Qu’est-ce qu’un concept ? Est-il nécessaire à la connaissance ?  - Janvier 2011

La présentation du sujet

« Qu’est-ce qu’un concept ? Est-il nécessaire à la connaissance ? »

 

Plus que tout autre, ce terme a besoin d’être défini, mieux, doit donner lieu lui-même à une « conceptualisation », puisque le concept est souvent présenté comme instrument privilégié de la connaissance, et qu’il doit donc relever, à ce titre, d’une définition précise et rigoureuse. Quelle est donc le concept du concept ?

Mais peut-on réellement s’entendre à ce sujet ? Ainsi que sur un certain rapport du concept à la connaissance et au vrai ? Il nous semble qu’il y a au moins trois « conceptions » du concept, si l’on écarte de fait l’utilisation abusive de la culture de l’entreprise pour laquelle le concept désigne vaguement un nouveau produit, quelque soit le domaine d’application, production, commercialisation, communication …etc. La première se situe dans une logique de la VISION abstraite de l’objet (matériel ou mental) la plus juste possible ; une seconde fait du concept l’outil privilégié d’une CONSTRUCTION de la connaissance objective, scientifique en particulier. Pour la troisième orientation, le concept serait l’objet d’une véritable CREATION, qui serait en quelque sorte la signature d’une pensée philosophique, à l’exception d’autres approches (comme la science et l’art). Ici, la création de concepts aurait une valeur en elle-même, et s’évaluerait moins en termes de conformité à l’objet – car cette question n’aurait pas vraiment de réponse -, qu’à travers des qualificatifs comme « Intéressant, Remarquable ou Important ». Cette acception originale du concept est celle exposée dans « Qu’est-ce que la philosophie ?» de Gilles Deleuze (1991). Ainsi, est-ce que le statut ou le sens que l’on donne au concept ne dépendrait-il pas en particulier de la manière dont on envisage les rapports de la pensée et de l’être, problème le plus « intime » de la philosophie ? Pour l’ouverture de cette nouvelle saison 2011, venez nombreux débattre sur cette redoutable notion de concept, qui est peut-être finalement au « vif du sujet » de notre réflexion philosophique…

Daniel Mercier, le 10 janvier 2011

L'écrit philosophique

« Qu’est-ce qu’un concept ? Est-il nécessaire à la connaissance ? »

 

Quelques lectures….

 

Qu’est-ce qu’un concept ? Georges Adamczewski-EISTI- htpp://biblioconcept.com/textes/concept.htm

 

« De l’esprit géométrique » ; Pascal

 

« La passion de la pensée » (Pierre Montebello, professeur de philo à l’Université de Toulouse-le-Mirail) : sur la philosophie de G. Deleuze ;  en grande partie sur Internet

 

Qu’est-ce que la philosophie ? G. Deleuze

 

Article sur Nietzsche dans l’Encyclopédie Universalis (vol 11, p 804 et 805)

 

Article sur le jugement dans l’E.U (vol 9, p 556)

 

« La critique de la raison pure » (Kant) … ou le livre de Luc Ferry : « Kant »

 

 

Derrière un usage passe-partout et un consensus apparent sur le terme de concept, celui-ci manque beaucoup de clarté d’une part, et d’autre part recouvre des usages différents. Son extension à quasiment tous les domaines, la philosophie, la science, l’art, mais aussi l’informatique, et maintenant le marketing et la publicité, a de quoi nous rendre vigilants : « D’épreuve en épreuve, la philosophie affronterait des rivaux de plus en plus insolents, de plus en plus calamiteux, que Platon lui-même n’aurait pas imaginé dans ses moments les plus comiques. Enfin, le fond de la honte fut atteint quand l’informatique, la publicité, le marketing, le design s’emparèrent du mot concept lui-même, et dirent c’est notre affaire, c’est nous les créatifs, nous sommes les concepteurs. C’est nous les amis du concept, nous le mettons dans nos ordinateurs. ». Gilles Deleuze, introduction de « Qu’est-ce que la philosophie ? ». Il est sans doute en apparence paradoxal que le concept, habituellement invoqué au nom de la nécessité de rigueur et de précision dans la pensée, soit ainsi soumis à une telle polysémie de sens… En réalité, ce mot n’échapperait pas davantage que d’autres mots au régime de la double appartenance : celle du langage ordinaire qui se prête naturellement plus que tout autre à de tels usages polysémiques, et celle de langages qui s’efforcent au contraire d’atteindre une certaine univocité, comme le langage scientifique ou le langage philosophique. Mais peut-on réellement s’entendre sur une telle définition ? Ainsi que sur un certain rapport à la connaissance et au vrai ? Il nous semble à ce sujet qu’il y a au moins trois « conceptions » du concept (si l’on écarte de fait l’utilisation abusive de la culture de l’entreprise pour laquelle le concept désigne vaguement un nouveau produit quelque soit le domaine d’application, production, commercialisation, communication …etc.) ; les deux premières s’inscrivent dans la tradition classique du rationalisme qui fait du concept l’instrument au service d’une démarche discursive de connaissance dépendante d’une logique de la REPRESENTATION : la première se situe dans une logique de la VISION abstraite de l’objet (matériel ou mental) la plus juste possible ; Une seconde, qui serait celle de Kant, fait du concept l’outil privilégié d’une CONSTRUCTION de la connaissance objective, scientifique en particulier. Quant à la troisième orientation, elle fait du concept l’objet d’une véritable CREATION, qui serait en quelque sorte la signature d’une pensée philosophique, à l’exception d’autres approches (comme la science et l’art). Ici, la création de concepts aurait une valeur en elle-même, et s’évaluerait moins en termes de conformité à l’objet – car cette question n’aurait pas vraiment de réponse -, qu’à travers des qualificatifs comme « Intéressant, Remarquable ou Important » (Deleuze). Il s’agirait, avec la création de concepts, de remettre la vie et la pensée en mouvement, relancer des possibilités de vie en détruisant les illusions qui nous asservissent, et en particulier les faux problèmes et mauvaises alternatives. Dans une telle perspective, il faut rompre le nœud qui lie classiquement l’être à la représentation. Cette acception originale du concept est celle exposée dans « Qu’est-ce que la philosophie ?» de Gilles Deleuze (1991), mais qui revendique un héritage du côté de philosophes comme Nietzsche, mais aussi Spinoza ou Leibnitz.

