Le monde entier est un théâtre - Mars 2013

La présentation du sujet

Le monde entier est un théâtre....

 

Présentation

Samedi 16 mars 18h à Sortie Ouest, le Café Philo Sophia propose de venir réfléchir et discuter (entrée libre) sur les vers  de Shakespeare : « Le monde entier est un théâtre/ Et les hommes et les femmes en sont les acteurs/ Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles ... » (« Comme il vous plaira »), mais aussi dans Macbeth, complétant son propos : « « La vie n'est qu'une ombre qui passe / un pauvre histrion qui se pavane et s'échauffe une heure sur la scène et puis qu'on n'entend plus / Une histoire contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne veut rien dire ».

Il est coutumier de rappeler que le théâtre est en quelque sorte le miroir de la vie réelle… L’inverse est moins fréquent… Le théâtre peut-il être une métaphore intéressante  pour interpréter  la réalité de notre monde et de notre condition dans ce monde ? Autrement dit, nos vies dans ce monde refléteraient-elles d’une quelconque manière (laquelle) ce qui se passe sur une scène de théâtre ? La métaphore, comme il se doit pour une métaphore, est plurivoque, chargée de multiples sens… Peut-être pouvons-nous tout d’abord nous attacher à décliner quelques unes de ces significations sur différents registres : social, psychologique, métaphysique ou ontologique ? Sous le signe de différentes figures : celle de « la comédie humaine » ? Celle de la Providence ? Du destin ? Du déterminisme social ? du tragique ? Si nous sommes des acteurs, en quel(s) sens ? Jusqu’à quel point le rôle à tenir est-il défini ? Y a-t-il place pour l’improvisation ? Mais au fait, n’est-il pas justement scandaleux, à l’heure d’une société individualiste qui prône l’autonomie comme valeur centrale, de prétendre que nous serions ainsi embarqués dans des histoires sur lesquelles nous n’aurions pas de prise ?

L'écrit philosophique

«  Le monde entier est un théâtre, et les hommes et les femmes n’en sont que les acteurs ». Shakespeare, « Comme il vous plaira »

 

La comédie humaine 

·    Mise en scène de soi ?

·    « La Comédie Humaine » (Balzac)

 

Statut de l’acteur dans les sciences sociales

·    La mise en scène de la vie quotidienne (Ervin Goffman)

·    Le statut épistémologique de l’acteur social

·    L’hypothèse d’une précédence du collectif sur les volontés individuelles est-elle compatible avec « la société des individus » ?

 

« Bien jouer son rôle ou son personnage » (Epictète)

 

Le tragique. De la condition tragique à l’engagement tragique

 

Recours à la fiction littéraire : l’identité narrative (Ricoeur)

 

Le « théâtre du monde » de Hannah Arendt et le « miracle » des commencements

 

 

 

 

·    Il est très courant de rappeler que le théâtre est en quelque sorte le miroir de la vie réelle… L’inverse est moins fréquent… Le théâtre peut-il être une métaphore intéressante  pour interpréter  la réalité de notre monde et de notre condition dans ce monde ? Autrement dit, nos vies dans ce monde refléteraient-elles d’une quelconque manière (laquelle) ce qui se passe sur une scène de théâtre ?

·    Les mots-clé du théâtre : Acteur – spectateur – spectacle -  représentation – scène – coulisse - rôle – histoire – interactions – Acte – comédie – comique - tragédie – tragique – jeu – auteur – metteur en scène – troupe de théâtre - équipe 

