L’enseignement de la morale laïque à l’école - Avril 2014 - Daniel Mercier

 

L’enseignement de la morale laïque à l’école : quelques éléments d’élucidation préalables...

 

L’enseignement de la morale laïque à l’école, ou l’enseignement laïc de la morale (puisque le rapport de la commission propose cette nouvelle appellation, qui apparaîtra en effet plus adéquate) semble reposer, au vue de précédentes déclarations de Vincent Peillon, sur un grand « flou artistique » :

 

1)      « Je pense, comme Jules Ferry, qu’il y a une morale commune, qu’elle s’impose à la diversité des confessions religieuses, qu’elle ne doit blesser aucune conscience, aucun engagement privé, ni d’ordre religieux, ni d’ordre politique. Prenez les textes du Conseil national de la Résistance : cela va des communistes à de Gaulle. Ce sont des textes qui portent une conception de la solidarité sociale, de l’universalisme et nous avons besoin d’enseigner à nos élèves ce formidable patrimoine. ». La référence à la morale laïque de Jules Ferry est explicite. Elle se réfère à la notion de « morale commune », au-delà de toute éthique particulière. Il est donc nécessaire de mieux cerner la nature d’une telle morale... Il nous en donne déjà un aperçu :  « Si la République ne dit pas quelle est sa vision de ce que sont les vertus et les vices, le bien et le mal, le juste et l’injuste, d’autres le font à sa place ». Nous voilà transporté en effet vers une morale dont l’universalité semble aller de soi. Nous allons voir en effet que cette ambition est bien celle de la morale laïque de Jules Ferry. Mais aussi questionner cette ambition et sa légitimité aujourd’hui.

 

2)      Vincent Peillon semble également vouloir élargir considérablement cet enseignement à la question du bonheur et de la vie bonne, questions éthiques concernant le sens et la conduite de nos vies : cet enseignement devra couvrir «…  toutes les questions que l’on se pose sur le sens de l’existence humaine, sur le rapport à soi, aux autres, à ce qui fait une vie heureuse ou une vie bonne ». Il ne s’agit plus vraiment de la même chose...

 

3)      Et pourtant, dans une autre déclaration, Vincent Peillon semble au contraire resserrer la définition de cet enseignement sur une conception plus restrictive d’une morale civique qui semble se rapprocher des valeurs universelles des droits de l’homme (de la Démocratie) et de la République : « … il faut enseigner aux enfants la différence entre être patriote et nationaliste. Nous devons aimer notre patrie, mais notre patrie porte des valeurs universelles. Ce qui a fait la France, c’est la déclaration des droits de l’homme. Elle dit que nous partageons tous une même humanité. Le professeur doit reconnaître en chaque enfant, sans distinction d’origine, cette humanité et l’instituer. ».Conception plus restrictive donc, mais qui par là-même se rapproche beaucoup de l’enseignement de l’ECJS (Education civique juridique et sociale)

 

4)      Enfin, il me semble qu’une dernière déclaration introduit un registre encore différent : «  Tout ce qui est de l’ordre du racisme, de l’antisémitisme, de l’injure, de la grossièreté à l’égard des professeurs et des autres élèves, ne peut pas être toléré à l’école. ». Nous sommes ici (en partie) sur des questions de « civilité » et plus globalement de socialisation que nous définirons avec Marcel Gauchet comme des « formes préréglées de coexistence avec autrui ». Il me semble que quelqu’un comme Finkielkraut retient également prioritairement cette dimension : «  La morale laïque ne doit pas s'entendre par opposition à la morale religieuse, mais par opposition au désordre généralisé. C'est ce que l'écrivain George Orwell appelle la common decency, la " décence ordinaire ". " Il y a des choses qui ne se font pas ", dit-il. Et Albert Camus, dans la même veine, médite cette phrase magnifique de son père : " Un homme, ça s'empêche. " Ces principes valent quelles que soient les circonstances. La décence ordinaire refuse aux individus le droit de se décharger de leurs responsabilités sur les autres et de penser que la source du mal est la société. A l'école, on doit apprendre à se conduire dignement. ». Ce travail éducatif de socialisation doit-il entrer dans le champ de la morale, et doit-il (peut-il ?)  donner lieu à un enseignement similaire ?

