Renoncer à ses rêves ?

 

café philo à la Maison du Malpas

le samedi 8 octobre 2016 à 17H45 

Le sujet :  « Renoncer à ses rêves ? »

 

Présentation du sujet

« Renoncer à ses rêves ? »

 

Les rêves sont très souvent valorisés : nous devons les écouter attentivement, vecteurs qu’ils sont de nos espérances et de nos aspirations... Nous méfier surtout des « briseurs de rêves » qui, au nom du réalisme et des contraintes sociales, font renoncer nos enfants à leurs rêves.  Mais un tel point de vue demande peut-être à être nuancé : n’y a-t-il pas aussi des rêves stériles qui nous poussent parfois à « rêver notre vie » plutôt qu’à la vivre réellement ? De quoi parlons-nous vraiment lorsque nous invoquons ainsi le rêve ? La question du désir et ses différentes figures est convoquée : comment distinguer au sein des envies celles qui véhiculent un véritable désir de celles qui vont se dégonfler comme des baudruches ?  Comment savoir s’il s’agit ou non d’un engagement de tout l’être ? Bref, le rêve ne peut-il pas s’avérer un puissant narcotique face à la vie, comme à l’inverse le véritable moteur d’une puissance d’agir impressionnante ? 

 

 

 
 

Ecrit philo

 

« Renoncer à ses rêves ? »

 

 

Présentation
Introduction, distinctions notionnelles...
La doxa du côté du "rêves"...
Une forme d’espoir stérile dans le rêve ? Et en même temps, à l’inverse, l’imagination est une puissance...
Qu’est-ce qu’un désir véritable ? Envie ou puissance d’agir ?
Le rêve comme narcotique ?
« Ne pas céder sur son désir » : comment comprendre cette formule qui pour Lacan condense l’essentiel de l’éthique psychanalytique ?

 

Introduction, distinctions notionnelles...
 

Ce sujet doit nous encourager à convoquer différentes figures du désir, la réponse à la question sera en effet différente en fonction de chacune.

La fable de La Fontaine « Perette et le pot au lait » me vient spontanément à l’esprit pour introduire le sujet : elle  illustre la disposition naturelle à faire « des châteaux en Espagne », qui consiste à se laisser aller à des songes où tous nos désirs  se réalisent ; la première version du bonheur, certes bien naïve, ne tient-elle pas dans le rêve de la vie passionnante du premier jeune homme venu– ou première jeune femme – : beau, intelligent, riche à souhait, et qui s’illustre aux yeux de ses contemporains par une œuvre magistrale ou un talent spécifique hors du commun ! Mais bien vite le cours de la vie nous oblige à dire « adieu veau, vache, cochon, couvée », comme Perette tombant son pot au lait.... Pour contrebalancer cette vision pessimiste,  nous pourrions aussi bien citer René Char qui, dans l’autre sens, valorise le désir de l’impossible qui, même inaccessible, a l’immense mérite de « nous servir de lanterne » et de montrer la voie... Mais avant d’aller plus avant, nous voyons bien qu’il faut d’abord préciser le sens que nous donnons à ce terme de « rêve », car une fois de plus nous nous trouvons confrontés à un mot polysémique. Il y a au moins trois usages distincts : nous parlons du rêve nocturne(1) associé au sommeil, et qui a donné lieu aux analyses freudiennes que l’on connaît, mais aussi de rêves diurnes (2), qui s’apparentent à ce que nous pourrions aussi appeler des « rêveries », ou « songes éveillés ». Nous parlons également des « rêves » au sens d’imaginer, désirer, idéalement (3)[1] . Les deux derniers sens vont nous intéresser ici, même si le sens (3) semble prioritaire, et que le sens (1) sera également pris en compte. Il est intéressant de remarquer que l’idée d’un « désir » semble réunir l’ensemble, bien qu’avec une signification différente : le désir inconscient freudien qui se manifeste de façon latente dans le rêve n’est pas nécessairement le même que le désir explicitement assumé par celui qui imagine ce qui serait bien pour lui, ni que le songe qui ne fait qu’émerger à la conscience...  

La doxa du côté du « rêve »....

