"Pourquoi la musique ?"

 

Samedi 9 décembre 2017 à 17h45 à Sortie Ouest

Sujet

« Pourquoi la musique ? »

 
 
 

PRESENTATION

 

Ouvrez vos oreilles ! Nietzche disait déjà que « le monde sans la musique serait une erreur »…Pour déchiffrer les mystères de la musique, Francis Wolff nous livre aujourd’hui une partition magistrale où s’éclaire la relation de l’homme au monde. En effet, « Pourquoi la musique plutôt que rien ? » pourrait-on dire, en détournant la grande question de Leibnitz (« Pourquoi quelque chose plutôt que rien »). Livre passionnant, leçon de musique autant que de philosophie, ce philosophe cherche à définir l’essence de la musique – celle de Beethoven et du samba brésilien, du saxo de John Coltrane et du raga indien, du fox-trot comme de la fanfare militaire et la marche funèbre, de la techno qui étourdit, du fado qui fait pleurer, du blues qui fait boire, du rock qui fait danser, de la psalmodie qui fait prier, ou de la chansonnette qui fait rire… - à partir de sa propre vision métaphysique du monde. Modestement, nous nous proposons dans cette présentation de donner un aperçu de cette réflexion….et ainsi donner du « grain à moudre » à notre discussion !

Un repas sous le Chapiteau Gourmand clôturera cette soirée. Inscrivez-vous ! (dp.mercier@gmail.com)

 

Ecrit philo

« POURQUOI LA MUSIQUE ? »

 

 

INTRODUCTION

1- L’objet de ce texte : la thèse développée par Francis Wolff

2- Un traité de linguistique appliquée à la musique ?

3- La musique comme « art des sons », un « universel anthropologique

4- Comprendre le sens de la musique

5- Comment Hegel et Nietzsche en ont parlé…

I - Petite métaphysique de la musique

1.1 - Enracinement de l’argumentation dans une métaphysique ou une ontologie des « briques du monde »

1.2 - Et la musique ?

II - Comment passe-t-on du « bruit du monde »au monde sonore de la musique ? Quel est cet univers sonore organisé à priori ?

2. 1 - 1ère condition : les sons doivent pouvoir être identifiables et réidentifiables par eux-mêmes : la note

2.2 - 2ème condition : les sons doivent pouvoir appartenir à un système autonome qui les rapporte les uns aux autres

2.3 - 3ème condition : substitution de la causalité réelle existant entre choses et sons, à une causalité imaginaire, mais nullement fictive, qui rapporte les sons les uns par rapport aux autres

2. 4 - Comprendre une musique

III - La musique semble construite comme un langage : elle devrait donc signifier quelque chose… Que nous dit-elle ?

3. 1 - La musique comme langage

3. 2 - « L’expression musicale » n’est pas réductible à l’expression des émotions

3. 3 - Expressivité et discursivité de la musique

IV- La représentation musicale : que représente-t-elle ?

4. 1 - La spécificité de la représentation musicale

4. 2 - Représentation et reproduction, les deux sémantiques de la musique

4. 3 - Représenter comment ? Représenter quoi ?

4. 4 - Peut-on représenter ce qui n’existe que par sa représentation ?

4. 5 - Ce que la musique fait au temps

Pour conclure sur le « pourquoi » de la musique 

 

1- L’objet de ce texte : la thèse développée par Francis Wolff

Ce sujet a été choisi pour faire écho au programme de spectacles musicaux offerts par Sortie Ouest ce trimestre, mais aussi, avouons-le, pour s’arrêter sur une des productions philosophiques les plus stimulantes de ces dernières années, le livre de Francis Wolff « Pourquoi la musique ? ». Une fois n’est pas coutume, c’est en grande partie à la présentation – nécessairement sommaire -  de la thèse développée dans ce livre que sera consacré ce texte. Mon goût pour la musique, qui est réel,  n'a d'égal que mon inculture dans ce domaine. Ce n’est donc pas sans une petite appréhension que j’ai abordé ce livre, celle de ne pas comprendre les développements trop techniques et musicologiques qui ne manqueraient pas de se trouver dans le livre. Ils existent, et je reconnais que parfois j’ai été en difficulté. N’étant pas du tout un musicien formé au langage musical (pulsation, rythme, isochronie, mesure, harmonique, tonique…etc. pour n’évoquer que des notions parmi les plus simples), je n’ai malheureusement pas pu apprécier à sa juste valeur l’ensemble des développements souvent très techniques qui démontrent cette thèse sous tous ces aspects.Francis Wolff nous prévient dans son annonce au lecteur et nous conseille de « sauter sans scrupules » de tels passages… Ce philosophe est aussi un spécialiste de la musique (quelle culture musicale !) et un fin musicologue : il n’hésite pas à entrer au cœur de la construction musicale, et nous propose systématiquement des extraits musicaux de toute sorte pour étayer son propos (le lecteur peut sans arrêt se reporter à ses extraits indiqués dans le texte grâce à un site Internet répertoriant ces derniers (plus de 80…).

Mais au final, l’essentiel de ce qui est dit est de nature philosophique, relève d’une démarche méthodologique rigoureuse, et s’avère très éclairant au néophyte que je suis…

2- Un traité de linguistique appliquée à la musique ?

Je souhaite en préalable dire quel a été mon sentiment sur ce travail dès les premières pages de lecture : l’approche de F. Wolff sur la musique m’est apparue en tout point comparable à celle d’un linguiste, à l’instar des grands traités de linguistique générale écrits par les Saussure, Jakobson, Martinet, ou autre Chomsky… Celui-ci, par exemple, avec sa « Grammaire Générative », cherche à définir les règles fondamentales constitutives du langage susceptibles de pouvoir générer l’ensemble infini des énoncés possibles quelle que soit la langue concernée. Le projet de Wolff me semble aussi ambitieux concernant cette fois le langage musical. Nous avons la conviction après une telle lecture que la Musique est un langage au même titre que le langage humain, langage dont les lois de fonctionnement expliqueraient à la fois ce qu’est la musique et comment elle peut causer notre plaisir et notre compréhension perceptive à son écoute[1]. Ces règlessont aussi contraignantes et spécifiques que celle du langage des mots.

