"Cherche identité française désespérément..."

 

Samedi 12 mai 2018 à 17h45 à Sortie Ouest

Le Sujet

"Cherche identité française dédespérément..."

 

Présentation du Sujet

 

 La formule se veut humoristique, détournant le titre d’une célèbre comédie américaine (« Cherche Susan désespérément »). On recherche généralement ce qu’on a perdu… A-t-on vraiment perdu notre identité française, ou du moins est-elle menacée, comme certains ne cessent de le répéter ? Comme toujours dans les débats polémiques qui ne cessent de se produire sur la question, leur virulence est proportionnelle à l’absence totale de définition de ce dont on parle ! Car là est d’abord la question : qu’appelle-t-on identité lorsqu’il s’agit d’une Nation, en particulier de la nôtre ? Est-ce une question aux enjeux importants, ou simplement un malentendu qui repose sur une notion d’identité elle-même illusoire ? Loin des harangues habituelles, si nous essayions d’y voir plus clair ?

 

 

 

 

 

Ecrit philo

 

« Cherche identité française désespérément… »

 Le but d’une telle formulation se veut humoristique et surtout pas polémique. Elle détourne le titre d’une comédie américaine célèbre[1].On recherche généralement ce qu’on a perdu… A-t-on vraiment perdu notre identité française, ou du moins est-elle menacée, comme certains ne cessent de le clamer ? Il ne s’agit pas de répéter les débats stériles, mais tout de même significatif d’un malaise, qui sont régulièrement lancés dans notre pays autour de l’identité nationale et l’immigration ces deux dernières décennies, et dont la virulence est proportionnelle à l’absence totale de définition de ce dont on parle… Mais plutôt d’essayer d’analyser en quoi ce concept d’identité française peut être utile dans la compréhension de ce que nous sommes ou au contraire sans intérêt, si ce n’est justement son instrumentalisation politique  contre l’immigration.

L’âge des affirmations identitaires…

Constatons d’abord que depuis une vingtaine d’années, la société française semble connaitre une véritable obsession concernant sa propre identité. Mais ce phénomène s’inscrit dans un processus plus large : notre monde semble marqué aujourd’hui par cette demande – souvent inquiète et/ou revendicative – de reconnaissance des identités. JC Kaufmann[2] parle à ce sujet de « l’âge des affirmations identitaires ». Ce qui était jusque-là vécu comme une évidence qui nous définissait et était extérieure à soi, devient maintenant l’objet d’une volonté d’appropriation subjective d’identités et d’appartenances collectives qui seraient menacées. Volonté à la fois de se reconnaître et de se faire reconnaître par autrui dans ses appartenances : corse, juif, homosexuel, musulman….etc. Cela prend aussi de plus en plus la forme de luttes « nationales » pour la reconnaissance, ainsi que de politiques « nationalistes » dans de nombreux pays. Nous ne pouvons que mettre en regard ce fait avec l’homogénéisation culturelle entraînée par la mondialisation que Lipovetsky appelle la « culture-monde »[3] : les modes de vie se rapprochent via l’urbanisation, la consommation, la médiatisation ; les populations sont de plus en plus mobiles et « brassées » ; les anciens repères d’appartenance géographiques, familiaux, ethniques, nationaux se brouillent ;   une même culture de masse, qui englobe les univers techniques, médiatiques, culturels au sens classique, transforme nos modes d’existence et notre vie culturelle. En réaction à cette tendance se ravivent les anciennes appartenances : il semble que se réaffirme en même temps une volonté de réhabilitation du passé, du culte de l’authentique (souvent en lien avec la revendication écologique), et une remobilisation de mémoires religieuses, identitaires et particularistes.Toujours est-il que le flux permanent des hommes (qui est une tendance lourde, même si aujourd’hui elle est exacerbée par le contexte de guerre en Syrie notamment, avec les problèmes que l’on sait relatifs à l’immigration dans les pays d’Europe) et des marchandises, le flot ininterrompu d’images, d’informations, de films, de séries télé, de spectacles sportifs, nous obligent à constater que, dans ce monde global, les limites culturelles du territoire sont en voie d’être dépassées, et que cette déterritorialisation, qui s’accompagne d’une hyper-individualisation, impacte très fortement la question des racines et des identités…

Pour terminer cette introduction, donnons quelques repères sur la façon dont notre pays a politiquement répondu à cette question : C’est pendant les années 60 que l’on assiste à une montée en force des identités, des revendications communautaires, notamment régionalistes, les régions étant représentées comme des « nations opprimées »[4]. Au cours des années 80, la droite et l’extrême droite récupèrent la notion, mais l’idée d’identité est historiquement son thème de prédilection, même si l’on parle plutôt auparavant « d’âme » ou de « caractère » national (Barrès), et qu’elle est la plupart du temps associée à l’étranger et à son danger vital pour la Nation. La création du « Ministère de l’immigration et de l’identité nationale » par Nicolas Sarkozy (2007) s’inscrit dans cette direction, celle d’un discours national-sécuritaire visant les étrangers comme menace de l’identité nationale. Ce discours étant involontairement amplifié par la rhétorique classique des Droits de l’Homme qui refuse cette angle d’attaque et se réfère exclusivement à une logique de « citoyen du monde »…

Qui sommes-nous ? La question devient lancinante… Question qui est le pendant sur une dimension collective du « qui-suis-je » invoquant la singularité individuelle. Devons-nous continuer à chercher désespérément notre identité, ou à la retrouver, comme certains nous y invitent ? Mais d’abord, l’avons-nous vraiment perdue ? Ou bien peut-on parler de « malaise dans l’identité » - c’est le titre d’un livre récent de Hervé Le Bras, mais qui précise que la malaise provient de la notion même… - ? De quoi parlons-nous au juste : qu’est-ce que l’identité d’une nation ?

Dans un cas comme dans l’autre, il peut être utile de préciser le sens de cette notion d’identité qui semble sous-jacente à ces expressions, et rappeler toutes les questions philosophiques qu’elle a suscitées.