La première réponse, celle qui semble correspondre à une doxa unanimement partagée, au point même de pouvoir interrompre tout de suite la discussion, n’est-elle pas négative ? Non, il ne faut pas renoncer ou faire renoncer à nos rêves ! Nous pensons tout de suite à ce propos aux méchants « briseurs de rêves » qui sévissent auprès de nos enfants, et qui les découragent par excès de « réalisme »... Cette attitude est généralement disqualifiée au nom de la  puissance créatrice du rêve qui seule peut mobiliser la personne, au-delà des obstacles possibles auxquels elle est confrontée. Pour reprendre la formule du psychologue humaniste américain Eric Berne[2], « Il y a un Prince en chacun d’entre nous ». L’ensemble des psychologues humanistes avec lui prône une confiance dans les ressources de chacun pour développer son propre « potentiel humain », et ainsi pouvoir réaliser ce qui lui tient vraiment à cœur... ce qui doit conduire à lutter contre tous les conditionnements sociaux  ayant pour effet une normalisation contraignante et répressive. Cela passe d’abord par l’écoute attentive de ses « rêves », comme autant de désirs susceptibles d’être réalisés... Il est donc préconisé d’encourager l’expression de ceux-ci pour laisser la voie libre aux aspirations, et ne surtout pas vouloir les raboter au nom d’un hyper-réalisme castrateur. Ce credo souvent identifié comme celui du « mouvement du développement personnel et du potentiel humain » a exercé une très forte influence à partir des années 60, et continue aujourd’hui d’être dominant. Cette acceptation inconditionnelle du rêve comme vecteur de développement est sans doute intéressante mais son caractère quelque peu acritique doit nous alerter : ne faut-il pas aller y regarder d’un peu plus près ? L’expérience des éducateurs, enseignants, conseillers d’orientation psychologues qui ont été confrontés à ces « rêves » chez les jeunes adolescents du collège afin de les aider dans leur orientation scolaire ou professionnelle, risquent à mon sens d’avoir un point de vue plus nuancé... Essayons donc de débrouiller autant que possible la pelote de laine... Et pour cela, il est utile de revenir sur la question du désir.   

Une forme d’espoir stérile dans le rêve ? Et en même temps, à l’inverse, l’imagination est une puissance...

Le rêve, comme Janus, est à double face, ou peut-être plutôt il y a deux types de désirs, dont la dynamique est radicalement différente ... Il faut commencer par reconnaître l’existence de l’immense cimetière des désirs non réalisés : ne trahissent-ils pas une tendance à « rêver sa vie », où l’idéal désiré tient simplement lieu de fuite et de compensation face à un réel jugé déficient ou difficile ? C’est le sens profond de l’expression « prendre ses désirs pour la réalité ». Clément Rosset note à ce sujet l’existence d’un tel type de désir exprimant simplement le refus du réel au profit d’une vie imaginée et irréelle. Dans cette perspective, l’investissement de l’existant est négligé au profit d’un surinvestissement d’objets inexistants ou très lointains. Cet attrait pour l’irréel est même selon lui une forme de « folie douce » propre à l’humanité que Pascal mais aussi Montaigne avait déjà soulignée. Ce dernier nous rappelle que « nous ne sommes jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà », « nous pensons toujours ailleurs », et en rend responsable « les dérèglements de l’esprit ». La force de l’esprit humain, sa capacité à se projeter au-delà du présent, en fait aussi sa vulnérabilité, c’est-à-dire sa propension au délire et sa préférence pour l’irréel. Entendu ainsi, le désir peut faire le lit de l’illusion et de la méconnaissance, et nous conduire à négliger le seul et l’unique réel : son intérêt marqué qui se manifeste pour ce qui est ailleurs est l’exact reflet de la minceur de l’intérêt porté à ce qui est ici. La préférence donnée au fruit imaginaire est l’indice du peu d’appétit pour les fruits réels ici et maintenant[3]. Ajoutons que dans ce cas la vie imaginaire s’autoalimente et devient une fin en elle-même, bien plus qu’un tremplin vers l’action de transformation du réel. Une telle façon de considérer le désir rejoint alors la réflexion philosophique de quelqu’un comme André Comte Sponville sur l’espoir et son aspect stérile : espérer, dit Sponville, c’est désirer ce qu’on a pas ou ce qu’on n’est pas, sans savoir comment y parvenir, si cela est possible, et si j’ai les moyens d’aboutir... La version qu’il en donne est plutôt de l’ordre du « vœu pieux », et empêche d’être heureux : souvenons-nous aussi de cette phrase de Woody Allen : « ah ce que je serais heureux si j’étais heureux ! » qui montre comment l’espoir d’un état futur et hypothétique de bonheur barre la route au bonheur au présent. Il ne fait là que reprendre de façon humoristique la pensée de Pascal : « Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. ». Ce n’est pas l’espoir en tant que tel qui est visé, car il est inhérent à notre condition humaine[4], mais il s’agit, comme le dit André Comte Sponville, d’espérer un peu moins, d’agir sur ce qui dépend de moi, et d’aimer (ce qui est) un peu plus. L’apparition ici de l’action nous permet de basculer sur une autre dimension du désir, qui s’oppose à la précédente : l’espoir, tel que Sponville le définit, et qui ne représente qu’une version (minimaliste) du désir,  est rigoureusement contradictoire avec le désir entendu comme puissance d’agir ; le rêve peut aussi en effet exprimer un désir comme véritable force d’accomplissement qui mobilise tout l’être  et le fait tendre vers l’objectif qu’il s’est fixé. Le fait de ne pas imaginer idéalement un état futur cache le plus souvent un autre type d’imagination : celle de ne pas pouvoir, de se sentir incapable. Comme souvent, Spinoza nous administre à ce sujet une vérité profonde : « « Ce que l’on imagine ne pas pouvoir, on l’imagine nécessairement, et l’on est, par cette imagination même, disposé de telle sorte qu’on n’a effectivement pas le pouvoir qu’on imagine ne pas avoir. » (Ethique III) . Autrement dit, ce que je m’imagine ne pas pouvoir faire ou être, je ne pourrai effectivement pas le faire ou le devenir. Nous percevons ici toute la puissance positive de l’imagination ou de la projection (au sens de se projeter dans un avenir possible), et tous les effets négatifs de leur absence. Bien loin d’être stérile, un tel désir apparaît ici comme éminemment positif.