·    Shakespeare utilise ici une allégorie qui file une métaphore, celle du théâtre, pour représenter le monde, et l’existence humaine dans ce monde. Plutôt que de vouloir répondre directement à la question, il est plus intéressant de répondre à l’invitation de « filer » cette métaphore proposée par Shakespeare, afin de déplier toutes les associations possibles entre le théâtre et le monde réel, et ainsi évaluer jusqu’à quel point cette métaphore est féconde et légitime… Comme toute métaphore, elle se prête à des lectures polysémiques. Nous évoquerons plusieurs lectures possibles, et discuterons chacune d’entre elles… Ouvrant un vaste champ de significations, elle ne s’arrête à aucune d’entre elles en particulier (ce qui est le propre d’une métaphore…). D’où beaucoup de questions auxquelles elle n’apporte pas de réponses : les acteurs choisissent-ils ce qu’ils jouent parmi un certain nombre d’options possibles ? Ou bien même, créent-ils leur propre rôle ?  Sans doute est-il plus cohérent de faire l’hypothèse au contraire qu’il y a un auteur de la pièce, un « metteur en scène » (c’est en tout cas une idée sous-jacente à cette vision shakespearienne) ?  Le rôle est-il un rôle défini à l’avance, comme dans une pièce de théâtre habituelle, ou bien s’agit-il d’un rôle plus ou moins improvisé, à partir de quelques éléments de scénario, comme dans un « jeu de rôle » ? Un même acteur joue-t-il plusieurs rôles ? Shakespeare, dans la phrase qui suit cette première déclaration, l’affirme : « Et notre vie durant nous jouons plusieurs rôles ». Les acteurs savent-ils qu’ils sont acteurs (sur le théâtre du monde) ? Choisissent-ils de jouer, ou sont-ils des « jouets » involontaires ? Autrement dit, si les hommes et les femmes sont les acteurs de ce « jeu », restent-ils des hommes et des femmes jouant leur rôle, ou bien sont-ils totalement prisonniers de leurs rôles : « sont »-ils leurs rôles, ou « jouent »-ils leurs rôles ? Mais s’ils sont parfaitement identifiés à leurs rôles, comment peuvent-ils savoir qu’ils sont des acteurs manipulés ? Seul le jeu peut créer du « jeu »… Mais qu’est-ce qui me permet, pourrait-on dire à l’instar de Descartes, de faire la distinction entre jeu et non-jeu (Descartes parle lui de la distinction entre rêve –ou imagination -  et réalité) ? C’est le thème d’un certain nombre de films : « Matrix », où les habitants de la planète sont virtuels en se pensant réels, évoluant en toute ignorance de cette manipulation dans une gigantesque « matrice » informatique. Un autre film, Truman Show, représenterait une autre option. Truman (interprété par Jim Carrey) est dès sa naissance le héros involontaire d’une fiction créée et réalisée de toute pièce et 24h sur 24h par un réalisateur-démiurge et mégalomane, le monde dans lequel il évolue étant un monde d’acteurs dont les comportements sont parfaitement réglés autour de lui. Il parviendra à découvrir la supercherie et à se libérer. Mais il y a bien sûr des spectateurs qui regardent cette sorte de « télé-réalité » dont il est victime, à l’échelle de la planète : les spectateurs que nous sommes, regardant le film, les découvrons regardant ce qui apparaît désormais comme un film dans le film, et nous allons pouvoir alors, avec le héros, découvrir progressivement la supercherie. Pour faire apparaître un monde virtuel et fictif, il faut en effet qu’il y ait au moins un spectateur qui regarde en extériorité. Sinon, sans cet autre point de vue, nous pourrions rester indéfiniment dans l’illusion que ce que nous voyons est la réalité. Une des  pièces les plus célèbres de l’espagnol Pedro Calderon de la Barca, « Le grand Théâtre du Monde » (« Theatrum mundi »), qui va inaugurer un véritable genre théâtral à la fin du XVIème siècle (« l’autosacramental ») et se développait durant la période dite de « l’Age d’Or » espagnol au XVIIème siècle, repris très souvent en France et en Italie, développe déjà cette idée du « Theatrum Mundi » ; Shakespeare en avait –il connaissance ? Quelques mots à ce sujet :