3- La musique comme « art des sons », un « universel anthropologique

La première définition de la musique (qu’est-ce que ?) est à la fois classique (elle se trouve dans tous les manuels) et générique: « La musique est l’art des sons ».Ou encore nous pouvons dire que c’est « un arrangement de sons produit par l’esprit humain à quelque fin que ce soit ». Voilà donc une définition qui a l’avantage d’englober toute sorte de musique, ne privilégiant à priori aucun genre par rapport à un autre (par exemple la « grande » musique). La musique comme « universel anthropologique » - un grand nombre d’études paléontologiques et sociologiques l’atteste –,au-delà de la diversité culturelle des musiques, mais aussi des différentes variétés de musique (de Mozart à la danse des canards) est celle qui nous intéresse ici. Une telle définition n’est pas philosophiquement suffisante cependant pour répondre à notre question, qui pose implicitement la question du fondement et donc aussi de l’essence. Contrairement à la plupart des musicologues ou métaphysiciens, le mot qui va retenir l’attention de Wolff n’est pas celui de « l’art », mais celui de « son »[2]. F. Wolff ne souhaite pas en effet tomber dans les discussions souvent oiseuses et essentiellement normatives –plutôt que descriptives de ce qu’est l’art – entre ceux qui disent que « c’est de l’art » et ceux qui disent que « çà n’en est pas » ! La bonne question première serait plutôt : qu’est-ce qu’un son ?Il y a bien sûr une définition scientifique qui définit le son comme la sensation auditive engendrée par une onde acoustique, ou encore comme la vibration de l’air qui se propage... Mais elle ne suffit pas philosophiquement parlant…

4- Comprendre le sens de la musique

Ensuite, la question du « pourquoi » –au-delà de : en vue de quoi, pour quoi, questions auxquelles on peut donner beaucoup de réponses : coordonner des actions humaines, danser, forger l’unité d’un peuple, faire la fête etc. – est la question philosophique par excellence (avec « qu’est-ce que ? ») : quel est le sens profond de la musique, si tant est qu’il y ait une sémantique musicale comme il y a une sémantique de la langue et de la parole. Il s’agit donc d’une part de dire quelle est cette sémantique si elle existe, et d’autre part quelle est son sens, comment elle nous touche et se fait entendre ? A-t-elle un sens en dehors des paroles qui parfois l’accompagne (et qui sont en général chantées) ? Le fond du problème est là : nous sommes bien obligés de reconnaître que, pas plus qu’un tableau abstrait, elle n’a de sens au sens habituel de ce terme… Si l’on cherche un sens dans les choses ou les images auxquelles elle serait censée se référer, nous aboutissons à un échec, et ce n’est pas parce que le compositeur nous dit qu’il s’agit des Quatre saisons que cela change quelque chose. Un autre titre aurait évoqué d’autres images…

5- Comment Hegel et Nietzsche en ont parlé…

Avant d’avancer et d’expliquer l’ontologie qu’il appelle naïve ou « basique » sur laquelle il construit sa pensée, que pouvons-nous dire auparavant sur la façon dont les philosophes abordent la question de la musique ? Nous évoquerons rapidement à ce sujet deux philosophes qui nous paraissent emblématiques sur cette question : Hegel et Nietzsche. Ces deux philosophes, certes de façon très différente, s’intéressent au sens de la musique du point de vue de la relation qu’elle entretient avec la vie et avec le monde. Nous retrouverons la même préoccupation chez Francis Wolff. Pour Hegel,elle est la forme artistique qui est la plus proche du langage abstrait des mots et de la syntaxe (contrairement à la peinture qui est beaucoup plus « imagé » -donc plus proche des choses du monde représentées-, même si déjà à son époque l’abstraction par rapport à la réalité est entamée, notamment à travers la perspective qui permet de réduire les trois dimensions à deux… ), et donc aussi de la philosophie et de ses concepts. Rappelons-nous : pour Hegel, il y a une histoire de la vérité qui correspond à  l’histoire de l’émancipation de l’esprit sur la nature ; car la particularité de l’humanité est de se représenter dans sa vérité, et l’art est son miroir (miroir imparfait, car encore englué dans le sensible). La philosophie étant la seule à pouvoir s’émanciper complètement de la représentation (sensible) et de s’identifier au déploiement de l’Esprit. L’œuvre pour Hegel est de nature spirituelle même si elle porte la marque du sensible. En ce sens la beauté artistique est bien plus essentielle que la beauté naturelle. Mais si la philosophie représente le couronnement de cette libération du sensible et donc de la représentation, la musique est en quelque sorte le dernier maillon avant la religion et la philosophie, en tant qu’elle parvient à s’émanciper presque complètement de son rapport avec les choses du monde, et qu’elle utilise un médium presque aussi abstrait que celui du langage articulé. Nous ne pourrons que constater l’inspiration hégélienne de la réflexion de F. Wolff, même si elle n’est jamais citée… La contribution nietzschéenne est également décisive : l’art est l’expression essentielle de la vie et du monde réel, la musique en particulier, qui est son art préféré. La formule ambigüe « Le monde sans la musique serait une erreur » ne nous aide sans doute pas à comprendre sa position, et pourrait laisser penser qu’elle est une alternative offerte au monde en guise de salut, sorte d’évasion salutaire ou de remède, d’échappement ou de fuite hors de ce monde. Il n’en est rien, au contraire : l’œuvre et tout particulièrement l’œuvre musicale entretient un rapport vital à l’existence. La musique est la métaphore de la véritable musique de la vie, elle est le témoin du monde et invite à son approbation inconditionnelle. Elle est l’exemple privilégié du sentiment éprouvé de joie d’exister. Non pas « autre monde » de compensation par rapport à l’insuffisance ou la cruauté de ce monde-ci (conception romantique de l’art sévèrement critiquée par Nietzsche), mais au contraire  elle est au service d’un sentiment de plénitude face à la vie. Dans un texte remarquable, N. nous explique comment l’apprivoisement de la vie et l’apprentissage de son approbation ressemble en tous points à l’apprentissage du goût musical à travers « l’acclimatation » d’une mélodie[3] : apprendre à aimer le monde, jusqu’à souffrir de son absence, c’est la même chose que de s’habituer progressivement à une mélodie au départ étrange, mais qui finit par devenir indispensable. F. Wolff s’intéresse aussi au rapport qu’entretient la musique avec le monde, et le type de réponse qu’il propose n’est sans doute pas très éloignéede la vision nietzschéenne... Quoiqu’il en soit, il semble être le seul à entrer si résolument dans l’univers musical pour tenter, si l’on peut dire, de démonter les différentes musiques pour les remonter ensuite, un peu comme un mécanicien désireux de comprendre « ce qu’il y a sous le capot » ! L’analogie ou la métaphore ne peut suffire au rationaliste qu’il est.  Sans qu’il y ait une vraie contradiction, la vraie divergence avec Nietzsche est sans doute que F. Wolff s’attache à montrer la spécificité et la forte cohérence d’un monde musical à part entière, assumé comme monde imaginaire qui certes est produit à partir du monde réel  et entretient des liens étroits avec lui, mais constitue néanmoins un monde « à part », monde « idéal » que Nietzsche refuserait probablement… 