Qu’est-ce qu’un désir véritable ? Envie ou puissance d’agir ?

Telle est bien en effet la question...  Comment « sonder les cœurs » pour repérer les ressorts en jeu dans une véritable dynamique désirante ?  La réflexion qui suit s’inspire librement d’un séminaire de mars 1991 à Carcassonne auquel j’avais assisté, animé par un formateur et psychanalyste Mauro Guidoni, et qui s’intitulait « Les dimensions psychologiques du Projet ». Il distinguait notamment dans son propos l’envie, le besoin, et le désir. Les rêves de l’enfant sont nombreux et de nature très diverse... Il est important de pouvoir distinguer les simples « fantaisies » de désirs plus profonds qui engagent tout l’être. La banalisation du terme de « désir », souvent utilisé comme équivalent d’envie, ne facilité pas la tâche...

L’envie renvoie à l’expression « faire envie », qui trahit le sens profond de cette expression : l’image que les autres ont de moi joue un rôle essentiel dans le processus de l’envie. Lorsque je fais envie, cela signifie que l’autre est frustré de ne pas avoir ce que j’ai. Autrement dit, j’imagine que si j’avais ce que l’autre a et que je n’ai pas, je serais aussi bien que je crois que l’autre se sent....  Je peux être parfaitement serein lorsque je passe devant un garage, et la vision d’une Porsche Carrera (si je suis sensible à ce genre d’objet) peut me faire envie. Mon envie est soumise ici à l’apparition de l’objet. La publicité consiste précisément à susciter l’envie en associant l’objet à une personne que çà rend heureuse et à laquelle je peux m’identifier. La mimesis joue ici un rôle important[5]. L’envie repose sur un manque à avoir (ou à être ?) imaginé dont la possession « augmente » ce que je suis aux yeux d’autrui et par conséquent aussi à mes propres yeux. Elle me rend plus désirable aux propres yeux d’autrui. L’objet de l’envie est bien sûr très éphémère, et le plus souvent l’envie passe rapidement après le plaisir que son contentement procure. Il ne s’agit pas de forcer la séparation conceptuelle entre envie et désir, car il y a toujours une certaine dose de désir dans l’envie. Peut-être pourrions-nous dire que l’envie se situe à l’intersection du désir et du besoin. Pour faire le lien avec les besoins, l’envie semble concerner les besoins qui on été créés par la société de consommation, dont l’ADN consiste précisément à créer de façon permanente de nouveaux besoins. Une telle envie peut être rapprochée d’une certaine forme d’appétence ou d’appétit, qui l’éloigne du besoin physiologique (la faim par exemple). Celui qui a envie s’imagine qu’il vaudra davantage (qu’il « sera » plus) aux yeux des autres et par conséquent aussi à ses propres yeux, s’il a ce qu’il pense lui manquer. La publicité nous apprend à penser qu’en ayant plus, on sera plus... Je serai plus heureux si je vais voir les vahinés en Polynésie... En réalité je suis souvent déçu...