·    De quoi s’agit-il : L’ « autosacramental » était une pièce pour la fête du Saint-Sacrement, qui exprimait bien l’insertion du théâtre dans une vie sociale toute imprégnée de religion. Son apogée est celui de la cour des « rois catholiques » d’Espagne. Le Théâtrum Mundi : nous sommes en présence d’une allégorie qui file la métaphore du théâtre pour représenter la vie humaine. Les êtres jouent tous un rôle, consciemment ou malgré eux, sur la grande scène du monde et sont des pantins dont les ficelles sont tirées par le grand horloger, le démiurge de l'œuvre qu'est la réalité ou la fiction tels "le Créateur", figure double de Dieu et de l'auteur. La vie comme théâtre montrée sur une scène, à l’aide d’une troupe en attente de distribution de rôles qu’elle devra illustrer et défendre, pour qu’à la fin éloges ou reproches puissent être proclamés. En compétition : Le Riche, Le Pauvre, La Sagesse, La Beauté, Le Laboureur, Le Roi… Ici le scenario semble suggérer une libre interprétation du rôle de l’acteur, même si ce rôle est en réalité parfaitement défini dans la pièce jouée… Nous voyons ici opérer par de multiples aspects le procédé de « mise en abîme » cher à ce genre. Disons quelques mots aussi de « La Vie est un Songe » qui est, de loin, la pièce la plus connue de Calderὁn . Sa dimension métaphysique, qui l’éloigne quelque peu des thèmes classiques du théâtre du Siècle d’Or espagnol, la rapproche davantage de la littérature spirituelle. Le thème central de l’histoire est la manière dont le destin rattrape les personnages, le roi lui-même devenant l’outil principal d’un destin qu’il aurait voulu contrecarrer. Ce thème d’inéluctabilité du destin est un ressort dramatique d’une grande puissance, comme dans toutes les tragédies, puisque nous voyons se dérouler devant nos yeux une histoire que nous voudrions rejeter. L’autre thème important étant évidement celui d’une réalité qui s’apparente à un rêve,  rêve et réalité devenant de plus en plus  difficile à distinguer…

·    Il est temps d’évoquer maintenant une autre citation de Shakespeare qui complète la première : « La vie n'est qu'une ombre qui passe / un pauvre histrion qui se pavane et s'échauffe une heure sur la scène et puis qu'on n'entend plus / Une histoire contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne veut rien dire ».Macbeth. Ici, le propos est plus radical puisque nous avons peut-être l’idée sous-jacente du « pantin », jouet à l’apparence  humaine dont on manipule les membres à l’aide de fil, mais surtout l’image de l’histrion[1]. Cette image histrionique de l’acteur peut nous fournir une piste évoquée immédiatement après… Enfin, l’existence humaine est maintenant décrite comme incohérente et proprement insensée. Cette dimension sera également reprise plus loin.

 

Nous pouvons maintenant essayer de décliner philosophiquement quelques interprétations possibles d’une telle métaphore, en essayant de nous appuyer sur les significations qui commencent à émerger de la présentation précédente.

 

La « comédie humaine »

 

Mise en scène de soi : dans un sens immédiat et de premier degré, l’aspect histrionique de certaines personnalités peut servir à son tour de métaphore pour désigner cette  tendance à la « comédie », au sens où Galabru, dans son dernier livre, « Tout est comédie », le développe :  l’idée que tout est comédie, peut-être encore plus dans la vie que sur la scène… On peut déceler ici (mais ce n’est pas ce que dit Galabru) une suspicion de mensonge ou de dissimulation opposés à une supposée « authenticité » des relations humaines. Le pas est en effet franchi avec des sites comme « Love intelligence » que j’ai rencontré dans mes recherches sur Internet, et dont la phrase « d’en tête » est précisément celle de Shakespeare  : « Le monde entier est une scène, les hommes et les femmes ne sont que des acteurs (…) et la vie durant nous jouons plusieurs rôles »(Shakespeare). « Nous sommes tous des acteurs sur la vaste scène qu’est le monde, il y a donc des similitudes entre le jeu de la séduction et le jeu du comédien. Être habile en séduction, cela s’apprend, ne vous inquiétez pas ! En effet, les habiletés de séduction ainsi qu’un peu de psychologie sont des éléments indispensables dans toute rencontre amoureuse ». Il s’agit de « bien jouer » pour parvenir à ses fins. Mais au-delà de cette dimension « stratégique » et même « stratagémique » (pardonnez ce barbarisme qui signifie simplement mettre en œuvre des stratagèmes) de certains aspects de la vie humaine (qui n’est pas étrangère non plus aux comportements animaux décrits par l’éthologie) où la « mise en scène de soi » joue un rôle important –d’autant plus important peut-être dans une société ultra-médiatique où la mise en spectacle des personnes comme des évènements apparaît centrale -, il faut bien reconnaître que dans de nombreux domaines, il est pertinent de penser que les relations entre « acteurs » sont « réglées » par un certain nombre de codes et de normes fixant un cadre à l’intérieur duquel ils doivent évoluer … Les sciences sociales, la sociologie en particulier, en fera même son objet de prédilection. Mais avant la sociologie, Balzac le premier n’est-il pas probablement celui dont la « préscience » à ce sujet est la plus spectaculaire ? Il est d’ailleurs intéressant de noter à ce propos que l’œuvre de Balzac a souvent été rapproché de celle de Shakespeare, jusqu’à même le soupçonner d’avoir plagié certaines de ces pièces…