 

L’hypothèse sous-jacente au développement qui suit serait la suivante : le statut ou le sens que l’on donne au concept est variable selon les philosophies et dépend en particulier de la manière dont on envisage les rapports de la pensée et de l’être, qui est en quelque sorte le problème le plus « intime » de la philosophie.

 

A- Concept et définitions

 

En s’appuyant sur le Dictionnaire de l’Académie Française (1992) :

Le concept apparaît au XVe siècle au sens de « dessein », « projet », emprunté du latin « conceptus » (action de contenir de recevoir »), qui en latin chrétien se traduirait par « conception de l’esprit, pensée ». Mais aussi « idée abstraite et générale ». En quoi consiste en effet cette conception de l’esprit ?

 

« 1-Logique. Construction de l’esprit explicitant un ensemble stable de caractères communs désigné par un signe verbal. Le concept regroupe les objets qu’il définit en une même catégorie appelée « classe ». Le concept d’homme, d’arbre, de maison. On définit un concept en compréhension et en extension…. »  Par affaiblissement, le concept désigne la notion abstraite que l’on a ou que l’on se fait personnellement d’une chose, d’une qualité, d’un projet. Ex : son concept de l’honneur diffère du mien.

 

 1- Première définition…

 

Par l’intermédiaire d’un mot, d’une expression, l’esprit circonscrit un ensemble de caractères communs, de propriétés communes. Le concept signe ainsi une classe d’objets, un regroupement, une catégorie, et leur assigne un certain nombre de caractéristiques stables, invariantes. Il se définit d’une part par ses propriétés -définition en compréhension-, et d’autre part par la série d’objets auxquelles cette définition s’applique -définition en extension-. Un concept est une notion rigoureusement définie. La rigueur renvoie à la précision et à la stabilité d’une définition. Une notion est aussi une idée, une tentative de regroupement flottante et fluctuante, correspondant davantage à un usage ordinaire du langage. En mathématique, en science, comme en philosophie, le concept devant servir de fondement ou d’idée explicative (cf. Dictionnaire de L’Académie à la rubrique « Epistémologie »), il doit être minutieusement établi et ne pas varier avec le temps ou l’humeur du moment… Nous pourrions ajouter que toute communication ou discussion sur un problème particulier présuppose, si nous voulons pouvoir nous entendre et nous comprendre, un accord sur le sens des mots utilisés… D’où l’intérêt ici de définir ce que l’on entend par concept (le concept de concept) dans le sens « classique » de cette expression.

 

2- Deux types de définition

 

Si la notion de définition telle qu’elle vient d’être mentionnée est indispensable à la caractérisation du concept, elle ne suffit pas : il y a en effet deux types de définitions : la définition par référence à la chose que le signe dénote (définition référentielle) « et la définition par le moyen de signes appartenant à un système construit, à une langue artificielle ou métalangue (définition sémantique ou définition logique) » (Dictionnaire de linguistique et des sciences du langage). Ces deux définitions, définition de la chose et définition du terme, ne doivent pas être confondues. La première relève de la désignation d’un objet, la seconde d’une identification d’un signe dans son rapport avec d’autres signes. Pourtant, toute définition de mots ne passe-t-elle pas par d’autres mots, comme c’est par exemple le cas avec le dictionnaire ? Il s’agit là de mettre le signe en rapport avec d’autres signes, au même niveau sémiotique (utilisation dans le dictionnaire de synonymie périphrastique). Lorsque l’objet du discours est une chose matérielle, la définition de l’objet ne se distingue pas réellement de celle du terme… Il en va différemment lorsque cet objet est un être immatériel, ce que l’on peut appeler encore une notion.  Dans ce cas, il est souvent nécessaire de mettre en rapport ce signe avec ceux d’un « métalangage construit, ce qui peut être le cas en sciences, parfois en philosophie ou dans n’importe quelle théorie soucieuse de sa terminologie » (Alain Rey ; Polysémie du terme de définition. ». La définition. Centre d’études du lexique. Paris, Larousse, 1990, p 14). Si les mots du dictionnaire sont polysémiques  (ceux du langage commun), la définition conceptuelle, dans la mesure où elle se réfère à d’autres concepts (dans le cadre du méta-langage mentionné), ne devrait-elle pas être univoque ? En anticipant sur la suite, bornons-nous à noter ici qu’un concept « créé » par un philosophe ne peut que s’identifier (se définir) par rapport aux autres concepts de ce même système philosophique, celui-ci fonctionnant alors comme un langage propre à la philosophie concernée. Autrement dit l’univocité de la définition ne pourra valoir qu’à l’intérieur de ce système. Laissons provisoirement de côté ce qui ne peut qu’apparaître comme une limitation importante à la prétention d’universalisation du concept, du moins en philosophie, et admettons que la science parvienne à tomber d’accord sur un sens commun des termes utilisés, du moins sur une période donnée.