I - Petite métaphysique de la musique
1.1 - Enracinement de l’argumentation dans une métaphysique ou une ontologie des « briques du monde »

Dans un récent n° de Philo Magazine, F. Wolff nous explique brièvement comment son ouvrage s’appuie dans sa cohérence interne, sur un de ses précédents livres, « Dire le monde » (2004), où il pose en quelque sorte les bases d’une ontologie : il s’agit de déterminer ce qui constitue « les briques du monde », autrement dit les entités de base essentielles de celui-ci. Elles sont au nombre de trois : les choses (tout ce qui est permanent, un homme est une chose), les évènements (ce qui arrive aux choses et produit du changement), et les personnes (une personne est un être qui cause un évènement qui devient par là-même l’acte d’un sujet). C’est le langage qui structure le monde en ses trois composantes en nommant les choses au moyen des noms, en pouvant les identifier  et les réidentifier(Qu’est-ce que ? Est-ce la même ?), en décrivant ce qui se passe (les évènements) à l’aide des verbes (Pourquoi ?), en désignant les personnes par les pronoms (Qui ?).

1.2 - Et la musique ?

Revenons maintenant aux choses : celles-ci sont visibles et ont des propriétés sensibles (forme, couleur, lumière). Les arts visuels dont la fonction est de représenter les corps ou les choses vont reproduire les propriétés visibles (sensibles) pour faire des images. Qu’en est-il alors des arts sonores ?  Revenons aux sons : les sons correspondent non aux choses (comme les images) mais aux évènements : dès que les choses se meuvent, çà fait du bruit : la branche casse, la pierre tombe, le chat renverse le pot de fleurs, le chien aboie…etc. Pour qu’il y ait du son, il faut des corps matériels (l’inverse n’est pas vrai ; il peut y avoir des corps matériels sans évènements, du moins dans l’idéal), et qu’il se passe quelque chose (un évènement). Ainsi, le son est la propriété sensible non des choses (comme le sont les images…), mais des évènements. De la même façon que l’on reconnait les choses par leurs propriétés sensibles en tant qu’elles sont visibles, on reconnaît pratiquement  les évènements (que se passe-t-il ?) par les sons. C’est ce par quoi les évènements sont sensibles. Les sons, signes des évènements, renseigne le vivant sur ce qui se passe dans le monde, ce qui implique que le vivant ramène le son à sa source. Si la vue vient au secours de l’ouïe, nous pouvons parler d’expérience perceptive complète. Selon Wolff, le rêve des arts visuels est de pouvoir saisir l’essence des choses (indépendamment des évènements qui l’affecte). Les choses matérielles sont identifiables mais elles bougent, changent, et ne sont jamais identiques à leur propre essence ; d’où la tentation de créer un monde d’essences immuables… N’est-ce pas le rêve de peintres tels que Vermeer ou Cézanne d’imaginer un monde d’essences éternelles sans évènements ? Un monde de choses sans évènements est bien sûr incomplet, mais un monde audible des évènements sans choses (l’inverse) souffre d’une incomplétude encore plus grande : imaginons un être vivant qui n’a que l’ouïe : tel le prisonnier dans la caverne platonicienne mais privé de la vue, il ne percevrait que des bruits dans le désordre et chercherait – s’il est doté de raison et de mémoire – à maîtriser l’imprévisibilité des évènements à partir de leurs propriétés sensibles sonores. Mais comment embrasser leur succession en un tout intelligible, alors que dans cet univers de sons les évènements n’ont pas d’existence claire et distincte (c’est-à-dire dénombrable, déterminée, identifiable). La vie est alors un brouhaha ou un chaos ; il est impossible d’identifier les sons si on fait abstraction de tout rapport à leur support. Comment faire si un son qui dure change tout le temps ? Sans support matériel, nous ne disposons d’aucun repère dans le déroulement temporel pour pouvoir identifier les sons, les individualiser. Plus de supports, plus de causes également, car la pierre qui roule, le chat qui fait tomber le pot, la pluie qui tombe sur le toit, ne sont pas seulement support mais aussi cause des évènements. Ces sons désormais sans causes sont impossibles à individualiser… Même le « miaou » du chat ne pourrait l’être en l’absence de l’identification de la source. « Que se passe-t-il ? Qui va là ? Quelle chose produit ce son ? »… Sans chose visible, les évènements n’ont pas d’existence individuelle et sont sans cause : l’expérience exclusivement sonore est donc très incomplète. La musique va pallier à ces deux difficultés(absence de support matériel, absence de cause matérielle) car avec elle l’expérience sonore va devenir complète : les sont deviennent en effet autosuffisants. La musique va créer un monde idéal où les choses matérielles ne manquent pas. Expérience certes purement sonore, mais complète. Les sons vont devenir individués et causés, mais ils seront causés par d’autres sons (la causalité est « imaginaire », on va voir en quel sens…). La musique implique l’introduction d’un ordre. Quelle que soit une musique particulière, celle-ci est produite dans un univers sonore organisé à priori.

