Peut-on s’exonérer de la culpabilité ? - Avril 2013

La présentation du sujet

La prochaine séance du café philo se déroulera à la Maison du Malpas le 13 avril (18H) sur le thème : « Peut-on s’exonérer de la culpabilité ? »

 

 

Multiples visages de la culpabilité, mais aussi multiples lectures possibles : anthropologique, morale, psychologique… Comment un regard philosophique peut-il tenter de mettre une cohérence dans cette pluralité de manifestations de la culpabilité et dans ces différents points de vue adoptés ? Parcourir tous ses chemins nous fait découvrir une culpabilité qui serait le résultat au niveau psychique d’un fonctionnement social oppressif et répressif, mais aussi à l’inverse, une expérience de la faute fondatrice de l’existence même de la morale, qui renvoie plus fondamentalement au péché originel. Même si pour une certaine philosophie morale, mais aussi sans doute pour la psychanalyse freudienne et lacanienne, il ya une culpabilité « ontologique » inscrite au cœur de notre condition humaine, les études anthropologiques nous montrent que certaines sociétés sont plus « à culpabilité » que d’autres, et que par conséquent il n’y aurait pas une sorte de fatalité de la culpabilité… Enfin des philosophies, comme celles de Spinoza ou Nietzsche, semblent pouvoir se frayer un chemin en dehors de cette perspective souffrante et coupable, ne lui accordant en tout cas aucune valeur positive… Comment donc essayer d’y voir plus clair ? L’exonération de la culpabilité est-elle possible ? Souhaitable ?

Daniel Mercier, le 04/04/2013

L'écrit philosophique

Faut-il s’exonérer de la culpabilité ?

 

  • Et tout d’abord, de quoi parlons-nous ?
  • L’interprétation freudo-marxiste de la culpabilité
  • Légitimité morale de la culpabilité/responsabilité ?
  • La faute, inséparable de la faillibilité de l’être en tant qu’être fini
  • L’aveu
  • Légitimité de la culpabilité/responsabilité
  • L’origine du mal et le recours au mythe adamique
  • Une culpabilité originaire… Quand saint Paul et Lacan se rejoignent…
  • En finir avec l’ordre symbolique ?
  • Certaines sociétés sont plus « à culpabilité » que d’autres…
  • S’émanciper de la culpabilité ?

 

Exonérer : décharger de quelque chose, notamment d’une obligation de paiement… Faut-il s’exonérer de la culpabilité ? Mais tout d’abord le peut-on ? La question se présente sous la forme d’un possible commandement qui risque de faire l’impasse de la connaissance : avant de se demander s’il est bien ou mal, ou « bon » ou « mauvais » (ce qui n’est pas la même chose….), de se culpabiliser ou non, il est probablement plus intéressant de mieux connaître les différents visages de la culpabilité. Nous allons en effet être confrontés se faisant à une grande diversité de lecture de la culpabilité : anthropologique, psychanalytique, sociologique ou social-historique, ou même généalogique, et bien entendu morale ou éthique. Tantôt fortement ancrée dans la tradition judéo-chrétienne, mais aussi au centre d’une problématique morale revendiquant l’universalité et son émancipation de la théologie, tantôt liée à une sociogenèse qui prétend lui attribuer une origine radicalement exogène, la culpabilité nous apparaît avec de multiples visages…  Comment pouvons-nous articuler et mettre de la cohérence, même partielle, entre ces différentes lectures, tel est en effet le rôle de la perspective philosophique. Commençons donc à avancer et explorer ce paysage aux multiples chemins… Le cheminement proposé est un peu déstabilisant car il passe tour à tour dans des contrées où le visage et le statut de la culpabilité se transforme… Mais c’est à un travail de « démasquage » que nous essayons de nous livrer, tout en sachant avec Nietzsche que ce travail philosophique qui consiste à regarder derrière les masques est sans fin puisqu’à un masque succède toujours un autre masque…

Et tout d’abord, de quoi parlons-nous ?

La culpabilité renvoie à l’idée d’une faute commise. La faute renvoie à son tour au sentiment de culpabilité qui s’attache à la personne ayant accompli cet acte. Dès à présent donc, une dimension objective de la culpabilité qui correspond à l’acte qui a été commis ou que l’on prévoit de commettre, et une dimension subjective qui correspond au ressenti relatif à cet acte et qui affecte la personne entière. Souvent lorsque nous évoquons la culpabilité ces deux aspects sont confondus, ce qui ne contribue pas à la clarté. Mais le problème de la culpabilité objective, telle qu’elle peut par exemple être actée dans un jugement pénal, où nous évaluons les dommages et préjudices causée par tel acte délictueux, semble ici très secondaire par rapport à ce qui apparaît au contraire le cœur de l’interrogation de ce soir : l’expérience de cette culpabilité en tant qu’elle met en question, à ses propres yeux, la valeur de son être, en tant qu’elle est tournée vers ce passé de l’acte commis, et qu’elle provoque une sorte de division de soi avec soi-même, nous mettant en retrait d’une participation au monde commun.. Dans la voie de cette première description en quelque sorte phénoménologique de l’expérience de la culpabilité, nous pouvons ajouter les éléments suivants :

-la disproportion entre la « gravité » de l’acte accompli, envisagé objectivement, d’un point de vue social, et la remise en question globale de son être qu’elle occasionne. La culpabilité dont l’origine est attachée à une action particulière semble s’en être détachée pour se concentrer dans une appréciation globale de son être.

- la culpabilité apparaît ainsi comme l’écho subjectif dans une conscience, très variable en fonction de nombreux critères : dispositions caractérielles, histoire personnelle, traditions culturelles…etc.

- le sentiment de culpabilité s’accompagne généralement soit d’une volonté de sanction ou de réparation pour les griefs commis, soit d’une volonté de se réformer et se prémunir ainsi des sources conscientes ou inconscientes de telles défaillances. La culpabilité est la prise de conscience de la faute, ainsi que l’assomption de ses conséquences.

-il est souvent compris comme le lieu d’une épreuve ayant du sens, une souffrance qui va lui permettre de s’approcher davantage de la vérité qu’il se doit à lui-même et à sa condition d’homme. Le sentiment de culpabilité relève d’un jugement de soi par soi, dans son « for intérieur ». Le fardeau de la faute est souvent mentionné dans cet esprit, en lien avec l’idée de « Tribunal intérieur » ou de « la voix de la conscience »… Ces métaphores évoquent  un conflit interne entre le juge et l’accusé.

-enfin, pas de correspondance nécessaire entre culpabilité objective et culpabilité subjective : une grande culpabilité subjective (inconsciente ou non) n’est pas nécessairement associée à une grande culpabilité objective (telle qu’elle peut être qualifiée juridiquement par exemple). La gravité du délit peur correspondre à un sentiment de faute très variable chez son auteur. Le lien notamment entre le crime et la culpabilité est loin d’être évident. Peu de criminels se repentent. L’exemple des nazis est significatif : on attendait au moins le soupçon d’un remords, mais  la plupart du temps, rien. Le cas le plus célèbre est celui de Eichmann analysé par Arendt : reconnaît sa responsabilité (il a bien fait ce qu’on lui reproche) mais affirme qu’il ne se sent pas coupable… En revanche, la culpabilité semble pouvoir empêcher… c’est-à-dire anticiper le crime et en interdire ainsi l’accès.

Quel crédit apporté à une telle expérience, tel est l’enjeu de notre question

Ce tableau serait incomplet si nous n’insistions pas sur le fait que « l’empan » du ressenti de   culpabilité, eu égard aux actes accomplis, est sans commune mesure avec les actes jugés moralement négatifs, débordant très largement ces derniers : je peux être coupable de me sentir jaloux, d’avoir des convoitises, de ne pas m’activer suffisamment, de ne pas aller faire des courses …etc., autant de reproches qui ne relève pas de la morale. Mais comment dégager de cette « gangue » où se mêlent des mobiles d’ordres divers (psy, sociaux ou culturels…), la seule raison morale qui serait le fondement seul moralement légitime du sentiment de culpabilité ? D’autre part, il est indéniable que nous nous sentons souvent coupables d’actes (ou de non actes) qui ne dépendent pas de nous, ce qui semble contradictoire avec l’idée que nous ne pouvons nous attribuer qu’une faute dont nous sommes l’auteur intentionnel : puis-je par exemple être coupable de la misère du monde ? Bien sûr le souci des victimes me concernent, mais puis-je être coupable du sort de millions de victimes ? La culpabilité ici peut s’étendre non seulement à des actes que j’ai commis mais aussi à l’ensemble des actes que je n’ai pas commis. Elle peut alors devenir insondable. La « non nuisance faite à autrui » (Ruwen Ogien) ne suffit alors plus, et la culpabilité pourrait s’étendre à tout ce « qu’il y aurait à faire » et que nous ne faisons pas. Elle peut ainsi, et c’est peut-être un de ses bénéfices, alimenter des causes morales générales à l’échelle de la planète.

