Qu’est-ce qu’apprendre ? - Octobre 2012

La présentation du sujet

Qu’est-ce qu’apprendre

 

Les difficultés d’apprendre de nos élèves aujourd’hui sont souvent évoquées, et semblent bien être une réalité de nos écoles contemporaines, et cela quelque soit l’endroit du monde où elles se trouvent… Des travaux très sérieux, dont Marie Claude Blais a fait la synthèse dans le n°145 du Débat, montrent la vérité de ce constat. La philosophie, habituée à confondre connaître et apprendre, ne s’était  pas, jusqu’à une date récente, confrontée à cette question. Avant toute considération pédagogique ou sociale, en amont de toutes les autres questions (comme par exemple si Internet et le numérique doit ou non révolutionner l’apprentissage ; cf. récent n° de Philosophie Magazine), une question essentielle doit être abordée : Qu’est-ce qu’apprendre ? Pour introduire cette discussion, nous présenterons rapidement la teneur des travaux du grand philosophe français contemporain Marcel Gauchet, qui a animé au collège des Bernardins durant l’année 2010/2011 un séminaire sur « Transmettre et Apprendre ». Venez nombreux discuter avec nous à la Maison du Malpas.

L'écrit philosophique

« Qu’est-ce qu’apprendre ? »

 

Observations préliminaires…

 

Un exemple paradigmatique d’un nouveau modèle de l’acte d’apprendre : Une « société sans école » ? (Illich)

 

Le passage d’un modèle social de la transmission à un modèle de la construction du savoir par le sujet individuel

 

Examiner ce que veut dire apprendre

 

Une équivalence supposée entre apprendre et connaître

 

Le paradigme évolutionniste en éducation

 

La grande question escamotée dans cette pensée est celle du langage. L’importance de l’écriture

 

Des systèmes organisés de significations qui nous précèdent…

 

Une tête bien faite ou une tête bien pleine

 

La dimension incompressible de la transmission

 

L’ancrage temporel de la connaissance

 

La dimension existentielle et interpersonnelle du savoir

 

La dimension ésotérique et initiatique du savoir.

 

La dimension symbolique de la transmission

 

Vraies et fausses questions sur les changements introduits par Internet

 

Conclusion : transmission et appropriation personnelle

 

Observations préliminaires…

Le point de départ et le sens d’une telle question aujourd’hui doivent être cherchés dans les nouvelles conditions de « l’apprendre » et les difficultés contemporaines, si souvent évoquées par les acteurs de l’éducation, qu’auraient les enfants pour apprendre à l’école (ce que l’on appelle régulièrement la crise de l’école). L’ensemble de ces observations à tous les niveaux du cursus ont été synthétisées par Marie-Claude Blais dans le n°145 du Débat, et peuvent être résumées en termes de difficultés cognitives. Le diagnostic est le même tant pour l’abstraction, l’imagination, que la mémorisation. Mais contrairement à ce que les tests « PISA » laissent entendre (tests concoctés par l’OCDE) – les critères retenus pour les évaluations sont d’ailleurs de plus en plus contestés, et certains pensent que ceux qui réussissent les épreuves sont les élèves qui y ont été préparés ! -, les difficultés rencontrées sont communes à tous les systèmes éducatifs des pays « développés ». Plutôt que d’entrer d’emblée dans des considérations pédagogiques, ou même sociales, ou de se demander, comme le fait un récent n° de PhiloMag, pourquoi nous ne pouvons plus apprendre de la même façon depuis l’avènement de  la révolution numérique, n’y-a-t-il pas à se demander en préalable ce que c’est qu’apprendre ? Tel peut-être en effet l’apport essentiel de la philosophie (de ce point de vue, le dossier de PhiloMag est très décevant et contourne soigneusement la seule question importante). Une des raisons pour lesquelles nous ne parvenons pas à avancer dans la résolution des problèmes contemporains  de l’éducation, malgré le défilé des réformes de l’école depuis des décennies, tient peut-être en partie à cette absence de réflexion en amont sur l’essentiel : qu’est-ce qu’apprendre ? D’où des débats insipides autant qu’agités sur la question, dont F. Taddéi dans une précédente émission de « Ce soir où jamais », nous a donné une illustration malheureusement exemplaire. Le texte qui suit s’inscrit volontiers dans la filiation des travaux de Marcel Gauchet et de son équipe (dont Dominique Ottavi et Marie-Claude Blais) : il s’appuie notamment sur le séminaire qui a eu lieu durant toute l’année 2010/2011 au Collège des Bernardins sur « Transmettre-Apprendre », la réunion des ces deux termes n’étant évidemment pas fortuits (vous pouvez trouver les enregistrements audio de toutes les conférences sur Internet).

Quelques précisions notionnelles pour commencer :

« Apprendre » s’emploie en deux sens complémentaires : l’enseignant apprend à l’élève ; l’élève apprend au sens où il acquiert des connaissances, mais aussi des savoir-faire et peut-être aussi des savoir-être. Dans le premier sens il est le destinataire des acquisitions, alors que l’enseignant est l’acteur de la transmission. Dans le deuxième sens, c’est l’élève qui est le sujet et l’acteur de l’acte d’apprendre.