 

La Comédie Humaine 

 

Autre métaphore de Balzac, proche de la précédente. Les personnages de La Comédie humaine d'Honoré de Balzac sont, suivant les décomptes, au nombre de 4 000 à 6 000. Pour lui, nul doute que la société est une sorte de théâtre où chacun "joue un rôle". La mission de l'écrivain est précisément de faire tomber les masques et de mettre à jour le simulacre de "l'inhumaine comédie". Etudes de moeurs, ou encore « Etudes sociales » (c’est le titre qu’il voulait tout d’abord donner à cette oeuvre monumentale regroupant un nombre très impressionnant de romans), Balzac passe en revue à peu près toutes les couches sociales de son époque, établissant une sorte de catalogue raisonné de types humains représentatifs de leur milieu sociaux, géographiques, professionnels… Un catalogue  répertorie plus de 35 types présents dans ces romans… Les lorettes, Les marchandes à la toilette, Les négociants et profiteurs de guerre, La noblesse parisienne, Les voituriers-transporteurs, Les ecclésiastiques, La bonne société de province, Les gens de robe honnêtes, Les gens de robe douteux, Les peintres, sculpteurs, musiciens, Les directeurs de journaux, Les  Médecins et scientifiques,  Les femmes de lettres, Les concierges Les dandies arrivistes, Les Servantes et valets, Les associations secrètes…etc. Balzac dénombre aussi les différentes « scènes » de l’action : scènes de province, scènes parisiennes, scènes de la vie privée, scène de la vie militaire, scènes de la vie politique…etc. Nous pouvons parler à ce sujet d’une vaste scène du monde où des types humains – de nature autant sociologique que psychologique - sont représentés. La fiction littéraire nous fournira plus tard avec Ricoeur un modèle très fécond pour penser la question de l’identité personnelle (cf. plus loin).

Le statut de l’acteur dans les sciences sociales

Balzac nous introduit naturellement à cette question. Si nous entendons dans l’affirmation de Shakespeare l’idée d’une configuration de rôles qui règlent les interactions entre humains, nous sommes en présence d’une dimension anthropologique ou social-historique digne d’intérêt… A l’échelle sociale, nous pouvons en effet rapidement observer la prégnance  des codes sociaux, des cultures, des manières de penser au sein d’une collectivité déterminée…