D’autres exemples peuvent attester d’une culpabilité imputée inconsciemment pour des actions imaginaires : c’est la voie que Freud a choisi en nous présentant ces multiples formes de culpabilité qui se déploient dans le domaine de la pathologie : Freud montre que nous nous attribuons illégitimement une culpabilité dans un certain nombre de cas, se traduisant pas des symptômes névrotiques, cette attribution souvent inconsciente de culpabilité pouvant aller jusqu’au suicide. Freud, en analysant la genèse inconsciente du sentiment de culpabilité et de ses effets, va repérer la culpabilité dans les inhibitions de la névrose obsessionnelle, dans l’autodépréciation mélancolique, dans l’effondrement de certains sujets au moment où leurs vœux sont satisfaits, mais aussi dans la résistance de certains autres à l’approche de la guérison, et enfin dans le recours à une conduite criminelle par besoin de se voir infliger un lourd châtiment : paiement pour une faute reconnue en lieu et place d’une autre ignorée… Freud regroupe parfois toutes ces manifestations sous le nom de « masochisme moral », où le patient refuse de renoncer à « une certaine quantité de souffrance » par besoin d’expiation et de punition. Avant même d’évoquer rapidement  l’origine de cette culpabilité inconsciente dans la psychanalyse, nous pouvons dors et déjà constater l’origine « exogène » de ses formes de culpabilité qui ne relèvent en tout cas pas d’une juste conscience morale. Le freudo-marxisme va s’appuyer sur de telles pathologies affectant la vie psychique pour systématiser une approche sociogénétique critique faisant de la culpabilité la manifestation exogène et pathologique an niveau personnel d’un fonctionnement social répressif.

 

L’interprétation freudo-marxiste de la culpabilité

 La thèse freudienne est réinterprétée de manière simpliste par des penseurs comme Reich (La révolution sexuelle) ou Marcuse (Eros et civilisation). Cf. Encyclopédie Universalis, Culpabilité. Il est vrai que dans une première approche la société peut apparaître comme fondatrice de la culpabilité, du surmoi et de la morale, ainsi que de leurs modalités pathologiques, dans la mesure même où elle pose des interdits et affirme le caractère répressif de ses institutions. C’est l’oppression multiforme que les sociétés industrielles (ou postindustrielles) font peser sur les instincts qui est responsable de l’accroissement de l’angoisse des consciences. L’homme du désir réagit aux principes de réalité ou de rendement et aux impératifs sociaux par une agressivité (produite par la répression sociale) qui n’a même pas besoin d’aller jusqu’à la transgression pour se sentir coupable en se retournant contre le moi sous la forme de l’angoisse. Ainsi l’aliénation du désir rejoint l’aliénation du travail dans un même combat. En réalité, l’essentiel de la découverte freudienne, explicité par Jacques Lacan, c’est-à-dire le rapport structural que le désir entretient avec l’interdit (nous y reviendrons, mais cette thèse signifie qu’il n’y a pas de désir sans interdit ni interdit sans désir) est ici oublié. Ce que semble négliger quelqu'un comme Marcuse, malgré des analyses parfois très justes sur la manière dont l’individu introjecte son agressivité en angoisse), c’est le caractère constitutif de l’agressivité chez l’être humain, qui rend totalement vain l’idée d’une civilisation non répressive. Un tel modèle tend à confondre la répression et le  refoulement comme dimension essentielle de l’inconscient. Le refoulement n’est pas soluble dans la répression sociale des instincts ou l’inassouvissement du besoin : il dépend d’un facteur structural qui est, en dernier ressort, la contradiction du désir lui-même en tant qu’il est dés son apparition liée à l’interdit. Ainsi donc, si nous sommes condamnés au sentiment de culpabilité, ce n’est pas d’abord –même si l’analyse n’est pas radicalement fausse mais seulement insuffisante – la contrainte exercée par les interdits sociaux sur les pulsions qui est en cause, mais la nature même de l’ inconscient. Au-delà de l’opposition classique de Freud entre le moi et le surmoi (instance psychique qui est le fruit de l’intériorisation des interdits sous forme de conscience morale),  la racine du conflit générateur de culpabilité tient à la structure même du désir. Nous approfondirons ultérieurement comment la culpabilité doit être considérée dans cette perspective comme originaire et consubstantielle au désir.  Quoiqu’il en soit, cette thèse freudo-marxiste s’appuyant sur la pathologie freudienne, met l’accent sur le caractère essentiellement négatif et destructeur de la culpabilité ; elle n’est que le symptôme morbide d’une énergie désormais tronquée et diminuée par un « ordre moral » au service du rendement et de la production de classe. Elle a été présentée pour son caractère caricaturalement et symétriquement opposé à l’approche beaucoup plus ancienne et dont la pérennité s’affirme tout au long de l’histoire de la philosophie morale : nous voulons parler de la théorie morale de la faute, au centre d’une éthique s’enracinant dans la tradition chrétienne (même si elle a le projet de s’en émanciper).

 

Légitimité morale de la culpabilité/responsabilité ?

André Comte-Sponville nous rappelait récemment (Médiathèque Béziers, janvier 2013) la faiblesse congénitale de la morale, inséparable de son existence même : si en effet nous étions spontanément et naturellement des êtres moraux, nous n’en aurions plus besoin ! Ou encore, si l’amour universel nous guidait (Agapé), la morale serait plus qu’accessoire… La culpabilité pourrait ainsi être comprise à partir du hiatus entre ce que nous sommes et ce que « nous devrions être »… Hiatus qui renvoie à notre « faillibilité », dimension inhérente à notre condition humaine, et que Ricoeur s’est attachée à décrire (« Philosophie de la volonté, I et II»).

La faute, inséparable de la faillibilité de l’être en tant qu’être fini

L’homme faillible (« L’homme faillible », in Philosophie de la volonté, Ricoeur) est la faillibilité d’un être qui ne coïncide pas avec lui-même. Cette limitation est la faiblesse originelle qui permet l’avènement du mal. Cette limitation  s’exprime et se dévoile comme réalité mixte issue de la tension en nous entre fini et infini : « Je ne me dois pas étonner si le mal est entré dans le monde avec l’homme : car il est la seule réalité qui présente cette constitution ontologique instable d’être plus grand et plus petit que lui-même ». Cette disproportion est analysée selon deux registres, celui de la connaissance et celui de la « raison pratique » ; c’est d’abord en exerçant son pouvoir de connaître sur les choses que l’homme découvre la cassure entre sa sensibilité et son entendement, et le hiatus entre son point de vue limité et déterminé et son aspiration à la vérité. Au plan pratique, la disproportion est du même ordre : l’homme aspire toujours à une béatitude illimitée, mais il la désire toujours aussi à partir d’une perspective singulière qui est son caractère. Je suis un « cœur inquiet»,  un conflit entre le plaisir et le bonheur qui « met à nu la fragilité affective de l’homme … ». Ce conflit se traduit notamment, selon Ricoeur, par le fait de concentrer toute son énergie, toute son anticipation de bonheur, dans un objet de désir qui, pour lui, devient le tout : le désir infini de perfection finit par donner lieu à un « mauvais infini », oublieux du caractère toujours symbolique du lien existant entre le bonheur et tout objet de désir. «La faillibilité est l’occasion, le point de moindre résistance par où le mal peut pénétrer dans l’homme ». Cet être faillible suppose un « état de culpabilité latent », c’est-à-dire « une possibilité permanente d’avènement de la faute ». daniel : nous voyons comment ici l’homme est littéralement hanté par la culpabilité, comme potentiellement inscrite dans sa condition d’être faillible. Dans des philosophies comme celles de Ricoeur, il est difficile d’attendre une analyse explicative de l’émergence de la culpabilité, car elle apparaît comme un présupposé qui par définition est aussi un « impensé »...Mais nous verrons plus loin que s’il est condition d’apparition du mal, il ne suffit pas pour expliquer comment nous entrons de façon irréversible dans le mal … Seule la transposition philosophique du mythe d’Adam, avec Kant, nous livre une interprétation de l’énigme…