Apprendre, connaître, comprendre, sont souvent des termes employés indifféremment. Dans l’histoire de la philosophie, connaître et apprendre sont souvent confondus. Il sera sans doute nécessaire de les distinguer au cours de notre développement. Enfin, différencions  l’acte d’apprendre (apprentissage) de la pédagogie. Celle-ci concerne les différentes modalités ou façon d’apprendre, et plus précisément la discipline qui se préoccupe d’identifier les formes les plus efficaces de l’acte d’apprendre. Notre question n’est donc pas directement pédagogique (bien qu’elle est des implications pédagogiques), mais philosophique. Comme toujours, la philosophie commence par une réflexion sur l’essence des mots… « Qu’est-ce que ? »…

 

Un exemple paradigmatique d’un nouveau modèle de l’acte d’apprendre : Une « société sans école » ? (Illich)

D’une manière peut-être surprenante, mais cela nous permettra d’entrer directement dans le vif du sujet, j’aimerai vous présenter rapidement la thèse de Ivan Illich : « Une société sans école » (en anglais : « déscolariser la société »), écrit en 1971. Ce livre totalement oublié aujourd’hui a eu, lors de sa sortie, un retentissement international extraordinaire. Il nous intéresse ici en tant que document idéologique de première valeur : paradigme d’un nouveau modèle de l’acte d’apprendre qui, s’il a été évidemment contredit politiquement dans les faits – la scolarisation de nos sociétés s’est développée considérablement depuis –, a été cependant prophétique d’une certaine manière. Il s’inscrit dans la critique, importante à cette période, du caractère contre-productif des institutions modernes (école, médecine, transports…etc.), et se trouve en consonance avec celles de la technocratie et de la société de consommation, également virulentes à ce moment-là.

« L’enseignement obligatoire semble miner la volonté personnelle d’apprendre » dit Illich. C’est donc l’école en tant qu’appareil de transmission qui est mise en cause, dont la fonction est assimilée à du gavage, et qui reposerait sur l’illusion dangereuse « que nous sommes en mesure de savoir ce qui est bien pour autrui ». Ce qui constitue l’esprit de la transmission peut être compris ici à partir des grands débats de la révolution française où l’on s’interrogeait pour savoir quel était le bagage commun qui devait être acquis par les nouvelles générations, et qui était objet sans contestation possible de la « chose commune », donc du rôle de l’Etat républicain. Ce qui est donc radicalement critiqué ici, c’est d’abord l’idée qu’il y a un âge spécifique pour apprendre (l’âge « scolaire »), et donc la désignation autoritaire des enfants (scolarité obligatoire), mais aussi la séparation des maîtres et des élèves. Pour Illich, trois principes doivent prévaloir : 1) Il n’y a que des individus, et les enfants doivent être considérés comme tels. 2) Les seuls rapports sociaux admissibles sont les rapports égalitaires de personnes à personnes (non hiérarchiques et non spécialisés). 3) La seule forme sociale raisonnable est celle du réseau ; elle consiste à mettre ensemble des personnes et des besoins. « Nous ne tenons tout savoir que de nous-mêmes ». Apprendre « est ce qui requiert le moins l’intervention d’autrui », dit Illich. Nous apprenons lorsque nous faisons quelque chose qui nous intéresse, et nous pouvons certes « commercer avec les autres », mais indépendamment de ce que les autres veulent nous faire entrer dans la tête. Apprendre est un acte de liberté. Il faut donc concevoir un réseau souple, un tissu vivant où chaque personne désireuse de s’instruire pourrait trouver les contacts nécessaires : ce sont les réseaux de savoir, qui remplaceraient les formes traditionnelles d’enseignement : centres ouverts à tous où chacun, sachant ce dont il a besoin (autre présupposé), saurait s’instruire à sa convenance. Philosophiquement, il s’agit d’une transposition de l’utilitarisme de Bentham pour lequel chacun est seul en mesure de juger de son intérêt (c’est l’argument central qui permet de soutenir le suffrage universel). Le dispositif proposé par Illich (et non une institution ; pas d’institution, mais des articulations) permet de mettre en relation des offreurs et des acquéreurs (s’inscrit de ce point de vue dans la logique du marché). Nous allons cependant retrouver la transmission sous la figure des « personnes-ressources » (le terme fait son apparition ici…), les personnes « compétentes » devant transmettre leurs savoirs, dans le cadre de ce que Illich appelle « l’appariement des égaux », et dans le temps continu de la vie. Il s’agirait donc de mettre en place des réseaux de communication à grande échelle pour de telles rencontres : n’est-ce pas prophétiquement annoncer le développement réel de « la toile internet » et ses innombrables réseaux d’internautes ? Il y aurait cependant dans cette organisation des éducateurs professionnels qui seraient obligatoirement indépendants de toute forme de pouvoir, et choisis par les intéressés. Nous retrouvons là l’ancienne figure du « sage » ou du « maître » - relation maître/disciple fondée sur le choix et l’estime mutuelle -, investi du rôle de « guide » chargé en particulier d’aider aux voyages d’exploration intellectuelle. Nous retrouvons également l’idée que dans ces réseaux, l’individu doit construire son parcours (idée aujourd’hui incessamment réitérée dans les contextes institutionnels de la formation continue). Ce qui est remarquable dans la théorie d’Illich, c’est précisément la philosophie radicale de l’individu qu’elle véhicule, logiquement combinée avec une désinstitutionnalisation tout aussi radicale. Malgré tout, la transmission proscrite réapparaît à cause de son caractère fonctionnel incontournable. Mais sous la forme déplacée d’une demande adressée à autrui.

