critique porté sur la philosophie dans sa version « canonique » et occidentale par François Jullien est ici irremplaçable. Inspiré par son vis-à-vis permanent avec la pensée chinoise, il pressent depuis longtemps l’inadéquation de la philosophie à appréhender « le vivre » (qu’il distingue de la vie...), mais c’est dans son dernier livre « Philosophie du vivre » que sa thèse est explicitement développée. Le « vivre », comme nous l’avons mentionné, se distingue assez radicalement de la vie. Nul « projet de vie » ne peut en rendre compte, nulle direction assignable vers un quelconque « but », nulle considération sur la vie dans son unité et son sens. La caractéristique essentielle du vivre est d’échapper à la prise... La vie nous engloutit en effet dans l’immédiat du présent, et ce faisant nous échappe. Mais tous les efforts que nous faisons - notamment en philosophie mais aussi en science – pour nous l’approprier par la distance de la réflexion, conduit à s’en éloigner et s’en séparer, donc elle nous échappe pour la seconde fois. François Jullien insiste en particulier sur l’incapacité de la pensée européenne à penser ce qu’il appelle « l’entre de la vie », c’est-à-dire la vie comme non coïncidence avec elle-même, ou encore comme ne cessant pas d’être travaillée par son opposé ; c’est par exemple Socrate qui dénonce la vie selon les désirs consistant à remplir éternellement un tonneau percé, le manque ne pouvant jamais être comblé, et qui par conséquent s’apparente à la malédiction des Danaïdes (Le Gorgias). Mais la réponse de Calliclès est décisive : le sempiternel remplissement du manque n’est pas la malédiction des Danaïdes, mais le propre de la vie. Sinon, je suis aussi vivant qu’une pierre ou qu’un cadavre. Que nos désirs ne soient jamais rassasiés, c’est ce qui maintient la vie en vie, c’est la condition même de l’être en vie. Le renouvellement de la vie doit se comprendre entre le désir et la satiété, il est inséparable d’un « remplissement-évidement ». C’est dans cet « entre » - entre le manque et la satiété -, que l’on peut comprendre le processus même de la vie et ses transformations continues et silencieuses. Nous ne le comprenons pas facilement parce que nous raisonnons en termes d’états discontinus - les états extrêmes – et de ruptures.  C’est le terme et la finalité de la vie (telos) qui deviennent importants dans la philosophie de Platon (et toutes celles qui se sont inscrites dans son sillage), et non son cours même, c’est-à-dire les flux, les passages d’un état dans un autre, les temps intermédiaires ou de transition. Ainsi, une certaine forme de pensée ne pourrait pas penser la vie, alors qu’elle serait très opérationnelle dans les différents domaines de la connaissance. La sagesse occidentale (sophia) est identifiée à « épistémé » (science) dans le Théétète. Le plan de l’être est privilégié, et avec lui les prédicats d’identité, de substance, d’opposition entre réalité et apparence, qui distingueraient une « vraie vie » d’une vie au contraire soumise à la mobilité (et non à l’immuable), aux apparences (et non à la réalité véritable), à l’ambiguïté (et non à l’essence). Cette « vraie vie » ferme l’accès au vivre, l’enfouit sous les constructions de la pensée.