II - Comment passe-t-on du « bruit du monde » au monde sonore de la musique ? Quel est cet univers sonore organisé à priori ?

Qu’est-ce qui fait qu’on passe d’un univers perceptif marqué par l’attente des évènements, à un univers sonore, et de celui-ci à un univers proprement musical ?  Qu’est-ce qui fait qu’un évènement sonore peut devenir un quantum de musique ? « Rien » dit malicieusement F ; Wolff, car la musique n’est pas le son mais le passage d’un son à un autre. La belle sonorité du clairon n’est pas de la musique. « La musique, c’est la mise en ordre successif de l’ordre systématique du sonore ». Il nous faut revenir sur cette définition qui réunit à la fois la dimension diachronique (temporelle) et synchronique (structurelle) de cet ordre systématique. Quelle est cette organisation du sonore dont nous parle F. Wolff, ou ce qu’il appelle parfois « l’ordonnancement d’un cosmos sonore » ? Elle dépend de trois conditions, ou trois éléments constitutifs fondamentaux.

2. 1 - 1ère condition : les sons doivent pouvoir être identifiables et réidentifiables par eux-mêmes : la note

Lorsque les propriétés des sons sont bien distinctes et déterminées, on parlera de notes, et dans le cas contraire de bruit. Les sons doivent pouvoir être identifiés et fixés une fois pour toute, indépendamment de leur source ou de leur cause. L’invention de la note est un des résultats les plus importants de cette organisation : Un son n’est pas une note. Avec cinq notes on peut faire une infinité de musiques, avec une infinité de sons nous n’entendrons qu’un brouhaha à la fin (et aucune musique). La note, qui permet de « discrétiser le spectre sonore », participe de cet ordre structurel ou formel dont nous venons de parler (synchronique).

2.2 - 2ème condition : les sons doivent pouvoir appartenir à un système autonome qui les rapporte les uns aux autres

Les sons sont référés à trois ordres différents : l’ordre des timbres en correspondance avec les différents instruments (par exemple on parlera du timbre d’un Stradivarius). Chaque instrument correspond à un son fixe, constant et maîtrisé. L’ordre rationnel des durées (croche, silence, noire, blanche…etc.), qui sont mesurables et commensurables entre elles (elles concernent la mesure, le tempo, et le rythme)  Enfin l’ordre discret des hauteurs des sons (Do, ré, mi, fa etc.), qui sont également identifiables et organisée en des échelles fixes. Il n’existe pas de musique sans échelle, c’est-à-dire un ordre des hauteurs étalonnées. Nous pouvons retrouver des traits communs à toutes les échelles utilisées, quelles que soient les cultures. L’octave et la quinte seraient connues de toutes les cultures. Dans chaque échelle, il y a des modes, c’est-à-dire une sélection hiérarchisée des degrés de l’échelle, qui ont une fonction précise (exemple des 12 degrés de la gamme chromatique dans la culture occidentale).

Pour conclure sur ces deux premières conditions, c’est cela qu’on appelle l’univers musical. Revenons à l’invention de la musique : elle comble le premier manque signalé précédemment – sans chose visible, les évènements ne sont pas individualisables -, par un système total d’éléments organisés de telle façon que les évènements sonores se mettent à exister indépendamment des choses : ils ont une place et une seule, parfaitement identifiable, dans cet univers à priori. Ainsi on peut dire c’est le même do, ou plus bref, plus fort, plus haut, celui d’un autre instrument etc. Nous retrouvons ainsi les mêmes trois propriétés essentielles des choses qui sont selon F. Wolff l’unité, la déterminité, l’identité.

Si nous comparons les arts visuels aux arts musicaux, nous pouvons nous reporter au tableau suivant 

Choses Evènements
Propriétés sensibles vues (forme, couleur, grandeur, luminosité) Propriétés sensibles entendues (durée, hauteur, timbre, puissance fixe ou variable)
IMAGES ARTS VISUELS SONS MUSIQUE

2.3 - 3ème condition : substitution de la causalité réelle existant entre choses et sons, à une causalité imaginaire, mais nullement fictive, qui rapporte les sons les uns par rapport aux autres