 

Le passage d’un modèle social de la transmission à un modèle de la construction du savoir par le sujet individuel

Même si l’évolution sociale n’a pas confirmé cette proposition de désinstitutionnalisation, bien au contraire (augmentation considérable des dépenses affectées à l’institution scolaire ses quarante dernières années), en quoi peut-on dire que le nouveau paradigme de l’éducation s’inscrit dans cette pensée ? Nous sommes entrés en rupture, selon Marcel Gauchet, avec une philosophie éducative privilégiant la dimension transmissive de sociétés qui étaient restées – dans une certaine mesure – des sociétés de tradition. Dans ce cadre là, l’éducation consiste dans le travail social par lequel les générations adultes forment les nouveaux venus. « L’explicite institutionnalisé » de la transmission est ce passage dans le temps de l’acquis du passé en direction du futur. Pendant une longue période, la société de la modernité, tout en ayant partiellement rompu, dans ses règles de fonctionnement, avec le principe de tradition, se réfère toujours dans ses principes explicites à ce modèle. Elle vit pendant longtemps sur un compromis entre tradition et raison méthodique. C’est ce cadre symbolique qui soutenait l’institution scolaire, et l’éducation plus généralement (familiale en particulier), qui se défait sous le régime généralisé de l’individualisation et la dissolution concomitante de la dimension institutionnalisée du collectif. Ce que certains ont appelé « un renversement copernicien » consiste à placer l’élève au centre du système éducatif : le seul pivot valide de l’entreprise éducative devient ainsi l’activité de l’apprenant, ses intérêts, sa démarche de construction personnelle. Il n’y a plus que des « appropriations personnelles ». Comprenons que « devenir un apprenant », leitmotiv des sciences de l’éducation aujourd’hui, est une question hors de propos il y a simplement 60 ans. C’était une évidence dans la mesure où il fallait (mais cela n’était pas conscientisé) s’identifier à la condition commune. C’est à partir du moment où le statut d’individu est posé (au sens de l’hyper-individu tel que nous avons déjà eu l’occasion de le décrire lors de précédents écrits) comme préalable à tout, qu’il est nécessaire de trouver la disposition intérieure propice à l’apprentissage. L’attitude spontanée dans le passé était de ne pas s’occuper de la manière dont le sujet apprend. Dans « Le savoir du Prince, du Moyen Âge aux Lumières », Fayard, 2002, qui envisage l’éducation des élites,  D. Ottavi  constate qu’il est complètement indifférent de savoir comment le sujet peut s’approprier les injonctions qui lui sont faites. Il s’agit certainement aussi d’une indifférence envers l’enfant, qui pendant longtemps n’intéresse qu’en tant que futur adulte. Alors qu’auparavant on ne s’intéresse qu’aux contenus, notre période contemporaine a tendance à ne se préoccuper que du processus d’appropriation personnelle… Un unilatéralisme du « comment » succède à un autre, celui du « quoi »…  Ce nouveau modèle épistémique a donc tendance à négliger la dimension transmissive de l’éducation, si bien que certains ont pu dire que « nous vivons la fin de l’éducation de la jeune génération par la précédente ». « Si cela était totalement vrai, notre réflexion n’aurait même plus de sens, mais il est vrai qu’il y a quelque chose qui ressemble à cela » reconnaît Marcel Gauchet. Il est donc nécessaire de se demander pourquoi, malgré qu’elle soit officiellement répudiée, la transmission est toujours là, en tant que nécessité incompressible du monde humain.

Mais rappelons d’abord que ce modèle centré sur l’individu apprenant doit bien sûr être rapporté à un changement important des données sociales et culturelles à partir des années 70, qui informe une certaine représentation de l’individu. Celle-ci va dicter un schème intellectuel qui s’appuie sur des matériaux fournis par ce que Gauchet appelle « le paradigme évolutionniste ». Nous aurions affaire à un véritable mythe (au premier sens de récit des origines) rendant compte de ce que signifie apprendre, que nous allons présenter rapidement.

 

Examiner ce que veut dire apprendre

 

Une équivalence supposée entre apprendre et connaître

Une grande confusion règne, dans notre univers culturel, entre connaître et apprendre. Pourtant si le prix Nobel de Physique veut apprendre à jouer du piano, il va devoir mobiliser des processus complètement différents de ceux qu’il mobilise dans ses activités de chercheur… La philosophie réfléchit sur la connaissance mais a tendance à la confondre avec l’apprentissage : apprendre, c’est simplement s’introduire à la connaissance. La psychologie scientifique se situe dans le prolongement de cette doxa quand elle se propose, comme chez Piaget par exemple – en réalité, comme l’analyse Dominique Ottavi (« De Darwin à Piaget, histoire de la psychologie de l’enfant », 2001), Piaget s’inscrit dans un courant de pensée partant de Darwin, et passant par Spencer et Dewey ; courant qui a profondément marqué l’histoire de la psychologie de l’enfant -  d’élaborer une théorie de la connaissance basée sur l’étude de l’apprentissage. C’est ce que Piaget nomme une « épistémologie génétique ». L’aventure historique de la connaissance étant censée répéter les stades de développement de l’intelligence chez l’enfant. Le schéma de principe selon lequel je connais les objets en agissant sur eux, la connaissance étant un processus d’interaction entre l’organisme et le milieu (double processus d’accommodation et d’assimilation), est le même au niveau individuel comme sur celui de l’histoire humaine de la connaissance : l’ontogénèse de la connaissance individuelle reproduit la phylogénèse. Les mécanismes de l’une comme de l’autre sont communs. Chez l’individu comme dans l’histoire de l’humanité, l’intelligence « se structure en fonctionnant » : à mesure qu’elle découvre et explique le monde, elle se forge de nouveaux instruments de connaissance.

