Qu’est-ce que l’idéologie ? 

Février 2012 - Café Philo MAM de Béziers

La présentation du sujet

Qu’est-ce que l’idéologie ?

Café philo à la MAM le 29 février

 

Nombreux sont les intellectuels aujourd’hui qui pronostiquent « la fin des idéologies »… Mais de quoi parle-t-on au juste ? La dénonciation fréquente des idéologies implique sans le dire explicitement que ceux qui les dénoncent seraient exempts de tels « dérèglements » … Mais d’où parlent-ils pour le prétendre ? C’est en fait toujours l’adversaire qui semble s’en rendre coupable … La notion d’idéologie est en réalité d’une complexité redoutable et souvent polysémique ; elle demande en tout cas à être explicitée … Qu’est-ce vraiment que l’idéologie, les idéologies ? Quelle fonction jouent-t-elles dans notre existence individuelle et sociale ? Sont-elles utiles ? Indispensables ? Doit-en s’en méfier ? En quel sens ?

 

L'écrit philosophique

Qu’est-ce que l’idéologie ?

Quelques éléments de réflexion (texte modifié pour le café philo de la MAM le 28/02/2012)

 

Question très « actuelle » à l’heure où de nombreux intellectuels ont développé la thèse de « la fin des idéologies » à partir des années soixante, prédiction qui aurait été confirmée avec la chute du Mur de Berlin, relayée par la théorie non moins fameuse de « la fin de l’histoire » de Fukuyama : l’implosion du camp communiste et la disparition des dictatures de la zone ibérique (Espagne, Portugal) et des pays d’Amérique latine inaugureraient le triomphe définitif de la démocratie libérale et du capitalisme… d’où, avec la fin de l’Histoire, la fin des idéologies, l’idéologie marxiste en tout premier lieu, bien entendu… Il est ici manifeste que ce discours de la fin des idéologies est lui-même idéologique, tout en se présentant comme exprimant une vérité indéniable à caractère scientifique. En même temps, ne désigne-t-il pas à sa façon une certaine réalité : le désenchantement du monde corrélatif de la « sortie de la religion », religion entendue non en tant que croyance mais comme pouvoir structurant l’ensemble des rapports sociaux,  s’accompagne de l’abandon des idéologies considérées par certains comme des « formes sécularisées du religieux » ? Mais peut-on assimiler sans plus de précaution l’idéologie aux grandes « religions séculières » du XXème siècle qui ont portées les totalitarismes que l’on a connus ? De ce point de vue Saül Kartz a sans doute raison de dire que le champ des idéologies déborde largement celui du politique, et qu’en vérité « il n’y a pas de lieu « a-idéologique » ; mon intimité est aussi le lieu d’idéologies… La vie privée est envahie d’idéologies ». A l’évidence, le recours à l’idéologie est toujours délicat, tant il est rare que ce terme soit explicité, arraché au stade d’une évidence supposée aller de soi. C’est pourquoi il paraît indiscutable ! « On en parle beaucoup, on explique trop peu ». Il n’est pas rare de dénoncer les excès des idéologies chez autrui, exclusivement chez autrui… Soi-même, en revanche, on serait quitte de pareils dérèglements : l’idéologie, c’est toujours l’idée de l’Autre ! Il n’y a pas mieux que les idéologues pour dénoncer l’idéologie chez leurs adversaires. Il est pour cela difficile de définir l’idéologie de façon non idéologique, sans se poser en maître de vérité dévoilant aux égarés les leurres dont ils sont dupes : ceci est la vérité, cela est l’idéologie !

Il apparaît donc indispensable de pouvoir différencier les différentes acceptions de ce terme … Qu’entend-on par « idéologies » ? Quelle fonction jouent-elles dans notre vie sociale ? Pouvons-nous vivre sans elles ? Sont-elles utiles et quels dangers représentent-elles ? Doit-on s’en prémunir ? Ces questions sont à la fois personnelles et politiques.

 

A la recherche d’une définition …

 

L’acception originelle du terme d’idéologie – celle de Destutt de Tracy (1796) et du mouvement des « idéologues » qu’il anima : désigne la science de la formation des idées qui doit soustraire ces dernières à l’obscurantisme et aux mythes de l’époque. C’est un sens péjoratif que Napoléon Bonaparte, critiqué par eux, donnera à l’idéologie : il forge le terme d’ « idéologues » pour désigner ceux qui défendent des idées abstraites et douteuses. Depuis, de multiples sens seront donnés à cette notion, mais on peut en distinguer deux principales, qui se concurrencent et se complètent ; une troisième serait en quelque sorte à mi-chemin entre les deux, et assurerait ainsi une continuité de sens.

