Pourquoi l'étranger dérange ?

 

Une première réaction à cette question  pourrait être de lui reprocher son parti pris : pourquoi l’étranger me dérangerait-il ? Ne suis-je pas « citoyen du monde » ? D’où une seconde question : la revendication d’un monde sans frontières repose-t-il oui ou non sur un déni de réalité ? Il semble bien en effet que la notion d’étranger soit l’envers de celle d’appartenance, et que cette dernière soit sans doute un trait fondamental de notre condition humaine. L’étranger est ainsi celui qui ne m’est pas « familier », autrement dit celui qui n’est pas de ma famille. Mais il est aussi « l’étranger de l’intérieur », celui de l’inconscient freudien, ou encore celui de Dionysos, ce dieu vagabond et pulsionnel, mais aussi celui du philosophe qui est « de nulle part », et qui vient comme Socrate (il a été  tué à cause de cela) perturber l’ordre des choses de la Cité. Il est également celui avec qui la rencontre n’est jamais anodine, car sa présence vient impacter mon sentiment de « primauté » naturelle, impact d’autant plus perturbateur que ma propre identité se ressent comme fragile... Mais si l’appartenance est un trait essentiel de notre condition, le regard ethnocentriste –percevoir l’autre avec les yeux du même – n’est-il pas un risque permanent de disqualification d’autrui ? Comment peut-on lutter efficacement contre celui-ci ?   

 

ECRIT PHILO

 

POURQUOI L’ETRANGER DERANGE ?

 

 

Cette question boucle à sa façon un cycle de spectacles à Sortie Ouest souvent concernés par le problème de l’altérité, et en même temps notre première partie de Saison... . Question certes volontairement abrupte, mais qui a le mérite de ne pas tourner autour du pot : nous sommes très souvent les témoins, individuellement et collectivement, d’actes ou de comportements qui témoignent au mieux d’une irritation et au pire d’agression, parfois mortelle, en direction de l’étrangeté de l’étranger. Spinoza disait : il m’importe peu de déplorer, d’accuser, de critiquer… de vouloir que les hommes fussent comme je voudrais qu’ils soient… L’important est d’abord de comprendre … Cette phrase pourrait selon moi être inscrite au fronton de la philosophie... Commencer par comprendre plutôt que de dénigrer, dénoncer ou se plaindre... Pour ce qui nous occupe ici, nous faisons régulièrement l’expérience de l’inefficacité de la dénonciation de la xénophobie, faute d’avoir pris la mesure de ce qui est en jeu : qu’est-ce qui est difficile dans cette confrontation à l’altérité ?

 

Première partie

 

La frontière et l’étranger

 

Nous pouvons décréter de façon volontariste que l’altérité n’existe pas : nous pourrions partir d’une utopie, celle du royaume du Même où l’étranger n’existerait pas, étant tous citoyens d’un monde sans aucunes frontières… qui renvoie probablement à la nostalgie de l’Un qui remonte à Platon, peur métaphysique de la division, de la séparation. Cette utopie est d’ailleurs dans l’air du temps : ne faudrait-il pas oublier les frontières, à l’ère du « village-planétaire », de la mondialisation, de la « déterritorialisation » ? Plus que l’air du temps, l’idée d’un tel monde sans Etats Nations où les rapports sociaux sont entièrement réglés par le droit, où le monde est réduit à un réseau d’individualités juridiques en interactions les unes avec les autres, où le politique est donc entièrement effacé avec la disparition du pouvoir et des frontières, est un idéal quasi obligatoire de la société des individus qui est la nôtre (cf. Marcel Gauchet). Mais paradoxalement, comme le fait très justement remarquer Régis Debray[1], cette idéologie « sans-frontièriste » accompagne une multiplication des frontières et des conflits frontaliers depuis 1991 (27000 kms de nouvelles frontières tracées…), et ne peut donc pas occulter totalement la réalité contemporaine qui consacre au contraire la prééminence des Etats nations (malgré les apparences). En réalité, ce discours rejoint celui de ceux qui prétendent « se sentir partout chez eux », c'est-à-dire le discours impérialiste, qui se caractérise précisément par la non reconnaissance de l’Autre au profit du Même. Fondamentalement, pour qu’il y ait un « autre », pour que l’autre existe, il faut qu’il y ait de la différenciation, de la limite, de la rupture.  Il faut des frontières (à ne pas confondre avec les murs) pour pouvoir partager, échanger d’une part, et d’autre part être soi-même identifié, « chez soi ». L’homme a sans doute besoin d’une demeure à lui, ce qui ne l’empêche pas – au contraire – d’accueillir l’étranger : comme le dit bien R. Debray, pour accueillir, il faut pouvoir ouvrir une porte, être sur le seuil… La délimitation d’un extérieur et d’un intérieur est une dimension fondamentale du vivant, mais aussi de la communauté. Sans ces limites qui identifient et différencient, ce serait le chaos, le « tohu-bohu ». La création du monde même, comme le dit Ovide dans son grand poème, est une activité de séparation, de délimitation, de répartition des places et des parts de chacun, qui permet de sortir du chaos originel où tous les éléments sont mélangés. Un ouvrage « Séparation et civilisation » (Didier Trouillas, édition Herman, 2010) développe cette fonction de séparation propre à la civilisation, que l’on pourrait peut-être rattacher à ce que certains nomment « la fonction symbolique » : par exemple, la civilisation produit la séparation entre la science et la religion, entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire, entre la sphère privée et la sphère publique. Il faut distinguer la bonne de la mauvaise frontière : la bonne frontière, on peut la traverser des deux côtés, faire des allers-retours ; c’est le moyen, pour nous, de reconnaître un autre que nous. La mauvaise frontière, c’est le mur, une frontière imperméable, non poreuse, synonyme d’enfermement, d’isolement.