Mais la musique comble également le second manque – sans choses visibles, les évènements n’ont pas de cause -. En quel sens ? Dans la musique la cause du son ne manque pas, puisqu’il est produit par un musicien avec son instrument ; mais il y a une autre cause qui n’est pas matérielle, et celle-ci est spécifiquement musicale : il s’agit de l’ordre de succession, toute musique se produisant dans le temps, et cet ordre constitue une suite diachronique de notes entendues formant une unité. Après l’organisation synchronique sommairement décrite précédemment, c’est l’organisation diachronique qu’il faut retenir ici. S’il n’y a pas un certain ordre temporel (pas n’importe lequel), nous n’entendons pas de la musique. C’est par exemple le cas quand mon chat marche sur le piano. Ce que nous voulons entendre, c’est la suite particulière des sons.  Pour conclure sur ce point, nous pouvons dire « qu’il y a de la musique lorsque les évènements sonores, au lieu d’être rapportés aux choses qui les produisent, semble être causés par tous ceux qui les précèdent et tous ceux qui les suivent ». Les sons sont causés par les sons mêmes. Prenons un contre-exemple d’évènements sonores qui ne sont pas de la musique : les secousses de train contre les rails. Il y a deux façons de les entendre : soit chercher la cause du son. Mais ensuite nous allons suspendre très vite cette relation pratique à la cause matérielle pour n’écouter que les sons pour eux-mêmes, la « phrase sonore »… Même s’il n’y a pas encore de notes, cette écoute est esthétique dans le sens que par elle nous entrons dans « un monde imaginaire de purs évènements sans choses ». Il y a un effet musical dès lors que l’auditeur, au lieu de rapporter le son à sa source physique, rapporte les sons les uns aux autres. A l’aide de très nombreux exemples, F. Wolff montre comment la ligne mélodique fonctionne, comment telle note apparaît le produit de ce qui précède et ce qui suit. Nous comprenons le son comme causé, mais à partir d’une transposition de la causalité physique en une causalité imaginaire qui va de l’évènement à l’évènement. Nous pourrions dire en copiant Saint Augustin que la musique se meut dans les trois temps de ce qui a été, de ce qui est, et de ce qui sera. En outre, elle joue sur les trois registres du temps, ceux de la permanence, de la succession et de la simultanéité Pour la permanence, F. Wolff soutient l’idée qu’il est absolument nécessaire, pour qu’il y ait de la musique, qu’un « son-maître » permanent serve de repère fixe à la composition. La succession, le mouvement mélodique des notes, s’entend comme causalité interne des sons par rapport à ceux qui précèdent et par rapport à ceux qui suivent. La simultanéité doit être entendue comme interaction (plusieurs voies ou sons simultanés). Francis Wolff entreprend de définir plus précisément quels sont les différents types de causes agissantes dans la construction d’un processus  musical dynamique : pour mener à bien cette tâche, il met à l’épreuve –semble-t-il avec succès -  le modèle aristotélicien des quatre causes : cause matérielle (le substrat sous-jacent à toute construction musicale, en particulier le « son-maître), cause formelle (obéissant aux principes de proximité et de similarité), cause efficiente(loi de la répétition d’une forme qui la met en mouvement) et cause finale.(attentes et tensions rythmiques, mélodiques, ou harmoniques). Il n’est pas question ici de développer l’argumentation… Leur saisie est au fondement de toute émotion musicale.

2. 4 - Comprendre une musique

C’est comprendre rétroactivement tout ce qui arrive à partir de tout ce qui précède, quoique n’étant pas pour autant complètement prévisible : si la musique est trop prévisible, elle est sans beaucoup d’intérêt… C’est ce qui arrive par exemple quand un air a été trop entendu et qu’il ne recèle plus aucune surprise ; mais si elle est trop imprévisible, son opacité empêche la compréhension ; il s’agit donc d’une recherche de l’équilibre entre les deux. Si l’on écoute par exemple « le prélude du premier livre du « Clavier bien tempéré » de Bach, cette musique assez minimale semble se développer de façon interne à elle-même, portée par une nécessité propre, dans un mouvement qui n’est cependant pas mécanique mais vivant. Ce processus de compréhension n’est pas intellectuel selon F. Wolff, mais perceptif, sensible, imaginaire (l’imagination au service de la raison). La causalité musicale dont nous parlons est « comprise » comme « entendue », et  non pas parce qu’elle serait expliquée rationnellement.

III - La musique semble construite comme un langage : elle devrait donc signifier quelque chose…
3. 1 - La musique comme langage

Même si la musique ne nous dit pas quelque chose comme la parole (il peut y avoir des paroles sur de la musique, et le compositeur peut nous dire quelque chose sur ses intentions, mais çà n’est pas la même chose !), elle semble pourtant nous « dire » quelque chose… mais quoi ? Elle apparaît structurée comme un langage : elle possède une phonétique (les notes remplacent les phonèmes de notre langue), une syntaxe (système de règles susceptibles de générer une infinité de phrases : l’harmonie est ici cette science qui énonce de telles règles. Celles-ci sont variables selon le contexte historique et culturel, comme tout langage), une pragmatique (dans le langage parlé comme dans l’interprétation musicale, il y a plusieurs manières de dire la même chose). La musique devrait donc logiquement posséder une sémantique (qui définit un rapport au monde), c’est-à-dire qu’elle devrait vouloir dire quelque chose. Or l’observation empirique semble dire le contraire : les significations sont pauvres (musique triste, gaie, entraînante…), variables (elle ne dit pas la même chose à tout le monde), très vagues… Cela pourrait donner raison à la thèse formaliste pour laquelle le sens de la  musique ne peut être qu’interne… Elle serait un sens en elle-même, un langage qui se suffit lui-même. F. Wolff refuse cette thèse car « un discours qui ne dit rien d’autre que lui-même ne dit rien ». De plus, nous sentons bien malgré tout que l’agrément causé  par des sons délectables qui nous chatouille l’ouïe ne suffit pas à rendre compte de ce que certaines musiques nous disent d’universel et d’essentiel.