 

Une conception d’inspiration marxiste :

 

Loin d’être neutre, l’idéologie est un système d’idées et de représentations du réel étroitement dépendant des conditions sociales et historiques d’existence, et par conséquent aussi des intérêts sociaux particuliers des classes sociales, et en tout premier lieu de la classe sociale qui exerce le pouvoir (notion d’idéologie dominante). En ce sens le concept d’idéologie est connotée de façon dépréciative : le propre de l’idéologie est de se présenter comme universelle et anhistorique, alors qu’elle ne fait qu’exprimer des intérêts particuliers. Les idées ne sont que le « reflet » des rapports sociaux de production, c'est-à-dire de la vie matérielle des hommes concrets. En tant que vision du monde justifiant un ordre social existant, désormais « paré de nature et d’éternité » (R. Barthes), l’idéologie est mensongère et mystificatrice. Nous retrouvons la même dénonciation chez tous les  « philosophes de l’ère du soupçon » (inaugurée par Marx) : le mot idéologie va désigner le mensonge à soi-même autour duquel s’élaborent les philosophies, les religions, et d’une manière générale tout système d’idées. Comme Marx, pour qui les idéologies sont des « opiums du peuple » étant réellement destinées, sous prétexte de dire le sens de la vie, à cacher une situation d’exploitation intolérable, Nietzsche dénonce le vers de terre (« le faible », dans le vocabulaire nietzschéen)qui érige l’humilité et la faiblesse en vertus pour échapper à l’insoutenable spectacle du pied qui l’écrase. La morale chrétienne étant de ce point de vue une gigantesque mystification idéologique. D’une façon générale, la définition de l’idéologie que donnent des philosophes comme Jaspers ou Mannheim est proche de cette conception de l’idéologie comme « fausse conscience » :

 

«Une idéologie est un complexe d’idées ou de représentations qui passe aux yeux du sujet pour une interprétation du monde ou de sa propre situation, qui lui représente la vérité absolue, mais sous la forme d’une illusion par quoi il se justifie, se dissimule, se dérobe d’une façon ou d’une autre, mais pour son avantage immédiat » Karl  Jaspers

« Par idéologies, nous entendons ces interprétations de la situation qui ne sont pas le produit d’expériences concrètes, mais une sorte de connaissance dénaturée (distorted) de ces expériences qui servent à masquer la situation réelle et agissent sur l’individu comme une contrainte. » Karl Manheim  (sociologue allemand d’origine hongroise, qui a écrit un livre qui a fait référence sur l’idéologie : « Utopie et idéologie » ; Ricoeur, à sa suite, écrira un livre avec le même titre)

Selon Ricoeur, qui s’inscrit ici dans le même courant de pensée,  trois dimensions essentielles caractériseraient l’idéologie : la distorsion de la réalité, la légitimation de l’ordre existant, et la préservation de l’unité (cette dernière caractéristique est importante car, par delà les différents sens de cette notion, elle semble être présente, nous y reviendrons).

Pour conclure sur cette conception, il semble évident qu’une telle critique n’est formulable que d’un point de vue extérieur à l’idéologie qui s’apparente à celui de la vérité : il s’agit chez Marx de la perspective scientifique du matérialisme historique qui permet de comprendre comment le destin de la classe ouvrière s’identifie dans l’Histoire aux fins universelles de l’humanité tout entière (puisque sa lutte permettra à l’humanité de se libérer définitivement). N’y a-t-il pas là en creux la forme à venir du dérèglement criminel et sectaire de l’idéologie stalinienne, d’autant plus pathologique et sans limites qu’il prétend parler au nom de la science et non de l’idéologie ?

 

Une autre conception, concurrente de la précédente, refuse cette détermination stricte de l’idéologie par les facteurs historiques et sociaux (ce que Marx appelle l’infrastructure de la société).