 

L’étranger comme envers de l’appartenance

 

Nous pouvons mieux comprendre à partir de ce qui vient d’être dit le double mouvement d’identification et de différenciation, aussi bien sur le plan collectif qu’individuel, biologique que culturel : la différence se construit par rapport à moi entant qu’elle n’est pas moi. La définition de notre identité autour de certaines ressemblances est strictement corrélative de la création de la catégorie d’étranger, comme autre de l’identité affirmée. C’est le même processus qui définit nos identités, c'est-à-dire des ressemblances autour de critères donnés, et qui créé en même temps l’autre, le différent, l’étranger. Ce qui fait différence ou plutôt écart pour moi dans la rencontre avec un autre, qu’il s’agisse d’un individu ou d’un groupe, est relatif à un système de références qui est le mien. L’étrangeté de l’étranger est ainsi l’envers de l’appartenance, qui est une dimension essentielle de notre condition humaine. Ce qui n’est pas moi renvoie ainsi à un « ce qui n’est pas nous ». C’est le non familier, ce qui ne fait pas partie de « la maison ». Ainsi défini par ce qui n’est pas moi, c’est-à-dire négativement, la catégorie d’étranger a une vocation naturelle à l’indifférenciation  de ceux qu’elle réunit : les individus ont alors tendance à disparaître dans leur singularité au profit de la similitude qui les regroupe en tant qu’étrangers. Il est bien connu – et je l’ai pour ma part souvent vérifié – qu’il est spontanément plus difficile pour un occidental blanc de discerner précisément les traits physiques personnels d’un noir africain par rapport à un autre noir africain, ou d’un asiatique par rapport à un autre asiatique. C’est la similitude avec ses congénères, en tant qu’elle est le trait discriminant (non pas nécessairement au sens moral...) par rapport à moi, qui prime sur la singularité individuelle.

 

Le regard ethnocentriste...

 

Nous pouvons comprendre également qu’au-delà du jugement moral que nous pouvons porter sur l’attitude ethnocentriste (regarder l’Autre avec les yeux du Même), celle-ci doit être considérée sans doute comme une « disposition » incontournable de l’esprit humain (Jean Daniel). L’ethnocentrisme porte potentiellement en lui une tendance à la domination et à l’assimilation culturelle. Ce principe est bien entendu réversible ou réciproque, comme l’a montré Claude Levi Strauss : l’impérialiste n’a pas le monopole du regard ethnocentriste. Nombreuses sont les sociétés dites « archaïques » qui se nomment « les humains » dans leur langue … Levi Strauss, dans Race et Histoire : l’humanité cesse aux frontières de la tribu, réservant des noms négatifs aux autres tribus (« mauvais », « méchants, « œufs de pou »…).. A ce titre, nous sommes toujours l’étranger de nos étrangers … Nous sommes toujours l’étranger de quelqu'un… Et différenciations et appartenances peuvent se multiplier ou se diffracter quasiment à l’infini, disposent de « ressources » spectaculaires : nous sommes toujours susceptibles d’être l’étranger de quelqu’un, même dans le cas d’une proximité objective avec lui : nous avons toujours la possibilité de nous trouver de mystérieuses différences en fonction de nouvelles micro-appartenances, et malgré des appartenances anciennes plus larges (y compris d’ethnie, de croyance religieuse, de nation...).