 

Voilà poser en creux, me semble-t-il, à travers ces différentes déclarations et leurs divergences, quelques unes des questions importantes relatives à la légitimité et aux contours d’un tel enseignement. Dans un premier temps, je voudrai souligner en quoi celui-ci peut être problématique. Et dans un deuxième temps, montrer à quelles conditions il peut ouvrir des perspectives très fécondes... 

 

► La référence à la morale laïque de Jules Ferry renvoie historiquement à une double filiation : c’est en premier lieu la « morale commune », celle de « nos pères et de nos grands-pères », autrement dit la morale chrétienne sécularisée. Peut-on encore aujourd’hui se référer à cette morale ? Mais surtout en second lieu, si l’on en croit le dictionnaire pédagogique de F. Buisson (article : morale), celle-ci a un statut de science et peut donc donner lieu à un enseignement dont le contenu a dès lors un caractère universel : « Les règles élémentaires de la vie morale ne sont pas moins universellement acceptées que celles du langage… » (Ferdinand Buisson). Cette conception d’une « science morale » semble aussi être celle de la circulaire sur l’instruction morale de Luc Chatel (2011) qui fait référence à une « morale universelle fondée sur l’idée d’humanité et de raison ». Peut-on ainsi affirmer que l’exercice « naturel » de la raison conduit, en toute rigueur logique, à une « morale universelle » ? C’est à mon sens le principal point d’achoppement d’une telle tentative, que Ruwen Ogien a su percevoir avec la perspicacité qu’on lui connaît. De quoi s’agit-il au juste ? 

Le présupposé implicite de la pensée des Lumières, dont la morale laïque est le fruit, affirme qu’il suffit de laisser se déployer la raison pour infirmer toutes les croyances et superstitions (irrationnelles par conséquent) et aboutir aux valeurs de la République, réputées pour cette raison universelles, tel que la solidarité, l’égalité, l’altruisme...etc. Cette confiance excessive en la raison n’est plus vraiment crédible (ce qui ne veut pas dire qu’il faut cesser d’être rationnel !). Nous savons bien, empiriquement et théoriquement, qu’il n’en est rien ; empiriquement : une discussion libre et argumentée pourra déboucher aussi bien sur la mise en valeur de l’égoïsme personnel, du mérite, de la concurrence...que des valeurs citées plus haut. La raison n’est pas ici discriminante... Par ailleurs nous savons théoriquement que des morales comme l’utilitarisme (théorie très rationnelle) nous proposent une conception de la justice très différente de la morale soi-disant commune que serait la seule morale laïque. Contrairement à l’affirmation d’une « science morale » correspondant au développement « naturel » de la raison... Le risque ici serait, sous-couvert de la raison, de faire valoir une morale qui a notre préférence, en contrevenant gravement au pluralisme et à la liberté de conscience au nom desquels  nous sommes censés œuvrer (victimes alors d’une profonde contradiction interne). Ce questionnement critique sur le caractère universel de la morale laïque est à fortiori valable pour toute démarche réflexive sur la morale en général : nos choix personnels concernant « la vie bonne » ne sont jamais strictement rationnels, et réciproquement la raison seule peut valider des morales d’orientation très différentes. Citons en conclusion de ce point Ruwen Ogien : « Pour ma part, je pense qu'il est possible d'enseigner - au sens d'informer - ce qu'on peut appeler les règles élémentaires de la vie démocratique, c'est-à-dire un enseignement civique et politique. Mais l'école ne doit pas aller au-delà. Elle ne doit pas, par exemple, essayer de dire ce qu'est une vie heureuse ou le sens de la vie …. Si on instaure de vraies discussions sur ces sujets, on laisse la possibilité de voir émerger un désaccord. Si l'école impose une norme dans ces domaines, elle ne respecte pas son devoir de neutralité...  L'école peut apprendre ce que c'est qu'être un bon citoyen, mais elle n'a peut-être pas la vocation et les moyens de rendre les gens vertueux. L'école doit transmettre des connaissances, apprendre à raisonner et espérer que cela aide les gens à mieux se comporter, c'est tout. .... En proclamant (il s’agit de l’ex Ministre de l’EN) que l’école doit s’occuper du bien et du mal, des valeurs communes, de la vie bonne ou heureuse et pas seulement du juste et de l’injuste, lorsqu’il proclame que l’Etat doit donner sa «vision du bien», le ministre prend le risque de porter atteinte au respect du pluralisme moral, un principe aussi important, pour nos démocraties, que le respect du pluralisme religieux. ». Ruwen Ogien trouve donc illégitime l’enseignement d’une morale qui se présenterait abusivement comme universelle, et serait en contradiction avec le respect du pluralisme des opinions et de la neutralité d’un Etat démocratique. De plus, semble-t-il nous dire, l’école n’a ni les moyens ni la vocation de « rendre les gens heureux »... Nous allons revenir sur ces arguments. Il est à noter cependant qu’il admet le principe d’un enseignement civique...