Les idéologies désignent alors de façon plus large tout système d’idées permettant de traiter les informations que nous recevons et de penser la réalité qui nous entoure. Raymond Aron (« Trois essais sur l’âge industriel ») définit l’idéologie de façon très neutre comme « système global d’interprétation du monde historico-politique », même s’il privilégie ici la globalité du « politique ». En ce sens, tout discours, même philosophique, ou, à la limite, scientifique, peut être qualifié d’idéologique. Cette conception n’est pas incompatible avec la précédente puisqu’elle peut fort bien reconnaître une dépendance de ces systèmes d’idées et  représentations aux conditions sociales, historiques, culturelles, dans lesquels ils sont nés. Mais la dépendance n’a pas ici le statut épistémologique de « reflet » ; elle n’est pas synonyme de « déterminations ». Par ailleurs, cette acception n’exclut pas toute idéologie, globale ou partielle, émanant de tel ou tel groupe (politique, religieux, professionnel, social, économique, artistique …etc.). C’est l’ensemble des idées, croyances, doctrines propres à une époque, une société, une classe, ou un quelconque autre groupe, et qui oriente l’action (cet aspect pragmatique de l’idéologie est également présent quelque soit l’acception donnée). Raymond Boudon, s’appuyant sur un autre sociologue Fernand Dumont, refuse de traiter d’illusions les produits de la pensée humaine : « ce sont des constructions, proteste-t-il, en aucun cas des illusions. Aujourd’hui, ce ne sont pas seulement les idéologies que l’on enterre au cimetière des illusions, mais la science, l’art et la morale ». L’anthropologue C. Geertz s’inscrit dans cette conception beaucoup plus large : l’idéologie est pour lui l’ensemble de croyances, de récits historiques, de valeurs qui fondent l’identité d’un groupe humain (encore cette question de l’unité et de l’identification ; ce sont des idées qui relient ceux qui les adoptent) et lui fournit une grille de perception et de compréhension du monde. S’opposant à l’idée qui assimile l’idéologie à une forme de méconnaissance, il insiste au contraire sur son rôle positif, « intégrateur ». Elle contribue à l’autodéfinition de la communauté, particulièrement dans les moments historiques où les repères antérieurs se délitent.

En conclusion de ce point et de ce » débat concernant le statut de l’idéologie, H. Lefévre et F. Chatelet (« Idéologie et vérité ») affirment que la constatation de l’origine sociologique d’une théorie n’implique aucun soupçon de validité limitée ou « perspectiviste » (par exemple, le fait que la notion d’énergie soit d’origine religieuse (selon Durkheim) n’enlève rien au caractère scientifique du concept d’énergie atomique). Pour être plus nuancé sur cette question, nous pouvons reconnaître qu’une idée dont la cause (de sa formation) est en tout ou en partie extérieure à elle-même (et non pas « cause de soi » en  tant qu’idée…), c'est-à-dire renvoie à des déterminations sociales, politiques, ou psychologiques, n’est pas pour autant nécessairement erronée, même si nous pouvons considérer qu’elle ne peut être dans le meilleur des cas qu’une vérité relative. Comme pourrait sans doute le dire Spinoza, une idée inadéquate au sens d’une connaissance partielle davantage sensible aux effets des choses qu’à leurs causes, est certes confuse mais n’est pas « fausse »…

 

Beaucoup de représentations de l’idéologie varient entre ces deux pôles : tout en reconnaissant que tout système de pensée ne peut être considéré comme pure et simple entreprise de mystification, la question de la méconnaissance des conditions de production de cette pensée est cependant relevée. Des notions comme « méconnaissance » ou « fausse conscience » appliquées à ces conditions apparaissent comme l’essentiel du phénomène idéologique (il s’agit de souligner une ignorance de la véritable origine…). La définition du vocabulaire Lalande se situe dans cette orientation : « Pensée théorique qui croit se développer abstraitement sur ses propres données, mais qui est en réalité l’expression des faits sociaux, particulièrement de faits économiques, dont celui qui l’a construit n’a pas conscience, ou du moins dont il ne se rend pas compte qu’elle détermine sa pensée. ».

Par ailleurs, une telle conception peut mettre l’accent sur le rôle de légitimation de l’idéologie, mais en  le considérant comme la tendance finalement légitime de toute position acquise ou espérée. Concernant par exemple les formes de domination, elles cherchent « naturellement » à éveiller et à entretenir une croyance en leur légitimité… Toute organisation sociale (école, ONG, parti, société de pensée…etc.) a besoin d’une idéologie pour être soutenue et reconnue : par exemple, une association humanitaire doit faire référence à l’idéologie des « french doctors », des droits de l’homme, de l’urgence humanitaire dans un monde sans frontière…etc.). La relativité de l’idéologie en tant qu’elle est associée à une perspective particulière (représentation partielle et partiale) est en quelque sorte la relativité d’Einstein appliquée à la pensée, et particulièrement à la pensée politique. L’idéologisation serait « un processus général auquel toutes les formes de pensée engagée payent tribut » (Joseph Gabel, « Les idéologies », 74).  Le propre de ce processus est de penser qu’il n’a affaire qu’à des matériaux intellectuels qui viennent de la pensée, et donc de ne pas se préoccuper d’autres origines extérieures et même indépendantes de cette dernière.