 

Le paradigme évolutionniste en éducation

Nous savons aujourd’hui que nous ne descendons pas du singe mais que nous sommes plutôt son frère, puisque nous avons un ancêtre commun, mais cela ne change rien à la prégnance du paradigme évolutionniste sur nos représentations, en particulier celle que nous avons de l’enfant. Il doit en quelque sorte accueillir un développement qui l’humanise, et qui répète dans un temps court  le processus archi-millénaire de l’hominisation. Contrairement à d’autres espèces, l’adaptation humaine au milieu s’est faite par un certain nombre d’outils qui ont complexifié ce rapport à la nature : technique, mais aussi langage et culture. L’éducation doit ainsi répéter à l’échelle de chacun ces processus de construction des outils de l’humanité face à la nature, privilégiant la démarche d’essais et erreurs, et d’inférences à partir de l’expérience. C’est la raison pour laquelle, il appartient à la pédagogie de proposer à l’élève des « situations-problème » (concept qui a été particulièrement central en sciences de l’éducation) qui vont permettre à l’apprenant de tirer des inductions sur la base desquelles il pourra construire son savoir. Nous avons là l’un des noyaux durs de la pensée pédagogique contemporaine. Au point où nous sommes parvenus, signalons l’enjeu théorique fondamental posé par cette pensée, et dont les implications pratiques sont dans doute décisives : selon Marcel Gauchet, le schème organisateur d’une telle pensée est naturaliste, constructiviste et évolutionniste. C’est contre lui que se sont construites les sciences sociales, posant la spécificité de l’humain, et sa « dénaturalisation » sociale. La période contemporaine consacrerait le retour en force du paradigme naturaliste… Sans entrer dans un tel débat, qui ne cesse aujourd’hui de partager les intellectuels, et sans vouloir nécessairement le trancher d’une façon qui prendrait le risque de la binarité (opposer par exemple la psychologie cognitive et les neuro-sciences, qui seraient d’inspiration naturaliste, à la psychanalyse ou l’anthropologie sociale de filiation culturaliste), le modèle naturaliste ne semble pas rendre compte véritablement de la réalité de ce que les enfants ont à apprendre. Une réflexion épistémologique d’envergure mériterait ici d’être menée. Mais examinons maintenant pour quoi ce paradigme « ne marche pas » vraiment…

(La position de  Marcel Gauchet et de ceux qui travaillent avec lui semble plus radicale ; pourtant nous verrons qu’il est plus nuancé sur ses conclusions pratiques)

 

La grande question escamotée dans cette pensée est celle du langage. L’importance de l’écriture.

Apprendre, c’est avant tout apprendre l’usage du langage. Nous apprenons d’abord à parler quasi « instinctivement » à travers les interactions avec les autres. Mais si nous parlons tous, nous parlons tous très mal, et nous n’avons jamais fini d’essayer de traduire le plus exactement possible en mots ce que nous ressentons… Nous n’en avons jamais fini d’apprendre à maîtriser l’instrument le plus puissant dont nous disposons, mais qui nous dépasse. L’écriture va démultiplier l’accès aux significations par le langage. Elle nous permet de mesurer nos imperfections de la parole et de les corriger, en fixant et objectivant celle-ci. Mettre en ordre ses pensées à l’usage d’un autre, sans être sûr de comprendre soi-même ce que nous voulons dire vraiment, c’est entrer dans une autre dimension de la compréhension dont le caractère est abyssal… Nous savons aussi que l’essentiel des inégalités sont des inégalités devant le langage. L’école est le lieu  privilégié de cet apprentissage : il y a de l’école quand il y a de l’écriture. L’usage des signes graphiques est sont objet essentiel. L’écriture permet également l’interrogation portant sur la cohérence logique entre les propositions. Il y a en réalité deux régimes distincts de parole : la parole sans l’écriture, et la parole sous le contrôle de l’écriture. Le nombre participe aussi de cet univers du signe graphique, et permet l’organisation de séries et de combinaisons signifiantes. C’est dans ce passage de l’oral à l’écrit que se jouent les partages décisifs. Lorsque nous parlons du programme de l’école « élémentaire », nous ne devrions pas oublier pourtant que celui-ci est d’une certaine manière indépassable, tant il est vrai que nous ne cessons jamais d’apprendre à lire, écrire et compter. C’est là que se joue l’accès à l’ordre proprement culturel. . La grammaire (ou et donc or ni car) et ses connecteurs logiques nous fait entrer dans la logique symbolique inaccessible autrement. Prenons cette fois l’exemple de la lecture : lire, c’est accéder à la signification par le déchiffrement des signes. On se heurte au monde opaque de l’interprétation, où il y a du sens derrière le sens, dédale assez vertigineux du monde de la signification, qui se présente à l’enfant dans un contexte d’incertitude assez inquiétant. La virtuosité requise ne s’acquiert que par l’exercice. Il n’y a de ce point de vue aucune différence entre les activités corporelles et les activités intellectuelles. La répétition s’avère indispensable et la compréhension ne suffit pas. Il faut pouvoir « oublier » l’opération par l’habitude (c’est la mémoire de répétition) pour que celle-ci soit réellement efficace, faute de quoi on ne lit pas mais on déchiffre, on ne compte pas mais on manie des chiffres…  

L’écriture représente pour Marcel Gauchet ce « saut » caractéristique de la nature à la culture, irréductible à toute théorie évolutionniste. C’est en termes de rupture et non de continuité que ce rapport doit être compris.