La mise en scène de la vie quotidienne

Une telle configuration de rôles peut aisément être illustrée par le travail de Ervin Goffman, sociologue américain d’origine canadienne très connu en France, dont le premier livre « La présentation de soi » (1959), premier tome de  « La mise en scène de la vie quotidienne »,   envisage la vie sociale comme une scène (région où se déroule la représentation), avec ses acteurs, son public et ses coulisses (l'espace où les acteurs peuvent contredire l'impression donnée dans la représentation). Il nomme façade différents éléments avec lesquels l'acteur peut jouer, tel le décor, mais aussi la façade personnelle (signes distinctifs, statut, habits, mimiques, sexe, gestes, etc.). Les acteurs se mettent en scène, offrant à leur public l'image qu'ils se donnent. Ils peuvent avoir plusieurs rôles, sans qu'il y en ait un plus vrai que l'autre, et prendre leur distance vis-à-vis d'eux, jouant sur la dose de respect à la règle qu'il juge nécessaire ou adéquat. Par exemple, lorsqu’on est invité à dîner chez quelqu’un pour la première fois, on participe à une véritable mise en scène : chacun s’efforce de tenir le rôle qui lui est prescrit par la situation. En ces occasions, la maîtresse de maison soigne souvent son apparence et le décor domestique (en mettant des fleurs fraîches), ce que Goffman appelle la « façade ». L’espace physique est divisé : le salon ou la salle à manger, où a lieu la représentation, constitue la « scène » (ou « région antérieure »). La cuisine, elle, forme une « coulisse » (ou « région postérieure »). C’est un lieu où la représentation est suspendue, et où n’entrent généralement pas les invités. Les hôtes peuvent alors s’y « relâcher » (notamment corporellement), préparer leur prestation à venir, voire se plaindre de la fatigue ou de l’ennui (« c’est long, ce repas ! »). La réussite de cette opération n’est jamais acquise d’avance : chacun essaie, au cours des interactions, de « garder la face » (autrement dit, de faire bonne impression), mais il y a toujours un risque de la perdre. Il suffit pour cela d’un raté : perte de contrôle musculaire (bâillement, trébuchement), intérêt trop faible ou trop grand pour l’interaction (oublier ce qu’on voulait dire ou prendre les choses trop au sérieux), ou encore « direction dramatique maladroite » (décor inapproprié, apparition ou retrait de la scène à contretemps). Dans « Les Rites d’interaction » (1967), Erving Goffman présente le monde comme un théâtre dans lequel chaque individu joue un rôle. La vie sociale est alors composée de toutes sortes de « rituels de la vie quotidienne », situations types dans lesquelles les interlocuteurs entrent en interaction. Estimant que chaque acteur essaie d’imposer une image valorisante de lui-même, la moindre conversation devient une petite lutte symbolique. Ces rituels de face à face s’expriment au niveau du comportement : la tenue vestimentaire, la façon de parler et de se présenter aux autres... Dans une situation de communication réussie, le rituel veut que les partenaires de l’échange coopèrent pour confirmer la face que l’autre revendique ; sa fonction est de faciliter l’échange et de pouvoir l’interrompre sans que personne ne perde la face. Les présentations, départs, invitations, salutations sont donc des moments particulièrement ritualisés.

Le statut épistémologique de l’acteur social

Dans ce travail de Ervin Goffman, la notion d’acteur est proche de celle de comédien, mais de façon plus générale celle d’acteur social, appliqué au registre individuel mais aussi collectif, entendu cette fois comme agent de l’action,  est une notion qui fait consensus. La question étant de définir le statut épistémologique de cet acteur… D’un point de vue sociologique, le débat est toujours actuel entre holisme ou individualisme méthodologique : pour certains, les comportements individuels sont déterminés par les contraintes sociales ; Les individus qui naissent dans une société se voient imposer un langage, l’usage d’une monnaie, des croyances et des pratiques religieuses…etc. Lorsqu’un individu exerce tel rôle social (ouvrier, père de famille, électeur…etc.), il met en œuvre des comportements qui se conforment à des normes qui lui sont imposées de l’extérieur. Il en va de même pour les pratiques alimentaires, vestimentaires, les comportements démographiques, les activités de loisirs… Il faut, dit Durkheim, « expliquer le social par le social », celui-ci n’étant pas réductible à une simple addition de volontés individuelles. Le travail de Goffman s’inscrit dans ce courant de pensée. Pour d’autres au contraire, ces entités collectives ne sont au fond que des constructions imaginaires du sociologue, et non des acteurs véritables, seule réalité tangible de laquelle on doit partir : « l’acteur individuel est l’atome logique de l’analyse sociologique » (Raymond Boudon). Le primat des structures ou du système (de ce point de vue, le structuralisme relèverait de cette première approche holiste) est contesté au profit de l’individu. Cette vision est considérée comme trop déterministe et ne tiendrait pas compte des zones d’incertitudes au sein desquelles les acteurs peuvent faire des choix et développer des stratégies permettant de contourner les normes et règles formelles. Aujourd’hui cette vision binaire opposant individu et société tend à être dépassée au profit de l’analyse des interactions entre acteurs individuels, dans le cadre d’un système dans lequel ils s’insèrent : l’image pouvant en rendre compte pouvant être celle d’une partie de cartes où les joueurs seraient soumis à des règles identiques, mais où chacun peut développer des stratégies distinctes. Quoiqu’il en soit, la notion de rôle social est très importante dans une perspective sociologique, et le rapprochement avec le rôle de l’acteur au théâtre n’a rien de choquant : le texte est écrit à l’avance et définit les rôles ; chaque rôle doit toujours être articulé aux autres rôles… Plusieurs rôles peuvent être successivement tenus dans la pièce par un même acteur, ce qui est quasi incontournable dans la vie réelle… Mais le texte du dramaturge enserre ses acteurs sans possibilité d’une quelconque liberté sur l’enchaînement des « actes » (dans les deux sens de ce terme), mise à part celle de son interprétation ; alors que nous pourrions peut-être comparer nôtre rôle dans la vie à celui d’un jeu de rôle, ou d’une improvisation à partir d’un scenario initial. Dans ce contexte, l’interaction avec autrui prend toute sa place…