 

3- La « méthode scientifique idéale »

 

La méthode scientifique idéale, conforme à l’esprit de géométrie cher à Pascal, consistera en deux choses principales : « l’une, de n’employer aucun terme dont on eût auparavant expliqué nettement le sens ; l’autre, de n’avancer jamais aucune proposition qu’on ne démontrât par des vérités déjà connues ; c'est-à-dire, en un mot, à définir tous les termes et à prouver toutes les propositions. » (« De l’esprit géométrique ». Pascal. Œuvres complètes, Edition Lafuma, Seuil, p 349). La problématique du concept s’inscrit ici clairement dans la recherche d’une connaissance rendue de plus en plus certaine grâce à l’utilisation corrélative de la conceptualisation et de la déduction. Pour définir avec suffisamment de clarté un « nom » (Pascal parle à ce sujet de « définition de nom »), il faut que chacun des termes utilisés soient « parfaitement connus » (exemple : j’appelle nombre pair tout nombre divisible en deux également). Avec l’attribution d’un nom, il s’agit d’ « abréger le discours » (souci d’économie), et non bien entendu de « diminuer ou changer l’idée des choses dont ils (les géomètres) discourent. ».

 

4- La difficulté de définition des « universaux »

Mais cette méthode présentée par Pascal est impossible : qu’il s’agisse de la définition ou de la déduction, on ne peut que s’engager dans un processus de régression à l’infini : car « les premiers (termes) que l’on voudrait définir, en supposeraient de précédents pour servir à leur explication, et que de même les premières propositions qu’on voudrait prouver en supposeraient d’autres qui les précédassent. ». Il est donc inévitable de s’arrêter à des « mots primitifs » et à des principes de base qui ne peuvent être eux-mêmes définis ou démontrés, ce qui montre « notre impuissance naturelle et immuable de traiter quelque science dans un ordre absolument accompli. ». En géométrie, des concepts comme ceux d’espace, de temps, de mouvement, de nombre, ou d’égalité, feraient parties, selon Pascal de cette catégorie. Mais il ne s’agit pas pour autant d’abandonner la partie, ne rien définir et ne rien démontrer sous prétexte que nous ne pouvons pas tout définir et tout démontrer. Il faut au contraire « ne point définir les choses claires et entendues de tous les hommes… », et définir toutes les autres.  Cependant, nous ne pouvons pas ne pas voir la difficulté qui s’attache à la définition en « intension » ou compréhension de concepts généraux tels que « homme », « animal », « autrui », « sujet »... etc.  - sont-ils « primitifs » ? -, susceptibles sans doute d’une définition en extension relativement aisée (du moins pour les deux premiers…), mais pour lesquels il est difficile  d’identifier les propriétés ou « prédicats » (dans le langage aristotélicien) qui non seulement les caractérisent « en propre » (par exemple, l’homme a deux jambes, il n’a pas de plumes, il rit, il porte une montre… personne d’autre que lui n’a en effet ces attributs), mais le définit essentiellement (substance pensante ? Animal raisonnable ? Etre de culture ?...etc.). Pascal se moque de ceux qui prétendraient définir ce qu’est un homme alors que tout le monde sait ce que désigne ce terme ; il a sans doute raison si la question est de trouver une identité abstraite et isolée capable de désigner en peu de mots et de façon essentielle la complexité de l’humaine condition… Pourtant la philosophie n’a pas cessé de s’interroger et de s’intéresser à cette question. Cela signifie-t-il alors que le chemin précédemment tracé en direction du concept n’est pas le plus pertinent ? Au moyen-âge, la « querelle des universaux » opposait les « réalistes » qui considéraient que les « universaux » ou idées générales  (par exemple, l’homme) ont une existence réelle, idéelle (au sens platonicien), et les « nominalistes » pour qui ils n’ont qu’une existence mentale, seuls existant les individus réels et concrets ; plus tard, Spinoza rejettera comme inadéquates pareilles abstractions qui, selon lui, sont l’oeuvre d’une imagination  faisant passer un signe extrinsèque qui la frappe pour un trait essentiel, au lieu de chercher à comprendre les véritables rapports internes entre les corps et ce qu’ils peuvent avoir en commun. Le genre, l’espèce, la classe sont par exemples des abstractions de ce type (à ne pas confondre avec ce qu’il appelle « les notions communes »), mais aussi des « êtres de raison » fictifs auxquels on accorde une valeur transcendante comme le Bien et le Mal, la Beauté et la Laideur, la Perfection et l’Imperfection … etc.