Il s’agirait donc de retourner au vivre (Nietzsche), « penser l’innocence d’un « vivre » qui serait libéré de toute récupération externe et soumission à des fins ». En réalité - et nous trouvons dans la pensée de Jullien une filiation qui n’est d’ailleurs pas toujours ouvertement revendiquée, celles de Nietzsche, de Spinoza ou de Montaigne, mais aussi d’un Raphaël Enthoven ou d’un Clément Rosset aujourd’hui -,  vivre ne se laisse ranger sous rien, ne se réfère à rien d’autre que lui ; il ne vaut que par lui-même, n’a pas de but en dehors de lui-même, n’a pas besoin d’être légitimé d’une quelconque manière. « Vivre est définitivement hors sens » et « c’est peut-être la raison pour laquelle la philosophie s’en détourne... ». Montaigne a tout dit d’une certaine façon : quand quelqu'un se plaint de ne rien avoir fait durant sa journée, il lui répond : « Quoi ? N’avez-vous point vécu ? ». Que dire d’autre en effet pour montrer que le vivre détient en lui-même sa justification, est à lui-même sa destination ? Et il poursuit en insistant sur le fait que cette sorte de révélation devient de plus en plus importante au fur et à mesure que la durée de la vie escomptée est plus courte : « A mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine. » Le style d’écriture des Essais est justement une tentative d’échapper à l’enlisement de la vie sous des discours trop construits, et de privilégier au contraire digressions, observations, vagabondages, bigarrures, métaphores, afin de « laisser la rivière courir sous le pont », et d’être le mieux ajusté possible aux variations et écarts propres au vivre. Aucun discours clair, construit, logique, ne peut se saisir du « vivre ». Car tel serait bien le nouveau projet d’une « philosophie du vivre » à la manière de Montaigne (ou Rousseau) : pouvoir capter, sans le recouvrir par les constructions du sens, ce que Jullien appelle « l’infra-philosophique », c’est-à-dire « une pensée tacite » (qui n’est pas l’ineffable) du vivre,  en amont de toute philosophie.  C’est en quelque sorte l’antique question de la sagesse qui réapparaît ici, mais dans des termes entièrement nouveaux, et qui interpelle la philosophie et sa légitimité : est-il possible de rendre compte philosophiquement de cet « infra » du vivre ? Peut-on dépasser l’opposition entre vivre et concept ? C’est en tout cas à cette tâche que s’attelle François Jullien... et il semble avoir non seulement des précurseurs (à la marge de la philosophie mais surtout au sein de la littérature), mais aussi des philosophes contemporains qui ont déjà commencé à creuser un tel sillon, je pense en particulier à Clément Rosset et peut-être dans une moindre mesure André Comte-Sponville. Les pensées du développement personnel, ou relatives au « coaching », tellement envahissantes aujourd’hui sur le marché du livre, qualifiées par Jullien de  «sous-philosophiques », représenteraient « le surgeon moderne de cet impensé ». Il s’agit donc de retrouver une certaine forme de sagesse populaire, à qui nous n’avons accordé jusqu’à présent aucune espèce de crédit théorique, et qui a pourtant été spécifiquement travaillée par la pensée chinoise au cours des siècles. Mais sans en rabattre sur nos exigences philosophiques, ni sur le langage conceptuel propre à celles-ci. La phrase emblématique de Montaigne pourrait s’inscrire au fronton de cette nouvelle philosophie du vivre : « Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est de vivre à propos ». La « réussite » étant alors davantage une question stratégique  qu’une question éthique. 

 

Philosophie du vivre et sens de la vie

A notre sens, cette nouvelle perspective n’annule pas tout le travail philosophique sur la vie humaine. Mais elle ajoute un angle jusque là négligé par la pensée occidentale : celui de « la philosophie du vivre », indépendamment du sens que, cependant, tout un chacun s’efforce de donner à sa vie. Car si la vie est effectivement « hors sens », et n’a pas besoin de se justifier,  étant en elle-même sa propre raison d’être, cela n’empêche pas que nous construisions en permanence du sens pour nous. A travers mes intentions, mes actions, mes projets, mes désirs, et donc mes relations avec ce qui m’entoure (n’impliquant pas l’existence d’une volonté libre…), je créé du sens dans ma vie. Le sens est ainsi quelque chose de relatif, de subjectif, et d’historique, qui s’exprime au sein de la vie. La vie elle-même n’a pas d’autre sens que celui d’être là, et de se perpétuer à travers les générations… Seules les relations subjectives que j’entretiens avec ce monde au cours de mon devenir peuvent générer du sens et de la valeur pour moi (et non en soi, comme absolu). Les deux perspectives, celle du sens de la vie et celle de la « philosophie du vivre » sont donc très compatibles.

 

La question de la congruence personnelle

Ce point engage une éthique de la pensée. Le reproche qui est souvent fait à un certain discours philosophique est sa « schizophrénie » : autrement dit le clivage entre théorie et pratique, l’absence d’articulation entre le discours et la « vie philosophique ». A quoi servirait de penser sa vie si, comme le dit Pierre Hadot, on « fait joujou avec les concepts ». Pour « faire le beau », « se faire valoir », dirait Deleuze. Il y a plus généralement un risque de paroles ou de discours philosophiques désincarnés, non « habités », plus facilement peut-être dans le cadre de certains travaux universitaires hyperspécialisés sur des points de doctrine très « pointus », ne permettant pas de retrouver le sens global des véritables enjeux de pensée… On pourrait alors assister à une autonomisation du discours philosophique qui deviendrait sa propre fin, un fonctionnement « à vide » des concepts, sorte d’activité distinctive (au sens de la « distinction » de Bourdieu, c'est-à-dire marque symbolique d’appartenance à l’élite) propres au cercle restreint des « professionnels » de la philosophie. Et puis cette tentation du plaisir de discourir qui ne peut pas ne pas guetter celui qui philosophe … Le risque est en effet réel. Mais arrêtons-nous un instant : ne s’agit-il pas là d’un choix éthique quant à son rapport personnel à la philosophie, et peut-être, d’une façon générale, à la manière dont chacun se débrouille avec sa propre congruence entre son dire et son faire[1]? La façon dont nous « entrons » dans la philosophie et dont nous la vivons est un problème radicalement différent de celui de la forme que prend telle ou telle réflexion philosophique (P. Hadot pense en effet que « les théories systématiques » sont de nature à susciter de telles attitudes, contrairement aux « méthodes pour s’orienter dans la pensée et dans la vie » correspondant davantage aux formes de la philosophie antique). La vie philosophique est avant tout question de choix personnel, de manière indépassable… Il peut y avoir une tendance naturelle à s’en tenir à la parole, plutôt que d’essayer de mettre progressivement en accord nos idées et nos actes. Platon demandait à un vieillard qui prétendait ne pas cesser de suivre les leçons sur la vertu : « Quand vas-tu enfin commencer à vivre vertueusement ? ». Encore une fois, cette question est une question d’ordre éthique et personnel, et n’engage pas en tant que telle une responsabilité du discours philosophique. Tout exercice véritable de la pensée est avant tout la conséquence d’un « heurt » avec l’étrangeté et l’altérité du monde, et ne peut qu’être inséparable de son rapport au réel. Si tel n’est pas le cas, deux explications : soit une telle pensée n’est pas enracinée suffisamment dans un rapport à soi et à son existence (Foucault) ; soit son auteur souffre de non-congruence. Il faut reconnaître que ces deux exigences complémentaires sont difficiles à honorer. Mais telle est la vie...