 

L’étranger quand c’est moi, et l’étranger quand c’est l’autre...

 

Ce que signifie « étranger » pour l’autochtone (celui qui est « chez lui », qui « reçoit »), et pour l’autre (celui qui n’est pas chez lui mais chez d’autres) est bien sûr très différent : pour le premier, l’étranger est celui qui ne partage pas avec lui son modèle culturel propre, ses manières habituelles de pensées et de vie ; pour le second, être « étranger » signifie la confrontation avec un modèle de vie et un environnement qui, bien loin de pouvoir constituer un asile et une protection comme en tiennent lieu les siens propres, sont vécus comme problématiques, sujets d’investigation permanents, situations difficiles à débrouiller, faute d’avoir les « clés » adéquates. L’étrangeté est aussi de ce côté-là, car l’étranger vit la situation comme un labyrinthe dans lequel il a du mal à s’orienter. Quiconque « est allé à l’étranger » (à condition bien sûr de ne pas rester enfermé dans les ghettos touristiques) peut avoir un petit aperçu de ce dont nous parlons.… Il est en quelque sorte marginalisé, à la frontière entre deux modèles différents de vie, sans savoir vraiment auxquels des deux il appartient. L’étranger est ainsi un « homme marginal », un « hybride culturel » (Schütz Alfred, « L’étranger »)

 

L’étranger de l’intérieur

 

L’étranger n’est pas seulement ce qui, à l’extérieur de moi, n’est pas moi.  Il peut aussi, paradoxalement, être à l’intérieur de moi : comme Freud l’a montré dans un texte intitulé « L’inquiétante étrangeté », ce sentiment que l’on expérimente parfois dans notre vie quotidienne, serait la manifestation de notre inconscient, le signe de quelque chose qui a été l’objet d’un refoulement. L’Autre habite aussi en moi-même… Ou encore « Je est un autre » comme le dit Rimbaud... Mais cet « étranger de l’intérieur » déborde le champ psychanalytique du sujet… Il est aussi celui qui, dans la Cité,  vient troubler de l’intérieur l’ordre des choses. Dionysos pourrait représenter dans le Panthéon des dieux grecs une telle figure : il est un dieu à part, dieu errant, de nulle part et de partout. À la fois vagabond et sédentaire, il représente la figure de l'autre, de ce qui est différent, déroutant, déconcertant, anomique. En ce sens, l’étranger est aussi celui de l’intérieur, l’altérité qui s’installe au-dedans de la cité, et incarne le principe du désordre intrinsèque qui vient interpeller les institutions et l’ordre moral. Michel Maffesoli s’efforce dans ses livres de mettre en valeur (dans les deux sens) cette part dionysiaque ou démoniaque (cf. « La part du diable ») de l’existence humaine qui viendrait aujourd’hui ruiner le « mono-idéisme du bien » (qui se traduit entre autres choses par la dénégation du mal et de la mort) porté comme un étendard par le monde moderne. Cette volonté de « mise en ordre » de la société au nom du Bien et de la Raison empêcherait selon lui une intégration intelligente par la société de ce désordre, qui passe d’abord par la reconnaissance de l’aspect structurel du mal ou de la violence, et l’accueil du réel tel qu’il est. Non pas pour s’y soumettre, mais pour composer avec lui. Et pour cela, mieux tenir compte de « l’entièreté de l’humain, et  ne pas prétendre « ôter tous les plis de l’opacité du monde».

 

Le philosophe comme étranger

 