Si le besoin est de l’ordre du « manque à avoir » (manque qui peut aller jusqu’à provoquer la mort), si dans l’envie le manque à avoir et le manque à être sont mêlés, le désir se définit comme « manque à être » (à en croire Lacan)[6]. Que l’on définisse le désir comme manque, ou qu’il soit appréhendé comme pure positivité, poussée inhérente à l’être même (conception spinoziste du désir)[7], un point commun réunit ces différents points de vue : le désir est affaire d’être...  Mise en mouvement de l’être. Selon M. Guidoni, les besoins se développent sur le plan de l’horizontalité (je mange, je dors, je bois...etc.) où la répétition et la régularité du rythme jouent un rôle important. Nous pourrions ajouter qu’il en va de même pour les envies, sur le registre cette fois des besoins de l’animal social que nous sommes, et que la société de consommation nous désigne. C’est au contraire la dimension de la verticalité qui caractérise le désir ; la métaphore utilisée est ici très parlante : celle du sauteur à la perche. Celui-ci convertit en quelque sorte un mouvement horizontal en mouvement vertical grâce à la perche. Répétitions des pas de course qui se transforment en énergie ascendante à partir du point fixe de la perche, et dans le cadre de règles très contraignantes qui fixent les limites de l’exercice. Si nous filons la métaphore, l’élévation que permet un tel saut doit être comprise au sens figuré comme un trait essentiel de la voie suivi par le désir.

Comment alors distinguer au sein des envies celles qui véhiculent un véritable désir de celles qui vont se dégonfler comme des baudruches ?  Les personnes qui professionnellement sont chargées d’aider les élèves ou les adultes à choisir et projeter un métier possible dans le cadre de leur orientation doivent pouvoir répondre assez précisément à cette question, sous peine souvent de prendre des vessies pour des lanternes. La notion centrale est ici celle d’engagement. Ce n’est pas tant la question de « l’irréalisme » du projet – la plupart du temps évoqué – qui pose question, mais l’action qui est engagée ou non pour sa réalisation. La phrase « j’ai envie » ou « j’ai pas envie »[8] trahit souvent le caractère instable et superficiel d’une telle déclaration. Il est donc à chaque fois nécessaire de « tester » sa valeur : nous aurons tôt fait de reconnaître dans l’échange, lorsque c’est le cas, le ballon de baudruche qui se cache derrière l’envie. Pour s’incarner dans un acte, le désir doit être un moteur qui nourrit la motivation. Bien sûr pour un certain nombre de personnes, qui sont plus ou moins en panne de motivation, il est très compliqué d’investir une telle dynamique de désir. Dans une telle situation, l’envie ou le pseudo- désir apparaissent manquer de souffle, et le travail des accompagnants pourra être de réenclencher cette dynamique susceptible de renouer avec le désir.[9] Le désir qui nous meut (éventuellement) est rarement délibéré ni explicitement formulé au commencement. C’est souvent à postériori, dans « l’après coup », que le désir apparaît pour ce qu’il est. Comme bien d’autres, j’ai moi-même fais une expérience instructive à ce sujet : les mobiles conscients que j’avançais pour expliquer certaines ruptures ou changement d’orientation dans mon existence, s’avéraient avec le recul convenus et superficiels au regard de ce qui avait fini par devenir une évidence, et qui constituait ma motivation véritable[10].