 

Des systèmes organisés de significations qui nous précèdent…

Ce qui précède montre clairement que cet univers des signes graphiques joue en quelque sorte comme un « transcendantal » de l’accès à la connaissance, véritable condition de possibilité ou clé d’accès aux savoirs. Pourquoi est-il difficile d’apprendre, contrairement aux sirènes contemporaines qui nous disent le contraire ? Parce qu’il y a des obstacles considérables qui tiennent à la nature même des opérations relatives aux signes graphiques : apprendre s’est toujours s’initier à un système de significations cohérent qu’il faudrait idéalement pouvoir s’approprier d’un coup. Comme le dit très bien Claude Levi Strauss dans « l’Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss. Sociologie et anthropologie, 1950 », nous passons avec la pensée symbolique d’un stade où rien n’a de sens à un stade où tout en possède… L’univers symbolique est holiste, et sa cohérence ne peut être saisie que globalement. D’où parfois le sentiment très répandu d’avoir à faire à des « forteresses imprenables », dont la compacité ne semble pouvoir être dépassée que d’un coup. L’enseignant est un « passeur » ou un « médiateur » qui nous aide à « faire le pont », c’est-à-dire nous montrer qu’il est possible, à partir du peu que l’on sait, de faire le lien avec le tout. La pédagogie consiste précisément à se frayer un passage, à construire des chemins permettant de surmonter ce « hiatus structurel » : il faut avoir une idée de l’ensemble, alors que nous n’aurons pendant très longtemps qu’une vision fractionnaire. C’est cette tension interne qui constitue la difficulté propre de l’apprendre et que l’enseignement a pour fonction de surmonter. L’univers symbolique de la culture est ainsi un univers holiste dont la cohérence est « déjà là », qui nous précède et qui ne relève par conséquent pas d’un simple « développement ». La confrontation à l’altérité est consubstantielle à l’acte d’apprendre : apprendre, c’est sortir de soi pour s’initier à des systèmes organisés de significations. Même si nous ne pouvons procéder que de façon séquentielle et partielle, l’inférence à partir de l’expérience ne peut pas être d’un grand secours pour entrer dans des systèmes dont la cohérence nous précède… Le langage n’est pas une construction progressive, ni aucun des mondes symboliques auxquels nous devons être introduits. Cette entrée ou cette initiation requièrent un médiateur capable de comprendre la difficulté et qui fait le lien, par sa personne, avec le tout. Celui qui apprend peut ainsi se reposer sur lui. C’est là que travaille tout l’art de la pédagogie.

 

Une tête bien faite ou une tête bien pleine

Lorsque Montaigne oppose « une tête bien faite » à « une tête bien pleine », il fait implicitement référence aux deux dimensions indispensables de l’acte d’apprendre : les contenus de connaissance, et l’organisation de ces contenus, la capacité à les relier, les mobiliser de façon pertinente. Apprendre se joue donc à ces deux niveaux : acquérir des savoirs, et acquérir des instruments réflexifs. Nous parlons aujourd’hui à ce sujet de compétences. Tout le monde est d’accord pour reconnaître l’importance de ces outils cognitifs… mais peuvent-ils être accessible en dehors de contenus particuliers (notamment disciplinaires) ? C’est l’enjeu de débats animés au sein des sciences de l’éducation (qui ont longtemps présupposé l’existence de compétences transversales indépendantes de ces contenus).  L’hypothèse de Marcel Gauchet semble être (mais il n’est pas le seul) qu’il est dangereux de séparer les deux. Apprendre les dates en histoire, c’est apprendre la chronologie, le lien de consécution, le repérage dans le temps …etc. Apprendre sur les cartes en géographie, qu’il s’agisse des Préfectures, des fleuves, ou tout autre chose, c’est aussi apprendre à se situer dans l’espace,  jusqu’à l’espace global qui peut s’étendre à l’univers… Apprendre les départements n’a sans doute pas beaucoup d’intérêt en tant que tel, mais à travers cela on sera capable d’aller vers la notion de découpage géographique, de régions, de fédération de nations, et finalement de construction historique et politique… Beaucoup de tentatives éducatives ont été menées ces dernières décennies en direction de l’apprentissage de méthodologies plus ou moins déconnectées des contenus disciplinaires (ateliers de remédiation, de méthodologie…etc.) sans beaucoup de résultats. Il serait sans doute temps d’en tirer les leçons… Nous terminerons ce point avec une définition de ce que c’est qu’apprendre proposé par Marcel Gauchet : « Accéder à un savoir qui vous donne la maîtrise de ce savoir, son usage et la connaissance de ce qui reste à apprendre. »

 

La dimension incompressible de la transmission

S’il est indéniable que nous sommes sortis de la société de tradition – et souhaiter son retour n’a strictement pas de sens, et méconnait tout simplement le changement anthropologique irréversible inséparable de l’avènement de la modernité  démocratique -, nous constatons qu’il est cependant impossible d’empêcher le processus de transmission qui lui est naturellement associé. Le caractère incompressible de celle-ci tient à quatre raisons :

L’ancrage temporel de la connaissance

Notre condition rationnelle moderne (priorité donnée à la raison) nous rend idéalement capable de reconstituer la connaissance à chaque instant à partir de ses principes. Mais en réalité de plus en plus de contraintes empêchent cela : l’expérience de la connaissance se présente sous le signe d’une antériorité massive. Il y a avant moi toute l’histoire de ces savoirs ; et ces contraintes sont d’autant plus fortes que ces savoirs exigent un ordre des choses réglé et méthodique qui exclue toute impasse sur une partie d’entre eux… Ces savoirs sont certes orientés vers leur avancement futur ou leur développement, mais cela n’empêche pas leur antériorité de subsister. Par ailleurs, ces savoirs qui existent avant moi et que d’autres savent déjà, doivent nécessairement être transmis, c’est même la condition nécessaire pour qu’une société puisse durer, se perpétuer. L’éducation se ramène toujours au fait que chaque génération éduque la nouvelle (Gramski)