La philosophie et l’art peuvent aussi produire de « l’étranger à soi-même » (formule deleuzienne) vis-à-vis de sa propre langue, et plus généralement de son rapport habituel au monde. De ce point de vue « l’atopos » de Socrate (l’atopique est ce qui est hors (de tout) lieu), son « étrangeté », son caractère « inclassable », en fait une figure de l’étrangeté inhérente au philosophe en tant que « daimon », intermédiaire entre le divin et l’humain. Merleau-Ponty, cité par Pierre Hadot, « parlant de l’étrangeté de la philosophie, disait qu’elle n’est jamais tout à fait de ce monde, et jamais cependant hors monde. » (« Eloge de Socrate », Pierre Hadot). Deleuze, pour sa part, utilise la figure de l’Idiot comme « personnage conceptuel » de la philosophie représentant l’homme libéré de tout présupposé. Notre vie ne peut y échapper totalement, ne peut empêcher d’être recouverte de poncifs et de clichés qui lissent l’existence, cachent ses singularités, ses souffrances, ses nouveautés incessantes, ses « évènements ». Face à cette volonté consensuelle de conformation, qui nous protège de l’étrangeté, qui est censée nous fait croire en une éternelle répétition du même (c’est un indéniable facteur de confort), le rôle de la philosophie est de se confronter à l’étrangeté du monde. Celui-là n’est pas là pour nous faire plaisir, la rencontre avec lui est nécessairement une épreuve : comme le dit bien Raphaël Enthoven[2], même si je sais qu’il arrive ce qui arrive, j’ai affaire à quelque chose de radicalement nouveau, d’inattendu, d’imprévisible… Dés lors il n’est pas surprenant que le philosophe soit souvent considéré comme un être « à part » ou « étrange », non conforme, avec toute la dimension d’ambivalence associée à un tel sentiment.

 

L’épreuve de l’altérité : le rapport à l’étranger et la question de l’insécurité

 

Tout ce qui précède nous conduit à cette confrontation avec l’altérité. Pour reprendre l’idée du visage chère à Levinas, ce qui nous saisit en présence du visage de l’étranger[3], c’est son altérité qui prend à rebours notre inclination « naturelle » à croire à notre propre primauté : primauté du sujet et de sa liberté, primauté de ses propres horizons, primauté du même, de l’identité. En ce sens, la rencontre est toujours âpre, risquée. La crainte, par exemple, de l’afflux d’étrangers renvoie à l’angoisse banale d’être dessaisi de son identité, de sa place … Elle nous confronte à notre propre étrangeté ; Mais paradoxalement, cette peur est d’autant plus forte et susceptible de dégénérer en panique (au mieux en phobie sans passage à l’acte, au pire en haine et destruction) que notre identité est par ailleurs source d’inquiétude, que nous nous sentons nous-mêmes fragiles, que nos repères sont chancelants. Ce n’est pas un hasard, au-delà des stratégies d’instrumentalisation de ce thème par le pouvoir, que la question de l’identité  revienne aujourd’hui dans le débat public de manière récurrente. L’insécurité – psychique notamment – est le lit de l’explosion de l’intolérance. D’une manière générale, nous pourrions peut-être formuler l’hypothèse suivante : plus l’héritage, l’histoire, l’ancrage des individus sont menacés, plus le risque d’explosion contre l’élément étranger est grand. R. Debray explique de manière très convaincante comment l’absence de repères clairs d’identification, produit non pas l’interchangeable et l’anonymat, mais au contraire « du régressif, du barricadé, du soupçonneux. De la carapace identitaire. », en réaction à la perte d’ancrage. La question de « l’étranger » est donc bien constitutive d’une réalité anthropologique qui ne semble pas dépendre – au-delà des formes particulières qu’elle peut revêtir - d’une quelconque conjoncture historique ou culturelle.

 

Nous avons insisté précédemment sur l’attitude ethnocentriste comme trait irréfragable de l’être social, d’où la persistance d’une relation à l’étranger qui ne va pas de soi et qui demeurent toujours potentiellement source de difficultés (ce qui ne signifie évidemment pas qu’un « destin  irrésistible» pèserait sur cette relation qui ne pourrait n’être alors qu’une relation de rejet ou de domination. Mais au contraire seule la connaissance de tels risques peut nous aider à nous en prémunir).  

 

Deuxième partie

 

Nous pouvons identifier trois façons de traiter la différence, toutes trois relevant de l’ethnocentrisme, c’est-à-dire du point de vue du « Même » :

 

La stigmatisation de la différence de l’autre.