3. 2 - « L’expression musicale » n’est pas réductible à l’expression des émotions

La musique « parle »  sans dire précisément quelque chose en tant qu’elle exprime des émotions, comme un langage non verbal peut le faire (cri, geste, sourire, etc.). Nombre de musiques n’expriment pas d’émotions particulières (donc ne semble pas être une condition nécessaire pour qu’il y ait musique…), mais beaucoup d’entre elles cependant en expriment (ce qui ne signifie pas que l’auditeur les éprouvent lui-même). Elles empruntent d’ailleurs des traits communs aux personnes qui en sont affectés (par exemple lenteur et voix basse pour la tristesse…). La principale objection contre cette fonction de la musique est celle du relativisme des émotions exprimées par telle ou telle musique. De nombreux travaux de psychologues de la musique montrent au contraire qu’il ya de vraies constantes dans les émotions que les auditeurs décèlent à l’écoute de musiques, notamment si l’on s’en tient aux deux grandes catégories (gai/triste, calme/agité). Des études musicologiques montrent également que les compositeurs, à travers l’histoire, les pays ou les écoles, utilisent les mêmes enchaînements de degrés pour exprimer différentes formes de joie ou de peine. Une autre expérimentation s’avère très intéressante : on demande à deux groupes culturels très différents (américain et cambodgien) de « faire de la musique » sur cinq états émotionnels : la concordance des résultats est frappante. F ; Wolff refuse donc la position radicale selon laquelle a musique ne doit rien exprimer ou représenter sinon elle-même (thèse formaliste). Associée pendant longtemps au chant, elle accompagne les inflexions du discours pour dire les sentiments des hommes et les émotions ou passions de la vie (Opéra par exemple). La musique est de ce point de vue un art mimétique comme un autre. Cependant au fur et à mesure que l’autonomie de la musique par rapport au texte s’accroît, et que la musique instrumentale devient de plus en plus importante par rapport à la musique vocale (elle explose au XIXème siècle), la question se pose en d’autres termes, et les Encyclopédistes eux-mêmes n’ont pas manqué de réagir négativement à une musique « sans objet, (qui) ne parle ni à l’esprit ni à l’âme » (D’Alembert). Quel est donc le véritable pouvoir expressif d’une musique instrumentale ? Selon Wolff, le meilleur chemin pour comprendre l’expressivité musicale n’est pas les émotions. Elle peut en exprimer, mais assez rarement, et son répertoire est très court (musique gaie, musique triste, musique sereine, musique rageuse…). Cette expression émotionnelle couvre à la fois une petite partie du continent des émotions et une petite partie du continent musical, elle n’est donc pas fondamentale à la musique. Mais il ne faut pas jeter le bébé (l’expressivité musicale) avec l’eau du bain (l’expression des émotions). Il y a une composante de l’émotion (cinq au total)[4] que la musique ne peut pas reproduire : ce qui permet de singulariser et de spécifier une émotion est sa dimension intentionnelle et/ou cognitive qui consiste à éprouver en soi quelque chose en relation avec quelque chose hors de soi. Si nous supprimons tout rapport à l’objet, il n’en restera qu’un affect sans qualité… Ce sont des humeurs ou des climatsque la musique exprime  le mieux. La notion d’humeur ou de climat est nécessairement vague, mais la façon dont la musique l’exprime ne l’est pas (elle s’exprime au contraire très précisément, à travers ce passage là…). Quand nous sommes émus, c’est qu’il y a eu fusion de ces deux expressions. L’enchaînement des évènements réels dans le monde réel laisse la place à un enchaînement imaginaire d’évènements musicaux. Il n’y a certes plus d’intentionnalité par rapport à un « état du monde », mais une intentionnalité imaginaire provoquée par un « mouvement du monde » causé par la musique. Les émotions du monde imaginaire de la musique ne sont pas les émotions que nous éprouvons dans le monde réel.D’oùleur caractère proprement indicible : l’émotion musicale est autant précise qu’indicible. La musique exprime donc les climats propres aux mondes sonores qu’elle représente… L’expressivité d’une musique dépend beaucoup de son interprétation : la même sonate en la mineur de Mozart (interprétée «classiquement »)  perd son expressivité habituelle (c’est une marche funèbre) quand elle est  jouée par Glen Goud (qui avoue ne pas aimer Mozart) : ce qui ressort est une espèce de mécanique, « comme une bobine qui se déroule », est qui créé cependant un autre climat, une sorte d’allégresse insouciante… nous pouvons faire une distinction à ce sujet, même très relative, entre l’expressivité d’une musique et sa discursivité…

3. 3 - Expressivité et discursivité de la musique

F. Wolff finit par poser que les éléments d’interprétation l’emportent en expressivité sur le contenu discursif (partition), et fait l’hypothèse d’une certaine analogie entre expressivité des paroles et expressivité de l’interprétation, l’expressivité gardant un lien avec le monde réel. Cette distinction, qu’il reconnaît « sommaire », porte sur la différence entre le « comment » de l’expressivité, et le « quoi » des contenus discursifs (qui reste le cœur de la musique, les constituants de la discursivité musicale n’existant que dans la musique, contrairement à ceux de l’expressivité). Le « quoi » est du côté de la qualité des évènements musicaux, c’est-à-dire la mélodie et l’harmonie, mais aussi de l’évènementialité pure, c’est-à-dire la mesure et le rythme. Le « comment » en revanche concernerait le tempo (vitesse d’exécution) et ses variations, l’intensité et ses variations, les « attaques » ou accentuations. Mais nous sentons que cette distinction est difficile à tenir quand F. Wolff reconnaît qu’une musique n’existe pas – sinon de façon purement conceptuelle sur la partition - tant qu’elle n’est pas actualisée à travers un interprète. L’expressivité semble servir la discursivité, et il paraît donc discutable de vouloir les séparer de façon tranchée. Mais l’utilisation linguistique du verbe et de l’adverbe pour les caractériser est en revanche plus pertinente à mon sens : si le verbe (marcher, ramper, frapper, souffler, manger…)  est du côté du déroulement des  évènements dans le monde (ce qui dans la musique devient pure évènementialitédes sons devenus auto-suffisants), l’adverbe (plus ou moins fort, plus ou moins vite, plus ou moins violemment)  est du côté du « comment cela se passe » et « comment le font-ils » ; ce qui dans la musique se décline avec le tempo, l’intensité et l’accentuation, et se traduit par des « humeurs » ou un « climat ». Mais il faut encore rappeler que la musique peut aussi ne rien  « exprimer », si aucun sujet ne se manifeste soit pour modifier l’état du monde, soit pour le percevoir.  