La dimension existentielle et interpersonnelle du savoir

Le savoir est ce qui est commun, partageable et partagé. Il est donc d’une certaine façon « impersonnel ». Son acquisition relève de la seule raison, indépendamment en principe de toute relation interpersonnelle (Internet pourrait à ce sujet être l’instrument technique qui le permettrait). Sauf que cette impersonnalité de principe s’adresse à des êtres singuliers… Et que les implications identitaires et en termes de « puissance subjective » de la connaissance sont rien de moins qu’anodines. Elle est en outre souvent vécue comme dangereuse, au sens où elle peut mettre en question quelque chose à quoi je tenais, nous arracher à ce sur quoi nous nous reposions. Bref, la connaissance n’est jamais sans retentissement personnel ; son acquisition est une expérience subjectivement chargée, dans le cadre de relations interpersonnelles. C’est pourquoi il y aura toujours transmission, des maîtres pour faire sentir l’intérêt d’un sujet, pour donner accès, introduire à… Françoise Vaquier, dans « Les enfants de Socrate. Filiation intellectuelle et transmission du savoir. XVII siècle – XXI siècle, 2008 » montrent bien comment dans l’histoire des grandes institutions scientifiques et de recherche, la figure du Maître demeure toujours vivante. L’impersonnalité des savoirs ne s’approche bien que par l’intermédiaire de personnes qui nous rendent les choses plus aisées… Ce qui fait le Maître (le savoir ne suffit pas), c’est une manière de se rapporter à son savoir, une forme de domination de son sujet qui le rend accessible aux autres. Cela implique une distance réflexive par rapport à ce que l’on possède, une humilité et une conscience des limites de ce que l’on sait. Socrate en serait la figure fondatrice, puisqu’il apprend à ceux qui croient savoir qu’ils ne savent pas grand-chose. Cette dimension profondément intersubjective du savoir a bien été mise en évidence par des psychanalystes spécialistes des problèmes d’éducation (Jacques Levine et Dominique Ginet, malheureusement tous deux disparus récemment) : ils ont mis l’accent sur la dimension transférentielle de la relation pédagogique. Elle est un support à l’apprentissage et au désir d’apprendre à condition que l’enseignant soit en capacité de diriger les transferts de ses élèves sur le propre rapport qu’il entretient avec son savoir (et non pour le mieux-être, comme dans la thérapie) : « L’adulte doit soutenir l’amour de transfert pour favoriser le désir d’apprendre. Celui-ci est nécessaire, mais il doit être déplacé sur l’identification du rapport que l’enseignant entretient avec ce savoir » (Dominique Ginet)

La dimension ésotérique et initiatique du savoir.

Cette dimension a été déjà évoquée. Il y a une opacité de toute formation signifiante, si logique soit-elle de l’intérieur. C’est un monde signifiant fermé sur lui-même, qui se présente toujours de l’extérieur comme opaque et arbitraire. Seuls ceux qui savent déjà prétendent souvent le contraire ! Marcel Gauchet aime utiliser l’exemple des mathématiques modernes élaborée par Bourbaki (nom d’un mathématicien imaginaire , sous lequel se cache un regroupement de mathématiciens francophones) voulut reconstituer à des fins pédagogiques le fonctionnement des mathématiques d’un point de vue purement logique, prétendant ainsi les rendre totalement « transparentes » : or, comme le dit Marcel Gauchet avec humour, dès la page 5 (sans doute même bien avant …), « on est dans l’impénétrable ». Toute connaissance consistante exige une transmission pour devenir plus familière, plus proche. Ce que les mathématiciens ne comprennent pas toujours, c’est que la logique inhérente aux mathématiques s’apparente à de véritables hiéroglyphes. Sans doute que si les mathématiciens disparaissaient, les mathématiques risqueraient de disparaître aussi, en attendant qu’un nouveau découvreur apparaisse…

Par ailleurs et dans le prolongement de ce qui précède, ces codes et ces connivences qui nous rendent familiers au savoir, rapportés par Bourdieu à des rapports de classe, sont bien des héritages transmis (mais peut-être pas nécessairement dans un rapport de classe) propres à rendre le savoir opératoire. Contrairement à l’explication par les méthodes (la méthodologie), il s’agit en réalité de « bricolages intellectuels », au sens où Levi Strauss en parle. Ce sont ces savoir-faire, trucs, coups de main, procédés, que le maître arrive relativement à « objectiver » (s’il est de qualité) : comment on lit, on s’organise dans son travail, on résout un problème…) Ces savoir-faire sont précisément requis pour utiliser correctement les méthodes… Ils n’ont rien d’ineffables, mais peu de travaux ont portés sur le sujet… Ces « bricolages » participent de la façon dont le maître incarne un certain rapport opératoire au savoir.

 

La dimension symbolique de la transmission

Cette dimension devient souterraine avec le processus de détraditionalisation, mais néanmoins implicitement bien  présente : apprendre, ce n’est jamais acquérir seulement pour soi-même ; ce qui donne sens à la transmission, c’est le fait qu’il y a un avant toi, et qu’il y aura un après toi. Nous devons apprendre pour pouvoir transmettre à notre tour, et jouer notre rôle de maillon de la chaîne temporelle des humains. Apprendre, c’est ainsi s’introduire dans la communauté des esprits, « en être » comme on dit… La transmission joue en quelque sorte quelque chose d’essentiel, constitutif de l’appartenance à l’aventure humaine. Elle contribue à la création d’une chaîne ininterrompue des générations, et constitue l’âme du progrès du savoir dans le temps. Elle doit être considérée comme un don (le don de ce que l’on a  appris), et comme une dette (l’obligation de rendre, de donner à son tour). Si les livres –et maintenant massivement Internet- diffusent le savoir, c’est la parole, à travers une présence humaine (d’où l’importance de l’oralité), qui porte sa dimension véritablement initiatrice. La transmission, qui est inséparable de l’entreprise éducative, touche à des ressorts qui renvoient à l’essentiel de l’humain.

