Peut-on échapper à la solitude ? - Janvier 2013

La présentation du sujet

Présentation « Peut-on échapper à la solitude ? »

 

Sans doute que non, puisque « nous naissons, vivons, et mourrons seuls » (Bouddha)… Mais de quoi parlons-nous au juste ? Solitude, isolement, esseulement, est-ce la même chose ? Qu’est-ce qui peut être considéré comme un destin auquel nous ne pouvons échapper, et qu’est-ce qui au contraire peut être évité ? Ne pouvons-nous pas distinguer plusieurs figures de la solitude ? L’abandon n’est-elle pas la pire de toute ?

L'écrit philosophique

Peut-on échapper à la solitude ? (Dernière version, samedi 12 janvier, Sortie Ouest)

 

Il s’agit de cheminer en tissant deux fils qui correspondent à deux dimensions ou plutôt deux niveaux de lecture de la solitude, en tâchant de les distinguer clairement, mais aussi de ne pas céder à l’un plutôt qu’à l’autre… La solitude comme phénomène psychologique et social, relevant d’une anthropologie de la solitude. La solitude en tant qu’attachée à la condition humaine, qui relève plutôt d’une réflexion ontologique.

 

Solitude et isolement. L’isolement peut être physique ou géographique (la figure de l’ermite), mais le sentiment d’isolement est parfaitement compatible avec une proximité physique : l’étranger qui découvre une grande ville connaît ce sentiment lié au dépaysement, malgré la densité de population et la relative « promiscuité » ressentie… De manière beaucoup plus profonde et surtout plus chronique, l’isolement est celui de tous ceux, de plus en plus nombreux dans nos sociétés, qui ont le sentiment d’être « oubliés » ou « abandonnés », oubli ou « abandon » qui se traduisent objectivement par des contacts sociaux ou plus intimes de moins en moins nombreux. A ce sujet, toutes les enquêtes sociales et les travaux contemporains montrent une augmentation sensible du pourcentage de personnes exprimant un sentiment de solitude, augmentation liée notamment à la progression du nombre de foyers (plus de femmes que d’hommes) abritant des personnes seules. Celui qui meurt dans son appartement de grande ville sans que personne ne s’en aperçoive illustrant dramatiquement la condition extrême d’un tel isolement. Ici la solitude est synonyme de sentiment d’abandon et de déréliction

 

Solitude et condition humaine

Mais la solitude est aussi un trait propre à la condition humaine, et donc en tant que telle universel. « L’homme naît seul, vit seul, meurt seul » dit le Bouddha ; Il faut noter à ce sujet que le bouddhisme propose un remède par l’extinction du moi et la communion avec le Tout). La solitude est en effet inséparable de la question de l’ego. Mais celui-ci –contrairement peut-être à ce que pense le bouddhisme pour lequel il ne s’agit que d’une illusion mentale – est incontournable : toute la philosophie contemporaine a conjugué cette idée d’une solitude inséparable de la condition humaine. Nous devons toujours penser notre relation avec autrui à partir de cette séparation irréductible de soi et d’autrui, ou, ce qui revient au même, en ayant toujours présent à l’esprit l’altérité absolue d’autrui. Le penseur de cette altérité indépassable est Lévinas : la fraternité humaine elle-même doit être pensée à partir de cette pluralité, de la singularité absolue des individualités, et non à partir d’être prétendument ressemblants. Sinon, nous prenons le grand danger de réduire l’Autre au Même, en faisant comme si il était le même que moi. Parler, dit Lévinas, c’est précisément prendre acte de cette séparation absolue. Nous avons besoin de communiquer par ce que nous sommes irréductiblement séparés… Entrer en relation en étant radicalement séparé, c’est cela la parole…Il n’y pas d’échappatoire           

 

Solitude et sentiment de solitude

Nous avons jusqu’à présent confondus solitude et sentiment de solitude. Mais la solitude doit être considérée avant tout comme une expérience subjective qui passe inévitablement par un sentiment éprouvé de solitude, qui n’est pas nécessairement relié à un état objectif donné (mesuré par exemple en terme de « connectivité sociale »). Nous pouvons distinguer ici aussi, en termes de sentiments, en nous aidant de la langue anglaise, « alone » - la solitude choisie -, et « lonely » - la solitude subie. Il est d’autant plus important de distinguer solitude et sentiment de solitude qu’il existe des personnes isolées qui ne se sentent pas seules, et qu’à l’inverse d’autres individus se sentent seuls alors qu’ils entretiennent de nombreux contacts sociaux.  Quoiqu’il en soit, une certaine conscience lucide de la solitude, entendue ici dans son acception ontologique, est indispensable : les formes extrêmes d’une méconnaissance de l’altérité entre moi et l’autre sont évidemment pathologiques. Se penser partout chez soi n’est pas souhaitable, cela signifie invariablement une négation de l’autre en tant qu’autre. Peut-être d’ailleurs la solitude « absolue » serait cette absence totale de conscience lucide de ce qui nous sépare ! N’est-ce pas un trait de la folie ?