Si nous reprenons la métaphore de la perche, le passage de l’horizontalité à la verticalité peut être considéré comme la « marque de fabrique » du désir, opposé en cela à la seule expression des envies. Le désir porte en quelque sorte en lui-même un processus de réalisation qui ne peut que prendre en compte les contraintes, limites, obstacles de la réalité... Il peut apparaître comme irréaliste et même échouer, mais il a la puissance avec lui, contrairement à l’envie qui ne mobilise pas le sujet en nous, et risque souvent de n’être qu’un objet de rêverie plus ou moins stérile... Cette puissance est inséparable de la prise en compte des obstacles que la réalité impose (principe de réalité freudien), et le désir, nécessairement articulé à la loi, doit donc permettre l’intégration à l’intérieur de soi des limites qui sont imposées dehors. En ce sens une certaine forme d’impuissance peut caractériser celui qui ne fait que « rêver sa vie », et/ou qui n’accède jamais à l’effort et à la mobilisation psychique inhérente au désir. Faire un effort, n’est-ce pas mettre la force au service du désir ? Sinon, on serait en droit de se  demander pourquoi faire des efforts...

Si nous allons un peu plus loin dans le « décryptage » du désir, sans doute pouvons-nous dire qu’il convoque quelque chose de l’ordre du « sens » de la vie, ce qui n’est pas le cas de l’envie ou de la satisfaction des besoins :  nous avons tous une réponse personnelle à cette question, même si nous n’y avons jamais réfléchi : notre façon de vivre, en fin de compte, est plus ou moins une réponse (plus ou moins satisfaisante pour nous) à cette question du sens de la vie et de la mort.

C’est la raison pour laquelle cette représentation du désir est inséparable de la question de l’être. Les deux grandes théories du désir, celle de Spinoza et celle de Lacan, malgré leur différence, ont toute deux la question de l’être pour objet. Pour le second, le désir est arrimé au « manque à être » qui définit notre condition d’humain. Pas de désir sans cette inscription en creux du manque dans notre chair. Pour le second au contraire, aucune négativité ne fonde le désir : il n’est que puissance entièrement positive, force de conservation et de croissance qui exprime le « conatus », cette tendance de tout être à persévérer dans son être. Le désir est puissance d’agir et de penser au service du conatus...

La puissance désirante spinoziste aussi bien que le désir inconscient lacanien s’avèrent  être le véritable carburant du projet de vie et de l’action sur le réel, ce qui bien sûr n’est pas non plus une garantie contre l’erreur et l’illusion... Ces deux penseurs s’inscrivent davantage de ce point de vue dans une pensée du processus (proche de la pensée chinoise du changement) qui ne passe pas nécessairement par le projet (la culture du projet suppose en effet une segmentation et une discontinuité entre les moyens (l’action sur le réel, le plan d’action) et les fins : ici l’activité désirante n’est pas qu’instrumentale, et le chemin est aussi important que la destination. Puissance de jouir ou de se réjouir de ce que nous faisons, dans le présent même de l’acte qui est posé. Autrement dit, c’est le cours même de l’activité qui doit être valorisé, chaque instant doit valoir pour lui-même, et ne peut être annulé par l’instant suivant (même si c’est celui de la réalisation des fins). « Entre la quête et sa satisfaction, la vie se déploie dans l’entre de l’occupation »[11]. C’est l’activité qui est désirante en elle-même et de manière immanente. Dans une telle configuration, le désir est nécessairement coûteux en effort, et les obstacles ou résistances du réel sont affrontés comme il se doit. Nous sommes loin de l’irréalité des vies imaginées comme substitut illusoire à un réel jugé indigent. Mais « ce qui nous pousse » (souvent sans conscience claire) nous « tient » et s’avère efficace. Une remarque enfin concernant l’objet du désir qui, s’il est ciblé, irradie en une multiplicité de désirs autour de lui, comme l’affirme d’ailleurs C. Rosset à la suite de Deleuze : c’est toute la vie qui s’en trouve bouleversée : le désir agit sur les attitudes, les perceptions, les affects, les intérêts… Le désir apparaît comme « production » (Deleuze) et rejoint cette conception du désir qui consiste, comme le dit André Comte Sponville, à désirer et jouir de ce qu’on a, de ce qu’on fait, de ce que nous sommes. « Essence de l’homme »[12], le désir comme dynamisme vital au service de l’accroissement de ma puissance d’être, peut être rapproché des mécanismes de la motivation humaine, tel que Joseph Nuttin[13] a su les identifier comme « dynamisme de croissance ».