 

En forme de conclusion provisoire de ces différents sens attribués à la notion d’idéologie, la définition d’Althusser nous paraît aller dans le sens d’une synthèse :

 

Althusser (« Pour Marx ») : « Une idéologie est un système (possédant sa logique et sa rigueur propres) de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une existence et d’un rôle historiques au sein d’une société donnée… L’idéologie, se distingue de la science en ce que la fonction pratico-sociale l’emporte en elle sur la fonction théorique (ou fonction de connaissance) »

Plusieurs points sont intéressants dans cette définition : 1) l’idéologie n’apparaît pas comme nécessairement mystificatrice ou mensongère (ce n’est pas le propos) ; 2) Elle puise son sens dans son « rôle » social et historique ; elle ne peut se comprendre que relativement à ce rôle ; 3) l’importance pratique de l’idéologie (pour l’action) est confirmée par le point suivant : en elle, prédomine non pas l’exigence théorique (la fonction de connaissance) mais sa « fonction pratico-sociale ».

 

La critique de l’idéologie 

 

Ce qui précède nous incline à penser que nous ne pouvons pas nous passer de systèmes ou de théories pour penser le monde et agir sur lui. Sans eux, nous serions confrontés au chaos du monde et au chaos de la pensée. Mais en même temps, ces systèmes contiennent en eux un risque potentiel et souvent réel d’aveuglement. Hannah Arendt s’attache à comprendre le système totalitaire et, selon elle, l’idéologie lui est complètement consubstantielle. Cette filiation directe de l’idéologie au système totalitaire représente surtout une possibilité toujours menaçante du processus de « pathologisation » de l’idéologie en tant que telle. L’idéologie présente plusieurs caractéristiques indissociables. D’une part, elle forme un système d’interprétation définitive du monde, elle affiche une prétention omnisciente et « omni-explicative » de celui-ci, qu’il s’agisse des événements passés ou futurs. D’autre part, elle affirme son caractère irrécusable, infalsifiable. Elle n’est jamais prise en défaut et s’émancipe de la réalité. Une autre caractéristique de l’idéologie est son «logicisme », son aptitude à se doter d’une cohérence interne, à intégrer en permanence la contradiction dans un processus logique. L’idéologie de ce point de vue, écrit Arendt, est exactement ce qu’elle prétend être : la logique d’une idée.

 

Edgar Morin, dans « Pour sortir du XXème siècle », est peut-être celui qui a analysé le plus finement les mécanismes de la pensée idéologique : il utilise tantôt le terme pour désigner un système d’idées en général, tantôt ces rejetons plus ou moins monstrueux, montrant bien par là que la dérive n’est jamais loin, et qu’il est nécessaire d’être extrêmement vigilant. Car toute idéologie « déforme en prenant forme ». Tout discours contient le risque d’une dérive idéologique. Les systèmes d’idées ou idéologies permettent de voir le monde, de lui donner forme, sens, de nous y repérer : ils sont donc indispensables car si nous n’avons aucune structure mentale et idéologique pour assimiler l’information en provenance du monde extérieur, celle-ci ne sera que du « bruit » pour nous. Mais le risque est toujours là : ne vais-je pas n’accueillir que les informations qui confirment mon point de vue, et rejeter celles qui le contrarient ? Ne vais-je pas m’arranger pour voir ce que je veux voir, et ignorer ce que je ne veux pas voir (comme les Allemands qui ignorent les camps de concentrations, ou les communistes qui ignorent l’existence du Goulag) ? « Une conviction bien assurée détruit l’information qui la dément » dit E. Morin. L’idéologie a la capacité de « s’immuniser » pour se protéger des évènements qui risque de la faire exploser. Une de ses caractéristiques importantes sera donc de se clore sur elle-même et de se fermer de plus en plus aux enseignements du réel. Or l’irruption du réel dans la théorie est sans cesse indispensable pour empêcher l’idéalité de se prendre pour la réalité. Mais il provoque inévitablement des dérèglements et mises en question, et rappelle que la prétention à rationaliser et « enfermer » totalement le réel est proprement délirante… D’où la tentation fréquente, si nous n’exerçons pas en permanence une éthique intellectuelle sans faille, que l’idéologie devienne totalement insensible à l’expérience, aux faits, au réel. C’est alors le signe, souligne E. Morin, que la théorie se dégrade en doctrine, puis «  se congèle » en véritable dogme. Qui, s’il est un minimum lucide, peut prétendre ne jamais tomber dans le piège ? Une vision du monde, qui traduit donc le monde en idées, court toujours le risque de s’interposer entre le monde et nous, et nous entraîner dans une confusion entre le réel et nos idées. Si le réel apporte une contradiction ou une interrogation, alors le réel a tort… En ce sens, les idées nous possèdent au moins autant que nous ne les possédons.