 

Version dramatique ou version plus heureuse ?

La solitude comme quête d’amour toujours déçu, à la manière des êtres sphériques que Zeus à fait fendre et couper en deux (mythe des Androgynes chez Aristophane relaté dans le Banquet de Platon) qui cherche désespérément leurs anciennes moitiés, quête sans cesse déçue d’unité et de complétude. Solitude associée au manque impossible à combler. Dans cette optique, la communication peut-être comprise comme une tentative toujours plus ou moins ratée de retrouver un état proche de celui du nourrisson dans le ventre de sa mère, c’est-à-dire relié au placenta par le cordon ombilical… La solitude est celle d’un être incapable de se suffir à lui-même. Cette recherche pathétique de fusion toujours déçue est particulièrement bien exprimée par Maupassant dans Bel Ami : « Un torturant besoin d’union nous travaille, mais tous nos efforts restent stériles, nos abandons inutiles, nos confidences infructueuses, nos étreintes impuissantes, nos caresses vaines. Quand nous voulons nous mêler, nos élans de l’un vers l’autre ne font que nous heurter l’un à l’autre. ».

 

Mais la séparation, « l’être séparé » peut aussi être compatible avec une vision beaucoup plus sereine : valant pour lui-même et par lui-même, l’individu satisfait ses propres besoins et a un rapport de jouissance avec le monde et les autres qui en font partis. Cet « égoïsme naturel » ne doit pas être nécessairement l’objet de critiques moralisatrices. Il fait de lui un être qui « se trouve bien dans sa maison » (Lévinas). C’est la condition de celui qui est « athée », c’est-à-dire celle de l’homme avant que ne survienne la possibilité d’un appel à la transcendance. Mais cet appel ne provient d’aucun manque, d’aucune conscience malheureuse ; il s’agit d’une aspiration positive sans manque préalable. En dehors d’un tel rapport à Dieu, l’homme athée vit très bien avec cette « séparation », qui est constitutive de son moi et de son intériorité, et l’amour comme le bonheur sont premiers chez Lévinas (renversement de toutes les sagesses traditionnelles)

 

Solitude et cosmos

La façon dont nous pensons la situation de l’homme dans l’univers a nécessairement une incidence sur la manière de vivre la solitude. L’homme grec, vivant le cosmos comme sa maison, ayant conscience de tenir une place déterminée dans l’harmonie du Tout, ne peut que vivre son éventuelle solitude de la même manière qu’un Moderne (la philosophie grecque mentionne-t-elle l’existence de la solitude ?). « Le silence des espaces infinis m’effraient » (Pascal) : à partir de Galilée et Copernic, la place de l’homme dans l’univers va devenir de plus en plus incertaine… La Terre et son habitant seront finalement considérés comme des accidents. « La mort de Dieu » au sens de Nietzsche ne peut qu’accentuer ce sentiment de déréliction et d’abandon. La condition humaine devient une condition de perdition : l’homme est « jeté » dans l’univers (Heidegger). Camus y fera écho avec sa pensée de l’Absurde devant le silence de Dieu sur la question du sens de l’existence humaine, si bien que la seule question, dans le premier temps de sa pensée, sera « Qu’est-ce qui peut justifier de ne pas se suicider (cf. le mythe de Sisyphe) ? ». Cette question de la place qui m’est assignée en tant qu’homme apparaît dès lors centrale pour comprendre le phénomène de la solitude.

 

L’amour et la solitude

Contrairement à Maupassant, cette solitude partagée, une fois assumée, peut-être source de joie. Cf. Rilke : « Deux solitudes se protégeant, se complétant, se limitant, et s’inclinant l’une devant l’autre. ». L’amour est ainsi réunion de deux solitudes, mais est loin d’aller de soi : c’est précisément l’épreuve de l’amour dans la durée, ce que Alain Badiou appelle « la scène du Deux ». Contrairement à l’amour romantique qui ne s’intéresse qu’à l’embrasement de la rencontre et désespère de son incapacité à durer, c’est ici une conception de l’amour comme construction où deux solitudes décident de rester proches et attentives, ne sacrifiant jamais ce monde reconstruit à travers le prisme de la différence, à sa propre identité (sinon, c’est la « rupture »). L’amour, c’est en effet, dans ce cadre, l’expérimentation du monde à partir du deux et non du un.