Le rêve comme narcotique ?

A l’inverse, nous avons pu noter que l’image idéale du futur désiré pouvait fort bien être rapprochée des « petites envies », et ne pas avoir grand-chose de commun avec le désir entendu comme précédemment. Le « rêve » du « dernier homme » nietzschéen participe ainsi du renoncement et de l’affaiblissement de l’instinct de vie. Cette forme de renoncement serait le trait distinctif et dominant de la Modernité européenne[14], conséquence de la décadence et de la dégénérescence d’une humanité endormie par les narcotiques que sont les valeurs chrétiennes et démocratiques[15] : ses aspirations se calquent sur celles de ses semblables, dans un processus grégaire où le bonheur est synonyme d’aisance matérielle, de sécurité, de petits plaisirs hédonistes. Cette idée d’un bonheur mesquin et étriqué va à l’encontre de l’idéal de grandeur et de l’effort de la volonté  .... Le monde moderne est pour lui celui de l’homme médiocre, à l’image de tous les faibles pour  lesquels la démocratie entend être utile. Le rêve entendu comme signe de singularité distinctive n’a plus droit de cité, au profit du rêve collectif et grégaire des Modernes de progrès et de promotion sociale. L’humanité n’est plus désormais vouée à développer ses qualités les plus fortes et les plus vigoureuses, prisonnière d’un idéal social qui privilégie la médiocrité.... Il entend remplacer cette morale dominante par une nouvelle morale : l’épanouissement et la multiplication sans conditions de tout ce qui est fort, singulier et beau, en suivant dans leur exemple les représentants les plus nobles de cette humanité... Tel est le sens du « surhomme ». Sans reprendre à notre compte la portée politique réactionnaire et antidémocratique d’une telle interprétation, il faut bien reconnaître que Nietzsche, dans sa dénonciation d’un conformisme intellectuel qui trahit le relâchement de la pensée,  et des sentiments grégaires qui cachent souvent une anémie de la volonté et le refus de toute épreuve génératrice de souffrance, anticipe avec justesse  certains traits de ce que nous pourrions appeler « la personnalité contemporaine ». La formule « du bonheur pour tous » s’accompagne d’une forme d’engourdissement et de paresse. Celle-ci est « conçue comme une inaptitude à un effort soutenu », synonyme aussi d’une lassitude conduisant « le dernier homme » à avoir un grand besoin de divertissement, qui l’éloigne de sa misère affective et lui permet de s’oublier lui-même. Ecoutons Nietzsche : « Un peu de poison de ci-de là : cela procure des rêves agréables. Et beaucoup de poison en dernier lieu, pour mourir agréablement. »[16]. Le rêve ici est assimilé à un puissant narcotique qui  me permet de fuir ma condition, et de me laisser aller en évitant la douleur. Il y a là un manque de lucidité qui fait bon ménage avec ce que Nietzsche appelle « la comédie de l’idéal » : jouer les grandes consciences morales, affecter la noble indignation, ce que nous pourrions appeler aujourd’hui « le politiquement correct »... Le journalisme concentre selon lui une telle facilité et inertie de la pensée, réduites à des formules creuses et machinales. Les rêves (au sens précédent) aussi bien que les pensées, qui veulent se faire passer pour personnelles, sont en réalité à notre insu entièrement conditionnées et formatées par les opinions régnantes et les jugements dont nous avons hérités. Le type surhumain, qui certes ouvre un horizon sans doute inaccessible,  représente ainsi une sorte de « contre-idéal » à cette décadence humaine. Cette critique acerbe du mode de vie moderne, même s’il oublie en chemin les inestimables progrès que la Modernité a rendus possible, est incontournable pour toute tentative d’auto-examen critique de ce que nous sommes aujourd’hui et de ce que nous désirons devenir. L’enjeu est la possibilité ou non d’une autocritique de la Modernité vis-à-vis d’elle-même[17] : une telle réflexivité critique peut-elle se développer dans le cadre de la Modernité même ? Autrement dit est-il possible de faire la critique de la Modernité sans être un « antimoderne » ?

« Ne pas céder sur son désir » : comment comprendre cette formule qui pour Lacan condense l’essentiel de l’éthique psychanalytique ?