 

B- Le concept comme schème (le concept comme outil privilégié d’une construction)

 

Quoi qu’il en soit la présentation faite ici du concept comme idée abstraite et générale relève d’une conception de la connaissance assez statique qui consisterait à classer, ranger sous des catégories de plus en plus génériques ce qui est, que ces catégories soient des êtres réels (idéalisme platonicien), ou de simples termes utiles au classement (nominalisme). C’est avec Hume et surtout Kant que la dimension dynamique de la connaissance va être privilégiée : elle est avant tout le résultat de l’activité et de la structure de mon esprit. Tant que le concept est solidaire d’un jugement purement analytique (la définition conceptuelle d’une notion consiste à expliciter ce qui est inclus en elle), nous sommes dans une logique de l’inclusion ou de classes. Mais avec Hume et Kant, le véritable jugement va s’avérer synthétique : la notion de « relation » ou de « synthèse » va se dissocier de la notion d’inclusion, dans la mesure ou cette relation entre les phénomènes, ou cette synthèse opérée sur eux, seront extérieures à eux et production de notre esprit. Avec Hume (Traité de la nature humaine), le jugement objectif rassemble des données sensibles selon les relations de la simultanéité et de la succession, renforcées par la fréquence : il s’agit des mécanismes psychologiques de l’association des idées, caractéristiques du fonctionnement de l’esprit humain. Chez Kant (Critique de la Raison Pure), dans la perspective de l’idéalisme transcendantal, c’est le sujet, en tant que sujet transcendantal, qui est la condition de possibilité de toute expérience et de toute connaissance en tant qu’elles font appel à cette capacité de liaison et d’organisation du divers sensible. Le jugement synthétique se substitue au jugement analytique de la tradition scolastique. Le jugement synthétique à priori comme condition de toute expérience possible renvoie aux formes à priori de la sensibilité (ou concepts de l’intuition pure, c'est-à-dire l’espace et le temps), et aux catégories ou concepts à priori de l’entendement (causalité, quantité, qualité, modalité) qui vont s’appliquer à l’expérience par l’intermédiaires des « principes ». « Penser, c’est réunir des représentations dans une conscience…l’union des représentations en une conscience, c’est le jugement. Penser c’est donc juger.». La conceptualisation devient avec Kant l’activité de penser même, à partir du moment où elle est à la source et au fondement de tout « jugement ». Les concepts empiriques -en tant que dérivés de l’expérience- eux-mêmes (concept de chien, par exemple) renvoient aux concepts purs de l’entendement comme leur condition de possibilité. La réflexion des logiciens sur la structure de la proposition (la « logique des propositions ») confirme que la forme relationnelle d’une proposition ne peut se réduire à l’inclusion des concepts.

Comme le dit justement Luc Ferry dans son « Kant », la connaissance, à partir de « la critique de la raison pure », « ne se définira plus comme « Idée » (terme dont l’étymologie renvoie au registre de la vision), mais comme concept, Begriff (terme dont l’étymologie renvoie à une activité de synthèse… ». Cette conception passive de la connaissance comme « vision », sera qualifiée par Deleuze de « contemplative ». Le concept désormais, défini comme « schème », c'est-à-dire série de procédures et de règles opératoires permettant de penser le réel, est la pièce maîtresse de la connaissance objective que l’on peut qualifier de « constructiviste », à condition que celui-ci débouche sur une perception sensible (car l’exercice de la raison en dehors de toute référence empirique est vouée à l’échec –en ce qui concerne la raison pure théorique -,  et à ce que Kant nomme « l’illusion transcendantale »). C’est un véritable changement de paradigme concernant la philosophie, une « révolution copernicienne », suivant l’expression de Kant. La phénoménologie, avec Husserl en particulier, parachèvera en quelque sorte cette « philosophie du sujet » : le pouvoir de jugement s’exerce au point de jonction des synthèses passives et des synthèses actives, c'est-à-dire de l’expérience (les apparitions successives du « donné »)  et de la conception en tant qu’activité intentionnelle de la « conscience pure ».

 

Dans cette perspective, l’activité de conceptualisation est commune à toute activité de pensée, l’activité scientifique étant de ce point de vue archétypale : la théorie kantienne de la connaissance se présente à la fois comme le socle (ou fondement) et l’analyse du fonctionnement de la pensée scientifique. En effet, si la vérité des « choses en soi » est inaccessible pour la raison, en revanche l’atteinte de l’objectivité de l’objet, en tant qu’objet d’expérience possible, est précisément visée par la connaissance  selon les procédures ainsi décrites. Cette connaissance est objective parce qu’universellement établie en droit, et relative en tant qu’il ne s’agit que « d’objets pour nous », ce que Kant nomme « les phénomènes ». C’est bien sûr dans le domaine scientifique que l’usage déterminant des principes de la pensée pure trouve son meilleur terrain d’application (Kant montre comment la mécanique newtonienne en est l’illustration).