 

Se passer de l’autre ?

Même si nous sommes, d’une certaine façon, seuls quoiqu’il arrive, et qu’il est non seulement nécessaire mais souvent très profitable de vivre avec en y faisant face, il est non moins évident de ne pas croire que nous puissions vivre sans autrui. Ce serait un grand pêché d’orgueil ! C’est le paradoxe : toujours seuls et jamais seuls. Je suis habité par les fantômes d’autrui : engendré par un autre, formé et éduqué par la culture de tous ceux qui m’ont précédé, construit dans le miroir du regard de l’autre (de la mère en particulier si l’on en croit Winnicott), mon identité est elle-même de nature « transactionnelle »…

De plus, notre espèce est programmée par un besoin vital de compagnie d’autres êtres humains. Il semblerait qu’en tant que mammifères sociaux, le lien social est indispensable à notre survie. En éthologie, le concept d’attachement peut en rendre compte : nous sommes génétiquement grégaires, et nous avons besoin de la présence physique (il s’agit ici de proximité plus que d’intimité) de nos congénères. La sécurité affective est souvent à ce prix. Encore Maupassant pour nous faire sentir la force de cet instinct : vivre seul ne renvoie-t-il pas à l’angoisse de « la solitude au logis, auprès du feu, le soir » ? « Mariez-vous mon ami, vous ne savez pas ce que c’est de vivre seul, à mon âge. La solitude, aujourd’hui, m’emplit d’une angoisse horrible ; la solitude dans le logis, auprès du feu le soir. ». C’est la chaleur quasi-animale d’une présence humaine dont il est question ici, les animaux de compagnie pouvant jouer là un rôle de substitution. Les travaux actuels en psycho-biologie montrent également les effets négatifs du sentiment d’isolement (et non de l’isolement en tant que tel) sur le cerveau, la santé et l’espérance de vie (cf. études très documentées de John Caccioppo aux Etats-Unis). Pour certains neurobiologistes, il apparaîtrait également que cette anxiété particulière par rapport à la solitude soit en partie génétiquement déterminée ; elle peut engendrer dans certains cas une spirale d’exclusion, le sentiment de solitude entraînant un comportement défensif vis-à-vis d’autrui qui renforce la solitude de départ.

 

Solitude et besoin de reconnaissance (transition avec le point suivant concernant la dimension social-historique de la solitude)

Si l’autre peut être quelque fois l’enfer (Sartre), il est surtout indispensable à la reconnaissance de chacun d’entre nous : il est le ressort fondamental de notre individualité, aussi bien sur le plan des relations interpersonnelles et intimes, que sur le plan de la reconnaissance juridique et sociale (cf. Axel Honneth, « La lutte pour la reconnaissance », mais aussi Svetan Todorof, « La vie commune ») : « « Les êtres humains aspirent à des reconnaissances symboliques infiniment plus qu’ils ne recherchent la satisfaction des sens. ». Ce dernier distingue deux formes de reconnaissance : reconnaissance d’appartenance et reconnaissance de distinction. La première : sentiment d’appartenance à un groupe quelque soit sa nature. La solitude dans ce cas est de l’ordre de la désappartenance ou désaffiliation. La seconde : reconnaissance de l’individu que je suis dans toute sa singularité. La solitude signifiera ici sentiment d’être nié, disqualifié, ignoré. Elle peut être assimilée au sentiment d’abandon. On peut noter une fois de plus que cette forme de solitude renvoie encore une fois à la question de la place que j’occupe aux yeux d’autrui, et renvoie donc à la nature sociale du sentiment de solitude.