 

« S’il est impossible de juger la vie, c’est que la vie ne cesse de se juger elle-même... »

Cette phrase est extraite d’un cours de Deleuze sur Spinoza (« Spinoza et l’immortalité »). Nous pourrions concevoir en effet que « penser sa vie » consisterait avant tout en un jugement moral destiné à la mettre à l’épreuve d’un certain nombre de valeurs transcendantes, suivant l’exemple canonique de l’Apocalypse et du Jugement dernier, qui représente pour Deleuze le paradigme du « système du jugement » propre à la morale. A réussi sa vie celui qui a franchi l’épreuve, a réalisé cette « vie bonne » telle que prescrite par la morale. Pour Spinoza, la vie est bien une épreuve, mais dans un sens radicalement différent : la manière dont nous sommes jugés, ou dont éventuellement nous nous jugeons nous-mêmes à partir de tels critères, n’est pas important (et peut être source de culpabilité parfois destructrice). Ce qui nous juge, ce ne sont pas des valeurs qui viennent de l’extérieur, c’est la nature de nos tristesses et de nos joies. Ainsi, quoique nous fassions, nous ne cessons de nous juger nous-mêmes. Nous pouvons nous faire nous-mêmes le pire mode d’existence, et souffrir sans cesse (culpabilité pathologique, masochisme, dépression...). Et ces modes d’existence sont en outre contagieux, leur pouvoir de nuisance est au-delà de celui qui les porte. Il ne s’agit pas d’une épreuve morale, celle du Tribunal de l’Apocalypse, mais d’une épreuve quasi « physico-chimique » dit Deleuze... Comme des pièces d’or qui pourraient en quelque sorte auto-expérimenter leur pureté en or... S’il est impossible de juger la vie, c’est que la vie ne cesse de se juger elle-même (cet argument est très nietzschéen) : nous méritons la vie que nous avons ; les affects que nous possédons supposent un mode d’existence immanent donné. Dans cette perspective, nous ne pourrions pas, par exemple, être dépressif si nous n’avions pas ajouté une valeur à la chute et à la dépression. Si cela n’a aucun sens pour nous, nous pourrons connaître éventuellement des malheurs sans qu’ils soient associés à de telles charges d’angoisse... Réussir sa vie, c’est donc être en capacité de reconnaître ses points de vulnérabilité, de fêlure, et non la soumettre au verdict du Grand Tribunal de la morale. Et actualiser le plus possible son degré de puissance, d’intensité, ou son essence en tant que partie de Dieu (ou la Nature) : qu’est-ce qui est important dans la vie ? Essentiel ? L’ai-je approché ? Telles sont les questions que l’on peut se poser à la veille de sa mort ; c’est la fameuse « épreuve physico-chimique » dont parle Deleuze sur les pas de Spinoza. Si la réponse à cette dernière question est plutôt positive, la mort ne concernera qu’une petite partie de soi-même (ce que Spinoza appelle les « parties extensives » soumises à la dégradation du temps et aux accidents), l’autre partie correspondant à cette « expérimentation de l’éternité » dont parle Spinoza...

 

 Daniel Mercier, le 26/10/2013

 



[1] Ce concept de congruence a été élaboré dans le cadre de la psychologie humaniste développée par Carl Rogers, psychologue américain qui s’est intéressé à la relation d’aide psychothérapeutique. La congruence exprime une adéquation entre d’une part ce que l’on est et ce que l’on montre de soi, et d’autre part entre ce que l’on dit et ce que l’on fait.