L’hypothèse d’une précédence du collectif sur les volontés individuelles est-elle compatible avec « la société des individus » ?

 

Cependant, une objection semble aujourd’hui mettre en question ce modèle : il serait adapté pour des sociétés plus anciennes, sociétés traditionnelles et holistes comme par exemple, la Cour d’Ancien Régime (à ce sujet, voir le film « Ridicule », un petit « bijou »), les sociétés « à honneur », comme la société japonaise de la dernière guerre décrite par Ruth Bénédict, ou la société traditionnelle kabyle, ou encore la société grecque de la Haute Antiquité…etc. Dans ces sociétés, les liens (sous forme de dépendances, de hiérarchies, de corps) précèdent les éléments liés, et les individus sont enserrées dans des rôles rigides et préétablis qui dictent en quelque sorte les comportements. Mais l’ère de la démocratie a donné naissance à une société où les individus seraient bien plus libres et autonomes que leurs aînés ; les anciennes formes traditionnelles d’autorité, les anciennes contraintes et  normes collectives assignant des places et des rôles à chacun, sont en voie d’extinction ou ont complètement disparu. Nous revendiquons, dans le contexte de ce mouvement d’individualisation une forme d’autonomie individuelle où chacun pourrait penser, vivre, se comporter selon ses choix et indépendamment d’autrui. Il y a d’abord les acteurs et ensuite le lien qui les unit par le seul fait de leurs volontés individuelles. « Le narcissisme contemporain voudrait penser l’individu  comme une entité autonome qui se détache de toute appartenance et veut ignorer la société dans laquelle il vit », déclare Marcel Gauchet. Que doit-on penser d’une telle objection ? Même si de moins en moins de normes extérieures à nous semblent nous contraindre, nos pensées ou nos comportements sont-ils plus indépendants ? La « culture de l’individu » nous prédispose certes à être très critique sur la question de la conformité (« faire comme les autres »), mais sommes-nous pour autant moins « conformistes » ? D’abord, quelques observations sont de nature à nous mettre en garde : si nous examinons un certain nombre de comportement sociaux contemporains, leur conformisme ou leur conformité par rapport aux comportements attendus sont avérés. Prenons l’acte de consommation : contrairement à ce que dit l’économie classique parlant d’acteur froid et rationnel, nous savons qu’il s’agit d’un acte symbolique mobilisant des processus d’imitation, de concurrence, d’approbation, de reconnaissance… bref d’un acte s’inscrivant dans un « jeu social » où le regard d’autrui joue un rôle déterminant. René Girard a proposé à ce sujet une théorie du désir mimétique, puissamment instrumentalisé par le marché et la publicité, où le désir de chacun naît de l’identification à la fois admirative et envieuse à l’Autre et l’objet qu’il possède ou convoite. Nous pourrions citer, dans le même esprit, les stratégies de distinction analysées par Pierre Bourdieu, ou encore la force sociale du « politiquement correct », pur produit de la « théologie régnante » d’une société donnée, les dispositifs de séduction et de captation du public que sont les grands médias de masse, les idéologies communautaires pour lesquelles l’appartenance prime sur l’individu…etc. Les formes de domination sociale – dans une acception non péjorative ou moralisante nécessairement -  sont à l’évidence très prégnante également dans nos sociétés, même si nous avons le sentiment, comme le dit Marcel Gauchet, que nous sommes « des entités autonomes détachées de toute appartenance ». Il y aura