 

Solitude et société contemporaine

En quoi la solitude est une donnée spécifique à notre monde contemporain ? Malgré la proximité physique qui prévaut dans les grands centres urbains (dans lesquels habitent les 2/3 des habitants de la planète ?), et l’interdépendance de plus en plus grande qui organise nos sociétés complexes… En réalité la « société des individus » a remplacé les communautés de type traditionnel, qui étaient des sociétés « holistes ». Les formes traditionnelles d’autorité, d’appartenances, de normes collectives, qui structuraient tous les aspects de notre vie sociale et transcendaient nos volontés individuelles, ont laissé place à une société où les individus sont la valeur centrale, et surtout où ils sont « déliés » et atomisés, et dont les places et les rôles ne sont plus fixés à l’avance et antérieurs à eux. C’est à la fois l’avantage et l’inconvénient des démocraties… L’individu se vit dès lors « comme une entité autonome qui se détache de toute appartenance et veut ignorer la société dans laquelle il vit ». C’est ce que Marcel Gauchet identifie comme une « disjonction entre l’individuel et le collectif ». La personne ne se vit donc plus comme « insérée » dans un tissu communautaire qui codifie les relations, les places et les rôles, et où le lien préexiste aux éléments liés. Le système holiste permettait de faciliter la reconnaissance de ses membres : le lien social traditionnel, y compris dans ses dimensions hiérarchique et ségrégative, donnait une place reconnue à chacun, sans qu’il ait besoin de se mobiliser personnellement pour y parvenir. Une reconnaissance mécaniquement assurée (le concept de « solidarité mécanique » est utilisé par Max Weber). Cette forme de reconnaissance est beaucoup plus problématique aujourd’hui, la société faisant peser sur la tête de chaque individu la responsabilité de chaque épisode de sa vie. Cf. à ce sujet le beau livre de Ehrenberg, « La fatigue d’être soi ». La société devient tendanciellement une société de marché, c’est-à-dire une société dont non seulement l’économie obéit aux lois de ce marché, mais aussi l’ensemble des relations sociales. D’où les enjeux considérables autour du maintien et du développement des « biens relationnels », à côté des réseaux marchands (cf. Attali, « la Voie Humaine »), librement choisis et soustraits au marché, capables d’instaurer cette dimension du « vivre-ensemble ». Comment vivre ensemble en étant à la fois égaux et différents ? Quelles nouvelles formes de lien social à l’avenir pour fortifier ce « vivre-ensemble » ? Le café philo peut-il être modestement considéré comme l’une de ses formes ? C’est le thème de la prochaine fête de la philo à la MAM…

 

La solitude du philosophe

La solitude comme condition requise à une véritable présence au monde. Rilke : « « Une seul chose est nécessaire, la solitude. La grande solitude intérieure. Aller en soi-même et ne rencontrer durant des heures personne, c’est à cela qu’il faut parvenir… S’il n’est pas de communion entre les hommes et vous, essayer d’être près des choses : elles ne vous abandonneront pas, il y a encore des nuits, il y a encore des vents qui agitent les arbres et courent sur les pays. Dans le monde des choses et dans celui des bêtes, tout est plein d’évènements auxquels vous pouvez prendre part. ». Pouvoir se laisser affecter par l’énigme du monde, dans une sorte de disposition pré-réflexive, c’est  le sort du philosophe. En ce sens, « il n’est jamais tout à fait de ce monde, et jamais cependant hors-monde » (Merleau-Ponty).

 

Le philosophe, c’est celui qui « fait l’Idiot » (Deleuze) pour se libérer de tout présupposé, pour échapper aux poncifs, aux clichés qui « viennent recouvrir le monde et lisser l’existence ». Le philosophe, à l’instar de l’idiot, est un étranger et tient des discours étranges… Ecoutons ce que l’on dit des philosophes (leur statut auprès des autres est ambivalent : on les regarde comme des bêtes curieuses, dignes d’intérêt, mais dont on se méfie un peu…) : « on a du mal à les comprendre, ils ne s’expriment pas clairement ou simplement, ils sont « compliqués », ils écrivent mal… » (il s’agit là de témoignages personnels). En réalité, son étrangeté tient à ce qu’il explore des contrées rarement fréquentées, voire inconnues, à la limite du langage et des mots pour dire, prenant souvent le contre-pied des « vérités de bons sens »qui résistent rarement à leur pensée. Il y a donc une solitude inhérente au statut philosophique que le philosophe doit assumer.

La pensée en elle-même est retrait réflexif, mais c’est pour mieux retrouver le monde commun, grâce à ce que Arendt appelle « le deux-en-un », c’est-à-dire le dialogue de l’âme avec elle-même. Ce dialogue prolonge en réalité la présence des autres extérieurs. C’est par sa capacité à varier les points de vue, à ne pas coïncider avec soi-même mais au contraire être capable de se décentrer pour penser à la place de tout autre, que la pensée peut s’ouvrir au monde commun, et que ce dialogue avec moi-même est aussi la condition du dialogue avec les autres….   