L’aveu (équivalent pour Ricoeur de l’expérience de la culpabilité)

Par l’aveu, j’affirme une conscience coupable, c’est-à-dire que la culpabilité est la mienne (et non une culpabilité qui équivaudrait à une souillure indélébile, antérieure à moi, qui me contraindrait au mal). Elle doit être reconnue et assumée par moi comme quelque chose de négatif, qui pourrait ne pas arriver, c’est-à-dire comme une aliénation ou une trahison. L’aveu est l’attestation à la fois de l’existence de ma liberté (j’ai fais cela alors que j’aurais pu faire autrement) et de son aliénation (alors que j’aurais dû faire ceci, j’ai fait autrement sous l’emprise de mes intérêts ou de mes inclinations). Il atteste également de son pouvoir être d’une autre façon, et exprime sa révolte contre le mal, en l’assumant comme ce qui ne devrait pas être. Le mal n’existe que pour une conscience ou liberté qui considère le réel par rapport à un choix qu’elle a fait, c’est-à-dire, qui soit capable de le considérer comme un obstacle à son développement intérieur. Dans ce sens, « […] c’est l’aveu qui rattache le mal à l’homme, non seulement comme à son lieu de manifestation, mais comme à son auteur ». Autrement dit, c’est par l’expérience de la culpabilité que je reconnais la réalité de la faute et la rattache à moi comme auteur, c’est-à-dire à la responsabilité humaine. Elle rend ainsi possible l’action morale comme ce que j’aurais du ne pas faire, et par conséquent aussi ce que je suis capable de faire, ou ce que je ne dois pas faire … Autrement dit, l’expérience de la culpabilité est en elle-même l’expérience que la faute existe (et donc le mal) et que j’en suis l’auteur. Là encore une telle interprétation est rivée au cadre de notre culture judéo-chrétienne, comme s’il était impossible d’en sortir pour adopter une autre perspective... mais la question est peut-être bien là : peut-on réellement en sortir ? Ou bien s’agit-il d’une expérience fondatrice en deçà de laquelle il n’est pas possible d’aller ?

Légitimité de la culpabilité/responsabilité

Face au versant pathologique de la culpabilité où le sujet se détruit lui-même par haine de soi, Paul Ricœur éclaire un autre versant, donnant à la culpabilité un rôle productif : « En revanche, si nous relions culpabilité et responsabilité, nous faisons alors apparaître le côté sain et productif de la culpabilité. Freud était très attentif à ceci, c’est-à-dire au fait que toute culpabilité n’est pas à déplorer ou à extirper, comme étant une impasse, elle est aussi une prise de responsabilité. Responsabilité entendue dans ces deux étymologies possibles : "répondre à …" et "répondre de". Répondre à la question : "quoi/qu’avez-vous fait ?" et à la question : "qui ?/qui êtes-vous ? " (se reconnaître "auteur" étant une des composantes de la responsabilité) mais, en même temps, répondre de quelque chose et de quelqu’un. ». Nous retrouvons là le concept d’imputation morale reliée par Kant à la notion de personne considérée comme cause libre et susceptible de se déterminer elle-même par l’exercice de la raison. Le concept d’imputation rend le sujet comptable de ses actes, en particulier ceux qui sont tenus pour un dommage, un tord dont un autre est réputé victime. Cette idée est solidaire d’une doctrine morale et juridique qui encadre la responsabilité par des codes élaborés « plaçant délits et peines sur les plateaux de la justice ».  Le fondement de la responsabilité morale peut se faire de deux façons : soit c’est l’autonomie du sujet qui obéit librement à la loi morale (Kant) ; soit elle se fonde sur un « appel » qui s’enracine alors plutôt dans une passivité première du sujet, condition de son accueil et de son ouverture vis-à-vis d’autrui : l’éthique de Levinas (Totalité et Infini) va s’engager dans cette voie : je suis « l’obligé » d’autrui ; autrui, à travers son visage, m’apparaît comme mon maître (sur le plan de l’éthique), et m’investit d’une responsabilité inconditionnelle vis-à-vis de lui et de sa vulnérabilité. La responsabilité est définie dans ce cas comme « assignation » : je ne choisis pas d’être responsable, je suis investi d’une responsabilité. « Ma responsabilité ne peut avoir commencé dans mon engagement, dans ma décision » (Lévinas). Ricoeur ne semble pas trancher entre ces deux options, mais privilégie néanmoins la relation à autrui : être responsable, c’est assumer vis-à-vis d’un autre, dans une relation empirique et concrète (et non vis-à-vis « des autres » en général).  Pour Paul Ricœur, la responsabilité est la riposte, voire la guérison face au sentiment pathologique de culpabilité qui est muré dans la solitude. Le rapport à autrui est capital : « Prendre la mesure du tort infligé à un autre, et mettre ce tort en relation avec moi comme auteur, fait de la culpabilité un sentiment sain et positif. ». Autrui est selon lui la clé pour ne pas céder à la pente qu’il semble reconnaître dangereuse du repli sur la seule culpabilité ; il s’agit d’aller vers la responsabilité qui, elle, implique toujours un autre. « Un autre face auquel je suis responsable, mais aussi un autre qui me dit que je suis responsable. ». Mais l’absence de culpabilité est problématique : « Les magistrats, en particulier les magistrats d’enfants, disent notamment que, lorsque le sentiment de culpabilité a disparu, il reste vraiment peu de possibilités de réhabilitation. Et ceci est vrai à tout âge. Nous avons aujourd’hui à faire à de jeunes adolescents qui n’ont par exemple aucun sentiment de culpabilité pour avoir tué ! Il n’y alors aucune possibilité de faire un chemin positif de reconstruction d’identité morale. ». Sur la question de la responsabilité collective, abordée notamment par Karl Jaspers dans « La culpabilité allemande » après la guerre, ouvrage dans lequel il parle de tous ceux qui ont survécus en assistant impuissants à des actes injustes et criminels, Ricoeur propose d’écarter une sorte de responsabilité incommensurable et insondable –la responsabilité que Jaspers nomme « métaphysique » -, et de ne pas faire prendre en charge cette responsabilité (collective) par l’individu. Celui-ci est seul responsable (et coupable) de ce qu’il aurait pu faire et n’a pas fait.

 