Cette formule, dont l’apparente évidence cache en réalité une grande complexité, peut nous aider à conclure provisoirement sur ce sujet. La phrase qui contient cette formule est celle-ci : "Je propose que la seule chose dont on puisse être coupable, au moins dans la perspective analytique, c’est d’avoir cédé sur son désir", et il ajoute : "cette proposition, recevable ou non dans telle ou telle éthique, exprime assez bien ce que nous constatons dans notre expérience". Et, plus loin, il parle de "la structure qui s’appelle céder sur son désir. C’est une structure, en effet, ce qui ruine toute tentation d'en faire commandement : qui pourrait prétendre décider s’il cède ou ne cède pas sur son désir ? Cela se constate – peut-être – après coup : j’aurai ou je n’aurai pas cédé sur mon désir. ». Contrairement à une interprétation héritée de la pensée 68 (« il est interdit d’interdir »), cette affirmation ne signifie pas le primat donné à une jouissance sans limites. Le désir est en effet inséparable de la loi de civilisation sans laquelle il n’y a pas à proprement parler de désir. Le désir est chez Lacan inséparable de l’interdit et de la loi qui le fonde. Il est au fond toujours intimement lié à l’impossibilité de la plénitude et de la toute puissance. Par conséquent, tout credo hédoniste n’a pas grand sens dans la bouche de Lacan. Voilà ce qu’en dit Elisabeth Roudinesco, interrogée sur la signification de cette formule : « Cette formule que Lacan tire de son interprétation de la figure d’Antigone n’est pas dénuée d’ambiguïtés. Beaucoup de psychanalystes l’ont interprété comme une revendication d’apolitisme, de détachement absolu à l’égard de la société. Or, sur le fond, cette injonction de ne pas céder sur son désir signifie qu’il faut dépasser à la fois le moralisme et le déploiement à outrance des affects. Le désir n’est pas réductible au plaisir promu par l’hédonisme contemporain. Celui-ci, comme le suggère ce grand texte de Lacan intitulé Kant avec Sade, renvoie à l’idée que nous n’aurions plus besoin de fonction symbolique, que la loi n’existe pas, que le corps du sujet est tout-puissant. C’est la toute-puissance du moi, qui se prend pour « le roi du monde », comme on dit. Au fond, l’hédonisme proclame un pur impératif de jouissance. Il y a là quelque chose de mortifère. Vouloir jouir de tout et en permanence, c’est la mort, l’autodestruction assurée. Face à cela, la psychanalyse se pose plutôt comme une école de la raison. Bien sûr, pour vivre, il faut du plaisir, du désir, de la jouissance. La psychanalyse n’est pas une théorie de la frustration des plaisirs. Mais elle invite à réfléchir sur le fait que le règne déchaîné des passions produit le même résultat qu’une maîtrise absolue de celles-ci : la mort du sujet. En cela, la psychanalyse renoue avec toute une tradition philosophique de la maîtrise raisonnable des passions. ».