Le concept philosophique d’identité

Cette notion est immédiatement associée à celles de permanence et d’unité, et implique la dimension du temps. Est identique (rapprochement ici avec l’identité numérique) ce qui reste le même dans le temps. Alors que l’unité concerne davantage la dimension synchronique : qualité d’être « un », c’est-à-dire un tout cohérent, à la différence de quelque chose de multiple et dispersé. Enfin une troisième qualité de l’identité, l’unicité (être unique) comme résultat des deux premières : l’identité est du côté de la singularité d’un être unique. Elle est ce qui signe en quelque sorte cette singularité. Ces premières définitions vont très vite avoir pour conséquence de se demander comment la permanence ou la continuité d’une même identité est compatible avec le changement. Quand Héraclite nous dit « que l’on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », cela signifie-t-il alors que le fleuve n’a pas d’identité et qu’il est erroné de l’appeler par son nom propre ? Doit-on penser que malgré tout l’unité qualitative et fonctionnelle du fleuve est préservée, ou bien au contraire qu’à partir du moment où il n’y a pas invariabilité, mais qu’il y a admission du divers et du changement (l’eau change tout le temps), l’identité est perdue ? Les grecs, et Aristote en particulier, répondent que l’on peut combiner les deux aspects, et reconnaître que la substance « une et identique » peut recevoir des déterminations contraires dans le temps. Il faut remarquer ici qu’un tel argument repose sur une ontologie de l’être qui distingue la substance des « accidents » auxquels elle peut être confrontée. « L’homme individuel » est de cette sorte (Aristote). Mais cette question de l’identité ne cesse de rebondir[5] : en quel sens peut-on dire qu’Héraclite se baigne dans le même fleuve ou non ? Ou encore, sommes-nous les mêmes, alors que nos cellules se renouvellent plusieurs fois dans une vie ? Et enfin la célèbre question concernant le bateau de Thésée, posée par Hobbes : Qu’en est-il du bateau de Thésée, qui avait était réparé plusieurs fois et dont les planches étaient entièrement nouvelles ? Nous pouvons apporter les réponses suivantes : 1) le fleuve est le même, même si ses eaux changent : on privilégie la continuité spatiale au détriment de l’identité des molécules d’eau qui forment le fleuve. 2) Dans ce cas, on valorise l’unité fonctionnelle et morphologique de l’organisme, au-delà du changement des cellules, ou bien encore l’unité réflexive de la conscience (selon les écoles). 3) ce troisième cas a fait couler beaucoup d’encre en philosophie… Généralement on distingue et on privilégie l’unité et la continuité spatiale d’une forme et le maintien d’une fonction d’une part, ou d’autre part la persistance du substrat, ici donc de l’identité des planches. Mais il faut retenir dans ces trois exemples que l’identité du fleuve, de l’organisme, ou du bateau, provient en quelque sorte de l’identité qualitative de leurs formes et de leurs fonctions, et en aucun cas de la permanence de leurs composantes : bien au contraire, celles-ci sont en permanence remplacées par d’autres…  Cette dimension tout de même très problématique a conduit certains philosophes, et non des moindres (Montaigne, et surtout Hume[6]) à penser l’identité comme le fruit de l’imagination et comme fiction. Car pour eux, l’identité est constitutivement liée à l’idée de permanence dans le temps, qui renvoie étymologiquement à la racine latine « idem », la « mêmeté »[7], et donc s’appuie sur un invariant au-delà des évènements et des accidents de la vie (dans le cas d’une identité personnelle). Or il n’en est rien : pour Hume, il s’agit simplement du fruit de l’imagination qui transforme la diversité (réelle) en identité (fictive). Selon lui, l’idée de permanence n’est pas étayée sur des faits mais sur une simple croyance. Quand « j’examine mon intérieur », dit-il, je ne trouve qu’une diversité d’expériences, de perceptions (nous pourrions dire aujourd’hui « d’états internes ») et nulle impression invariable relative à l’idée de soi.« Nous ne pouvons nous saisir que comme un assemblage de perceptions disparates. Je peux savoir que j’ai chaud ou froid, que je suis en colère ou joyeux, que telle pensée ou telle chansonnette me trotte dans la tête. Il y a une collection de sensations et d’idées qui se promène en moi. Cela constitue-t-il pour autant une unité, une totalité dont je puisse faire le tour ? Non, rien ne m’assure de la continuité de mon être… »[8]. Hume nuance néanmoins son propos en ne refusant pas toute réalité à l’idée de personnalité : elle peut être assimilée à l’unité d’une République dont les membres ne cessent de changer tandis que les liens d’association demeurent… Dans le prolongement de ce premier soupçon décisif vis-à-vis de l’identité, Nietzsche enfoncera le clou en déniant toute pertinence à cette soi-disant unité : la vie est plurielle par nature, chaque acteur incarne plusieurs vies, mais nous sommes enclins par une sorte « d’habitude de grammairien » à vouloir trouver un substrat à chaque action sous la forme du sujet. Nous serions alors en droit, dans une telle hypothèse (celle de Hume), de mettre en doute, avec l’identité, l’idée qu’il faut référer une pensée ou une action à son auteur, au profit d’une description quasi impersonnelle d’ « évènements » dont l’enchaînement relèverait plutôt d’une dépendance causale(« ça pense », disait Nietzsche…). C’est en tout cas la thèse développée par Parfit[9] à la suite de Hume.

Ces quelques rappels sur les discussions qui ont animé vigoureusement la réflexion philosophique sur le concept d’identité seront très utiles ici. Nous devons les garder présents à l’esprit maintenant que nous abordons la question particulière de l’identité nationale, et spécifiquement française, car ils vont nous aider à en éclairer singulièrement la pensée. 

Deux conceptions antagonistes de la Nation

Deux conceptions s’affrontent depuis longtemps : les Modernes, en conformité avec les idéaux des Lumières, revendique une émancipation de l’humain par rapport au passé, une capacité d’autonomie propre à pouvoir s’arracher des déterminismes naturels, historiques, sociaux, au profit du libre exercice d’une raison législatrice. C’est l’avènement du sujet en philosophie qui correspond, comme Pierre Guenancia le montre[10], à une certaine conception de l’identité personnelle : on devient soi en parvenant à se dégager de ses particularités, à rejoindre l’universel en soi. Les appartenances au contraire nous particularisent, nous assignent à un lieu ou un milieu. Pour les traditionalistes et les romantiques au contraire (Herder en Allemagne en particulier), l’homme s’inscrit naturellement dans un environnement qui le dépasse, et c’est délire prométhéen de vouloir lui mettre entre les mains son destin. Il faut au contraire célébrer l’âme du peuple, son « génie national », liée à sa terre et à ses traditions ancestrales. Le « nous » de l’identité culturelle est ici fondamental, nous y reviendrons. Deux conceptions contradictoires de la nation vont ainsi se faire face : une conception que l’on peut qualifier de culturelle et d’organique, et une autre, politique et républicaine. Pour les uns, la nation est un ensemble qui prend son sens et sa consistance de l’appartenance à une histoire, mais aussi et surtout à des racines qui sont à la source de mœurs, d’oeuvres de l’esprit, de culture, de géographie, de terre communes. La tradition et l’héritage du passé sont à ce titre fondateurs. La nation au sens moderne et politique du terme, loin de s’incarner ainsi, est fondée sur l’idée de contrat entre individus libres et égaux. A la particularité de la culture incarnée, et aux pouvoirs hétéronomes qui imposent leur joug (comme la religion par exemple), s’oppose l’universalisme abstrait des principes de la République. Au-delà de tout particularisme d’appartenance, ce qui importe est la participation de tous les hommes en tant que citoyen à la chose publique. La tradition est vécue dans ce cadre comme un assujettissement, au nom d’une raison émancipatrice qui se doit de combattre toute forme d’argument d’autorité qui ne serait pas préalablement examiné. Cette nation-là est fondée sur la libre adhésion de chacun à des valeurs qui se présentent comme universelles. Quand Renan prononce son discours sur « Qu’est-ce qu’une nation ? »[11], après avoir montré l’inanité de critères comme la race, la langue, la géographie, ou la religion, il retient deux critères, celui du passé, mais aussi celui du consentement : « elle (la nation) se résume pourtant dans le présent par un fait tangible: le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie. ». Pour un républicain, la nation n’est pas une question de mode de vie ou de croyances, encore moins de « droit du sang ». Seuls les principes de la République peuvent rassembler en vue d’un avenir commun. Pendant longtemps, et de par le monde, le France c’était la nation dans ce sens, celle des citoyens. Une forme de communauté politique certes particulière, de par le territoire sur lequel elle s’est établie, mais universelle dans les principes selon lesquels elle fonctionne. Le principe de citoyenneté exclut tout particularisme. « A l’opposé, la « vérité » du sang, de la terre et des morts, est celle d’un lien fondé non sur une appartenance civique mais sur un enracinement ethnique »[12]. Quelqu’un comme Alain Finkielkraut, longtemps défenseur des Lumières, a glissé progressivement sur une position beaucoup plus proche de la défense de l’enracinement culturel[13] : selon lui, l’homme est avant tout un héritier, et ses déterminations inconscientes, la langue, le poids de l’histoire sont ce qui lui donnent sa vraie nature. Cette distinction certes tranchée entre ces deux conceptions de la nation doit éclairer utilement tout débat sur cette question de l’identité nationale. Faute d’en avoir fait un préalable en l’explicitant, la plupart des débats politiques auxquels nous assistons régulièrement ne parviennent pas à sortir de la confusion et du procès d’intention. Cependant, il n’est sans doute pas souhaitable de camper sur une telle binarité, car l’une comme l’autre conception présentent des dangers qu’il s’agit d’évoquer…