L’origine du mal et le recours au mythe adamique

A travers l’aveu du mal je découvre également le pouvoir de subversion de la volonté dans le pouvoir de ne pas suivre une obligation pourtant considérée comme juste. Le mal c’est ce que j’aurais pu ne pas faire, puisque je suis libre, mais en même temps, j’avoue que « je ne peux pas ne pas faire le mal ». Bien loin qu’une contrainte étrangère soit alléguée, le mal renvoie à « une disposition particulière de la liberté humaine » que nous ne pouvons comprendre sans faire référence au mythe adamique. C’est l’objet de « l’Essai sur le mal radical » dans « La religion dans les limites de la simple raison » (Kant). Mais auparavant, suivons Ricoeur dans son interprétation du mythe d’Adam (Le conflit des interprétations, « Herméneutique des symboles et réflexion philosophique ») : de tous les mythes sur la création et le problème du mal, le mythe d’Adam est celui qui regroupe en une synthèse les deux polarités représentées : d’une part, « un schème d’extériorité » proposant une conception magique du mal comme souillure antérieure à l’humain (nous trouvons là la dimension du tragique comme destin fatal), d’autre part un schème d’intériorité où l’homme est à l’origine du mal, qui relève d’une constitution mauvaise plus originelle que toute décision singulière. L’acte de transgression d’Adam « resserre l’origine du mal dans un instant symbolique qui finit l’innocence et commence la malédiction. Le serpent représente le mal déjà là, qui attire et séduit l’homme, « l’Autre du mal humain ». Adam est à ce titre très proche du héros tragique, à la fois coupable et innocent. Mais en tant qu’homme primordial, il symbolise aussi celui qui inaugure l’entrée dans le mal, l’instant de la chute. Par le moyen de la « chronique du premier homme », le sens de l’histoire de tout homme est dévoilé. L’utilisation que font Ricoeur ou Kant du mythe est la même : comment transposer philosophiquement la symbolique de ce mythe ? Comment penser selon le génie de cette symbolique, puisque « tout a été dit avant la philosophie » ? avoue Ricoeur… Nous voyons à quel point ici cette pensée philosophique est dépendante de la symbolique chrétienne. « Le spectacle universel de la méchanceté humaine » (il faudrait bien sûr s’interroger sur la valeur de cette affirmation, mais cela nous entraînerait trop loin…) renvoie selon Kant à « une condition à priori », « une disposition particulière de la liberté humaine », qui est le fondement de toutes les actions mauvaises. C’est le « mal radical », qui n’est que l’équivalent philosophique du mythe d’Adam et du péché originel. Celui-ci signifie que tous les péchés particuliers se rattachent à une unique racine, antérieure (quoique non temporelle, puisqu’il s’agit d’un mythe qui, par définition remonte à un Temps Primordial, origine des temps), à chacune des expressions particulières du mal. La communauté chrétienne, dit Ricoeur (lui-même protestant), fait l’aveu d’une culpabilité fondamentale, d’un mal englobant tous les hommes. Chaque mauvaise action réédite le mythe de la chute, « comme si l’homme y était arrivé directement de l’état d’innocence », dit Kant. Nous commençons en disant « j’aurais pu ne pas faire », expression de ma liberté qui est au fondement de l’imputation de mes actes (de ma responsabilité), reconnaissant que « j’aurais pu faire autrement » (pouvoir de ma liberté), et en même temps nous avouons cette « captivité antérieure qui fait que je ne peux pas ne pas faire le mal ». Cette contradiction renvoie à ma faillibilité, aux limites de mon savoir aussi bien que de mon pouvoir, qui sont simplement celles de la simple raison (Kant). Cette contradiction est intérieure à ma liberté. En conclusion de cette approche de la culpabilité morale dont les racines plongent dans l’énigme de l’homme comme auteur du mal, nous pouvons dire qu’elle apparaît, avec la responsabilité (dont elle ne peut se disjoindre ici), comme le « noyau éthique » indépassable de la psyché humaine. Avec Freud et Lacan, et contrairement aux versions édulcorées qui ont déjà été évoquées, elle apparaît aussi inséparable de la structure psychique inconsciente propre à l’humain. Mais le plus troublant est encore la centralité du mythe dans cette analyse, Lacan se référant même explicitement à saint-Paul de Tarse qui dit dans l’ « Epître aux romains » : « La loi fait le péché »… le concept d’ordre symbolique venant alors se substituer comme fondation au péché originel… Quittons donc le domaine de l’éthique et de la morale pour revenir à Freud mais surtout à Lacan concernant la nature psychologique de la culpabilité.

 

Une culpabilité originaire… Quand saint Paul et Lacan se rejoignent…

Le sentiment de culpabilité chez Freud est intimement associé à la problématique oedipienne (désir inconscient pour le garçon de coucher avec sa mère et de tuer son père), et prend progressivement la forme d’une instance psychique nommé « Surmoi », instance interdictrice, précipité des figures parentales, en conflit avec le Moi. Ce conflit donne naissance à ma conscience morale fautive. « le Ҫa (écrit Freud) est tout à fait amoral, le Moi s’efforce d’être moral et le Surmoi peut devenir hyper moral et, en même temps, aussi cruel que le Ça ». Freud ajoute une grande importance au moment de l’intériorisation : mouvement de bascule entre la peur de la punition et du retrait d’amour de l’autorité extérieure (malheur extérieur menaçant), et « un malheur intérieur continuel, à savoir cet état de tension propre au sentiment de culpabilité ». Les exigences du Surmoi sont, dit Lacan, « féroces et obscènes ». Sentiment de culpabilité inextinguible, quelque soient les efforts pour éteindre les pulsions… dans « Totem et tabou », et « Moïse et le monothéisme », Freud fait œuvre d’anthropologie et élabore une genèse de l’humanité et de la culture qui souffre aujourd’hui de sources ethnographiques qui se sont avérées peu fiables. Mais le sens symbolique de cette genèse reste intéressant : les frères de la horde primitive ont tué le Père tout-puissant chef de la horde

qui confisque les femmes à son profit. Cette haine meurtrière du père génère un fort sentiment de culpabilité que l’on va chercher à apaiser par les commandements de Dieu et de sa loi qui va à la fois satisfaire les nouvelles exigences de réparation et masquer l’origine de la culpabilité première derrière le péché originel (dans la Bible, ce n’est pas le meurtre du Père mais celui fratricide de Caïn sur Abel). Suivons le raisonnement : c’est le désir de meurtre et sa réalisation, désormais refoulé, qui est producteur de la Loi interdictrice et de la problématique du péché. C’est une explication en quelque sorte psycho-socio- génétique de l’apparition de la Loi. Lacan apporte à cette analyse un complément décisif : la culpabilité est inséparable de l’interdit de la Loi, elle n’est pas la source de la Loi. La Loi n’est pas créée dans le prolongement d’un désir et d’une culpabilité qui serait antérieur à l’interdit. L’analyse génétique laisse place à une analyse structurale, s’inscrivant en cela dans la lignée des travaux de Levi-Strauss. Pas de désir sans interdit. Pas d’interdit sans désir. La culpabilité ne peut se comprendre qu’en référence à un « ordre symbolique » qui préexisterait à sa formation. C’est la Loi qui nous fait désobéissant et coupable. « La loi fait le péché » dit saint Paul. Pour Lacan, il y a un rapport structural qui lie indissolublement le désir et sa condamnation. Ce qui ne peut se comprendre qu’en admettant l’idée, conformément avec la thèse de Levi-Strauss, qu’il existe un ordre universel préexistant au sujet et qui est structurant de la réalité humaine. En admettant aussi que c’est le langage, nous enveloppant avant même notre naissance, qui transmet inconsciemment cet ordre symbolique, nous inscrit dans le jeu de l’échange et de la communication régi par l’interdit. Dans cette perspective, le noyau de la culpabilité est la position originaire du désir inconscient par rapport à l’interdit. Elle n’est plus simplement un symptôme, mais peut revêtir une signification éthique. L’univers morbide de la faute serait alors un dérèglement ou une altération de la « sémantique morale » de l’individu. La loi qui fait le péché ne serait plus un ordre posé comme contingent par la société, mais la loi qui préside à l’ordre symbolique ; celui-ci étant ordonné avec Lacan et la psychanalyse autour de la loi primordiale de la prohibition de l’inceste à partir de laquelle va s’instituer la culture et ses règles de parenté et de l’alliance, en lieu et place du règne de l’accouplement et de la pulsion. Avant d’interroger ce concept, revenons quelques instants au texte de saint Paul. « Je n’ai connu le péché que par la loi », dit-il. C’est la Loi divine qui nous fait pêcheurs, coupables devant Dieu : «Or, nous le savons, tout ce que dit la Loi, elle le dit pour ceux qui sont sous la Loi afin que toute bouche soit fermée et le monde entier reconnu coupable devant Dieu» (Rm 3,19). «Car Dieu a enfermé tous les hommes dans la dés­obéissance pour faire à tous miséricorde» (Rm 11,32). «Mais en fait l’Ecriture a tout enfermé sous le péché, afin que la promesse, par la foi en Jésus-Christ, fût accordée à ceux qui croient» (Ga 3,22). Epitre aux Romains, Saint-Paul. En réalité tout commence avec la Loi divine ; le sentiment du péché est inséparable de celui de l’obligation ; ils sont l’endroit et l’envers de la conscience morale. La loi nous fait connaître le péché, nous fait désobéissants, opposants à l’idée d’être « créature de Dieu », soumis à lui. « Coupables » est un état que nous n’avons pas connu avant la loi. C’est elle qui nous montre notre « petitesse », notre « misère », « notre mauvaise inclination »… Saint Paul nous dit qu’il n’aurait pas connu la concupiscence si la loi n’avait dit « Tu ne convoiteras pas ». On peut penser ici que la loi est ce qui permet à l’homme de « se savoir nu », c’est-à-dire d’accéder à sa condition d’homme, distincte de celle de l’animal. C’est en ce sens la loi qui institue l’expérience morale de la culpabilité. Mais la loi ne suffit pas pour nous donner la force de la pratiquer ; c’est avec l’aide de Jésus Christ que nous pouvons espérer l’accomplir. Si nous adoptons ici un regard en extériorité (ce qui pour moi est « naturel » !), nous pouvons constater que l’idée du mal ne prend son sens que par rapport à l’intervention divine. Pas de transgression sans l’existence de la loi divine. Cette loi « fait » littéralement le péché, comme le dit saint Paul. Pas de mal (ni par conséquent de culpabilité) sans la Loi de Dieu qui le désigne et l’interdit. Par ailleurs, l’idée d’une culpabilité originaire apparaît de mieux en mieux comme le fondement des religions avec la notion de péché et celle de prix à payer. N’oublions pas à ce sujet qu’étymologiquement c’est le même mot allemand, Schuld, qui désigne la culpabilité et la dette – l’adjectif schuldig signifie à la fois « coupable » et « débiteur ». Une dernière constatation : n’est-ce pas une surprenante convergence ici entre la symbolique lacanienne et la symbolique chrétienne ?  Les lois divines laissent simplement la place à l’ordre symbolique… Que doit-on penser maintenant de ce concept ?