IV- La représentation musicale : que représente-t-elle ?
4. 1 - La spécificité de la représentation musicale

La question peut-être essentielle est de savoir ce que nous dit vraiment la musique, si nous pensons que tout langage doit signifier autre chose que lui-même. Qu’elles expriment quelque chose ou non (pour certaines d’entre elles), ou qu’elles s’expriment « tout court », que veulent-elles représenter ? Nous savons que l’image, à partir d’un matériau sensible, représente quelque chose qui nous est intelligible (une poire, un bonhomme…). Et une suite de sons ? Tout représentationnalisme naïf ne peut pas être de mise ici. Malgré les musiques à programme (quand on nous dit ce qu’il faut voir), nous savons que ce que représente la musique est ni clairement imaginable, ni déterminé. La musique apparaît abstraite, semble ne « rien » représenter. Le formalisme dirait que ce sont de pures formes sonores en mouvement… A-t-il raison ? Avant de répondre à cette question, observons qu’il y a deux préjugés associés à l’idée de représentation : penser que signifier consiste à nommer (utilisation du nom). Penser que toute représentation passe par des images (préjugé  « visualiste »), et donc se réfère à des choses. Mais la musique figure des évènements purs de toute chose, et il y a une analogie entre le rapport de la musique aux évènements audibles et le rapport de l’image aux choses visibles. La musique ne peut pas répondre à la question « de quoi ça parle ? », question qui induit une réponse en termes de choses ne pouvant être représentées que par des noms et/ou des images. Les phrases musicales, aussi précises soient-elles – imaginons par une expérience de pensée un langage constitué exclusivement de verbes qui décrit un enchaînement d’évènements purs sans choses identifiées -, ne peuvent pas nous dire « de quoi » elles parlent. Incomplétude ou perfection propre ? Nous avons à faire à un langage idéal de verbes comme la peinture utilise un langage idéal de noms.

4. 2 - Représentation et reproduction, les deux sémantiques de la musique

Il y a deux  sémantiques propres à la musique, ou deux types de relation de la musique au monde : la représentation par laquelle les sons sont dépouillés de leurs causes réelles et représentent les évènements liés causalement entre eux selon un unique processus (discursivité). Elle nous fait accéder à un monde idéal, nous fait passer du matériel au spirituel. La reproduction dans la musique des humeurs et des atmosphères (expressivité). Elle exprimeen elle des humeurs ou un climat (par exemple la tristesse d’une marche funèbre souvent exprimée par la lenteur et en mineur), et elle représente hors d’elle un monde idéal où les évènements se causent les uns les autres au lieu d’être causés par des choses matérielles, et qui peut m’émouvoir très fortement. C’est l’émotion spécifiquement musicale et esthétique. Il y a donc deux types de relation qu’entretient la musique avec le monde, mais souvent les deux émotions sont mêlées au point d’être indistinctes. Dans les cansons, les cantates, les opéras, les messes... les deux sémantiques sont intimement associées.

4. 3 - Représenter comment ? Représenter quoi ?

Comment ?Au lieu d’entendre une suite de sons entendus successivement comme produits par des évènements présents, l’écoute musicale transforme cette suite en un unique processus dynamique et sonore d’évènements qui s’enchaînent et se causent les uns les autres. Comme dans une image, où les formes et les couleurs cessent d’apparaître comme telles (formes et couleurs) pour représenter une chose visible mais absente, on entend avec la musique quelque chose d’intelligible, les sons matériels sont transmués en quelque chose de spirituel qui passe par la compréhension du tout. Mais cette compréhension musicale, contrairement à l’image qui procède de synthèses quasi immédiates, procède de synthèses temporelles et qui passent par la mémoire. Synthèses qui relèvent de différentes échelles temporelles (cellule, air, motif, mélodie, mouvement), et de différents niveaux musicaux (relation quantitative de durée entre les évènements : mesure et rythme ; relation qualitative entre les hauteurs : mélodie, harmonie). La musique se déroulant dans le temps, la totalisation des éléments musicaux n’est jamais totalement prévisible, et nous avons dit que la compréhension d’une musique se trouvait quelque part à mi-chemin entre une prévisibilité totale qui lui fait perdre une grande partie de son intérêt en éteignant toute surprise, et une opacité totale qui la rend incompréhensible.

Quoi ? La thèse formaliste a beau jeu d’affirmer que contrairement à l’image, la musique ne représente « rien » sinon elle-même (ce qui n’est pas faux en un certain sens puisqu’elle ne représente pas des choses). Sauf qu’il est nécessaire de distinguer une représentation visuelle où on voit des choses, et une représentation musicale où l’on entend des processus, des changements sans chose changeante, ou des transformations sans « rien » qui se transforme…Suivant notre humeur ou notre fantaisie, nous pouvons nous représenter les scènes que l’on veut, là n’est pas l’essentiel ; le processus dynamique de la musique est générique, et vaut pour une classe infinie d’évènements, tout en étant extrêmement précis.

4. 4 - Peut-on représenter ce qui n’existe que par sa représentation ?