 

► Si nous adoptons (peut-être provisoirement ?) une conception très large de la morale englobant toutes les dimensions évoquées précédemment, incluant aussi bien des valeurs qui commandent ma conduite vis-à-vis d’autrui mais aussi vis-à-vis de moi-même, et que l’on peut définir sommairement comme « ensemble de règles d’action et de relation », ne peut-on pas considérer à partir de ce qui vient d’être dit qu’il y a des choses qui peuvent faire consensus dans une culture démocratique, et d’autres choses qui sont des choix personnels que l’on peut discuter rationnellement, mais que la raison seule ne permet pas de trancher ? La question posée ici est celle de la pertinence ou non de contenus précis d’enseignement dispensés, ayant une valeur prescriptive ou normative, lorsqu’il s’agit de cette question générale de « la vie bonne ». Ne doit-on pas en effet respecter la neutralité de l’Etat laïc et le pluralisme démocratique attaché justement à ce que l’Etat ne puisse véhiculer un « mono-idéisme » du Bien ? Il n’y a pas une morale mais plusieurs qui toutes sont justifiables par la raison: morale aristotélicienne, kantienne, conséquentialiste, utilitariste, minimaliste... etc. Qu’y a-t-il derrière la référence à la morale laïque prétendument universelle ? Il y aurait en fait de multiples morales plus « laïques » les unes que les autres (au sens de séculières, non religieuses) ... Et pas seulement la morale kantienne, qui semble aujourd’hui implicitement retenue (morale de l’intention).

 

► Il serait donc raisonnable de penser qu’un consensus démocratique est possible sur une « morale commune minimale » (qui ne signifie pas pour autant qu’il s’agisse d’une morale universelle) : celle qui est garante des valeurs du vivre-ensemble dans une République comme la nôtre, et dont la Déclaration universelle de 1948 pourrait servir de base : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit » proclame-t-elle en effet, ajoutant le principe moral d’égale dignité à celui plus ancien de droits égaux. Il s’agirait alors d’une « morale civique », dans un sens restrictif de la morale, c’est-à-dire en tant que la morale concernerait avant tout ce qui est juste et serait rivée aux droits de l’homme et du citoyen tels qu’ils sont affirmés dans la Déclaration. C’est ce que semble indiquer le changement d’appellation proposée par le rapport. Issu de ce dernier, voilà une tentative de définition de cet enseignement : La morale laïque ? : «Cet ensemble de connaissances et de réflexions sur les valeurs, les principes et les règles qui permettent dans la République, de vivre selon notre idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité. Et la mise en pratique de ses valeurs et de ces règles». La formule a l’avantage de marquer une  distance avec les formulations et l’esprit de la Troisième République qui inaugura le cours de «morale laïque» pour remplacer le cours de religion et de morale religieuse. Mais nous sommes en droit de nous poser alors la question de savoir s’il y a une réelle différence entre cet enseignement et celui de l’ECJS ? 

 

 

► Un tel enseignement serait implicitement supposé également éduquer sur un certain nombre de comportements de politesse, de civilité, qui relève de ce que les sociologues appellent « socialisation primaire », sans doute antichambre de la morale (ça se discute en tout cas), mais qui relève davantage de ces « formes préréglées de relation avec autrui » (Marcel Gauchet) devenues peut-être en effet problématiques aujourd’hui. Elles sont sans doute tributaires d’une certain type de société (occidentale), variables dans leurs contenus, mais indispensables et préalables à l’apprentissage. Il va sans dire que ce type d’apprentissage relève aussi de l’école, et de plus en plus si l’on considère que les familles sont en difficulté sur ce terrain, mais peut-il être un « enseignement » spécifique, décontextualisé des situations quotidiennes dans lesquelles la question se pose ? Les trois socialisations primaires fondamentales sont : le contrôle de soi, l’incorporation de certains codes et règles, la reconnaissance d’autrui (comme un autre semblable digne de respect) : nous sommes ici, me semble-t-il, en amont de la morale au sens où l’entend la philosophie... mais peu importe in fine. La distinction conceptuelle entre les pratiques sociales normatives et des pratiques qui relèveraient d’un registre purement moral et universel, est jusqu’à présent problématique. Les études expérimentales faites à ce sujet sont guère probantes (cf. le livre de R. Ogien « La guerre contre les pauvres commencent à l’école »)...  Le statut ontologique ou « épistémique » de la morale et sa spécificité par rapport aux normes sociales et ce que nous appelons plus globalement les mœurs n’est pas aujourd’hui objet d’un consensus : cette frontière est discutée et contestée... Mais peu importe après tout : ce qui est en jeu ici, ce sont les conditions sociales préalables à tout enseignement, et celui de la morale en particulier. Cependant, cela pose à nouveau la question du type d’enseignement adapté pour ces apprentissages...