En finir avec l’ordre symbolique ?

Nous empruntons ce titre de paragraphe à un texte de Marie-Joseph Bertini qui commente son ouvrage « Ni d'Eve ni d'Adam. Défaire la différence des sexes Paris, Max Milo, 2009 ». L’argumentation est convaincante, même si nous ne pouvons la suivre jusqu’à la fin. Sa tournure très polémique n’empêche pas à notre sens la pertinence du propos. Nous laisserons volontairement de côté la question de la différence des sexes, pour nous concentrer sur la notion d’ordre symbolique. Pérennisée par le croisement inattendu de la linguistique, de la psychanalyse, de l'anthropologie et de la philosophie du Droit, elle continue de dessiner les frontières mentales de nos sociétés post-industrielles, notamment française. Considéré comme « la butée mentale » de toutes nos sociétés, l’ordre symbolique serait le fondement ultime de toute organisation de la vie commune.

L'approche structuraliste est un kantisme au sens où elle extrait la structure du flux de l'historicité particulière et générale et la positionne à l'exact endroit de la Morale kantienne qui se déploie dans le jugement de valeur, loin des vicissitudes de la pensée et de l'état instable des savoirs. Or rappelons que du point de vue de la philosophie nietzschéenne, la morale n'est rien d'autre que la capacité historiquement et culturellement déterminée de l'être humain de se produire lui-même. En tant que telle, elle est pure historicité. L'anhistoricité de la Morale devient donc la condition première de l'ordre symbolique, pseudo-invariant, idéal-type producteur et régulateur de toutes nos valeurs. L’ordre symbolique serait le point aveugle, l’impensé, « irreprésentable source de toutes nos représentations ». Levi-Strauss le premier recherche à travers ses données ethnographiques un invariant structurel qui renvoie à l’unité de l’esprit humain. Levi-Strauss n’a jamais caché cette recherche éperdue de ce qu'il nomme dans sa Leçon inaugurale au Collège de France : "l'universalité de la nature humaine", c'est-à-dire des "formes universelles de pensée et de moralité". La signification de l’ordre, en tant qu’exprimant la différenciation, le tri, le classement, la nomination, la séparation, est intimement reliée à la pensée et au langage. Les dernières découvertes neurobiologiques sur le langage nous apprennent en effet que notre cerveau disposerait d'un pré-câblage génétique qui correspondrait à l'aire du langage articulé, rejoignant pour partie la théorie développée par le linguiste (et psycholinguiste) Chomsky dans sa "grammaire générative universelle" selon laquelle le langage naturel s'inscrirait au cœur de structures innées. Nous devons nous rappeler que la notion de nature humaine, qui hante quoiqu’ils en disent les partisans de cet invariant structurel, est hautement problématique : Pic de la Mirandole a été un des premiers à affirmer l’indétermination foncière et la plasticité de l’être humain : « La nature enferme d'autres espèces en des lois par moi établies (c’est Dieu qui parle). Mais toi, que ne limite aucune borne, par ton propre arbitre, entre les mains duquel je t'ai placé, tu te définis toi-même ». La seule universalité réside dans son aptitude à se créer sans cesse différent, multiple et pluriel. Autrement dit le singulier, l'accidentel, le particulier deviennent la seule forme d'universalité humaine possible. Nous renvoyons à ce sujet au remarquable livre de François Jullien « L’universel, le conforme et le commun, De la diversité des cultures » et à sa déconstruction de « l’occidentalo-centrisme ». La quête d’universel restant pour lui légitime, à condition qu’elle ne revête jamais la forme d’un universel établi aux contenus précis, le sens commun de l’humain (dont les droits de l’homme peuvent tenir lieu à condition d’être un outil pour « lever de l’universel » et non une prétention à dire la manière dont il faut vivre), et la commune intelligibilité des cultures étant les seules directions qui permettent d’avancer dans cette quête. L’ordre symbolique peut sans doute aussi, à notre sens, être une direction pertinente, mais à condition de ne pas servir une fonction conservatrice en faveur de l’ordre social existant. L'ordre symbolique ne désigne ni ne prescrit aucune application particulière, étant pure capacité à les produire toutes, y compris sous la forme de systèmes  contradictoires. Il est donc inutile et vain de vouloir faire coïncider cet ordre symbolique avec un système de signes particulier qui serait érigé en parangon universel. Mais au contraire de soutenir la compatibilité de l’idée d’ordre symbolique avec l’historicité et la singularité des différentes formes culturelles. Comme la version chrétienne du péché originel qu’il semble redoubler (peut-on parler d’une filiation culturelle commune ?), celle de l’ordre symbolique lacanien pourrait être considérée comme une version culturelle de « la structure » présumée, elle-même structurante mais à jamais structurée, fondamentalement ouverte et irreprésentable, un ordre symbolique échappant à toute objectivation. « Il n’y a rien à soutenir qui ne nous soutiennent déjà nous-mêmes », dit justement Marie-Joseph Bertini. « Il faut débarrasser l’ordre symbolique de ce que Popper nommait « l’ascendant de Platon », c’est-à-dire l’arrière-monde des Idées et de l’Origine. En tant que tel il ne prescrit rien, ne nous assigne à aucun devoir-être, ne promeut aucun modèle, aucun idéal-type régulateur. Nous ne pouvons lui attribuer la paternité d'aucune des valeurs, des normes ou des règles que nos systèmes de signes ont diversement établies. ». En ce sens, aucune norme n'épuise le besoin de normativité des sociétés humaines, aucun ordre n'absorbe dans sa forme particulière et contingente l'universelle fonction symbolique qui les caractérise. C’est ainsi que Marie-Joseph Bertini plaide pour un système moral, juridique et symbolique qui prenne acte des mutations profondes de nos sociétés et se risque à élaborer une éthique de notre temps. En lieu et place d’un ordre symbolique et d’une conception du Droit (comme par exemple celle de Legendre) qui interdit désormais toute possibilité de formes nouvelles d’être-ensemble.

La perspective développée ici est une perspective manifestement militante et prescriptive. Mais il est vrai que la prise en compte des mutations sociales contemporaines nous conduit à interroger cet « ordre symbolique » tel qu’il est défini par Lacan. « La psychanalyse française d'inspiration freudienne et lacanienne livre une guerre contre les mères qui est aussi une guerre contre les femmes et aboutit à réduire l'aventure du psychisme humain à la répétition d'un schéma mythologique et archaïque qui fait du père, médiateur du symbolique, l'agent de l'humanisation du sujet et ce quelque soit le milieu, le contexte et la période de l'Histoire considérés. ». Sans soutenir un propos sans doute outrancier, ni entrer d’ailleurs dans cette polémique, nous pouvons faire l’hypothèse que cet « ordre symbolique » là est historiquement situé et déterminé ; nous essaierons de le montrer plus loin avec Marcel Gauchet à propos du statut de la culpabilité au cours de l’histoire de la société depuis quelques centaines d’années. En revanche, l’idée défendue dans le texte de Marie-Joseph Bertini selon laquelle « il  faut en finir avec l’ordre symbolique », dont les dimensions mythologique et eschatologique sont dénoncées, sont excessives.  Une telle critique oublie ce qu’elle semblait avoir préalablement reconnue : « structure structurante mais non structurée, fondamentalement ouverte et irreprésentable, l'ordre symbolique échappe à toute objectivation ». Autrement dit, il ne s’agit pas de ne pas reconnaître l’existence de ce « transcendantal » ou condition de possibilité du social, qui fait tenir ensemble et articule la vie commune, mais s’interdire de lui donner un contenu précis prétendument universel, sous peine de clôturer cet universel dans un état des choses établi. A ce titre, l’ordre symbolique lacanien garde toute sa pertinence descriptive pour une société donnée (la société « moderne », celle contemporaine de la période freudienne jusque dans les années 70), mais doit être aujourd’hui interrogé à partir des mutations socioculturelles enregistrées dans la société contemporaine. De la même façon que François Jullien affirme que l’universel des droits de l’homme doit rester un signifiant vide et négatif, outil de résistance contre toutes les violations de ce principe, et ne pas être assimilé à sa version occidentale culturellement saturée par toute son histoire coloniale, cédant alors au reproche justifié d’ethnocentrisme, le concept d’ordre symbolique doit nécessairement rester un concept vide, et ne pas prétendre régler de façon prescriptive la vie en société. Dans le cas contraire, l’ordre symbolique risque fort d’être purement et simplement un « ordre social »…