 

L’imaginaire contemporain de la construction des savoirs par l’individu domine, et en même temps les mécanismes de la transmission ne cessent d’opérer, notamment la transmission familiale qui est particulièrement discriminante sur le plan social. Elle représente le mode le plus primitif de transmission, fonctionnant presque exclusivement sur la connivence et la familiarisation (toutes les études montrent que les mathématiques par exemple, que l’on croyait un temps les moins sujettes à ce genre d’imprégnation familiale, s’avèrent être les plus discriminantes socialement !). Il faut donc s’atteler à cette tâche qui consisterait à expliciter et formaliser les mécanismes efficaces de la transmission tels qu’ils opèrent dans les familles, pour l’exporter dans l’univers scolaire… Est-ce possible ? Il faut en tout cas revenir au plus « basique » de ce qui se joue concernant l’accès à la culture : le maniement des signes graphiques lire, écrire, compter. Il faut redonner du sens à la transmission dans l’éducation, et transmettre en particulier ces compétences là, socle de la construction de tous les autres savoirs.

 

Vraies et fausses questions sur les changements introduits par Internet

La plupart des observateurs s’accordent à souligner l’importance de ces changements sur le processus d’apprentissage, pour le meilleur comme pour le pire. Pour Michel Serre, cette révolution numérique est la troisième après l’invention de l’écriture et celle de l’imprimerie, et bouleverse radicalement le rapport au savoir : « De notre tête osseuse et neuronale, notre tête intelligente sortit. Entre nos mains, la boîte ordinateur contient et fait fonctionner ce que nous appelions jadis nos facultés : une mémoire plus puissante mille fois que la nôtre ; une imagination garnie d’icônes par milliers ; une raison aussi, puisqu’autant de logiciels peuvent résoudre cent problèmes que nous n’eussions pas résolus seuls. Notre tête est jetée devant nous, en cette boîte cognitive objectivée… Voici le savoir jeté là, objectif, collecté, collectif, connecté. ». Cette vision optimiste d’Internet présentée ainsi dans son dernier ouvrage intitulé « Petite Poucette », clin d’œil à la « poussette » opérée sur la « souris » de l’ordinateur ou directement sur le mobile, cache peut-être une question de taille : l’externalisation du cerveau humain dans la boîte de l’ordinateur ne risque-t-il pas de nous inciter à croire que le savoir est là à disposition, et qu’il s’agit d’aller le chercher lorsqu’on en a besoin ? C’est bien vrai d’une certaine façon : comme le dit Marcel Gauchet (« Conditions de l’éducation », 2008), « le savoir cesse d’être constitutivement à soi, il devient ce qui est fondamentalement hors de soi, le problème, à partir de là étant d’apprendre à le mobiliser et à le manier. » C’était auparavant  une construction par le dedans, la « tête bien faite » représentant cette capacité à l’intérioriser et à l’organiser. Aujourd’hui, « l’idéal est devenu de le laisser à l’extérieur de l’individu en se contentant de lui fournir les clés d’accès. Rien de plus frappant à cet égard que l’effacement de la figure du savant au profit de la figure du chercheur : l’opérateur du savoir a remplacé son détenteur ». Pour lui, l’instrument dans sa dimension technique ne pose évidemment pas question ; en revanche, les instruments sont aussi capables de sécréter des idéologies (cf. à ce sujet les travaux de Régis Debray sur « la médiologie » : comment ces nouvelles techniques de l’écran et de l’informatique créent une nouvelle culture (la vidéosphère, bien au-delà de la problématique de l’instrument). Nous savons tous par exemple qu’Internet véhicule une nouvelle théorie de la démocratie… N’en est-il pas de même pour l’acte d’apprendre, et n’est-il pas effectivement au centre des débats pédagogiques actuellement (cf. par exemple Philo Mag qui consacre tout un dossier sur cette question) ?  L’idée que le savoir est maintenant extériorisé, simple instrument, sorte d’appendice technique à la disposition de l’individu, et non plus la condition de la constitution même de cet individu et de son émancipation, conduit à un processus de désintellectualisation. Faut-il apprendre, alors que le savoir est maintenant externalisé et objectivé dans l’ordinateur ? En ce sens, Internet n’a pas de responsabilité particulière en tant qu’outil, sinon qu’il propose les moyens d’une matérialisation de l’extériorisation de ces savoirs, et se fait par conséquent le relais d’un profond changement anthropologique en faveur de l’autosuffisance de ce nouvel individu pour lequel le savoir n’est plus ce qui le construit : « A quoi bon se pénétrer de savoir, s’il n’est plus de l’ordre d’une intelligibilité à conquérir pour son propre compte, mais de l’ordre d’un fonctionnement extrinsèque, dont il suffit d’acquérir le maniement. ». Mais nous savons bien au bout du compte que cette théorisation est fallacieuse : internet n’a en aucune manière permis de réduire le fossé entre les « nantis culturels » et les autres… L’appropriation personnelle du savoir continue d’opérer de manière encore plus discriminante qu’auparavant ; l’utilisation d’internet requiert beaucoup de compétences pour rechercher, trier, traiter l’information. Et à leur tour l’acquisition de ces compétences, dites sans doute indûment « transversales », ne sont pas déconnectées du cheminement dans ces systèmes de significations qui constitue l’univers de la connaissance. La stérilité du « copié-collé » raté, trop souvent utilisé dans les devoirs d’élèves, et que connaissent très bien les enseignants, devrait suffire à elle-seule pour montrer l’inanité d’une telle idéologie. Ainsi, toutes les critiques qui peuvent être faites sur l’outil internet, et dont Philo Mag fait un inventaire, ne sont que le fruit d’analyses superficielles pointant effectivement des dérives possibles, mais qui ne permettent pas de faire la différence entre l’instrument extraordinaire que représente Internet, et les représentations et pratiques sociales qu’il peut véhiculer aujourd’hui, faute de mettre celles-ci en lien avec le changement anthropologique autrement plus profond qui les soutient. Je fais bien sûr ici allusion au « multistaking », à la difficulté de concentration et la dispersion de l’attention générées par certaines utilisations d’internet en lien avec la tentation fréquente de la « distraction » et du « zapping », au trop plein d’informations emmagasinées, à l’absence de stimulation de la mémoire …etc. Il suffit de rappeler ici ce que nous dit Philippe Meirieu, figure exemplaire de la pédagogie française : « Internet…est précieux car il permet de préciser, de mieux contextualiser, d’approfondir. Mais cette recherche est subordonnée à la capacité à disposer de modèles mentaux qui créent les cadres dans lesquels cette recherche s’inscrit. Or Internet ne fournit pas les cadres mentaux permettant de classer, de comprendre, d’organiser les informations qu’il fournit ». Ces modèles, c’est l’éducation qui peut les apporter. En fin de compte, on trouve sur Internet à la mesure de ce qu’on peut déjà connaître. Comme le disait très bien le sociologue de l’éducation qu’était Bourdieu, tout offre supplémentaire de biens culturels, si elle ne s’accompagne pas d’un travail sur la demande, augmente les inégalités. Il en va d’Internet comme du musée, d’un livre, ou d’un spectacle vivant. L’école est le lieu privilégié où ce travail sur la demande peut se faire. Pour conclure sur ce point, nous pourrions dire au sujet de cette révolution numérique ce que Platon disait dans « Le Phèdre » à propos de l’invention de l’écriture : elle est « pharmakon », c’est-à-dire à la fois poison et remède, bonne et mauvaise. Mais elle ne doit pas devenir « pharmakos », autrement dit bouc-émissaire de toutes les lamentations (cf. Bernard Stiegler, dossier Philo Mag, p 56). Pour certains, avec l’exportation de notre cerveau dans la boîte de l’ordinateur, Internet consacrerait le vide de la pensée, la difficulté de plus en plus grande d’exercer notre propre pensée. Pour d’autres, dont Michel Serres, ce « vide » serait en réalité une disponibilité plus grande qui permettrait à notre esprit d’être libéré de l’encombrement des tâches de mémorisation, et donc de pouvoir s’adonner à l’essentiel, à savoir le développement d’une pensée véritablement créatrice… Mais en tout état de cause, et contrairement à ce que dit Michel Serre, Internet ne bouleverse pas vraiment la donne en ce qui concerne les questions d’éducation et d’apprentissage…