 

Finalement le problème générique de la philosophie n’a jamais cessé d’être celui de la dualité originelle de la pensée et de l’être. Peut-être qu’en fonction de la réponse qui est donnée à ce problème, la conception que l’on se fait du concept peut changer profondément. Nous avons évoqué précédemment deux conceptions sensiblement différentes : la première où le concept apparaît comme une « idée générale » obtenue par abstraction et regroupement à partir d’une « vision » du réel. La seconde qui accentue la dimension active et constructiviste, en faisant du concept un schème de connaissance à priori s’appliquant au divers sensible. Mais dans les deux cas, le concept est toujours  solidaire d’une  problématique de la représentation : la pensée est ce qui détermine les conditions idéales de la connaissance de l’être, même si chez Kant la connaissance de l’être ne peut qu’être « phénoménale » (altérité irréductible de la « chose en soi » par rapport au phénomène, seul appréhendable)  

 Nous devons aborder maintenant d’autres traitements possibles de cette dualité initiale entre la pensée et l’être, et ses conséquences sur le devenir du concept. Le livre de Deleuze (chap 1 : « Qu’est-ce qu’un concept ») constitue à ce sujet un « point d’orgue » incontournable.

 

C- « La philosophie comme art de créer des concepts… »

 

1- Critique du concept chez Nietzsche

 

Mais tout d’abord, Nietzsche : il est le premier à penser cette dualité sur le mode d’une opposition radicale (cf. Nietzsche, Encyclopédie Universalis, vol 11, p 804/805). Sa critique du concept est solidaire de ce qu’il ne cesse de dénoncer comme le vice principal de la philosophie (du moins celle héritée du socratisme) : celle-ci pose une équivalence entre l’être et la pensée. L’être correspond ainsi à ce que la pensée réclame, à savoir les attributs d’un « absolu » qui préserve l’être de toute contamination sensible. L’être véritable est transcendant, monde intelligible, identique à soi (principe d’identité), permanent, éternel, qui ignore donc le changement, la destruction, la lutte, la douleur… Depuis l’Un de Parménide,  en passant par l’Idée platonicienne, la substance cartésienne, la « chose en soi » de Kant, on calque la notion d’être aux règles de notre raison. L’être est ici un concept métaphysique qu’il dénonce (ce qui ne l’empêchera pas de recourir à ce terme). Selon lui, s’il y a identité de la pensée et de l’être, celui-ci est forcément réduit au concept le plus abstrait. Contrairement à la philosophie de Hegel, qui serait de ce point de vue un aboutissement, on ne doit pas accorder de validité ontologique aux catégories de la raison : « Plus quelque chose est connaissable, plus cela est éloigné de l’être, plus cela est un concept. ». La connaissance conceptuelle est donc dénoncée dans son incapacité à saisir l’être véritable. La connaissance est ici assimilée à ce qu’il qualifie de « totale vacuité de la logique ». Cela ne conduit pas Nietzsche à l’irrationalisme, mais à développer le thème de « l’être interprété » : toute connaissance est interprétative, et toute interprétation relève de la volonté de puissance, qui est volonté de dépassement, de se surmonter soi-même à l’infini ; et non connaissance désintéressée d’une réalité objective placée devant le regard neutre de l’esprit (qui va en restituer la « représentation » la plus fidèle possible) ; c’est au contraire, à l’origine, une tentative de domination, « c’est l’effort pour s’approprier le chaos d’une réalité qui ne constitue pas un monde avant que le travail démiurgique de la volonté de puissance ne l’ait intégré à un ordre, à des structures… ». Il s’agit d’un aménagement suivant le plan de ses valeurs. Cette façon radicalement nouvelle de penser la pensée ne peut qu’ouvrir le champ à un autre statut du concept. On ne peut bien comprendre les développements de Deleuze à ce sujet si on ne les envisage pas de quelque façon dans le prolongement de cette critique du concept.

 

2- La philosophie comme création de concept : Deleuze

Le livre de Pierre Montebello (« La passion de la pensée ») est d’une aide précieuse pour suivre les circonvolutions de la pensée de Deleuze, réputée difficile…

 

Le commencement de la pensée…

Il faut commencer par dire que pour Deleuze on ne commence pas à penser par bonne volonté ou amour du vrai, mais parce qu’on est d’abord bousculé par les choses. Le philosophe commence à penser en étant contraint par la violence du monde, affecté dans notre manière de voir. « Plus important que la pensée, il y a ce qui donne à penser …» (Deleuze). Comme pour Heidegger, il n’y a pas de pensée sans « épreuve d’être », sans affects, sans tonalité d’être. Le monde est, comme le disait Nietzsche, un chaos, matériel mais aussi mental. Nos idées fuient et disparaissent dans une espèce de tourbillon sans fin, ou sont « précipitées dans d’autres que nous ne maîtrisons pas d’avantage » (Deleuze). Au lieu de vouloir se protéger en nous accrochant  à des « opinions » bien arrêtées, sorte « d’ombrelle sous laquelle serait inscrit le mot « firmament », et qui nous donnerait l’illusion d’un certain « ordre », l’art, la science et la philosophie veulent « tirer des plans sur le chaos » ; c'est-à-dire non pas refuser le chaos mais au contraire « déchirer le firmament » et  y plonger pour y rapporter une « coupe », un « plan », une « composition » chacune à sa manière, qui est différente.