 

Certaines sociétés sont plus « à culpabilité » que d’autres…

A lire « l’Essai de psychologie contemporaine » de Marcel Gauchet (in « La démocratie contre elle-même »), qui propose « trois âges de la personnalité » au cours de notre histoire de la Modernité, on peut s’en persuader : il distingue notamment les sociétés où le sentiment de  honte serait prévalent, des « sociétés à culpabilité », puis enfin des sociétés contemporaines où cette dimension subjective apparaît beaucoup moins présente… Nous avons fréquemment aborder le sujet et nous ne ferons ici qu’en reprendre les lignes essentielles pour ce qui concerne le statut de la culpabilité dans ces sociétés. L’opposition des cultures de la honte aux cultures de la culpabilité avait été abordée précisément avant Gauchet, par deux auteurs : d’une part Ruth Benedict (« Le chrysanthème et le sabre ») qui analyse remarquablement l’ancienne société japonaise comme « société à honte », et d’autre part Dodds qui, quelques années après, reprend cette opposition pour analyser comment nous passons de la honte à la culpabilité dans la Grèce antique (« Les grecs et l’irrationnel »). De nombreux autres ouvrages ethnographiques ont depuis confirmé cette distinction. Marcel Gauchet la reprend dans une perspective social-historique plus globale, pour montrer comment l’avènement de la démocratie, avec les progrès de la société des individus finit par affecter en profondeur la personnalité elle-même de ses membres. Cette analyse, si elle s’avère juste, est en elle-même une remise en question profonde d’un ordre symbolique aux contenus intangibles… Quid d’une culpabilité originaire telle qu’affirmée aussi bien par le recours à ce dernier que par la référence au mythe adamique ?

La personnalité traditionnelle serait plutôt une personnalité à honte ou à honneur. L’individu se détermine et se structure par l’incorporation de normes collectives de sa société d’appartenance. Identification inconsciente à « l’ordre symbolique ». Il est très intéressant de noter que Gauchet utilise cette notion en historien ou sociologue : c’est l’ensemble ordonné de représentations, de règles, d’idéaux, de statuts (d’âge, de sexe, de rang), de coutumes, qui structure le collectif dans une société donnée. Dans cette société holiste où le tout prime sur la partie, pas de conflit intérieur (ni externe) entre le point de vue de l’individu et celui de l’ensemble. Pas d’inconscient individuel non plus à proprement parler puisque la même symbolique régit les processus sociaux et les processus intrapsychiques. L’être individuel est littéralement constitué par la norme collective qu’il porte en lui.  Les personnalités à honte, au sens où Ruth Benedict en parle, sont dominantes : dans ces « sociétés à honneur », la pire des choses est de « perdre la face ». Contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’autonomie de tels individus est réelle, et même peut-être plus solide : Chacun des membres contenant en lui la collectivité, il a une assurance et une solidité qui le rend capable de se déterminer par lui-même à l’intérieur du cadre reçu.

« La personnalité moderne » ou « l’individu bourgeois », qui s’affirme de manière privilégiée entre 1700 et 1900, continue de se référer à un collectif qui le précède, à tout un ensemble de traditions, de normes et d’idéaux dont il n’est pas le créateur. Cependant, il y a reconnaissance de la liberté de choix en droit. Il lui revient de s’approprier personnellement, d’intérioriser (et pas seulement d’incorporer), d’accepter lucidement et de vouloir librement ce qu’il a d’abord reçu. C’est l’âge de la conscience, de la responsabilité, de la culpabilité. Car c’est l’âge du conflit inévitable entre une tradition et une autorité socialement instituées qui continuent de déterminer les vérités les normes et les idéaux auxquels il convient de se référer – et un individu dont la capacité de discernement rationnel et de libre engagement est désormais pleinement reconnue, un individu auquel il revient de reconnaître en conscience et d’affirmer librement la supériorité du point de vue de l’ensemble sur les désirs, les perceptions et les sentiments qui lui sont particuliers. C’est ce compromis que va exprimer la notion de devoir. Le devoir, c’est précisément ce qui s’impose à moi comme à tous, mais qu’il me faut néanmoins vouloir en conscience. L’inconscient devient alors le lieu hautement significatif où se représentent et s’élaborent au sein de la personnalité le conflit entre deux ordres : celui de l’inscription psychique de la règle sociale et ce qui est de l’ordre de l’individualité et de son désir. On aura alors à faire à une personnalité à culpabilité, à « Sur Moi », à « déchirement entre conscience et inconscience ». C’est le règne du conflit névrotique et de la culpabilité consciente ou inconsciente. Gauchet subsume ainsi l’analyse philosophique kantienne et l’interprétation freudienne et lacanienne à partir d’un point de vue social-historique qui positionne leurs pertinences respectives, mais affirme également leur relativité historique. La névrose et donc aussi la culpabilité freudienne est bien l’expression de ce conflit entre une logique du désir et une logique sociale intériorisée et symboliquement médiatisée par le Surmoi et l’idéal du moi. Mais il n’est pas certain que ce conflit intrapsychique générateur de culpabilité souvent omniprésente soit toujours aussi central aujourd’hui.  En cette fin de XXe siècle, nous assisterions à l’émergence de « la personnalité contemporaine ». Celle-ci n’est plus structurée par la référence au collectif et à sa précédence, elle n’est plus fondée sur l’appartenance. Bien entendu, l’individu « contemporain » sait qu’il appartient à une société, mais ce n’est plus cette inscription sociale qui le détermine en tant que sujet. Il aurait en propre, comme le dit Gaucher, d’être le premier individu à pouvoir se permettre d’ignorer qu’il vit en société, ce qui n’est pas sans conséquence sur le procès de socialisation, de plus en plus problématique.  L’individu « déconnecté », pour lequel il n’y a plus de sens à se placer du point de vue de l’ensemble, connaît beaucoup moins le sentiment de l’obligation et le sens de la dette, qui ont pourtant étaient très prégnants pendant si longtemps. Il ne s’agit plus que « d’être soi-même », de ne pas être entravé dans l’utilisation des opportunités d’épanouissement qui se présentent, de rester « branché » sur les réseaux susceptibles de favoriser le développement personnel (les techniques contemporaines de communication soutenant ce processus).

Il va de soi, et Gauchet nous le dit explicitement, qu’il ne s’agit pas d’autre chose qu’une modélisation sommaire destinée à repérer quelques traits distinctifs importants. Même si nous admettons la dimension historique et sociale de ces différences, rien ne nous empêche de penser que nous rencontrons, sous une forme bien sûre impure et composée, des types de personnalité dans la vie quotidienne qui, selon les contextes de vie et les circonstances rencontrées, vont laisser apparaître de manière dominante tel ou tel type de comportement. Nous pouvons peut-être aussi nous demander si cette tendance à l’affaiblissement des formes de culpabilité n’est pas source de problèmes nouveaux. L’accentuation par exemple du « moralisme », consistant davantage, à travers des causes morales très générales, dans l’accusation et la culpabilisation des « autres », ou la dénonciation du non respect des droits,  plutôt qu’à l’auto-examen ? La mise en avant des droits beaucoup plus que des devoirs. « L’adhérence à soi » et la difficulté de se décentrer de ses intérêts personnels…etc. Nous parlons souvent des personnes qui n’arrivent pas à sortir de la culpabilité (culpabilité pathologique), mais moins des exclus de la culpabilité, qui sont pourtant nombreux… Jacques Lacan disait à ce sujet : « qu’il y avait deux façons d’être dans la pathologie, l’une est de ne pas sortir de la culpabilité et l’autre de ne pas y entrer. Ne pas en sortir, c’est la névrose ; mais ne pas y entrer, c’est la psychose ! De ce point de vue, une culture où une partie importante de la population n’entre pas dans le sentiment de culpabilité est plutôt à considérer comme psychotique que névrotique. C’est beaucoup plus grave… ! ». C’est la fonction structurante de l’interdit qui ne jouerait plus son rôle… Mais sommes nous vraiment autorisés à penser que toute « sortie » de la culpabilité doit être analysée comme un phénomène pathologique ? Qu’est-ce qui relève d’une altération du régime de la Loi symbolique, et qu’est-ce qui renvoie à la transformation silencieuse mais non moins profonde de notre réalité sociale et anthropologique, telle que celle dont Marcel Gauchet essaie de rendre compte ? Beaucoup de « psy » notent une évolution sensible des types de pathologie, notamment une faiblesse des névroses classiques au profit  des « borderline » (« état-limite » en français). Pour sa part, Ehrenberg (« La fatigue d’être soi ») signalait-il depuis longtemps l’explosion des symptômes dépressifs aux dépens de la névrose traditionnelle, expliquant que l’ancienne forme de conflit intrapsychique laissait progressivement la place à ce qu’il appelait « un syndrome d’insuffisance ». Mais finalement la culpabilité est toujours présente dans ce cas, même si elle revêt d’autres habits : l’injonction à « accomplir toutes ses potentialités » dans un monde qui se prétend peu normatif mais dont la nouvelle norme s’avère être le culte de la réussite et de la performance dans tous les domaines, développe peu à peu « une fatigue d’être soi » devant ses responsabilités nouvelles et de plus en plus importantes : peur coupable de ne pas parvenir à suivre le rythme (« cf. « Où allons-nous si vite ? »), de « ne pas être assez » ; assez riche, assez heureux, assez en forme ou sportif, assez séduisant, assez bricoleur, assez cultivé…etc. Tout cela dans un monde où la tyrannie de l’image sévit avec force.