Le « nous » de l’identité collective qui se réclame de l’appartenance culturelle et de la tradition, légitimement utilisé comme mobile lorsque des minorités ou des peuples opprimés luttent pour leur indépendance, peuvent rapidement déboucher sur la revendication d’une forme d’homogénéité et d’essentialisme culturels où l’obsession de l’identité collective prend le pas sur l’autonomie individuelle et enferme les individus dans des appartenances.La communauté culturelle, historique, linguistique, peut devenir l’instrument d’un pouvoir absolu, d’une dictature communautariste qui revendique l’homogénéité culturelle, rejette les minorités et l’étranger sous toutes ses formes. Cette conception de la nation repose de plus sur une vision erronée de la culture, nous y reviendrons rapidement.

Symétriquement, les reproches que l’on peut adresser à l’universalisme abstrait de la République sont de deux ordres : 1) La logique de la table rase du passé et de la tradition au nom de la liberté et de la raison, exprime un orgueil démesuré de la part d’une humanité qui serait capable de s’abstraire de toutes ces déterminations sociales, culturelles, ethniques qui l’a font être ce qu’elle est en réalité. Cet orgueil n’est-il pas responsable des grandes utopies révolutionnaires du XXème siècle qui montrent la folie que peut produire une telle vision de l’avenir où nous croyons pouvoir créer ex-nihilo un monde issu de l’arbitraire de nos rêves et de nos raisonnement abstraits ? 2) La conséquence de « l’arrachement » et de la liberté moderne, particulièrement sensibles à notre époque, serait selon Finkielkraut l’abandon de l’héritage, et corrélativement une forme d’abandon des devoirs et des dettes, une forme de dévitalisation. L’idée d’une humanité universelle est irreprésentable et illusoire indépendamment des êtres humains empiriquement saisissables dans leur particularité. Seuls des êtres humains de chair et de sang, donc traversés par leurs cultures respectives, sont digne d’intérêt.

Pour conclure sur ce point des deux versions de la nation, il n’est sans doute pas souhaitable de se faire prendre au piège d’une pensée unilatérale, même si nous sommes naturellement portés vers elle ! Nous ne devons pas reprendre à notre compte l’idée d’une humanité toute puissante et trop « prométhéenne », mais nous devons aussi nous écarter de l’idée d’une humanité réduite à l’obéissance et à répéter indéfiniment l’œuvre des générations antérieures. Nous reprendrons ici les paroles de Finkielkraut - dont les prises de positions, que je ne partage pas, sont souvent caricaturées dans le climat d’hystérie ambiante sur ces sujets - : ne faut-il pas chercher une synthèse entre ces deux approches, coupler, plutôt que de vouloir au contraire découpler, « la loyauté républicaine et la communauté de destin historique ».

Les limites de la notion d’identité culturelle

Ne pas essentialiser ou naturaliser la culture

Nous commencerons par porter un regard anthropologique sur cette notion avec Claude Levi Strauss : aucune société moderne, ouverte aux échanges et aux changements n’a d’unité culturelle complète. Les cultures, nous le savons depuis C. Levi Strauss, sont moins que jamais isolées et doivent même leur perpétuation aux confrontations et rencontres avec d’autres cultures. Elles sont des constructions qui se transforment constamment en réinterprétant des expériences nouvelles, ce qui rend artificiel et dangereux la recherche d’une essence ou d’une quelconque « âme nationale ».…Le pluriel est consubstantiel aux cultures en tant qu’elles sont ce mouvement permanent d’emprunts, d’assimilations, de transformations. Cela est d’autant plus vrai à l’époque de la « Culture Monde »[14]où le mélange des individus et  des collectivités culturellement divers dans des espaces de plus en plus ouverts est la règle. Les phénomènes de métissage ou de créolisation sont de plus en plus nombreux, produisant du nouveau à partir du déjà là.Des formes hybrides du global et du local[15], produites d’une rencontre entre culture mondialisée et cultures locales, sont caractéristiques aussi de la Culture monde. Il faut d’ailleurs préciser à ce sujet que le métissage correspond rarement à un processus volontaire et/ou harmonieux. Il est plus souvent le fruit de chocs et de heurts plus ou moins violents, davantage  subis que souhaités…Certains sociologues considèrent ces concepts de métissage ou d’hybridation théoriquement suspects : ils supposent en effet au départ des cultures « pures » et homogènes qui auraient été en quelque sorte contaminées ou souillées par d’autres… Or, comme le pense Jean-Loup Anselle[16],toute culture est par définition métisse, au sens où elle est toujours faite de rencontres et d’influences multiples, toujours inachevée et mouvante, irriguée par plusieurs sources. Culture et acculturation sont les deux faces de la même médaille. Comme nous le voyons ici, les cultures ne nous ont pas attendues pour communiquer entre elles…

Penser davantage en termes d’écarts que de différences[17]