Pour clore cette critique, quelques mécanismes idéologiques (au sens pathologique du terme) parmi les plus fréquents, qui complètent ceux identifiés par Hannah Arendt :

 

- Système de simplification du monde faisant rentrer sa diversité dans des catégories prédéfinies, et dont les questions sont toujours précédées par les réponses. Morin parle aussi de « simplification mutilante ».

- Justification en droit et/ou en morale d’un projet, d’une volonté de puissance, d’un pouvoir. En ce sens, l’idéologie est un moyen en vue d’une fin : comment justifier ce qu’il faut faire, ce qu’il faut supprimer…

- Désignation de causes uniques en fonction de critères souvent irrationnels : les Juifs, le profit capitaliste, l’islamisme… souvent associée à une vision policière de l’histoire (Manès Sperber) dans laquelle la théorie du complot est centrale. Ce mécanisme rappelle « la causalité magique » décrite par Lucien Levy-Bruhl, qui renvoie à des forces occultes (« La Mentalité Primitive »). Cette tendance rejoint celle d’un manichéisme important par rapport à l’adversaire, qui est souvent diabolisé.

- L’idéologie est « réifiante », au sens où elle « réifie », c'est-à-dire présente comme universel, anhistorique et transcendant ce qui n’est que le résultat d’un état de choses situé dans un temps et un lieu particulier.

- L’idéologie, au-delà du logos, joue essentiellement sur les cordes du « pathos » et de « l’ethos » : il s’agit de provoquer des sentiments d’admiration, de répulsion, d’indignation, d’enthousiasme…etc. mais aussi mettre en perspective le discours avec les valeurs fondamentales qu’il est censé incarner : liberté, justice etc. Nous pouvons ajouter qu’elle se prête en cela parfaitement au traitement médiatique : sensationnalisme, surexcitation permanente, prédominance de l’émotion sur l’analyse, hystérie de la lisibilité (tout doit être immédiatement lisible), grégarisme, idéologie de l’instantané, propension à s’ériger en défenseur de causes morales…etc.

 

Naissance de LA politique et besoins d’idéologies

Marcel Gauchet nous propose un éclairage de l’idéologie à partir d’une analyse social-historique et anthropologique de l’avènement de la démocratie, faisant de l’idéologie un phénomène inséparable de l’avènement de LA politique (à distinguer du politique). Nous pouvons ici, non pas développer cette analyse dans sa subtilité et sa complexité, mais en dégager les grands traits, au risque de la caricaturer ; dans la société traditionnelle, jusqu’à celle de l’Ancien régime, c’est la Religion et la transcendance de son autorité (principe d’hétéronomie) qui relient ensemble les membres de la société et réalise ainsi l’unité sociale de la Nation. Sous la prégnance de la structuration religieuse, s’impose le primat ordonnateur du politique qui, en tant que médiateur du divin, donne aux hommes la forme de leur vie collective : pas encore de « société » au sens strict du terme, mais « corps politique».  La révolution symbolise ce moment où la société va devenir véritablement « historique », c'est-à-dire qui va affirmer le primat de la société sur le pouvoir : elle s’en dissocie en tant que foyer de la dynamique collective : « la société met en mouvement par en bas, ce n’est plus le pouvoir qui met en ordre par en haut ». C’est la raison pour laquelle le pouvoir va désormais émaner « du bas » : le corps politique doit trouver toutes ses raisons à l’intérieur de lui-même, il relève du voulu et non plus du donné ; il procède de l’artifice ; il n’est initialement composé que d’individualités libres et égales. Plus rien ne peut rattacher l’édifice des autorités à l’invisible : il n’y a à l’origine que des individus. C’est ce que Gauchet appelle la nouvelle structuration ou orientation historique de nos sociétés, celle qui consiste à devoir inventer collectivement son avenir, et donc à instituer le changement au cœur de la vie des sociétés. Cette nouvelle orientation a notamment deux conséquences : d’une part, la société historique va rompre cette unité par la Religion au profit d’une expansion sans limite des différences et de la déliaison des individus, qui est fondamentalement le tribut payé à la démocratie : le pluralisme des opinions et leurs contradictions, l’antagonisme des groupes sociaux, sont ses conséquences « naturelles ». Et d’autre part, l’ancienne unité du corps politique laisse place à une priorité et une dissociation de la société par rapport à l’Etat : le pouvoir, au lieu de précéder et de dominer, n’est plus concevable que comme représentation de la société qui existe avant lui et en dehors de lui. C’est ce que Marcel Gauchet appelle « le renversement libéral », à distinguer absolument de l’idéologie libérale, nous allons y venir…) : « Le fait libéral est le fait organisateur des sociétés mues par la perspective de leur auto-constitution dans le temps. ». Ce fait social-historique ou anthropologique  a notamment comme effet la naissance de LA politique et des idéologies : naissance de LA politique, car celle-ci est inséparable, pour Marcel Gauchet, du pouvoir par représentation. Celui-ci, en tant qu’effet de la société destiné à s’occuper de ses besoins, doit en effet impulser une activité nouvelle et se doter de nouveaux instruments, en particulier de partis, de candidats, d’offres politiques, d’organes d’informations…etc. Mais cette nouveauté amène aussi avec elle les idéologies, en tant que discours de justification et de persuasion adapté à la compétition électorale : la question centrale étant de savoir dans quel sens gouverner en fonction des besoins de la collectivité. Les acteurs ont besoin de mieux comprendre le mouvement dans lequel ils sont pris, et auquel ils participent, et d’une vision de ce que le devenir réclame comme changement. L’idéologie répond ainsi à la question de l’unité de la société, qui était jusqu’alors l’affaire du religieux. Elle désigne ce discours qui succède à la religion à partir de la fin du XVIII en substituant une justification immanente à la justification transcendante de l’organisation collective. Elle articule  trois composantes, dont le poids respectif varie selon les circonstances :