 

► Si nous devions résumer par une question ce qui a été dit : comment concilier la nécessité démocratique de la non ingérence dans des choix éthiques personnels concernant « la vie bonne », qu’aucune morale soi-disant universelle ne peut légitimer, et d’autre part une autre nécessité tout aussi démocratique de transmettre les valeurs d’une morale civique associée consubstantiellement à la République, ainsi que les règles premières de socialisation démocratique ?

Concernant ces derniers (morale civique et socialisation démocratique), rien ne s’oppose sur le fond à la possibilité d’une « transmission », même si la question pédagogique de ses modalités reste ouverte ... Par ailleurs, quelque chose comme un « socle commun » ou une morale minimale concernant la relation à autrui est susceptible, éventuellement, de donner lieu à l’enseignement de contenus plus ou moins prescriptifs – nous pouvons faire référence ici à l’exigence de la « non nuisance faite à autrui » qui pour Ruwen Ogien constitue le seul « noyau dur » de la morale. En revanche, cela semble exclu sur l’ensemble des problèmes moraux. Mais est-ce une raison suffisante pour éviter d’aborder avec les élèves les grandes questions éthiques sur la vie bonne et le bonheur ? Le dispositif de la discussion, relayé par des références philosophiques suffisantes dans ce domaine, ne permet-il pas d’aborder l’ensemble du domaine de l’éthique ? Serait-il inconcevable par exemple de traiter méthodiquement de chacune des « vertus » telles qu’elles sont classiquement identifiées (suivre par exemple le « Petit Traité des Grandes Vertus » de André Comte-Sponville : le courage, la simplicité, la fidélité, la politesse, l’amour, la justice, la générosité, la miséricorde...etc.) ? Ou d’aborder la question posée par R. Ogien d’une morale minimale opposée à une morale maximale ? Ou bien de porter un regard critique sur la morale du devoir d’E. Kant ? Ou encore de se demander si les valeurs morales sont universelles ? De réfléchir à la question de savoir si le bonheur est bien notre quête ultime à tous, et si l’impératif moral en est la condition (les relations du bonheur et de la vertu) ? Se poser la question de savoir si nous sommes vraiment libres et les conséquences que çà peut avoir sur la responsabilité etc. ? L’examen de dilemmes moraux, de contes ou de mythes (comme l’anneau de Gygès) sont propres à introduire de façon concrète des principes moraux beaucoup plus abstraits.

Aucune direction ou orientation sur des conclusions arrêtées à priori ne doit être privilégiée en effet, et nous devons nous garder de toute « inculcation » éthique en faveur de telle ou telle option. Mais simplement parcourir par la pensée et discuter collectivement quelques unes de ces options en faisant ressortir leur cohérence et leurs limites, n’est-ce pas contribuer à la « formation des esprits » ? Pour quoi en effet se priver d’aborder les grandes questions éthiques (cf. plus haut), si nous parvenons à éviter toute réponse dogmatique ? Tous ceux qui ont fréquentés les chemins de la philosophie un peu sérieusement savent que c’est le voyage qui est le plus formateur (et non la destination), et qu’il serait improductif de vouloir apporter trop vite les réponses... A partir de ce qui a été dit, il apparaît nécessaire d’organiser une cohérence à la fois thématique et chronologique de ces apprentissages sur l’ensemble du cursus scolaire. En ce qui concerne le Collège, pourquoi pas centrer le travail de socialisation sur les deux premières années, réservant la réflexion sur l’éthique aux deux années suivantes ? Ne peut-on pas repenser l’enseignement d’une morale civique en revisitant les programmes actuels de l’ECJS sur l’ensemble des quatre années ?