Notre tradition occidentale qui priorise l’ontologie, c’est-à-dire la question de l’être, ne peut qu’être particulièrement vulnérable au danger essentialiste comme le montre bien les travaux de François Jullien qui consiste à mettre en vis-à-vis cette pensée occidentale avec la pensée chinoise où la notion d’être est totalement absente. C’est contre ce danger d’essentialisation qu’en sociologie par exemple les approches constructivistes des identités collectives (classes sociales, nations, région, territoire, ethnie) rendent compte de celles-ci en termes de groupements historiquement situés à travers des luttes de pouvoir pour le contrôle de certains groupes sociaux, et se substitue aux analyses culturalistes qui les posaient comme des réalités atemporelles. Il en va de même finalement lorsque l’on parle d’identité personnelle : nous devons là aussi nous déprendre du préjugé essentialiste  qui nous faisait retracer notre vie comme le déroulé linéaire d’une « nature » apparue à la naissance et se développant à l’identique jusqu’à la mort. François Jullien écrit en 2016 un livre au titre significatif « Il n’y a pas d’identité culturelle », petit livre quasi-militant destiné à s’adresser à un large public,  présenté comme un livre d’engagement dans le débat public sur ces questions. Sans remettre en question la question de l’identité politique ou nationale, il prévient : il n’y pas d’identité culturelle, car la culture mute en permanence. Le fait de changer est inhérent à toute culture comme la langue… mais là n’est peut-être pas l’argument le plus convaincant, car après tout, comme les grecs l’ont bien montré, le changement n’empêche pas l’identité. Mais il nous montre également que nous ne devons plus penser politiquement en termes de différences mais d’écarts. La pensée des différences où l’on classe, range, catégorise, hiérarchise parfois, est héritée de l’ontologie et de l’opération de la définition (Qu’est-ce que ?). Elle peut servir utilement à définir, mais peut être aussi politiquement et éthiquement dangereuse. Si je cherche à définir le pêcheur (exemple trouvé chez Platon), je vais le différencier du chasseur, distinguer également la ligne du filet qu’utilise le chasseur etc., et ce faisant laisser de côté le chasseur et son filet. Quand on arrive par une définition, c’est-à-dire en faisant des différences successives, à l’essence de la chose (Aristote), on oublie en quelque sorte ce qui a été mis de côté. A l’inverse, l’écart met en regard, en tension en vue de la recherche d’un commun qui n’est pas le semblable. C’est à travers de l’écart que l’on peut produire du commun. Le semblable c’est la pauvreté de la répétition.Autrement dit, la pensée des différences est doublement coupable quand elle s’adresse à la culture : elle est inadaptée à son objet, puisqu’elle prétend identifier en traits fixes une homogénéité culturelle qui n’existe pas, ce qui aboutit par exemple à la théorie du choc des civilisations, comme si celles-ci étaient en effet des blocs homogènes. Mais surtout, et c’est le point selon nous le plus important, au pire elle sépare et sacralise les différences, au mieux elle ne peut que déboucher sur de la tolérance ou du compromis. Or il n’est pas souhaitable pour notre société d’en rabattre sur ses valeurs ou ses convictions, mais bien au contraire il s’agirait de se déployer au travers des écarts de ce qu’elle sait maintenir en regard, l’un se trouvant tournée activement vers l’autre, et chacun coopérant au commun. Le dialogue (dia : écart, et logue : logos) « ne doit pas n’être qu’un cache misère pour éviter le clash », mais il faut le penser « dans cette tension générant du commun à partir de l’écart du vis-à-vis ». Des écarts qui ne se referment pas en différences identitaires, mais « ouvrent de l’entreoù se produit un nouveau commun »[18]. Cette « pensée de l’entre »[19] est bien sûr en vis-à-vis de la pensée de l’être occidentale : elle est compatible avec un universel compris comme idéal régulateur et non comme un universalisme satisfait de lui-même « qui pense avoir tout ». Un universel qui maintient l’exigence d’un dépassement. Si l’on veut que le commun ne se transforme pas en communautarisme, cette exigence d’universel doit maintenir le commun ouvert. C’est dans cet écart et ce dialogue qu’il le reste. Le commun en ce sens n’est pas le semblable.

Un des aspects très intéressant de cette réflexion est que la notion d’écart ne s’applique pas seulement  à l’interculturel (au dialogue entre cultures) mais aussi et surtout à l‘intraculturel en tant qu’il constitue un ressort essentiel à son déploiement : lorsque nous nous posons la question de savoir ce qu’est la culture française, doit-on répondre nos racines chrétiennes, ou Les Lumières et la laïcité ? Doit-on répondre Louis XIV ou la Révolution française ? Doit-on répondre La Fontaine ou Rimbaud ?  Evidemment à chaque fois les deux, l’écart des deux, la mise en rapport des deux… Intervient là une autre notion qu’il oppose à la notion d’identité culturelle (associée à celle de différence), la notion de ressources culturelles : elles répondent à la question de savoir ce que nous voulons défendre et ce que nous voulons activer et déployer. Pourquoi par exemple défendre l’enseignement du latin dans tous les établissements scolaires, ou encore le subjonctif ? Parce que nous pensons qu’ils dont des ressources importantes de notre culture et de notre langue (la langue chinoise par exemple ne dispose pas de telles modalités de temps comme l’indicatif et le subjonctif). Défendre aussi la dissertation philosophique contre tous ses fossoyeurs si nous pensons que c’est une ressource importante pour la pensée…Il est nécessaire d’explorer et d’exploiter ainsi ces ressources, qui sont sources de fécondité culturelle.

Le regard de l’historien et du démographe (Hervé Le Bras) : la difficulté de définir une « identité » française[20].

Hervé Le Bras[21], le démographe Hervé Le Bras, en écrivant un bref essai « Malaise dans l’identité », a une préoccupation essentielle : comment répondre à la question de tous ceux qui demandent ce qu’est l’identité française. Il ne peut répondre au terme de son travail qu’une seule chose : cette notion n’apporte rien de plus que lorsque nous utilisons directement  le mot « France »… Le « malaise »  concerne ici cette notion selon lui problématique. Le critère implicitement utilisé par l’historien est bien celui de la « mêmeté » ou de la permanence dans le temps que nous avons déjà évoqué. Mais aussi celui de l’unité. Reprenant tour à tour les critères que Renan avait utilisé dans sa conférence sur la nation, il est comme lui appelé à les repousser. Nous pouvons ici citer cette belle conclusion de Renan : « L'homme n'est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. ». Pas plus que Braudel[22], Hervé Le Bras doit rebrousser chemin, voyant qu’il n’y arrivera pas. Prenons l’exemple de « la » cuisine française : il montre qu’il n’y a pas une cuisine française mais un grand nombre de cuisines locales ; la somme de celle-ci constitue La France, mais rien ne justifie, compte-tenu notamment de la diversité de ces cuisines, de parler « d’identité ». Ce mot n’apporte rien de plus ici, et s’avère fallacieux. Hume avait raison : c’est l’extrême diversité qui prime sur la continuité ou la permanence…Nous pourrions penser tout de même que quelque chose nous rassemble et fait de nous des français : Hervé Le bras rétorque que nous sommes très différents, et qu’aucun trait commun ne peut nous rassembler, nonobstant les fantasmes d’une caractériologie selon les pays qui avait été très vivace entre les deux guerres. Ce genre de généralisation est très dangereux[23]. Néanmoins, ce qui nous rassemble, c’est que nous nous estimons français, « pour des tas de raisons différentes », et que nous exprimons par là-même une certaine forme d’adhésion à l’Etat français et à ses lois. Là encore cette idée semble empruntée à Renan quand il dit : « L'existence d'une nation … est un plébiscite de tous les jours ». On considère qu’on doit obéir aux règles de l’Etat français, c’est une adhésion, mais ça ne permet pas de caractériser l’individu français. Nous aurons à réfléchir à ce qui est sous-jacent à cette adhésion implicite (même bien relative aujourd’hui) pour pouvoir avancer sur cette question de l’identité autrement que par le biais du culturel. Etre français c’est finalement avoir une carte d’identité française. Conception citoyenne de l’identité. On est incapable de définir une identité autrement qu’en s’appuyant sur une conception citoyenne.