 

Transmission et appropriation personnelle

Nous voudrions conclure par une mise en garde contre toute tentative manichéenne et binaire privilégiant l’inculcation des savoirs au dépens de tout souci en direction de l’intérêt et de l’activité de l’apprenant. Il ne peut s’agir non plus de méconnaître l’intérêt des travaux sur la psychologie de l’apprentissage qui montrent en particulier la nécessité des « appropriations internes ». En revanche, il serait de même très réducteur de les poser au fondement de l’acte d’apprendre. Apprendre, c’est d’abord être capable de sortir de soi pour s’initier à quelque chose qui me préexiste, et se trouve extérieur à moi. C’est l’entrée dans le monde symbolique de la culture. Les savoirs modernes se présentent à la fois comme des savoirs méthodiques exigeant la mobilisation de l’activité rationnelle du sujet, et comme des « touts » organisés obéissant à une progression raisonnée qui passe par des étapes données et des exercices d’entraînements déterminés. Nous retrouvons là en même temps la nécessité d’un ordre contraignant commun à tous nécessaire aux acquisitions, et celle de l’activité du sujet connaissant. Nous devons donc sortir de la guerre des tranchées jusque là menée entre les partisans du retour à la tradition et les défenseurs des pédagogies nouvelles, pour articuler les deux dimensions précédemment décrites. Ne pas revenir aux divisions du passé, et associer résolument transmission et activité. La proposition de construction des savoirs trouve sans doute sa principale difficulté pratique dans cette sorte de bricolage individuel et contingent qui entre en contradiction avec l’exigence d’un niveau général de connaissances eu égard à l’état de la culture et des savoirs ; l’extrême individualisation du processus d’apprentissage (modèle dominant actuellement, sous la houlette de l’OCDE…) conduit également à des situations très problématiques : comme le dit Marcel Gauchet (conférence sur la désinstitutionalisation de la famille), vouloir faire un menu à la carte ajusté aux réquisits du nouvel individu est mission impossible, compte-tenu du caractère collectif et impersonnel de toute connaissance. L’histoire du monde ne recommence pas avec chacun d’entre nous, « et si nous devions pour de bon refaire le trajet pour notre compte, nous serions morts avant d’avoir commencé à vivre. La précédence est une contrainte constitutive de l’expérience humaine. Elle est ce qui justifie l’éducation, en tant que raccourci vers le présent et rattrapage accéléré des acquis de l’aventure humaine.» En même temps cette précédence est aussi le problème de l’éducation, puisqu’elle doit aussi former un individu existant par lui-même, qui ne maîtrisera bien que ce qu’il a construit par ses propres moyens. Par conséquent, il ne s’agit ni de lui inculquer ces acquis (au sens traditionnel et impositif de ce terme), ni de  « lui épargner l’antériorité, avec ce qu’elle implique d’obligation à saisir ». C’est entre ces deux termes que l’art pédagogique est condamné à se mouvoir. ….. Permettre l’appropriation personnelle, du côté de l’élève, tout en lui rendant sensible et intelligible cette précédence des savoirs qui s’imposent à lui : la quête de ce difficile équilibre est ce qui pourra donner sa pleine signification à la fonction médiatrice de l’enseignant. » « Conditions de l’éducation, Stock, 2008, l’extériorisation des savoirs (deuxième partie) »

 

Daniel Mercier, le 02/10/2012