Il faut ajouter aussitôt que cette maîtrise raisonnable ne doit pas, aux yeux de Lacan, aller jusqu’à céder aux injonctions souvent très sévères et tyranniques d’un Surmoi hypermoraliste. Certes aucune complaisance vis-à-vis d’un hédonisme débridé, mais aucune non plus sur un possible renoncement à son désir : en cela, le renoncement à la singularité de son destin individuel est en quelque sorte une trahison. L’analyse ne conduit-elle pas d’ailleurs la personne à accepter, assumer ce qu’elle est en tant qu’elle est déjà parlée et située dans une culture, produit de la chaîne de la généalogie qui trace pour elle un destin singulier. « Il n’y a d’autre bien que ce qui peut servir à payer le prix pour l’accès au désir. » (Lacan). « Le désir de l’analyste, c’est d’obtenir le plus singulier de ce qui fait votre être, c’est que vous soyez capable, vous même de cerner, d’isoler ce qui vous différencie comme tel, et de l’assumer, de dire : Je suis ça, qui n’est pas bien, qui n’est pas comme les autres, que je n’approuve pas, mais c’est ça. » disait J.-A. Miller, le 19 novembre 2008. Jacques Lacan pense, rejoignant en cela la réflexion de Spinoza plus de trois cent ans plus tôt, que ce que nous obtenons de la vie n’est que le reflet et la conséquence de ce que nous sommes, de la singularité de notre désir.  L’écrivain Pierre Rey, dans son livre intitulé « Le désir » où il parle de son analyse chez Lacan, dit à propos de cette éthique : « Qu'est-ce que la vie a fait de nous? Qu'avons-nous fait de notre vie? Le désir mène le jeu et le désir n'a pas d'éthique. Ni moral ni amoral, simplement hors de toute morale, il nous impose la pureté de son exigence, en un franchissement d'où sont exclues la peur et la pitié. ». En ce sens la formule de Freud « Là où était çà doit advenir je », qui fait référence au savoir insu  du sujet que le psychanalyste doit permettre de découvrir, rejoint Lacan quand il dit que l’analysé (en fin d’analyse) est un sujet « averti ». Etre averti, c'est en dernier ressort être averti de ce qui est impossible, et l’analyse est de ce point de vue une entreprise redoutable de désillusions. Mais tout le reste relève du champ du possible - pour autant qu'on le désire. Une petite parabole a cours dans les milieux psychanalytiques, qui compare l'analyse à une partie de cartes, avec ce premier enseignement : avec un jeu donné, il y a bien des façons de jouer ; un joueur gagnera, l'autre perdra. Mais il y en a un second, moins apparent : encore faut-il regarder toutes ses cartes, si l'on veut avoir une chance de jouer sa partie avec pertinence. Le premier acte d'une éthique avec l'analyse est là : lassé de la répétition et des illusions, s'engager dans une analyse, c’est une manière de regarder toutes ses cartes. En un sens, les perspectives ouvertes dans les livres IV et V de l’Ethique de Spinoza, rejoignent cette exigence de savoir : seule la compréhension de notre réalité affective, la mesure prise de nos déterminations, peut conduire à une forme de libération. Mais quoi qu’il en soit, une telle éthique, privilégiant certes le Désir dans l’après-coup (il ne dépend pas des libres décrets de la volonté), est en elle-même étrangère à l’idée d’une sanctification de toutes ses préférences ou de toutes ses envies... La tendance contemporaine au nivellement des désirs, confondus et rabattus sur « tout ce qui peut passer par la tête », est en grande partie responsable de la grande confusion qui semble attachée à cette expression « renoncer à ses rêves »... 

                                                                                                    Daniel Mercier, le 05/09/2016



[1] Cf. définition du Micro-Robert

[2] Inventeur de la théorie dite de « l’Analyse Transactionnelle »

[3] « La préférence donnée au fruit imaginaire par rapport au fruit qui se mange est l’indice certain d’un manque d’appétit, ou d’une « faim qui d’aucuns fruits ici ne se régale », comme le dit Mallarmé. », Clément Rosset, in « Principes de sagesse et de folie »

[4] La devise « l’espoir fait vivre » en atteste !

[5] Avec la théorie du désir mimétique de René Girard, c’est toute la problématique du désir qui se rattache à l’imitation du modèle.

[6] Manque à être le tout. Le désir est ainsi lié à l’idée de castration symbolique selon laquelle il y acceptation de ne pas être le tout et donc reconnaissance des limites propres à notre condition.

[7] Cf. le concept de conatus : tendance naturelle à persévérer dans son être,  qui se traduit pas une puissance d’agir.

[8] Cela peut être aussi « j’aime » ou « j’aime pas »...

[9] Ce travail d’accompagnement est très important et devrait systématiquement être l’objet d’une formation approfondie. Malheureusement, les « conseillers » pensent souvent que leur travail consiste à « pondre » un projet à la place de l’accompagné, que ce dernier pourra d’ailleurs éventuellement « investir » pour les beaux yeux de ceux-là...   

[10] De mes choix aussi bien que de mes évitements ou fuites

[11] François Jullien, in « Philosophie du vivre »

[12] Selon Spinoza (Ethique)

[13] Psychologue belge, professeur à l’Université de Louvain ; a écrit en particulier l’ouvrage « Théorie de la motivation humaine ».

[14] L’européen, « cet avorton sublime »...

[15] Lire à ce sujet article de Yannis Constantidinès « Sommes-nous les derniers hommes ? » paru dans le n° Hors Série du Nouvel Obs sur Nietzsche sept-oct 2002.

[16] C’est moi qui souligne

[17] Alors que le point de Nietzsche est celui d’un antimoderne...