 

Conjuguer, tisser ensemble être et pensée

Parmi toutes les dualités qui parcourent la philosophie, nous avons dit que le rapport de la pensée et de l’être était le plus intime ou originel ; l’absolu du monde a en quelque sorte deux faces, l’être et la pensée, qui sont traitées généralement sur le mode de la dualité : un et multiple, sujet et objet, subjectif et objectif, esprit et nature …etc. La seule voie de la philosophie selon Deleuze est de conjuguer ou tisser ensemble, dans un mouvement de navette infini qui va passer de l’un dans l’autre, ces deux faces : telle sera la fonction de la « création de concepts ». Car « La philosophie est l’art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts ». « Les concepts ne nous attendent pas tout faits, comme des corps célestes. Il n'y a pas de ciel pour les concepts, ils doivent être inventés, fabriqués ou plutôt créés, et ne seraient rien sans la signature de ceux qui les créent ».  Avant de mieux cerner ce qu’est un concept pour Deleuze (il est en tout cas la véritable signature de la philosophie à ces yeux), revenons à cette conjugaison qui visent à surmonter la dualité pensée/être (en cela Deleuze n’est pas nietzschéen). Il s’agit de détruire à chaque fois les oppositions qui ne sont que des « vérités » parcellaires ; donnons des exemples.

 

Surmonter les oppositions parcellaires et refuser toute transcendance…

Un ou multiple ?

Le monde est-il chaos ou cosmos ? Pas de subordination ou de prévalence de l’un sur l’autre. Le monde est un « chaosmos » (opération de ce que Deleuze appelle une « synthèse disjonctive »). L’un s’agence dans le multiple, tel un patchwork qui s’unirait à partir de pièces décousues, sans patron ni modèle.

Nature ou esprit ? Le monde est-il « devenir de l’esprit », le projet insondable tendu vers une fin ultime, celle de l’humanité (comme chez Hegel) ? Ou bien devenir de la matière, agencement hasardeux, complication spontanée ? Là encore, c’est une mauvaise alternative : il ne faut pas partir de ce qui est « premier » dans la nature (matière ? Vie ? Esprit ?), mais penser le plan qui permettra de rapporter ces différentes strates les unes par rapport aux autres.

Sujet et objet ? « Il n’y a nulle place pour un sujet et un objet » affirme Deleuze. La philosophie doit mettre son énergie à produire un « horizon absolu » qui, contrairement à l’horizon relatif qui varie avec l’observateur et ses déplacements, est  indépendant de tout observateur. La philosophie de Deleuze est éloigné de ce relativisme général d’une pensée qui serait sans attache ontologique, et où elle ne serait qu’un point de vue, précisément par ce qu’il s’agit de nouer ensemble l’être et la pensée. Il n’y a pas plus de repère objectif que de sujet, mais un composé de « matière d’être » et de pensée (cf. plus loin).

Nous pouvons conclure en disant que ce rapport pensée/être renvoie souvent à une transcendance de l’un par rapport à l’autre, du sujet sur l’objet (le « sujet transcendantal »), de la matière sur l’esprit (ou l’inverse), de l’Un sur le multiple …etc. Celle-ci est radicalement refusée par Deleuze qui se veut un philosophe de la pure immanence : le « plan d’immanence » est ce mouvement de pensée infini qui s’auto-produit sans jamais se référer à autre chose qu’à lui-même, en refusant toute extériorité transcendante.  La seule voie de la philosophie est donc le « tissage », le passage réciproque de la pensée et de l’être, en lui-même et pour lui-même (immanence), sans être prisonnier de la « métaphysique de la représentation » (l’être, comme réalité objective, est l’objet de la pensée subjective). C’est le concept qui sera pour cette tâche l’instrument privilégié.

 

Intuition et « image de la pensée »

Deleuze privilégiera l’intuition comme point de départ de la philosophie, suivant en cela fidèlement les enseignements d’un philosophe avec qui il se sent très proche sur certains aspects, Bergson. Pour ce dernier, nous ne pouvons avoir du foyer vivant d’une philosophie nul concept, mais une « intuition génératrice » (au sens de saisie immédiate et globale, sans concept, qui s’oppose à ce titre au discours discursif) où se dit « l’impensable de la pensée » (cf. plus loin concernant cette notion). « Que toute philosophie dépende d’une intuition que ses concepts ne cessent de développer, c’est la grandiose perspective de Bergson ainsi que de Leibnitz » (Deleuze). Le concept sera en quelque sorte le « fixateur » de la pensée. Entre la simplicité d’une intuition concrète difficile à exprimer, et la complexité des abstractions qui la traduise, Bergson a l’idée d’une image intermédiaire, plus proche de l’intuition que de l’expression conceptuelle. Une « image de la pensée » (Deleuze reprend cette expression à son compte) qui « resserre un système philosophique vers l’intuition qui le porte, alors que le concept développe l’intuition en un système qui le fixe » (P. Montebello).