Une explication rationnelle et immanente (c’est-à-dire non transcendante) de l’histoire. En cela, elle communique avec la science.

Un discours d’action politique, à partir des nécessités et des possibilités du présent

Un discours sur l’avenir : en ce sens, l’idéologie communique avec la croyance, l’avenir étant invisible, comme l’au-delà.

Croyance, action, explication, sont les trois facettes de l’idéologie. La conséquence épistémologique d’une telle analyse : nous sommes tous dans l’idéologie, en tant qu’acteurs de la société historique. Elle a deux intérêts non négligeables : sortir du cercle vicieux de la critique idéologique de l’idéologie, et d’un discours trop normatif sur ce concept. Et surtout, définir rigoureusement son objet : conception certes restrictive, mais qui a le mérite de savoir précisément de quoi l’on parle : l’idéologie comme émanation de la modernité démocratique, inséparable de l’avènement de LA politique. A titre indicatif, nous nous contenterons d’évoquer que pour Gauchet, il y a trois idéologies qui vont occuper le terrain politique : toutes trois proposant des réponses différentes à partir de la prise en compte du fait libéral tel qu’il a été décrit : le conservatisme, le libéralisme, et le socialisme. Le premier partisan d’un retour à l’autorité de l’ancien ordre collectif sous le primat du politique. Le second exigeant la maximisation des marges de manœuvre de l’acteur individuel. Le troisième exigeant un changement de l’organisation collective suivant la justice ; la question de savoir quel doit être cet avenir et comment on y va divisant les réformistes et les révolutionnaires. Pour Marcel Gauchet, l’histoire de la modernité doit se comprendre comme des recherches de compromis et d’équilibres dans ces différentes directions. Une des questions fondamentales de la période actuelle sera de comprendre pourquoi, et à partir de quelles données anthropologiques, alors que le libéralisme, après avoir connu son âge d’or dans la deuxième moitié du XIX siècle et connu une crise très profonde au XX siècle, est aujourd’hui dominant (jusqu’à quand ?) sous le nouvel habit du « néo-libéralisme ». C’est tout l’enjeu des travaux actuels de Marcel Gauchet, en particulier de son IVème tome de « L’avènement de la démocratie » qui scrute cette dernière période commençant à partir des années 70…  

 

Ce qui peut tenir lieu de débat…

 

Construction ou mystification ?

Que privilégions-nous : doit-on considérer l’idéologie comme un outil de mystification à destination des dominés entre les mains de ceux qui sont « en haut » en position de dominants – ce qui implique d’ailleurs l’idée d’une idéologie dominante unique -, ou bien comme une « construction », certes partiale et partielle parce qu’historiquement et socialement située, mais qui n’est pas nécessairement illusoire et fausse ? Quelle est la part d’autonomie relative des idéologies par rapport à leurs origines ? Nous avons proposé quelques éléments de réflexion de nature à avancer sur cette question...