L’historien et le démographe qu’est Hervé Le Bras s’est d’ailleurs attaché tout au long de ses travaux à montrer à quel point cette diversité caractérise la France : suivant les régions, les taux de peuplement, les villes et les campagnes, l’habitat  dans les « pays ouverts » (regroupement dans les villages et les petites villes) et pays de bocages (où on vit loin de ses voisins, dispersés), les familles nucléaires et les familles multiples (dont l’origine remonte à l’Ancien Régime, distinction encore très prégnante selon les régions), enfin la religion qui demeure encore un trait distinctif important dans la population). Toutes ces dimensions introduisent des différences anthropologiques considérables quant au mode de sociabilité. Leur combinaison multiplie bien sûr leur pouvoir de différenciation dans la population. La France est, comme l’avait déjà mis en valeur Braudel, un pays où les traditions du Nord rencontrent les traditions du Sud, et se caractérise par conséquent par une grande diversité. L’histoire de la France est liée à un Etat fort qui a du réunir des choses très diverses. En 1790, on institue l’obligation de parler français. C’est l’Etat qui a eu comme tâche d’homogénéiser le pays. Là encore nous avons une incitation à chercher la réponse à notre question en direction du politique… nous ne tarderons pas à y venir.

Le piège tendu par l’identité nationale peut-il être évité avec la conception de  l’identité narrative ?

Notre réflexion semble buter jusqu’à présent sur l’identité permanence, c’est-à-dire le maintien, la préservation d’un élément essentiel qui demeure le même dans le temps et nous permet de reconnaître une chose comme la même. Mais aussi du côté de l’unité le maintien d’une sorte de configuration qui pourrait ressembler à ce qu’on appelle le caractère ou la personnalité dans le domaine de l’identité individuelle. Pour reprendre la terminologie de Paul Ricoeur[24], cette dimension de permanence correspond à « l’idem » en latin. Traduisant le terme anglais « sameness », il le traduit en français par « mêmeté ». Si une chose change dans toutes ces dimensions, on dira ainsi qu’elle a perdu son identité. Maisdans un article du Monde, le philosopheYves Charles Zarka[25], se référant au concept d’identité narrative de Ricoeur, attire notre attention sur le fait qu’ il y a aussi un autre concept de l’identité, c’est le rapport à soi, l’ipséité (ipse en latin) , et qui signifie le soi ou le rapport à soi, le « maintien de soi » (self en anglais) au-delà des changements vécus. Je suis en ce sens aujourd’hui identique à celui que j’étais quand j’étais enfant alors même qu’aucune des caractéristiques qui me définissait alors ne s’est maintenue : ni la taille, ni la forme du corps, ni la couleur des cheveux, ni la forme du visage etc. Tout a changé et pourtant je demeure le même que lorsque j’étais enfant, de sorte que je peux élaborer le récit de mon existence individuelle, rapporter à moi des actes que j’ai commis étant enfant ou des situations que j’ai vécues. C’est la conscience et la mémoire qui permette un rapport à soi qui n’est plus réductible à la permanence. Déjà John Locke définissait ainsi l’identité personnelle[26]. Paul Ricoeur, avec son concept d’identité narrative embrasse non seulement l’identité individuelle mais aussi les identités collectives. La mise en récit représente cet effort humain d’apprivoisement du temps qui vise à structurer et mettre en cohérence l’expérience temporelle, le temps de la vie individuelle et collective. Il concerne aussi bien la fiction littéraire que l’historiographie (écriture de l’histoire) ou la constitution de l’identité humaine. Le modèle du récit ou de la mise en intrigue fait comprendre comment, par-delà les ruptures, les successions d’évènements, l’extrême diversité des épisodes, la mise en histoire, comme dans un roman, va donner sa forme, son unité, au personnage et aux actions qu’il traverse. La profonde originalité de cette approche de l’identité narrative réside à mon sens dans l’idée que notre histoire personnelle se raconte en même temps qu’elle se fait. En me racontant, j’identifie chacun de mes actes en leur donnant une causalité intentionnelle singulière, et en même temps je relie entre eux tous ces actes pour les faire « miens », je construis une unité, une continuité supposée, à chaque acte nouveau.

Selon Yves Charles Zarka, l’identité nationale relève très directement de cette identité narrative qui fait une large place à l’identité ipséité, et non d’une identité-permanence. La France d’aujourd’hui n’a rien à voir avec la France féodale ou la France de l’Ancien Régime et pourtant elle est la même d’une certaine façon. Son identité relève d’un rapport à soi, d’une histoire, d’un récit, ou de plusieurs histoires entrecroisées. L’identité d’une nation est donc une identité réflexive, inséparable du travail de rétrospection mais aussi de prospection caractéristique du récit : « Pour résumer : le récit cherche « à articuler narrativement rétrospection et prospection »[27].  Une nation n’existe que dans la mesure où elle se conçoit comme nation. Sans cette réflexivité ou conscience de soi, il n’y aurait pas une nation mais une multitude d’individus ou de groupes disparates. C’est bien dans la conscience d’être une nation, comme le laissait déjà entendre Renan et Hervé Le Bras, que réside son existence, et non dans l’origine ethnique des individus qui y vivent. Sans récit, il y a ni « je », ni « nous ». Si l’on demandait aux français de définir l’identité française, nous aurions 60 millions de réponses différentes, qui sont en réalité 60 millions d’histoires différentes relatives aux liens entretenus avec la France, 60 millions de récits d’appartenance. Le piège du faux débat sur l’identité peut être ainsi déjoué : aucune définition d’une identité permanente ne doit être attendue, car il ne pourrait s’agir que d’une tentative de chosification ou de réification de l’identité, visant probablement à exclure un certain nombre de gens en fonction de leur couleur de peau, de leur culture, de leur religion, ou je ne sais quoi d’autre. Cependant, cette recherche éperdue d’identité est sans doute un symptôme… Le recours à un passé révolu semble bien traduire une crise dans l’identité (ou au moins un « malaise » comme le dit Le Bras) d’une nation qui ne croit plus vraiment en elle, et qui ne parvient plus à regarder l’avenir… Il reste donc à mieux comprendre cette histoire et son récit, puisque tel est désormais l’élément déterminant.