Il est difficile de ne pas regarder l’autre avec les yeux du même ; le préjugé ethnocentriste, c’est précisément la tendance de tout groupe social à se considérer comme l’humanité entière et à regarder l’Autre avec les yeux du même. La stigmatisation, qui consiste à réduire l’autre à ce trait différentiel, cette différence, et à la qualifier négativement, est donc l’effet le plus direct de l’ethnocentrisme. Le racisme en est une de ses manifestations les plus spectaculaires. Cette stigmatisation porte atteinte au principe d’égalité car il présuppose un rapport supérieur/inférieur fondé sur la race, et risque de dénier l’appartenance à une humanité commune en refusant une égale dignité à l’espèce homo sapiens. Montaigne montre à quel point il est ridicule de s’instituer soi-même en référence absolue à partir de laquelle apprécier les autres. Et comment il est beaucoup plus profitable de renverser le point de vue et juger de nous à travers ce que nous voyons d’eux : « Au rebours du commun, reçoit plus facilement la différence que la ressemblance en nous ». Autrement dit, il est beaucoup plus formateur d’épouser pour un temps leur propre perspective pour mesurer la relativité de la nôtre. C’est toute l’entreprise ethnologique qui est ici anticipée…

 

L’absolutisation de la différence

Elle est souvent le symétrique de l’attitude précédente, et concerne la façon dont on se juge soi-même : la mise en avant, qui peut aller jusqu’à une véritable réification ou sacralisation  de ses propres différences, et se traduit souvent par la revendication communautariste ou nationaliste, souvent autre versant de la stigmatisation de l’autre. Elle relève d’une forme de narcissisme identitaire qui contribue au repli, à l’isolement et au conflit. Mais elle est souvent liée à un statut de minorité dont l’identité est menacée par une autre communauté hégémonique. Même si la revendication identitaire doit nous rendre méfiant et vigilant par rapport aux dangers signalés, son soutien conditionnel est légitime quand elle est menacée, opprimée. C’est en tout cas la position défendue par Derrida : « la solidarité est souvent nécessaire avec ceux qui luttent contre telles discriminations, pour faire connaître une identité menacée, marginalisée, minorée, pour soutenir telle communauté religieuse soumise à l’oppression… », mais « sans oublier le risque » et « en le réévaluant à chaque instant… ».

Un point rassemble stigmatisation et absolutisation : la croyance dans une culture comme entité séparée constituant une unité homogène. Cette vision de la culture est en contradiction avec tous les travaux sociologiques qui montre le caractère constitutivement métisse de chacune : toute culture est une construction se transformant sans cesse à travers ses  rencontres avec les autres. Ces phénomènes d’hybridation, de métissage s’accélèrent aujourd’hui dans le cadre de la culture-monde (concept de « glocal » de Lipovetsky).

 

Une troisième façon de traiter la différence nous est plus familière (c’est peut-être la raison pour laquelle nous avons beaucoup de difficulté pour la voir...), puisqu’elle concerne l’option la plus fréquente de nos sociétés démocratiques qui sont par ailleurs hégémoniques par rapport à leurs minorités. Plutôt que de stigmatiser les différences (la démocratie des droits de l’homme, devenue dominante dans nos sociétés contemporaines, l’interdit heureusement), elle a tendance à les occulter.

 