 

Qui produirait de la « non-idéologie » ?

S’il est vrai qu’on ne peut pas ne pas avoir d’idéologies comme on ne peut pas ne pas communiquer, nous voyons bien que même la déclaration de la fin des idéologies ne peut qu’être une idéologie ! Pourquoi certains penseurs échapperaient-ils à la malédiction du faux pour se mettre à produire des idées « vraies » ? Qu’est-ce qui pourrait légitimer une critique « vraie » des idéologies ? Qui produirait de la « non idéologie » ? Une classe dont les intérêts seraient universels et feraient par conséquent de sa pensée une pensée universellement vraie (thèse marxiste) ? Des intellectuels à qui leur position permet de se distancier suffisamment, comme le pensait Karl Mannheim ? Ou bien les seuls penseurs qui se réclament d’une approche scientifique, dont Althusser prétend être le prototype, ceux qui précisément ne produiraient pas une représentation imaginaire d’une situation réelle ? L’analyse de l’idéologie proposée par E. Morin et son recours à l’éthique dans le sixième volume de son imposante « Méthode », intitulé « Ethique », peut sans doute amorcer quelques éléments de réponse : d’une part, si idéologie signifie système d’idées, il est illusoire de penser s’en soustraire, et de toute façon non souhaitable. D’autre part, si nous quittons cette illusion d’une conscience extra-lucide, nous pouvons néanmoins développer une éthique du « bien penser » fondée sur des valeurs de lucidité et d’honnêteté intellectuelle. Car après tout, l’idée du « tout idéologie » ne doit pas nous empêcher de distinguer « La critique de la Raison Pure » de Kant d’une idéologie totalitaire, l’une comme l’autre noyées dans l’océan des formations culturelles… Philosopher, c’est avant tout interroger en permanence ce qui se donne à voir comme allant de soi, présupposés et impensés qui relèvent de façon de penser et d’agir dont le soubassement est de nature idéologique … Il y a à tout le moins un effort vers une pensée dont la vocation –certes idéale car jamais achevée et réalisée – serait de pouvoir s’émanciper du particulier pour rejoindre l’universel, ou, si l’on s’inspire de Nietzsche, expliciter et défendre son parti-pris au nom de valeurs, rendre explicite et justifiable son idéologie sous-jacente ; Cet effort de rationalité permet de s’approcher de la lucidité, d’être moins le jouet inconscient de l’illusion. C’est-à-dire savoir ce que l’on fait et ce que l’on pense vraiment, et pourquoi il en est ainsi (même si ce savoir reste relatif)… Nous ne pouvons traiter sur le même plan une pratique et/ou un discours non ou peu réfléchi qui s’inscrivent nécessairement dans une idéologie donnée (dominante ou non), et l’exercice d’une pensée exigeante et décidée à se déployer rationnellement.

 

Prépondérance de la dimension « pragmatique » de l’idéologie ?

La partie « épistémique » de l’idéologie (tentative d’explication du réel) ne doit pas faire oublier la partie « pragmatique » dirigée vers l’action : défendre une position, faire supprimer un état des choses, obtenir une autre chose ; mai aussi forger l’identité d’un groupe, rassurer, mobiliser… Althusser distingue justement cette fonction « pratico-sociale » de la fonction de connaissance. Celle-ci inclut aussi la dimension de la croyance, la capacité d’une idéologie à rassembler autour d’un avenir espéré mobilisateur. N’y a-t-il pas là source de tensions et de contradictions entre ces deux fonctions ?

 

La place des affects dans l’idéologie

Nous avons pu constater que ceux-ci étaient omniprésents, sous la forme de convictions, de croyances, d’appartenance, de grégarité aussi, qui s’expriment très fortement dans le registre émotionnel. En même temps, est-il raisonnable de penser qu’il est possible – et même souhaitable – de revendiquer une construction intellectuelle qui n’emprunterait rien aux affects et à des déterminations indépendantes de la « pure raison » ? Ne doit-on pas conduire raisonnablement nos passions, plutôt que de plaider pour une éradication ? Autrement dit, là encore, quelle éthique du « bien penser » ? Pouvons-nous apprendre à mieux connaître les passions qui nous animent et « composer » avec elles sans nous laisser « possédés » par elles… Il ne sert à rien, pour comprendre les actions des hommes, de s’enfermer dans un modèle exclusivement réglé par les préceptes de la raison et reposant sur l’idée que les hommes sont tels que nous le souhaiterions mais non tels qu’ils sont. La vie politique et sociale est en réalité aussi dépendante d’une dynamique des affects et de leurs agencements, comme l’avait déjà très bien montré Spinoza, suivi en cela aujourd’hui par les sciences sociales qui en font un objet privilégié d’étude

 

 

En conclusion, quatre conceptions de l’idéologie différentes peuvent émerger :

 

1) L’idéologie comme discours inséparable de l’avènement de la Politique (elle-même solidaire du pouvoir par représentation), en tant qu’explication  du présent et orientation pour l’avenir (conservatisme, libéralisme, socialisme).