 

Daniel Mercier, le 12/01/2013 à 16h

L'aperçu de la discussion

« Peut-on échapper à la solitude ? »

Résumé du café philo à Sortie Ouest le 12/01/2013

(rédigé par Daniel Mercier)

L’être humain est fondamentalement seul. Il naît, vit et meure seul (Bouddha). « Jeté » dans le monde, dont la naissance est parfaitement contingente, il se trouve seul dans la multitude. La solitude est avant tout un sentiment de solitude, une conscience lucide de sa solitude. Inhérente à notre condition, elle revêt cependant la forme particulière de l’individualisme dans notre société contemporaine. Nous revendiquons en effet, aux yeux de tous, notre singularité absolue ; le paradoxe étant que l’affirmation insistante de mon individualité s’accompagne de manière non moins insistante d’un besoin de reconnaissance de plus en plus fort… Comment cette société peut-elle faire « tenir ensemble » cette pluralité d’existences séparées, telle est peut-être une des grandes questions sociales d’aujourd’hui…

Pour certains, cette solitude doit être acceptée et même recherchée (il est important de distinguer la solitude choisie et la solitude subie) : elle est en effet synonyme de liberté ; rien ne me lierait aux autres, n’ayant plus de place assignée à priori me fixant des obligations ou des « civilités » (comme dans les sociétés traditionnelles). Je suis ainsi le seul responsable de mes faits et gestes… Pour d’autres, ces comportements fréquents de personnes qui sont « dans leur bulle », éventuellement « branchées » ailleurs, et dans l’ignorance des autres, doivent être dénoncés comme égoïstes et incivils. Les œuvres de Hopper, représentant souvent des personnes seules dans des lieux publics, seraient très significatives de ce sentiment de solitude dans sa dimension inquiétante et mortifère.

« Happés » par des activités et des divertissements à un rythme souvent très rapide, qui nous occupent l’esprit jusqu’à nous faire oublier la solitude, nous vivons souvent difficilement de nous retrouver face à elle. Pourtant, il est nécessaire de l’assumer et de ne pas se laisser distraire trop longtemps par le « bruit » des autres : accepter le silence de la solitude, c’est même la première des conditions pour développer une réflexion. La pensée, la philosophie, mais aussi l’art et la poésie,  ne sont-ils pas les enfants de la solitude ?

Si d’un côté je suis toujours seul, d’un autre je ne le suis jamais ! Même quand je suis physiquement ou géographiquement isolé de tout contact avec autrui, autrui est toujours là : ses fantômes m’habitent en permanence, tel Robinson Crusoé sur son île. Ne serait-ce que par le truchement du « dialogue de l’âme avec elle-même », définition de la pensée chez Platon. Pour dialoguer, il faut en effet être deux, ce dialogue interne étant le prolongement, sur ma propre scène intérieure, du dialogue avec les autres à l’extérieur. Le « je pense donc je suis », qui semblait évoquer tout d’abord la solitude du cogito enfermé dans sa tour d’ivoire, renvoie en réalité à un « je pense donc nous sommes ».

Ce qui apparaît le moins supportable dans la solitude, c’est lorsqu’elle se traduit par un « esseulement » proche de l’abandon : lorsque je ressens un état de déréliction, de réclusion, d’exclusion. Combien aujourd’hui, dans une société marquée par la crise de l’emploi, ressentent cet état ? Les foyers abritant des personnes seules sont de plus en plus nombreux (environ 30% des foyers en moyenne en Europe). Vivre avec quelqu’un, c’est la possibilité d’avoir un « écho », c’est mettre du désir en circulation. L’amour, l’amitié, toute forme de relations électives, en réunissant et rapprochant les solitudes, en permettant à celles-ci d’être attentives les unes aux autres, sont le plus sûr remède à cette souffrance de la non reconnaissance, qui semble aujourd’hui un des maux les plus importants de notre société… particulièrement durant la période du vieillissement de la vie où « un monde de visages familiers (d’amis ou d’ennemis, peu importe) tourne en une sorte de désert peuplé de visages étrangers. Ce n’est pas moi qui me détourne mais le monde qui se dissout, et c’est tout à fait différent. » (Hannah Arendt). La vie humaine est essentiellement, comme d’ailleurs son étymologie l’indique, « inter hommes esse » (être parmi les hommes), et réciproquement « inter hommes esse desinere » (cesser d’être parmi les hommes) est l’équivalent de mourir.