toujours, malgré le sentiment que nous en avons, une précédence du collectif sur l’individuel. Société individualiste ou non, la sociologie et l’histoire nous ont désormais appris qu’elle doit être considérée comme un monde organisé et « culturé » qui nous précède, qui nous a fait comme nous sommes, qui nous procure le langage, nous investit de son héritage, nous infuse la culture et les idéaux qui nous guident, et qui nous impose ses règles et ses normes de vie sociale comme économique. Pourquoi alors nous vivons-nous comme indépendants ? Mais nos prédécesseurs le vivaient-ils autrement ?  Gabriel Tarde, grand sociologue du début du siècle qui a mis au jour les « Lois de l’imitation » dans la société, introduit une notion qui peut ici nous éclairer, le somnanbulisme, qui était déjà présente chez Spinoza ; « Nul ne sait ce que peut le corps » prévient-il, et « les hommes se croient libres pour cette seule cause qu’ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes qui les ont déterminées. » à vouloir ce qu’ils veulent (Ethique III, scolie 2). Il compare les « libres choix » de notre conscience éveillée à « ces actions que font les somnambules dans leur sommeil et dont ils s’étonnent eux-mêmes quand ils sont réveillés ». La conséquence immédiate de cet état de somnambulisme, comme le note justement Tarde, est que nous sommes fort mal placés pour reconnaître l’exactitude d’un tel point de vue : le faire serait reconnaître notre somnambulisme, ce qui est contradictoire ! Mais interrogeons-nous plutôt, nous suggère-t-il, sur « quelque peuple ancien d’une civilisation bien étrangère à la nôtre » : la réalité et la puissance des conditionnements  apparaissent aussitôt pour ce qu’ils sont, alors que « ces gens-là » se pensaient « autonomes » comme nous pensons l’être nous-mêmes… Autrement dit, les individus d’une société donnée ne peuvent que développer un point de vue « du dedans » ou de l’intérieur du cadre qui la constitue, et donc ne peuvent percevoir eux-mêmes le « somnanbulisme » de leurs comportements… Ceci dit, nous ne pouvons pas méconnaître pour autant les profonds changements anthropologiques introduits par la démocratie : les encadrements collectifs autoritaires ont été sapés par cette vague de fond. Mais cela peut simplement signifier que les formes de domination ont changées. Dans « Critique des Nouvelles servitudes », un collectif d’auteurs, sous la houlette du philosophe Yves Charles Zarka, se regroupait autour d’un même constat : « La figure du maître a changé : ce n’est plus un maître personnel, un tyran, qui tiendrait sous son pouvoir une multitude effrayée, mais un maître anonyme, sans visage et sans nom propre qui, par de nouvelles voies (processus, consensus, production d’idéaux et de croyances, etc.), instaure une domination d’un nouveau genre et de nouvelles servitudes. ». Il y a au moins une chose de vrai dans ce qui est dit : nous sommes aujourd’hui dans des sociétés moins gouvernées par la loi et l’autorité que par la norme et le consentement, nous donnant davantage l’impression d’exercer notre liberté… Cependant, l’interprétation idéologique de cette « domination »  en termes de manipulation, de complot, ou d’asservissement n’est pas nécessairement la bonne… Il faut toujours rappeler à ce sujet que le social et/ou le politique, en tant qu’instances antérieures et extérieures, sont en quelque sorte le transcendantal ou conditions de possibilité de l’existence individuelle ; en ce sens là, la ritournelle de « l’individu-souverain-mais-hélas-voué-à-vivre-en-société-d’où-fatale-aliénation » est un peu dérisoire…