 

► Enfin une dernière objection contre un tel enseignement, rappelée par Ruwen Ogien, mais couramment invoquée : « il a été montré que la référence intellectuellement affirmée à une valeur particulière ne garantie nullement que celle-ci sera appliquée lorsque les circonstances se présenteront, l’orientation suivie dépendant beaucoup des intérêts particuliers de la personne à ce moment  là. » Le lien entre connaissances et comportements est difficile à établir... Plus globalement, l’acquisition et surtout l’appropriation de tels « savoir-être » ne dépendraient nullement d’un enseignement traditionnel... Cette limite est propre à toute démarche éducative. Le débat sur le caractère vécu et non seulement appris des valeurs, qui constitue depuis longtemps la « tarte à la crème » de ceux qui pensent que toute connaissance véritable doit être dans le prolongement de l’expérience, me semble typiquement un faux débat : il est évident qu’il ne suffit pas d’enseigner la morale pour former des êtres moraux. Pas plus de faire de la philosophie pour être sage ! Platon disait à ce vieillard qui n’en finissait plus de fréquenter ses cours sur la vertu : « Allez-vous enfin finir par devenir vertueux ? ». Philosopher sur la vertu ne nous garantit pas d’être vertueux ... Mais qu’elle serait ce projet à la fois totalitaire et imbécile qui consisterait à vouloir inculquer la vertu comme on entre un programme dans un ordinateur ? L’enseignement n’a toujours été qu’une condition nécessaire mais non suffisante de l’acquisition, et bien sûr à fortiori lorsqu’il s’agit de façon d’être et de contenus existentiels ! Est-ce une raison pour ne plus enseigner ? Et surtout pour ne plus exercer sa pensée ? Cependant cette difficulté doit nous conduire à privilégier un enseignement s’appuyant sur une activité intellectuellement et existentiellement  stimulante et « consistante », faisant confiance en la capacité d’une réflexion des élèves, étayée par la compétence maïeutique d’un enseignant préalablement formé. Cette réflexion doit laisser une large place à une participation active et cognitive des élèves sur l’élaboration des contenus.

 

Enfin pour terminer, je souhaite faire une observation qui pointe à la fois une difficulté et un défi,  que Marcel Gauchet a su traduire avec beaucoup de justesse lors d’un précédent séminaire sur ce thème ( ?) : la marche accélérée vers l’individualisation que connaît notre société contemporaine produit aussi ses effets sur le plan éthique ou moral : « chacun est juge pour lui-même du juste et du bien, tant que le droit n’est pas en cause ». Et l’effacement de toute règle morale commune est accompagné par une montée de la régulation juridique. L’idée même de prescription morale est délégitimée et personne aujourd’hui dans l’éducation ne serait en droit de brandir une règle morale vis-à-vis de quelqu’un. Ce n’est pas tant le monothéisme des valeurs qui est en cause (en tant que valeurs générales) que leurs applications empiriques en termes de jugements de valeur dans telle situation donnée, où chacun doit rester juge souverainement. Plus profondément peut-être, Marcel Gauchet soutient que l’idéal de maîtrise et de gouvernement de soi a laissé progressivement la place à « un idéal d’authenticité, d’expression de soi et de la singularité de soi ». Cela entre en consonance avec le développement de conceptions intellectuelles telles que celle de Ruwen Ogien d’une « morale minimale » qui, tout en reconnaissant les devoirs de non-nuisance à autrui, considère que lorsqu’il s’agit de soi-même on peut faire ce qu’on veut, et qu’aucune barrière ou interdit n’est légitime. Les questions éthiques étant devenues avant tout des questions personnelles. A mon sens cette évolution de nature culturelle doit impérativement être prise en compte, et ne fait que renforcer la pertinence des orientations précédentes que nous avons tenté d’esquisser. Elle constitue en même temps un défi, car fondamentalement elle ne signifie pas pour autant l’abandon de toute référence morale : serons-nous capables, à travers cette mise en commun de la réflexion autour des grandes questions de la conduite de nos existences, de faire revivre  une tradition morale qui, fondamentalement, garde toute sa force d’interpellation existentielle ?

 

Daniel Mercier, le 15 avril 2014