L’occultation des différences : l’égalité de droit peut ici être convoquée. Comme nous l’avions aussi évoqué concernant la différence des sexes, il y a  un discours qui sinon refuse du moins atténue l’importance de la différence au nom de l’égalité (c’est par exemple notre discours républicain traditionnel) : « nous vous reconnaissons comme êtres humains égaux à tout autre, malgré vos différences (et non dans ou avec vos différences) ; ce qui nous intéresse, c’est votre participation à l’humanité commune et à la communauté des citoyens, en tant que celle-ci incarne l’universel des droits propres à tout individu ; mais à la condition aussi de ne pas reconnaître la dimension collective de votre communauté, et donc des droits particuliers à celle-ci. » Le discours de l’intégration proposé aux minorités n’est-il pas alors un discours assimilationniste, sous couvert des habits de l’universel républicain (nous y reviendrons)? C’est le débat philosophique qui anime les pays anglo-saxons entre les libéraux et les communautariens (un mot qui fait frémir chez nous tant il évoque l’épouvantail maintes fois brandi du communautarisme !). Pour les libéraux, seuls les individus doivent être  reconnus dans l’espace public. Par ex le philosophe américain Rorty : « Il faut rêver d’un monde où les cultures ne seraient pas les sources principales desquelles les individus tireraient le sentiment de leur propre valeur ». L’argument développé à partir de là est pertinent : on a déjà évoqué le danger de séparatisme, de communautarisme, dans la reconnaissance de l’identité d’un groupe, et comment celle-ci peut privilégier l’identité collective au détriment des individus et de leur « humanité commune ». Mais la non reconnaissance à son tour n’est-elle pas préjudiciable, quand l’identité religieuse ou culturelle sont inséparables aujourd’hui de l’identité personnelle de chacun (il ne s’agit pas ici d’un jugement normatif mais d’un jugement de fait)? Quelqu'un comme Charles Taylor, philosophe canadien représentant le courant du multiculturalisme, considère qu’il faut reconnaître comme un droit aussi important que les droits individuels auxquels souscrivent les démocraties libérales, l’appartenance à une communauté ethnique, religieuse ou culturelle. Une démocratie équitable doit faire en sorte que le besoin de reconnaissance de chacun s’applique également aux aspects collectifs de l’identité. Par exemple, l’égalité n’est pas respectée si la minorité à laquelle j’appartiens n’a pas la même facilité à apprendre sa langue et son histoire que la majorité culturelle ; nous pouvons à ce sujet débattre sur l’exemple de la Corse qui, malgré les résistances répétées au nom de la « République une et indivisible », continue d’approfondir ses spécificités culturelles et langagières ; l’histoire de ces deux ou trois dernières décennies est celle d’avancées et de retraits successifs : attribution puis refus de la qualification de peuple corse, processus d’autonomisation dit « processus de Matignon » interrompu avec le départ de Jospin, statut régional spécial proposé mais refusé par référendum, reconnaissance officielle de la langue corse et de son enseignement dans tous les établissements, malgré le refus initial de la France de signer la Charte des Langues Régionales Européennes. Cette reconnaissance appuyée d’une langue minoritaire et son enseignement alimente-t-elle la revendication nationaliste ? Rien n’est moins sûr... Mais nous pourrions aborder aussi la question très controversée de l’enseignement public de l’arabe en direction des enfants français d’origine maghrébine, notoirement négligé aujourd’hui. Or une telle reconnaissance officielle à la fois linguistique et culturelle des droits de cette communauté à apprendre sa langue d’origine à l’école de la République ne serait-elle pas de nature à décrisper le débat identitaire en France ? Notre conception républicaine « à la française » (il serait intéressant à ce propos de montrer qu’elle est beaucoup moins radicale dans sa pratique que dans l’affichage de ses principes…) a tendance à élever la langue, l’histoire nationale  à la hauteur d’un idéal qui incarnerait l’universel des droits de l’homme (égalité, liberté, fraternité). Mais en réalité, et quelque soit l’aspiration légitime à cette ouverture sur l’universel que représente la Pensée des Lumières, ceux qui parlent au nom de l’universalisme contre le communautarisme ou le différentialisme (absolutisation des différences), au nom du principe républicain contre le principe démocratique, parle aussi au nom d’une constellation elle-même communautaire : la République Française, l’unité indivisible d’un territoire national, bref un ensemble de traits culturels liés à l’histoire d’un Etat-nation. D’où cette remarque à la fois simple et très profonde de Derrida : « Quand une communauté est hégémonique, on ne parle plus de communauté ».

En conclusion de ce point, peut-être devrions-nous avant tout nous prémunir contre ces unilatéralismes qui s’entretiennent l’un l’autre : républicanisme (qui serait en quelque sorte la maladie infantile de la République) ou nationalisme contre le multiculturalisme ou le communautarisme, phallocentrisme hétérosexuel (une seul libido d’essence masculine) contre  communautarismes Gay ou Lesbien, ou encore celui des Femmes… Face à cette profonde méfiance de la différence qui semble rassembler ces unilatéralismes opposés, ne doit-on pas au contraire promouvoir une culture du compromis, de la délibération commune, le mot important ici étant celui du « commun » : rechercher les meilleures conditions de la vie commune ?

 

Troisième partie

 

En guise de conclusion : vers une pensée de la complexité ?

 

1)      Les idéaux de l’universalisme abstrait se heurte brutalement à l’universalité de fait de la réalité ethnocentriste ; Son combat est cependant légitime s’il reconnaît dans le même mouvement la véritable dimension de cet ethnocentrisme. Car s’il est toujours plus agréable de rêver à un monde tel qu’on voudrait qu’il soit plutôt que de reconnaître le monde tel qu’il est, le déni ou l’angélisme ne sont que de piètres armes contre l’ennemi... Comme nous le rappelions au début de ce texte, la philosophie ne consiste pas à dénoncer, pleurer, ou se plaindre, mais à comprendre de façon réflexive ce que nous vivons. Il faut par exemple  commencer par reconnaître la pluralité humaine  ainsi que la légitimité de communautés nationales différenciées et l’existence légitime des frontières, malgré une certaine doxa bien pensante.