 

2) L’idéologie comme système de pensée, et plus encore ensemble de pratiques sociales, de comportements qui sont autant de façons d’ordonner le monde et d’être dans ce monde, relatifs à une société, un groupe professionnel, une communauté quelconque, dont la dimension est à la fois individuelle et collective (en ce sens, toute représentation sociale, tout acte dans le monde… cf. Saül Kartz). C’est la conception la plus large, mais aussi la plus vague, quelque peu « fourre-tout », donc peu utile pour la pensée.

 

3) L’idéologie au sens marxiste (cf. plus haut) ; Appartient à l’ensemble précédent, mais spécifie un rapport de domination et/ou de mensonge. Par ailleurs la dépendance entre les conditions matérielles d’existence et la formation des idées est un strict rapport de causalité, en tant que les idées ont le statut de « reflet »

 

4) L’idéologie dans son sens négatif, comme perversion de la pensée, telle qu’elle est par exemple décrite par Edgar Morin ou Hannah Arendt dans son analyse du totalitarisme (dernier chapitre : « Terreur et idéologie »).

 

Les frontières ne sont pas étanches. L’idéologie 4 constitue un risque permanent pour la recherche d’explication rationnelle (appartenant à 1, 2 ou 3) : les vérités factuelles, les évènements non prévus qui n’entrent pas dans les cadres d’une telle pensée viennent toujours résister aux anticipations et projections de cette dernière (cf. H. Arendt). En même temps, la pensée est la seule manière de donner du sens et des repères pour l’action. Ne pas penser, comme le dit encore H. Arendt, conduit  des fonctionnaires zélés comme Eichmann et de nombreux autres, à commettre les pires crimes…

 

Daniel Mercier, le 28/03/2011

 

QU’EST-CE QUE  L’IDEOLOGIE ? CITATIONS

 

 «Une idéologie est un complexe d’idées ou de représentations qui passe aux yeux du sujet pour une interprétation du monde ou de sa propre situation, qui lui représente la vérité absolue, mais sous la forme d’une illusion par quoi il se justifie, se dissimule, se dérobe d’une façon ou d’une autre, mais pour son avantage immédiat » Karl  Jaspers

 

 

« Par idéologies, nous entendons ces interprétations de la situation qui ne sont pas le produit d’expériences concrètes, mais une sorte de connaissance dénaturée (distorted) de ces expériences qui servent à masquer la situation réelle et agissent sur l’individu comme une contrainte. » Karl Manheim

 

L’idéologie est  « le système global d’interprétation du monde historico-politique » Raymond Aron

 

« Les idéologies sont des constructions, en aucun cas des illusions. Aujourd’hui, ce ne sont pas seulement les idéologies que l’on enterre au cimetière des illusions, mais la science, l’art et la morale ». Raymond Boudon

 

« Pensée théorique qui croit se développer abstraitement sur ses propres données, mais qui est en réalité l’expression des faits sociaux, particulièrement de faits économiques, dont celui qui l’a construit n’a pas conscience, ou du moins dont il ne se rend pas compte qu’elle détermine sa pensée. ». Dictionnaire de vocabulaire philosophique Lalande

 

L’idéologisation est « un processus général auquel toutes les formes de pensée engagée payent tribut » Joseph Gabel

 

Althusser (« Pour Marx ») : « Une idéologie est un système (possédant sa logique et sa rigueur propres) de représentations (images, mythes, idées ou concepts selon les cas) doué d’une existence et d’un rôle historiques au sein d’une société donnée… L’idéologie, se distingue de la science en ce que la fonction pratico-sociale l’emporte en elle sur la fonction théorique (ou fonction de connaissance) »

 

L’idéologie (les idéologies) naît avec LA politique, inséparable du pouvoir par représentation. Croyance, action, explication, sont ses trois composantes, qui seront diversement mises en avant suivant les circonstances (à partir de la réflexion de Marcel Gauchet)

 

Daniel Mercier, le 27/02/2012