Le politique comme « rapport à soi » de toute communauté humaine…

S’il est vrai en effet que l’identité est associée à un rapport à soi inséparable d’une histoire racontée, si l’identité doit avant tout être comprise, comme le dit justement Marcel Gauchet, comme une expérience historique commune, son appréhension relève désormais d’une approche philosophique et historique capable d’analyser les ressorts essentiels de cette expérience. Nous devons à ce moment être attentifs aux implications d’une telle définition de l’identité comme rapport à soi : au plan collectif, elle renvoie à la dimension du politique, inséparable de l’existence de toute collectivité humaine.  Toute communauté humaine, à la différence des singes ou des loups, exerce un pouvoir sur elle-même au sens où elle définit son propre fonctionnement et se plie de son propre mouvement à des lois communes. « S’il n’y a pas de sociétés sans pouvoir, c’est parce qu’il n’y a pas de sociétés sans pouvoir sur elles-mêmes »[28].En ce sens nous pouvons dire que toutesociété « s’applique à elle-même », c’est-à-dire la forme politique d’une société, le type de « pouvoir séparé » qu’elle se donne, est ce qui permet à la communauté de se définir, de se gouverner, et qui correspond à un demande d’identification de la part de ses membres, de manière à se reconnaître comme faisant partie d’un tout, celui d’une communauté maîtrisée. Dans l’exemple de la République, celle-ci représente la médiation, en tant que pouvoir séparé, de la communauté avec elle-même. Rapport à soi de la communauté dans la forme politique de la République, qui assure à la fois sa représentation en tant que tout cohérent, et son orientation vers un avenir désiré. Autrement dit, c’est bien dans l’histoire de la communauté et de ses formes politiques que réside le « secret » de son identité… De même que le rapport à soi chez un être humain individuel est le meilleur marqueur de son identité (au-delà de la permanence de supposés traits demeurés fixes), ce que Michel Foucault appelait (je crois) « le gouvernement de soi », la forme politique d’une communauté et son histoire exprime également son identité véritable, au-delà des changements et de l’extrême diversité de ses composantes. Cela ne signifie pas pour autant une toute puissance, car ce que nous sommes et devenons est inscrit dans une réalité et une histoire qui nous précède et nous constituent en partie. Cette activité réflexive a par conséquent un pouvoir de connaissance et d’action limité, mais qui n’en est pas moins réel. Pour être tout à fait clair, s’il ne peut y avoir une identité culturelle, le politique en revanche, qui est lui aussi une des dimensions fondamentales de notre condition humaine, est relié à l’identité des existences collectives, en particulier des Nations, en tant qu’il en est  la condition de possibilité. Il est temps de comprendre avec Marcel Gauchet à la fois ce qui peut être considérer comme l’identité ou le « modèle » français, et les raisons de la crise qui l’affecte.

Comprendre le « modèle français »[29]

Un recours à l’histoire nécessaire…

La référence à la notion d’identité française ayant l’inconvénient d’évoquer « un noyau fixe », MG lui préfère cette notion de « modèle français », un cadre à l’intérieur duquel des contenus différents ont pu successivement se loger. Nous allons ici tenter de résumer de quoi il s’agit. Ce cadre est constitué par la manière dont s’est opéré en France la formation de la forme politique moderne, L’Etat-nation incarné par l’avènement de la révolution française. La particularité du modèle français est à la fois sa rupture brutale avec l’Ancien Régime, et la façon dont il ramène toujours en son sein l’héritage de cet Ancien Régime. Comme si la réalisation des idéaux des Lumières (liberté, raison, progrès etc.) passaient par un pouvoir absolu. Nous allons abolir le principe du roi au nom de l’égalité de tous les citoyens et de la souveraineté de la Loi ; sortir de la société des corps, des hiérarchies et des privilèges. Mais cette logique ne va pas sans soubresauts et déboucher, au sortir de la Révolution, sur un régime dictatorial. Il y a une contradiction du jacobinisme : il veut tout le pouvoir à la souveraineté du peuple (pouvoir d’assemblée) sans appareil pour le traduire (refus du pouvoir séparé). Napoléon répond à cette contradiction, « mais l’appareil oublie facilement la nation », d’où nouvelle contradiction… Napoléon est bien, cependant, l’enfant de la révolution… Son ambiguïté est en cela significative : jacobin d’origine, mais qui en vient à rejouer l’Ancien Régime.  C’est bien sûr le modèle universaliste qui est exemplaire de la Révolution et qui ne vaut pas que pour les seuls français, mais pour l’humanité entière par les principes qui le porte : schématiquement, prévalence universelle de l’égalité et de la liberté, au-delà des appartenances particulières et partisanes. Instauration de la République, c’est-à-dire de la chose publique(« res publica »). Citoyenneté, constitutive de la Nation, qui se définit par la participation de tous à la chose publique, dans un horizon universaliste.La souveraineté de la Nation est faite de la souveraineté et de l’indépendance du citoyen. Il doit s’élever au-dessus de lui-même comme individu pour juger de l’intérêt général. La laïcité sacre la transcendance  de la chose publique sur les croyances et les intérêts les plus profonds.  L’école et la culture sont les outils privilégiés de l’éducation du citoyen au sein de la chose publique (Plan Langevin-Wallon après la guerre, promotion de l’éducation populaire et création des MJC par Malraux)… A l’opposé d’un tel modèle, la « vérité » du sang, de la terre et des morts, du lien fondé non sur une appartenance civique, mais sur une appartenance ethnique : nous retrouvons bien là l’opposition entre deux conceptions de la nation. Cette vison jacobine de l’unité ne demande pas aux gens d’abandonner ce qu’ils sont, les particularismes locaux nombreux en France, mais de les dépasser. Le cadre citoyen n’est pas destiné à nier les différences et à se substituer à elles, mais à construire un lieu idéal au-delà d’elles, un nouvel étage. Ce modèle reste cependant « antagonique », divisant le républicanisme : les rémanences de l’Ancien Régime continue de diffuser dans la société française, et l’on peut parler d’un républicanisme de droite et d’un républicanisme de gauche ou de deux versions du jacobinisme. Une forme de « noblesse d’Etat » est toujours présente à travers des phénomènes comme l’ENA (création républicaine de la Libération qui doit former les grands corps de l’Etat), la réussite et le rang aux concours qui remplacent la naissance et le rang de la société d’hier, la noblesse de cour qui entoure le pouvoir suprême…etc. Selon MG, c’est après la guerre, avec De Gaulle, qu’a lieu une synthèse harmonique entre la nation et l’Etat, le peuple et le pouvoir : une formation de compromis qui concilie la représentation personnelle de l’autorité de l’Etat et la souveraineté populaire. « Les Trente Glorieuses » représenteraient ce moment « où la France a trouvé la forme politique adéquate à son histoire ». Si pendant longtemps la France est apparue comme « l’avant-garde du vaisseau de l’humanité » (Michelet), c’est parce qu’elle a réussi à diffuser ses principes dans toute l’Europe et au-delà. Mais cette réussite même lui fait découvrir qu’elle est une communauté particulière, et que d’autres ont compris et réalisé autrement nos propres principes fondateurs. Nous ne sommes, à ce titre, qu’une version culturelle des principes universalistes, parmi d’autres versions relatives à des contextes et des expériences singulières. Par ailleurs ce succès dans la diffusion signe peut-être aussi dans un second temps une banalisation de ce qui a fait longtemps l’originalité française, et par conséquent prend sa part également dans une sorte d’ébranlement identitaire…