Nous sommes là au cœur du problème posé par la musique : non seulement elle est censée représenter quelque chose qui n’existe pas (ce n’est pas un problème, le Père Noël n’existe pas non plus, et il est facilement représentable), mais surtout qui n’existe pas hors ou indépendamment de sa représentation. Le monde de l’Art de la fugue de Bach n’existe pas avant cette musique-là. Pour représenter quelque chose ne faut-il pas que cette chose existe déjà (réellement ou imaginairement, comme le Père Noël) ? Selon Wolff, il y a deux types de représentation. La première, représentation constative (du terme constat), consiste en effet à rendre présente une chose imaginaire ou réelle qui existe sans elle (c’est le cas de la représentation imagée). Mais la seconde, qualifiée de « performative »[5], fait être ce qu’elle représente. C’est le cas de la représentation musicale : « La musique est la représentation performative d’un monde idéal d’évènements purs…  Elle représente un monde idéal qui se présente lui-même ». Elle ne peut exister hors de l’acte de sa représentation. Alors qu’une représentation imagée est réussie quand elle « rend » bien son modèle (« c’est bien lui !), une représentation sonore est réussie quand elle fait être de la musique (ordre intelligible d’un monde imaginaire). Ce qui est « performatif » n’est pas la performance de l’interprète mais l’acte créatif de la musique, à condition qu’il soit entendu (qu’il ne reste pas dans la partition).

4. 5 - Ce que la musique fait au temps

Alors que la représentation par l’image représente un monde de choses sans évènements, la représentation sonore représente un monde d’évènements sans choses. Pourquoi cela est plus difficile ? Tout simplement parce que le monde réel n’existe pas sans les choses, et que les évènements sonores sans les choses qui les supportent (expérience de pensée de la caverne dans laquelle se trouvent des hommes privés de vue) ne peuvent que nous introduire à un monde chaotique. A l’inverse, les choses réelles peuvent être vues dépouillées de toute évènementialité, réduite à leur essence immuable. C’est la raison pour laquelle le monde des évènements purs de la musique est très abstrait et ne préexiste pas à lui-même. 

Le rapport qu’entretient la musique avec le temps est bien sûr plus intime que pour tout autre art. Bergson avait insisté sur le concept de durée qui s’applique bien à la musique en tant que le temps se confond avec la conscience que nous en avons, sorte de « continuité durative » où passé et présent sont indistincts. Des sons passés sont présents à la conscience comme cause des sons présents, et nous pressentons leur futur au présent… Claude Levi Strauss quant à lui semble anticiper les travaux de F.Wolff : il met l’accent sur les deux dimensions diachronique et synchronique de la musique. Elle se déroule dans la dimension diachronique du temps, mais sa « forme » transmute cette matière de la musique en « totalité synchronique » et « immobilise le temps qui passe ». Apparemment opposés –durée contre immobilisation du temps – ces remarques sur la musique ne sont pas fondamentalement très éloignées : l’idée d’un temps suspendu sinon « immobilisé » n’entre-t-il pas en consonance avec cette « continuité durative » au cours de laquelle le passé comme le futur s’invite au présent ?F. Wolff montre comment la musique est « une rationalisation perceptive du temps » rendue possible par la coprésence des trois dimensions constitutives de la temporalité que sont la permanence, la succession et la simultanéité.Cette rationalisation perceptive est en quelque sorte la réponse donnée par la musique à la question de savoir comment rendre intelligible un monde uniquement temporel…

Pour conclure sur le « pourquoi » de la musique :

L’art reproduirait dans l’ordre imaginaire la compréhension théorique du monde (cette idée est très hégélienne). Alors que les arts visuels répondraient à la question « qu’est-ce que ? » avec un univers visuel où les choses seraient autosuffisantes sans évènements (images), la musique proposerait un univers sonore  d’évènement autosuffisants sans choses matérielles, répondant à la question du « pourquoi ? ». Alors que les sons sont habituellement les signes d’évènements imprévisibles (dans la vie pratique), l’art musical consisterait à transformer cette passivité des sons que nous subissons en actes dictés par la règle que l’on se donne.

Nous retrouverions-là l’idée que l’Art consiste en effetà produire volontairement ce que l’on subit habituellement… A la question « pourquoi la musique ? », nous pouvons donc répondre que, comme tout art, il s’agit d’ordonner rationnellement le champ perceptif et ainsi apprivoiser le monde dans lequel nous vivons.

 

 

                                                                                                         Daniel Mercier, le 02/12/2017



[1] Compréhension perceptive et non intellective selon lui : la conceptualisation ne pouvant se faire qu’à postériori. A l’instar de celui qui utilise la langue et qui la comprend sans avoir la moindre connaissance  linguistique… mais qui doit néanmoins posséder le langage…

[2] A noter à ce sujet que la seconde définition (cf. plus haut) a l’avantage de ne pas mentionner « l’art ».

[3]« Voici ce qui nous arrive dans le domaine musical : il faut avant tout apprendre à entendre une figure, une mélodie, savoir la discerner par l’ouïe, la distinguer, l’isoler et la délimiter en tant qu’une vie pour soi : ensuite il faut de l’effort et de la bonne volonté pour la supporter, en dépit de son étrangeté, user de patience pour son regard et pour son expression, de tendresse pour ce qu’elle a de singulier ; - vient enfin le moment où nous y sommes habitués, où nous l’attendons, où nous sentons qu’elle nous manquerait, si elle faisait défaut ; et désormais elle ne cesse pas d’exercer sur nous sa contrainte et sa fascination jusqu’à ce qu’elle est fait de nous ses amants humbles et ravis, qui ne conçoivent de meilleure chose au monde et ne désirent plus qu’elle-même, et rien qu’elle-même. – Mais ce n’est pas seulement en musique que ceci nous arrive : c’est justement de la sorte que nous avons appris à aimer tous les objets que nous aimons maintenant. » (Gai savoir. Aphorisme 334).

[4]1) manifestations physiologiques, 2) manifestations comportementales 3),L’affect plaisant ou pénible 4) la singularité du ressenti, 5) la dimension cognitive et /ou intentionnelle

[5] A l’instar des énoncés « performatifs » en linguistique. Cf. Austin (philosophe anglais appartenant à l’école analytique) et la force « illocutoire » des paroles : finalement toute parole est un acte, on fait quelque chose en parlant : on suppute, on répond, on s’excuse, on promet…etc.