2)      L’existence de l’Etat-Nation et de ses frontières, le principe de la souveraineté, et plus globalement le principe d’appartenance communautaire, impliquent certes quelque chose de l’ordre de la fermeture, et par conséquent le risque de faire le lit d’une idéologie sécuritaire contre « l’envahisseur » potentiel ; mais il est cependant l’ancrage nécessaire à l’identité et à la sécurité des groupes humains, et par là-même sans doute aussi condition  pour qu’une véritable exigence éthique d’hospitalité puisse voir le jour. L’identité collective est de ce point de vue la simple résultante de l’ histoire commune d’un groupe humain, et son respect est une condition préalable à toute rencontre interculturelle véritable.

3)     Faut-il vraiment choisir entre d’une part un « nous » qui écrase le sujet humain au profit d’une identité collective, et d’autre part la référence exclusive au « sujet transcendantal » ou au « tout autre humain » en tant que semblables ? Ou encore au seul « sujet universel » interchangeable de l’idéal républicain ? Faut-il choisir entre une indépendance garantie par les droits fondamentaux, et une appartenance à laquelle nous n’échappons pas ? Alain Touraine, dans son livre « Pouvons-nous vivre ensemble ? » propose une réponse équilibrée : une véritable démocratie doit  permettre de concilier et de combiner la liberté d’un sujet singulier (cette fois-ci considéré dans son épaisseur empirique), la rationalité d’êtres doués de raison qui nous rassemble et fait de nous des semblables, et enfin la spécificité de nos appartenances culturelles, contre toute tentative d’assimilation culturelle qui est la tendance naturelle des communautés hégémoniques.

4)      Ne faut-il pas aussi commencer par reconnaître que la xénophobie et le racisme ne sont pas que des maladies en quelque sorte « exogènes » ? Sont-ils « naturels et spontanés » par certains aspects ? Sont-ils, comme le suggère non sans hésitation Jean Daniel, une « catégorie de l’esprit » ? Autrement dit, relèvent-ils non seulement d’une pathologie que l’on peut guérir, mais aussi d’une certaine « fragilité constitutionnelle » (Ricoeur) des groupes humains ? Dans ce cas, la lutte contre eux sera d’autant plus efficace que nous aurons été capables de reconnaître cette fragilité humaine, plutôt que de se contenter systématiquement des pratiques exorcistes du « politiquement correct ». Des questions peuvent alors légitimement surgir : par exemple, quelle dose d’étrangeté est supportable ? C’est la fameuse question du seuil critique, que Claude Lévi Strauss n’hésitait pas à poser… Mais nous savons bien en revanche que celui-ci est très variable à son tour selon le niveau de culture, la nature et la qualité des échanges avec d’autres cultures que tel ou tel groupe humain a connu au cours de son histoire, et la propre sécurité identitaire qui est la sienne… Par ailleurs, plus les gens se sentent marginalisés et exclus, plus leur seuil de tolérance est bas, est plus il y a une recherche de bouc-émissaires visant à reporter sa frustration  sur l’autre désigné. Lorsque l’on ne peut sans prendre ni à Dieu, ni aux institutions du mal que l’on subit, l’étranger devient bouc émissaire, avec une propension appuyée à n’en désigner qu’un seul de manière privilégiée (chercher le coupable…)… Nous pourrions utiliser une expression populaire : il s’agit de se refaire une santé en « se payant directement sur la bête », replâtrer une identité défaillante sur le dos du bouc émissaire.

5)      Abandonner toute définition générique de l’Homme. Derrière la façon dont nous percevons l’étranger, se cache une conception de l’humanité. Plutôt que de considérer l’identique comme marqueur de l’humanité, qui risque toujours de faire ressurgir l’un à la place du deux (l’un étant assimilable évidemment à ce que nous sommes), optons plutôt pour l’affirmation de la pluralité humaine.  L’adjectif « humain » introduit un concept ouvertement exploratoire. Déplier un pluriel (celui de la multitude des humains) jamais arrêté, celui des multiples cultures, en tant qu’elles sont les marqueurs de l’humanité. L’humain est alors un réservoir de possibles infiniment déclinés à travers la multiplicité culturelle (François Jullien, De l’universel, du commun, et de l’uniforme. Dialogue entre cultures)