 

« L’impensable de la pensée »

Nous avons parlé de « l’impensable de la pensée »… Cette formule bien sûr paradoxale doit être examinée avec le plus grand sérieux : car ce qui caractérise la philosophie, c’est précisément de s’intéresser à « ce qui ne peut être que pensé », c'est-à-dire ce qui n’est l’objet ni d’une connaissance empirique (domaine de la science), ni d’une figure esthétique (l’art). Qu’est-ce que la pensée peut revendiquer en droit, c'est-à-dire qu’est-ce qui ne peut être que pensé ? La réponse à cette question délimite en quelque sorte le champ de la philosophie. Penser « ce qui ne peut être que pensé », cela veut dire produire non pas des connaissances, mais du sens et des concepts. C’est le rôle de la philosophie. Ce qui « ne peut être que pensé », c’est le domaine de « l’impensable » au sens ou il ne peut jamais être objectivable dans une connaissance ou dans un fait (Deleuze joue ici sur deux sens du terme de pensée, celui de la science et celui de la philosophie).

 

Le « plan d’immanence »

Dés que la philosophie créé ses concepts, elle se dédouble en « image de la pensée » et en « matière d’être ». Ce sont les deux faces de cette « trame » (encore une métaphore) que constitue ce que Deleuze appelle « le plan d’immanence » ; nous retrouvons là l’idée d’une co-extensivité du mouvement de la pensée et du mouvement de l’être (comme deux faces indissociables pliées l’une sur l’autre), dont la philosophie de Spinoza serait l’exemple presque parfait. Ce plan d’immanence où se tissent ensemble la force de la pensée et celle de l’être se construit en même temps que s’élaborent les concepts (il n’y a pas de précédence logique de l’un par rapport à l’autre, de la même manière qu’aucun ne transcende l’autre, qu’aucun absolu extérieur ne vient rompre le plan d’immanence. La philosophie s’apparente davantage à un art de tisser qu’à une entreprise d’ancrage et de fondation. « C’est réciproquement qu’être et pensée doivent être posés dans l’Un –Tout… » (Montebello).

 

Il est temps maintenant, une fois décrit le « paysage mental» au sein duquel peut se fabriquer le concept, de définir ce qu’il est selon Deleuze (ce faisant, nous tentons, dans les modalités mêmes de cette présentation, d’être fidèle à la pensée deleuzienne. Il est en effet difficile d’expliquer Deleuze sans « faire du Deleuze »…)

 

Le concept selon Deleuze

 

a) Ses caractéristiques

·           La nature des concepts correspond à la nature des problèmes auxquels ils répondent : « on ne créé des concepts qu’en fonction de problèmes qu’on estime mal vus ou mal posés ». Deleuze prend l’exemple de différents concepts d’« autrui » et montre comment chacun répond à un problème différent, et comment chaque perspective va donner lieu à des composantes différentes et à un plan de composition différent également.

·           Chacune des composantes pourra être prise à son tour comme concept à partir d’un autre problème (chez un autre philosophe).

·           Le concept est un « tout fragmentaire » : il n’est pas simple mais composé de composantes (quelques unes car s’il y en avait trop, il ne se distinguerait plus du chaos)

·           Ses composantes sont inséparables de lui (par exemple les composantes du cogito cartésien, douter, penser, et être, forment un tout inséparable : « je suis une chose pensante ») ; Cette inséparabilité lui donne sa densité, sa « consistance » intérieure.

·           Inséparables mais en perpétuel état de « variations » dans le concept (les composantes ne sont pas des constantes) : variations du doute, des modes de pensées, des types d’être. Certains « points- carrefour » ou « ponts » dans le concept nous amèneront à d’autres concepts (par exemple l’idée d’infini que j’ai en moi va me conduire à son tour au concept de Dieu, qui aura lui-même trois composantes…). Il faut s’imaginer « un survol absolu à vitesse infinie  de toutes ses composantes » pour comprendre comment le concept condense en un point instantané la totalité de son sens : « Le concept se définit par l’inséparabilité d’un nombre fini de composantes hétérogènes parcourues par un point en survol absolu, à vitesse infinie. ». C’est un peu comme une « gestalt » sans sujet.

·           Chaque concept renvoie à d’autres concepts, que ce soit dans son histoire, dans son devenir (tel concept aura une part plus ou moins grande dans la naissance de tel autre, ou dans ses connexions présentes avec des concepts du même « groupe », avec lesquels il entretient des relations de voisinage ou de débordement.

·           Par ailleurs, le concept se définit par sa consistance, mais il n’a pas de référence (la référence étant l’ « état des choses » réel), contrairement à ce qui se passe dans la pensée scientifique ; Il se pose lui-même et pose son objet, en même temps qu’il le créé Car le concept est autoréférentiel, il ne renvoie ni à un auteur qui s'incarnerait en lui, ni ne s'applique à une « réalité », si cela veut dire à une perception naïve de ce qui est. Dans une logique de la pure immanence, nul autre plan que le sien, par exemple le plan de référence propre à la science, ne doit interférer.