 

S’émanciper de la culpabilité ?

La philosophie de Marcel Gauchet débouche sur une histoire de la culpabilité et son étroite dépendance avec la structure sociale dans laquelle elle prend naissance, interrogeant quelque peu la prétention à « fonder » cette valeur, soit dans le champ de la morale, soit dans celui de l’ordre symbolique, les deux semblant se rejoindre naturellement. Nietzsche, me semble-t-il, radicalise l’historicité de la culpabilité en entreprenant la genèse historique de toutes les valeurs, ou plus exactement leur généalogie (in Généalogie de la Morale), et qui consiste en ceci : quelle est la valeur de ces valeurs ? Pour le découvrir, il faut les examiner comme des causes produisant des effets, et remonter jusqu’à leurs origines, en se demandant «  Qui évalue » : qui (quel type d’homme) est celui qui veut ainsi et qu’est-ce qu’il veut vraiment ?

 

Pour Nietzsche, la culpabilité, qu’il associe étroitement à la mauvaise conscience, participe d’une morale des faibles, ceux chez qui les forces réactives dominent les forces actives. Et cette morale de la culpabilité et de la responsabilité, inséparable des idées mystificatrices de libre volonté et de responsabilité, est le résultat d’une inversion des valeurs qui consacre la victoire des faibles sur les forts, une morale dirigée contre les forces de la vie, animée par une volonté d’anéantissement. Nous ne pourrons ici que relever quelques jalons sur le chemin de cette pensée (en particulier, la seconde dissertation de la G de la M)

Pour lui la culpabilité objective, en termes de délit ou transgression, ne semble pas liée, à l’origine, à l’expérience subjective de culpabilité (le sentiment). Loin d’être la cause de la Justice (comme institution), le sentiment de culpabilité n’en est qu’une conséquence. La « culpabilité », définie comme transgression à la Loi et dommages commis, entraîne de facto un « équivalent-peine », autrement dit un prix à payer, une dette sous forme de châtiment. Ces notions ne sont pas « morales » (au sens habituel)  à l’origine. La véritable origine de la justice et de la conscience ultérieure de la faute (nous y reviendrons) part de là : un système contractuel entre débiteur et créancier où le débiteur doit payer à la communauté (le créancier) un équivalent, sous forme de représailles, d’amendes, de châtiments, pour la promesse qu’il n’a pas tenue. Ce contrat est à l’origine de l’organisation sociale. Nul esprit de vengeance ici, mais par contre un tel système est volontiers associé aux plaisirs de la cruauté, la douleur subie pouvant être objet de réjouissance pour les spectateurs (Nietzsche parle en particulier de dieux grecs qui se réjouissent devant les spectacles de cruauté…). Le but d’un tel fonctionnement en direction de ceux qui enfreignent les limites et violent la loi doit être compris en termes de dressage ou de domestication : le châtiment  n’implique aucun ressentiment par rapport à l’offense subie, ni mauvaise conscience. Cette vision de la Justice correspond à celle des « forts » (cf. plus haut le sens de cette qualification), et n’ai nullement le fruit d’émotions réactives (comme l’esprit de vengeance ou les dernières nommées). Le châtiment est vécu sans mauvaise conscience de la part du « coupable ». Il est un évènement catastrophique, en quelque sorte « naturel », mais qui ne provoque pas le remords. La punition est censée rendre plus perspicace, plus prudent. Il forge chez l’homme, dit Nietzsche, « une mémoire de la volonté ». Mais l’homme ne va pas pouvoir surmonter les obstacles et se fera écraser par cette lourde machination… Le moment du basculement est celui de l’intériorisation des instincts de vie réprimés du « coupable » et de leur retournement contre lui, préparant ainsi la mauvaise conscience et le sentiment de culpabilité à sa suite. Cela se traduit par une sorte d’épanchement sur soi-même, et à une moralisation des notions de dette et de devoir. Celle-ci  a pour conséquence une tendance au désir de néant, c’est-à-dire une dépréciation de la vie comme associée au mal. La domestication devient par là-même sadomasochiste, réclamant la souffrance et faisant bientôt de l’obligation envers son Dieu, qui devient désormais son principal accusateur, le principal instrument de torture. C’est ce moment qui est caractérisé par Nietzsche comme celui de la transmutation des valeurs en faveur de la volonté de souffrance, d’expiation, de néant. Si maintenant nous portons le regard avec Deleuze sur ces mécanismes de retournement de la force contre-elle-même, manifeste dans le ressentiment mais aussi dans la mauvaise conscience ou la culpabilité, nous nous rendons compte que deux types de comportement sont possibles face à une action que nous subissons (que nous pourrions noter « épreuve de réalité » dans le langage freudien) : ré-agir ou re-ssentir. Ne pas réagir, se borner à ressentir, tel est la caractéristique de « l’homme du ressentiment ». Il y a ressentiment quand « la réaction cesse d’être agie pour devenir quelque chose de senti » (in « Nietzsche » de Deleuze). Ne pouvant riposter, « agir sa réaction », l’homme réactif voit sa conscience envahie par les traces mnésiques, par une « mémoire venimeuse qui n’en a jamais fini de rien » (Nietzsche). L’homme actif, en agissant la réaction, empêche la propagation de la douleur ou du moins isole et localise la trace, jusqu’à ce qu’il puisse à nouveau réagir. Cette douleur au départ dénuée de sens, va s’intérioriser et être mise au service de la mauvaise conscience : sa signification sera d’être la conséquence d’un péché, d’une faute originelle, et l’expression d’une expiation et d’une punition divine. De simple mauvaise conscience, elle devient alors le sentiment de culpabilité. « On se guérit de la douleur en fabriquant encore plus de douleur, en l’intériorisant encore plus ; on s’étourdit, c’est-à-dire on se guérit de la douleur en infectant la blessure. » ; Ne sommes-nous pas là au cœur du caractère morbide d’un certain sentiment de culpabilité, et du besoin trouble de l’alimenter ? Cette impuissance à réagir, consacrant la victoire des forces réactives sur les forces actives (au sein même d’un même individu ; c’est la raison pour laquelle Deleuze parle d’une « topique » nietzschéenne), entraîne, avec l’esprit de vengeance, une mise en accusation et une haine systématique pour tous les objets et les êtres dont nous subissons les effets. Dans « Crépuscule des Idoles », Nietzsche explique que le jugement moral de la culpabilité et la punition repose sur le postulat de la responsabilité, et donc sur l’invention d’une « psychologie de la volonté », qui consiste à ramener « un état de fait quelconque à la volonté, à des intentions, à des actes de responsabilité ». C’est bien sûr ici, avec la critique radicale du libre-arbitre,   toute la critique nietzschéenne de la philosophie du sujet qui est concernée. Il s’agit donc « pour les immoralistes que nous sommes », de « faire disparaître de nouveau du monde l’idée de culpabilité et de punition », s’opposer radicalement aux « théologiens qui continuent, par l’idée de monde moral, à infester l’innocence du devenir, avec le « péché » et la « peine ». Le christianisme est une métaphysique du bourreau… ».