 

                                                                                                                                                               Daniel Mercier, le 27/05/2015

 

 

 

 



[1] Sur toutes ce questions, lire le livre de R. Debray « Eloge des frontières », 2010, Gallimard

[2] Emission de France Culture « Les nouveaux chemins de la connaissance » » consacrée à Deleuze en juin 2011

[3] Il ne s’agit pas ici de l’apparence physique. Le visage est attestation de soi, présentation de soi à autrui. Du point de vue du sujet que je suis, la rencontre du visage d’autrui m’introduit à l’altérité absolue qu’il incarne. Pour Lévinas, être autrui ou être étranger signifie la même chose.

 

 

Synthèse discussion Café Philo Sophia : « Pourquoi l’étranger dérange ? »    (rédigé par Daniel Mercier)

 

Nombreux étaient ceux qui sont venus participer à la dernière séance de cette saison pour discuter sur un thème qui venait conclure le programme de Sortie Ouest, et faisait écho à une actualité parfois dramatique : « Pourquoi l’étranger dérange ? ». Nous nous contenterons d’énumérer quelques idées force qui ont parcouru le débat :

 

  • Il n’y a que dans un monde rêvé (rêve ou cauchemar ?), sans frontières, sans appartenances, que la question de l’étranger ne se pose pas (puisque nous sommes partout chez nous...). Mais malgré cette idéologie « sans-frontiériste » dans l’air du temps, les frontières ne cessent de se multiplier durant les dernières décennies...
  • L’étranger, envers de l’appartenance, est ce qui vient impacter nos certitudes et nos convictions premières ; ce qui vient heurter notre inclination à privilégier l’uniforme et le conformisme du même.
  • Pourtant nous vivons avec la mondialisation et ses mouvements incessants de populations, une réalité où le métissage et l’hybridation culturelle sont de plus en plus la norme. Seule la notion de « nationalité », associée à celle de citoyenneté, peut nous protéger politiquement de dérives racistes et xénophobes.
  • Les difficultés de fonctionnement du « creuset français » en matière d’intégration sont souvent évoquées : absence de cohésion sociale en lien avec la montée de l’individualisme, étrangers mal perçus en période de crise économique car vécus à tord ou à raison comme concurrents potentiels, afflux intempestif d’étrangers pour des raisons géopolitiques.
  • La question quantitative des « seuils de tolérance » est posée : pas seulement sur un plan économique (avons-nous les ressources et la volonté suffisantes pour un accueil véritable ?), mais aussi en lien avec la protection de notre identité culturelle. Il est indéniable cependant que le thème de l’étranger est aujourd’hui nourri par le fantasme ancestral de la peur des « hordes sauvages » venant envahir notre territoire... Nous pouvons évoquer à ce sujet « la Théorie du Grand Remplacement » qui agite les milieux d’extrême droite.
  • Un autre fantasme semble être à l’origine de tendances au rejet de l’étranger : celui d’une culture perçue comme un bloc homogène et fixe, alors que toutes les études sociologiques montrent qu’une culture est constitutivement solidaire d’un processus historique jalonné d’emprunts et d’échanges avec les cultures voisines, qui fait du « métissage » le caractère propre d’une culture vivante. Malgré ce qu’on en dit souvent, des études sérieuses montreraient que l’efficience de l’intégration des populations d’origine maghrébines en France, notamment par le biais des « mariages mixtes », serait en nette progression... (à vérifier).
  • La question de la laïcité et de la compatibilité de l’Islam avec la République n’a pas été évacuée : l’Etat laïque tel qu’il est défini par la loi de 1905 doit davantage être un rempart de protection aux libertés religieuses et civiles, qu’un instrument de normalisation au service de l’assimilation culturelle. Par ailleurs, « l’Islam de France » (même si cette formule ne recouvre pas encore une pleine réalité...)  est peut-être la chance d’un accommodement raisonnable de l’Islam avec les principes de la République...
  • Laissons conclure la pensée psychanalytique : c’est structurellement que le rapport à l’étranger est rapport à l’altérité ; prenons l’exemple du « petit d’homme » : il devra faire le deuil de la répétition du même avec la mère  pour avoir accès à la Culture. Cela passe par une sorte de fascination et de dérangement mêlés  par rapport à l’autre qui n’est pas lui ... Autrement dit, toute tentative d’assimilation culturelle se heurte à un Autre qui n’est pas assimilable...