 

b) Concept en philosophie et fonction dans les sciences

Nous voyons bien que cette dynamique de la création de concepts en philosophie ne correspond pas aux opérations de la science. Si nous dressons un trop rapide et surtout sommaire comparatif :

·           La philosophie construit des concepts, la science des » fonctifs » relatifs à des fonctions (inséparables de coordonnées spatio-temporelles et de variables indépendantes, contrairement au caractère « inséparable » et aux « variations » des composantes du concept).

·           Le concept est une « intension » alors que la science enchaîne de façon discursive des propositions ; le premier est de l’ordre de l’intensité, la deuxième de l’ordre de l’extension.

·           La science dit la chose ; une proposition se définit par sa référence ; le concept dit l’évènement et se définit par sa consistance. Deleuze tentera toujours de définir cette notion d’évènement … en ce qui me concerne, elle ne m’apparaît pas clairement.... Dans la conclusion de son livre, il parle d’ « évènement ou réalité virtuelle » : le concept est à la fois un être virtuel et réel.

 

c) Concept et plan d’immanence

Revenons à l’idée du « plan » sur lequel se développent les concepts, et les rapports qu’il entretient avec eux. Prenons l’exemple du cogito cartésien (Les Méditations métaphysiques) : le plan cartésien consiste à refuser tout présupposé explicite et objectif qui renverrait un concept à un autre concept, mais pouvant s’appuyer sur des présupposés implicites subjectifs : tout le monde sait ce que veut dire penser, être, je… Nous avons déjà là ce que nous pourrions appeler une « image de la pensée ». Dans ce plan, le problème devient alors le suivant : comment commencer ? Quel est le premier concept sur ce plan, par quoi commencer qui puisse déterminer la vérité comme certitude subjective absolue ? Pour conquérir une telle objectivité, il faudra passer par ce premier concept du cogito, sans jamais cesser de rester sur ce même plan. La question de savoir si Descartes a tord ou raison est vaine, car ses concepts ne peuvent être évalués qu’en fonction des problèmes auxquels ils répondent et du plan sur lequel ils se passent. C’est la raison pour laquelle, et Deleuze consacre un long développement à cette question (p 32 et 33), le philosophe a fort peu le goût de discuter, et la discussion ne concerne pas vraiment la philosophie (cette position, quelque peu « iconoclaste » dans notre lieu ( !), mériterait à elle seule d’être pour le coup discutée lors d’une prochaine séance !).

Pour conclure sur la différenciation du concept et du plan d’immanence, et la manière dont ils s’articulent l’un à l’autre, citons les multiples analogies et métaphores utilisées par Deleuze  (ce mode d’expression est revendiqué, mais il sera l’objet de nombreuses critiques, en particulier dans le livre de Sokal et Bricmont : « », repris par J. Bouveresse, « Prodiges et Vertiges de l'analogie », Raisons d'agir, 1999

 

Le plan d’immanence est une grande vague unique qui enroule et déroule les vagues multiples que sont les concepts ou encore Le plan est une « machine » dont les concepts sont les pièces. Ou encore, les concepts sont les « tribus » qui peuplent le plan, étant lui-même leur « horizon absolu ». Le plan, comme nous l’avons déjà noté, correspond à un mouvement infini de la pensée (car dés que s’arrête le mouvement de l’infini, « la transcendance descend ») constitué à la fois d’une « image de la pensée », c'est-à-dire une image qu’elle se donne de ce que signifie penser (Deleuze nous donne de multiples exemples des « images » de la pensée qui hantent les philosophes), et une « matière d’être ». Le plan se caractérise par des « traits diagrammatiques », sorte de schéma, de dessin, qui ne sont surtout pas des desseins ou des programmes, alors que les concepts et leurs composantes constituent des « traits intensifs ». Les concepts ne se déduisent pas du plan, ils relèvent d’une construction spéciale et distincte. Mais ils renvoient toujours à une compréhension pré-conceptuelle ou pré-philosophique. Le plan d’immanence n’est pas « en dehors » de la philosophie, mais en constitue ses « conditions internes ». « C’est la Terre, le Sol de la philosophie…. Le concept est le commencement de la philosophie, le plan en est l’instauration…. Il faut les deux, comme deux ailes ou deux nageoires ».

 

En conclusion, il apparaît clairement que la philosophie ici ne démontre ni ne prouve rien, ce n’est pas sa vocation. « la philosophie ne consiste pas à savoir, et ce n'est pas la vérité qui inspire la philosophie, mais des catégories comme celles d'"intéressant", de "remarquable" ou d'"important" qui décident de la réussite ou de l'échec. Or, on ne peut pas le savoir sans avoir construit. De beaucoup de livres de philosophie, on ne dira pas qu'ils sont faux, car ce n'est rien dire, mais sans importance ni intérêt ». La philosophie n’est pas une contemplation, ni une activité réflexive (donc tournée vers le « sujet ») visant à découvrir les fondations de la connaissance (comme chez Kant, mais aussi Descartes ou Hume), encore moins une activité de communication, mais création de concepts qui trouve sa justification en elle-même (comme d’ailleurs l’œuvre d’art ; ne dit-on pas que la philosophie est « l’art » de créer des concepts ?). 

 

Daniel Mercier, le 06/01/2011