Un édifice qui se lézarde. Diagnostic

Nous présentons un résumé des analyses de Marcel Gauchet, comme un exemple d’analyse de la crise d’un tel modèle, mais la question doit rester ouverte, et des analyses différentes peuvent avoir aussi leur place. L’essentiel dès à présent est peut-être de retenir l’importance de cette voie historique et politique (au sens du « rapport à soi » dans le temps comme constitutif de la construction de l’identité nationale) pour tenter de traiter cette question de l’identité.

Les causes avancées par MG sont multiples[30], mais on peut les résumer en quelques grands chapitres, faute de proposer une analyse intégrative et très complexe de la crise dans sa globalité[31].

Un changement sociétal sous le signe de la prise de pouvoir par les valeurs individuelles, et une remise en cause de la chose publique. Un individu privé qui n’est plus citoyen mais « acteur de la société civile », et qui manifeste dans les échéances électorales ses intérêts, ses opinions, ses désirs. Ils se réclament de leurs intérêts privés sans se soucier de l’intérêt général, et récusent l’autorité de l’Etat, pour qui la loi se définit de plus en plus comme ce qu’il faut contourner.

Mais ce changement doit être mis en regard avec l’intrusion de la mondialisation dans l’espace économique domestique à partir de la crise économique des années 70, alors que le bilan de la gestion du secteur public est négatif, que l’économie administrée s’avère incapable de surmonter ses rigidités. Elle laisse rapidement la place, avec Giscard et surtout Mitterrand, au néolibéralisme. L’Etat pilote, régulateur, est liquidé au profit d’un Etat qui devient le prolongement de la société civile, devenue largement autonome : désormais, c’est l’économie qui commande, la politique n’est là que pour encadrer sans diriger. La supériorité de la gestion privée est tenue pour hors de doute, et on l’importe dans le secteur public. L’héritage national est désormais vécu comme un fardeau, face à la culture de l’espace global. «  L’entrée de la France dans l’espace global a été raté » dit MG. La dégénérescence républicaine se mesure concrètement dans le fonctionnement de l’école : seul le petit secteur ultra-sélectif des élites continue de fonctionner impeccablement, alors qu’à l’opposé le secteur de masse est en déshérence. Mais l’apparence est sauve, dit MG, « tous sont traités à égalité » (collège unique, mêmes diplômes, mêmes lycées)… le contenant est identique, sinon les contenus. Enfin MG évoque également un « déclassement culturel » qui serait un élément important du trouble contemporain, « La nation républicaine était faite pour faire rayonner le pays dans l’expression des formes de la haute civilisation. » (MG)

Le troisième lieu de la fracture  est on ne peut plus actuel : le choc sur le terrain de la laïcité, qui ne peut être compris sans faire mention de l’apparition dans l’espace public d’une religion qui présente des spécificités et pas seulement « un retard ». Lesquelles ? 1) un décalage civilisationnel considérable par rapport au traitement qu’ont subi les religions à l’intérieur de l’espace occidental (travail séculaire de reconsidération des textes fondateurs) 2) Un rapport propre de cette religion à la chose politique et à la vérité révélée qui la rend réfractaire à la discussion publique et au pluralisme (religieux en particulier). 3) L’emprise totale de l’Islam sur le monde musulman (aucune équivalence avec le christianisme et le judaïsme).

Nous ne pouvons plus comprendre en tant qu’occidentaux ce que peut-être une religiosité traditionnelle (pour cause d’ethnocentrisme). Or pour beaucoup de personnes aujourd’hui dans le monde, la religion est leur vie. Notre idéologie contemporaine est pluraliste, et nous sommes naturellement portés à croire à la « similitude universelle des êtres » au-delà d’us et coutumes particuliers (c’est la position d’une grande partie de la gauche). D’où une certaine dénégation de l’altérité à laquelle nous sommes confrontés. Mais nous devons au contraire nous interroger sur une telle altérité, et prendre en compte le fait que pour 74% des français, « la religion musulmane n’est pas compatible avec les valeurs de la société française ». MG va montrer la différence qui existe entre une immigration qui pendant longtemps a été associé à un message politique fort (adoption de la patrie d’accueil) et l’immigration récente qui est analysée comme un phénomène de diaspora économique, avec un lien très fort conservé avec la culture native, d’où un danger réel de « séparatisme identitaire », vécu par les français comme un rejet.  

Pour toutes ces raisons, un sentiment déprimant (sans doute injuste) de délabrement du paysage institutionnel saisit beaucoup de français. Revient dans la conversation civique le leit-motiv suivant : « Décidément, plus rien ne marche dans ce pays ! »