Nietzsche va se découvrir non sans une grande jubilation un précurseur dans cette critique radicale de la liberté de la volonté en la personne de Spinoza. Cette vision morale du monde, solidaire des idées de libre-arbitre, de responsabilité, de culpabilité et de pardon (divin), renvoie pour l’un comme pour l’autre à une volonté de punir et de juger qui n’en finit pas de culpabiliser l’homme et de n’avoir contre lui que ressentiment, détestation, pitié et compulsion de réforme. Les points de convergence sont très nombreux entre ces deux philosophes. Nietzsche créditera par exemple Spinoza d’avoir été le seul à être parvenu, avant lui, en se libérant de la mauvaise conscience, à cette pensée de l’innocence du devenir, que l’on pourrait traduire chez Spinoza par la formule « Tout est nécessité ». L’homme n’étant la conséquence d’aucun but, d’aucune fin, d’aucune volonté, étant en ce sens « un fragment de fatalité ». Ceci dit les divergences sont également nombreuses entre eux deux : pour l’un la connaissance seule est libératrice et il n’y a pas de véritables ennemis sinon par ignorance et défaillance, pour l’autre au contraire, il s’agit d’un rapport de forces et d’une lutte à mort entre deux types d’instincts antagonistes. Mais revenons au statut de la culpabilité chez Spinoza : la première chose qui vient à l’esprit est que cette notion apparaît à peine dans l’Ethique, de façon très marginale. En fait, elle n’y a aucune place essentielle, contrairement à ce qui est le cas dans un système de jugement moral traditionnel. Pourquoi ? Concernant le jugement de culpabilité, il est partie prenante de la morale, qui est avant tout « un système de jugement » (Deleuze) porté sur autrui ou sur soi-même, au nom de valeurs qui se posent comme extérieures et transcendantes. En ce sens, l’Ethique de Spinoza, comme le montre bien Deleuze, ne propose aucune « morale » : car il ne peut y avoir de valeurs de cette nature dans cette philosophie : Je ne tends pas vers une chose ou une valeur parce qu’elle est bonne ; mais une valeur ou une chose est bonne parce que je tends vers elle. Le conatus spinoziste nous pousse à développer notre puissance d’agir (aussi bien celle du corps que celle de notre pensée en vertu du parallélisme du corps et de l’’esprit), et donc à organiser la rencontre avec les autres êtres dans le sens d’une augmentation de ma propre puissance d’exister, nécessairement accompagnée d’affects positifs (la joie en particulier). Mon désir est ici le seul créateur de valeurs, guidé par mon « utile propre », c’est-à-dire ce qui conformément à ma nature va contribuer à l’augmentation de mon être. Pas de « mal » et de « bien » en soi, indépendamment de moi, mais du « bon » et du « mauvais » pour moi. Le « bien » et le « mal » n’ont aucune réalité positive non plus à l’échelle de l’ensemble de la nature, régie par des rapports de rapports entre les différents individus qui la composent (individus doit être entendu ici au sens le plus large d’éléments), certains pouvant être assimilés à une « décomposition de rapports » par rapport à un individu donné (tel homme par exemple est empoisonné, ce qui signifie pour lui que le poison va entrer dans un rapport tel avec son corps qu’il produit une décomposition de rapports entraînant la mort sous l’ angle de cet homme particulier. Ce qui est bien évidemment « mauvais » pour lui !), mais apparaître au contraire comme une composition de rapports sous un angle différent (le poison s’associe à d’autres éléments dans le sang pour composer un troisième élément etc.). Le Mal, dans cette approche, est à proprement parlé « rien », il n’a aucune réalité positive (comme une chose), ou dit autrement il n’y a nul péché ou culpabilité ontologique. Dans cette mesure, le vécu de culpabilité est « mauvais » pour moi, fait partie des affects tristes qui diminuent ma puissance d’agir : « Aucune divinité, nul autre qu’un envieux ne se réjouit de mon impuissance et de ma peine, et nul autre ne tient pour vertu nos larmes, nos sanglots, notre peur, et toutes ces manifestations qui sont le signe d’une impuissance de l’âme » (Eth, IV, 45, Sc.). Aucune vertu donc, au contraire, accordée par Spinoza au vécu de culpabilité. Cela signifie-t-il pour autant que nous sommes absouts de tout jugement (nous ne l’envisageons pas ici sous son aspect juridique. Spinoza a par ailleurs parfaitement justifié l’utilité de l’exercice de la loi en cas de crimes ou de délits, mais pas du point de vue de la responsabilité morale traditionnelle…) ? Oui et non : pour Spinoza en effet, il n’y a aucune autonomie du jugement (comme chez Descartes par exemple), c’est-à-dire une faculté de juger indépendante des choses à juger ; le jugement n’est que la conséquence d’une idée qui s’affirme elle-même ou qui se mutile elle-même. L’idée vraie, en ce sens, contient en elle-même son caractère de vérité et s’impose comme telle. Pas de jugement au nom de valeurs transcendantes, comme dans le livre de l’Apocalypse et du Jugement Dernier, qui est le livre de morale par excellence (selon Deleuze), et la manière dont nous sommes jugés par les autres n’est pas important. En revanche, quoique nous fassions et que nous le voulions ou non, nous nous jugeons nous-mêmes. En quel sens ? Ce qui nous juge, c’est la nature de nos tristesses et de nos joies. Et celui qui, justement, se fait souffrir lui-même, le masochiste, le dépressif, est pour Spinoza le pire jugement qui soit porté contre lui-même. Il se fait ainsi le pire mode d’existence qui soit, l’existence la plus misérable. Nul besoin donc de Tribunal comme dans l’Apocalypse (qui représenterait justement le système de la morale), mais la vie même a valeur d’auto-expérimentation : imaginez des pièces présumées en or qui s’éprouveraient elles-mêmes : il y a des vies qui sont assimilables à d’authentiques pièces d’or, et d’autres qui sont des fausses (plus ou moins fausses ; il y a plusieurs façons de réaliser des fausses pièces), réalisées par des faux-monnayeurs (cette métaphore des faux-monnayeurs » est reprise par Deleuze dans son cours - enregistrement CD - sur « l’immortalité et l’éternité chez Spinoza »). S’il est impossible de juger la vie, c’est que la vie ne cesse de se juger elle-même, et Nietzsche n’a cessé de développer cette idée : croire que l’on peut juger la vie d’un point de vue extérieur à elle, alors que tous nos jugements n’en sont que des expressions. Nul énoncé philosophique ou moral ne saurait, en ce sens, y échapper… Pour Spinoza, nous méritons la vie que nous avons dans le sens où les affects que nous possédons supposent un mode d’existence immanent donné. Nous ne pouvons pas être dépressif si nous n’avons pas malgré nous ajouté une valeur à la chute ou à la dépression. Si çà n’a pas de sens pour nous, nous pouvons connaître des malheurs, mais nous n’y mettrons pas les mêmes charges d’angoisse. 

 

 

 

Impossible de « s’exonérer » au sens de notre définition de départ : se décharger de notre obligation de paiement ! Cela va de soi dans le registre juridique de la loi. Mais qu’en penser dans le domaine moral ? En quoi pourrait consister une « libération » de l’expérience de la culpabilité, corrélative en même temps de la nécessité active du paiement de sa dette ?

Peut-on se conduire de façon « responsable » sans souffrir de culpabilité ?

 

La culpabilité n’est-elle pas toujours l’autre versant du versant caché d’agressivité, de haine, de violence plus ou moins refoulées (c’est là que les interprétations freudiennes et nietzschéenne se rejoignent) ? Ne doit-on pas alors penser que la diminution de ces « passions tristes » entraîne aussi de facto la diminution du sentiment de culpabilité ? Si l’on considère avec Spinoza que le bien et le mal est fondamentalement réductible au sentiment de joie et à celui de la tristesse  (« La connaissance du bien et du mal n’est rien d’autre que l’affect de joie et de tristesse, en tant que nous en sommes conscients » affirme-t-il dans l’Ethique), et ne relève par conséquent pas d’un jugement moral se référant à des valeurs transcendantes de « devoir être », indépendamment de ce qui est « bon » ou mauvais pour moi, une véritable vie «éthique » n’est-elle pas celle qui évite autant que possible la culpabilité au profit d’une augmentation de sa puissance d’agir, c’est-à-dire d’actions qui favorisent l’organisation de rencontres avec des êtres et des choses qui entrent avec moi dans des rapports de convenance ?

 

Daniel Mercier, le  05/04/2013