En conclusion

Très loin des propos délirants d’un Renaud Camus ou d’un Eric Zemmour sur la théorie du « remplacisme » (« notre peuple est en train d’être remplacé par un autre », Alain Renaud) ; prenant également ses distances par rapport à l’alarmisme (certes plus intéressant et nuancé) d’un Finkielkraut[32], mais également de l’angélisme inverse d’un Edwy Plenel (le recours à l’identité n’est qu’un stratagème pour disqualifier les musulmans et pratiquer l’amalgame entre eux et les terroristes), notre propos, en prenant le parti de questionner l’identité nationale à partir de l’histoire de notre pays – seul creuset possible de l’expérience commune d’un peuple – essaie de comprendre en même temps ce qui fait la spécificité de la nation française, et nous permet d’identifier les raisons d’un malaise concernant cette identité. Si « l’entrée de la France dans le monde global a été ratée », comme le soutient MG, alors nous ne pourrons sortir de ce malaise qu’en recherchant véritablement un nouveau modèle d’efficacité publique, de manière à pouvoir mieux articuler héritage et culture de l’espace global. Nous voyons bien ici que le passéisme est aussi nocif qu’une « chute en avant » inconsidéré dans l’univers de la globalisation. L’unilatéralisme est comme toujours improductif. Cette position du problème de l’identité nous donne concrètement des outils pour mesurer les avancées ou les reculs éventuels dans la direction évoquée. Nous ne devons pas nous emparer de cette question de l’identité (n’est-ce pas l’utilisation qu’en fait souvent la droite de ce pays ?) pour en faire un principe de conservation et d’enracinement, car alors on la particularise au lieu de placer au-dessus de tout l’idéal de vérité et de justice qui a toujours définit l’universalisme républicain[33]. Retrouver ou raviver cet idéal semble par là-même être un élément de réponse possible : non pas redevenir « l’avant-garde du vaisseau de l’humanité » cher à Michelet au XIXème siècle, car la nostalgie n’a jamais produite des solutions d’avenir, et ce temps de « l’avant-garde » est définitivement révolu ! Mais sans doute être capable, comme le dit Raphaël Gluksman[34], de faire revivre un idéal émancipateur qui redonne des couleurs à l’idée de nation, et transcende les valeurs individualistes. Un retour au politique et à l’importance de l’existence des encadrements collectifs, et de l’Etat pilote en premier lieu. La dimension libérale de nos démocraties et la dimension collective de notre République ne doivent pas s’opposer mais s’articuler de façon cohérente. Depuis près d’un demi-siècle « le pôle libéral colonise le pôle collectif »[35] ; MG a entrepris dans son dernier livre l’immense tâche d’esquisser l’histoire de notre Nation du point de vue de cette lutte pour la prééminence ou la recherche de compromis entre ces deux instances… Cette histoire doit continuer… Si possible dans la direction indiquée. Nous voudrions terminer par une mise en garde : le modèle républicain associé à la nation française, comme tout autre modèle démocratique d’ailleurs, sont loin d’être les seuls aujourd’hui dans le monde : dans un remarquable article d’un récent n° de « l’UN », le philosophe Eltchaninoff[36] montrent que d’autres pays aujourd’hui, comme par exemple la Russie, la Turquie, la Chine (bien qu’étant un cas particulier) ou bien d’autres, développent une forme d’identitarisme ou de nationalisme politique qui se présentent comme alternatifs aux démocraties libérales occidentales, européennes en particulier : elles auraient précisément oublié leurs racines(chrétiennes) et leur histoire, et seraient « zombifiées par la consommation et le divertissement ». D’où la nécessité d’une alternative identitaire et autoritaire, un contre-modèle face à ce qui est perçu comme la faiblesse des régimes démocratiques classiques. Grand danger, mais aussi nouvel espace de réflexion et de changement, où la France peut avoir un rôle éminent à jouer : comment démentir cette idée dans les faits, qui commence à pénétrer dans les esprits, d’une faiblesse congénitale de la démocratie, tout en portant haut l’idéal démocratique et républicain ?

Notre point final sera l’extrait de ce remarquable discours d’Ernest Renan[37] sur la Nation :

« Avoir des gloires communes dans le passé, une volonté commune dans le présent; avoir fait de grandes choses ensemble, vouloir en faire encore, voilà les conditions essentielles pour être un peuple. On aime en proportion des sacrifices qu'on a consentis, des maux qu'on a soufferts. On aime la maison qu'on a bâtie et qu'on transmet.Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu'on a faits et de ceux qu'on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible: le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L'existence d'une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l'existence de l'individu est une affirmation perpétuelle de vie. »

  Daniel Mercier, le 04/05/2018



[1] « Cherche Susan désespérément », avec Rosanna Arquette et Madona, 1985.

[2] Sociologue français

[3] « La Culture-monde ». Réponse à une société désorientée », Lipovetsky.

[4] Noiriel https://www.cairn.info, et aussi « Le creuset français ». Gérard Noiriel est spécialiste d’histoire sociale et d’histoire de l’immigration, il est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.

[5] Lire à ce sujet article sur l’identité personnelle dans l’Encyclopédie Universalis

[6] « Traité de la Nature Humaine », Hume

[7] « Soi-même comme un autre »,Ricoeur,

[8] Clément Rosset (grand entretien dans Philo Mag de mai 2018 en hommage au philosophe disparu.

[9] Derek Parfit, philosophe britannique contemporain

[10] Notions de Philosophie, Tome 2, article sur l’identité, Pierre Guenancia

[11] Conférence en Sorbonne, 11 mars 1882

[12] « Comprendre le mal français », chapitre VII : « Le modèle français. De sa naissance à sa crise. », Marcel Gauchet

[13] Lire « La défaite de la pensée », puis « L’ingratitude », où il explique cette évolution.

[14] « La Culture-monde ». Réponse à une société désorientée », Lipovetsky.

[15] Le « glocal » propose Lipovetsky…)

[16]« Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures »

[17] « Il n’y a pas d’identité culturelle », François Jullien

[18] « Il n’y a pas d’identité culturelle », pages 76-77, et émission sur France Culture où Etienne Klein s’entretient avec François Jullien sur son livre

[19]François Jullien aime citer à ce sujet Tchouang-tseu :« Verser sans jamais remplir, puiser sans jamais épuiser »

 

[20] « Malaise dans l’identité », Hervé Le Bras

[21]Directeur d’études à l’EHESS, chercheur émérite de l’Institut national d’études démographiques (Ined)

[22] « L’identité de la France ». Braudel est un historien français du XXème siècle, représentant célèbre de « l’Ecole des Annales »

[23] Pourquoi, par exemple, ne pas dire que « tous les arabes sont terroristes » ? Ce n’est pas parce qu’actuellement, il y a plus de terroristes arabes que d’autres origines que cette proposition est valide…

[24] « Soi-même comme un autre », Paul Ricoeur

[25]« Pour en finir avec le piège de l’identité nationale », Yves Charles Zarka Le Monde 11/12/2009. Il est professeur à l'université Paris Descartes-Sorbonne, titulaire de la chaire de philosophie politique

 

[26] Essai concernant l’entendement humain, John Locke

[27] « Soi-même comme un autre », Paul Ricoeur

[28] Une conférence donnée en 2015 par Marcel Gauchet (« Quel pouvoir voulons-nous ? ») nous a guidés dans la présente réflexion... 

[29]« Comprendre le malheur français », Marcel Gauchet

[30] « Comprendre le malheur français », chapitre VII : « Le modèle français, de sa naissance à sa crise »

[31] C’est, me semble-t-il, le sujet du dernier tome de l’Avènement de la démocratie, « Le nouveau monde ».

[32] « L’identité malheureuse »

[33] « Comprendre le malheur français », Marcel Gauchet

[34] « Notre France », Raphaël Gluksman

[35] Idem

[36] Rédacteur en chef adjoint de Philosophie Magazine

[37]« Qu’est-ce qu’une Nation ? » Conférence en Sorbonne. Ecrivain, philosophe et historien français du XIXème siècle