Ceci dit, même la plus « sociologique » des approches, privilégiant fortement le « fait social » en tant qu’irréductibles aux consciences individuelles et à leurs perceptions subjectives, ne peut aujourd’hui prétendre légitimement réduire le sujet humain à un simple « patient » (au sens de subir passivement) ou effet produit par des causes sociales, dans une logique de causalité purement linéaire. Nous l’avons déjà évoqué avec l’image des joueurs de cartes. Tous les modèles sociologiques aujourd’hui ont réintroduit une complexité où la « rétroaction » et la « dialogique » (concepts de la pensée complexe)  viennent au secours du « sujet » : Edgar Morin s’est attaché à expliciter un tel modèle interactif.

                                                Individu  →  Société (Edgar Morin)

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Si une grille de lecture sociologique est naturellement portée à développer cette problématique de l’acteur, certes en tant qu’agent de l’action et non nécessairement « comédien », mais cependant très dépendant d’un certain nombre de « rôles » sociaux qui semble le précéder, une interprétation plus métaphysique et beaucoup plus ancienne semble redoubler à sa manière cette idée de la personne jouant un « rôle » : la conception stoïcienne de l’existence humaine.

 

« Bien jouer son rôle ou son personnage »

 

Au théâtre, le « bon acteur » est celui qui habite le personnage, qui l’incarne, qui le fait exister pleinement. Ne peut-on pas faire un parallèle ici avec la vie réelle ? Les stoïciens préconisent de bien jouer son rôle… Assumer pleinement ce rôle, ne pas tricher, ne pas fuir… « La vie, c’est une pièce de théâtre : ce qui compte ce n’est pas qu’elle soit longue, mais qu’elle soit bien jouée. » Sénèque. Epictète reprend l’idée après son maître :  « Souviens-toi que tu es comme un acteur dans le rôle que l'auteur t'a confié : court, s'il est court ; long, s'il est long. Il dépend de toi de bien jouer ton rôle, mais non de le choisir. ». La pièce de théâtre est déjà écrite par le Dieu stoïcien, assimilable au souffle de la raison qui organise le cosmos : le rôle que l’on est amené à jouer, les buts que nous poursuivons, sont dépendants de la Fortune ou Providence. C'est cette providence qui distribue à chacun le rôle qu'il est appelé à jouer ici-bas.
«Souviens-toi, dit-il, que tu es acteur dans une pièce, longue ou courte, où l'auteur a voulu te faire entrer. S'il veut que tu joues le rôle d'un mendiant, il faut que tu le joues le mieux qu'il te sera possible. De même, s'il veut que tu joues celui d'un boiteux, celui d'un prince, celui d'un plébéien». Epictète. Je ne suis donc pas l’auteur de mon rôle ; en revanche, il m’appartient d’être un bon acteur. Pour comprendre cette vision du monde, il est nécessaire de rappeler  ce qui constitue à mon sens le roc sur lequel est construit le credo stoïcien : « Parmi ce qui existe, certaines choses dépendent de nous, d’autres non ». C’est le génial Epictète, pendant longtemps esclave puis affranchi, qui a le mieux explicité cette distinction entre les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas. Lui-même n'a jamais suivi d'autre maxime : «J'aime mieux ce qui arrive, car je suis persuadé que ce que les dieux veulent est meilleur pour moi que ce que je veux». Bien sûr, un tel « stoïcisme » est difficilement compréhensible en dehors d’une cosmologie finaliste pour laquelle l’ordre et l’harmonie du monde sont parfaits. Vision inséparable donc de l’idée de Providence. L’homme doit ainsi prendre la place qui lui revient dans cet univers ordonné et finalisé selon le bien.  «Ne demande point que les choses arrivent comme tu le désires, mais désire qu'elles arrivent comme elles arrivent, et tu prospéreras toujours». Notre liberté réside non dans les choses qui nous arrivent mais dans la représentation que nous nous faisons de ces choses. Et nous avons donc toujours le pouvoir de vouloir ce qui nous arrive, non dans une démarche de résignation, mais dans un mouvement actif d’acquiescement ou d’assentiment. L’essentiel n’est donc pas ce que nous jouons (le maître ou l’esclave…), mais la manière dont nous le jouons. On ne connaît ni le lieu ni le temps où Epictète mourut. Peut-être quitta-t-il cette hôtellerie de la vie en adressant aux dieux ces paroles, qu'il souhaitait tant leur dire à l'heure de sa mort : «Ai-je violé vos commandements ? Ai-je abusé des présents que vous m'avez faits ? Ne vous ai-je pas soumis mes sens, mes voeux, mes opinions ? Me suis-je jamais plaint de vous ? Ai-je accusé votre providence ? J'ai été malade, parce que vous l'avez voulu, et je l'ai voulu de même. J'ai été pauvre, parce que vous l'avez voulu, et j'ai été content de ma pauvreté. J'ai été dans la servitude, parce que vous l'avez voulu, et je n'ai jamais désiré en sortir. M'avez-vous jamais vu triste de mon état ? M'avez-vous surpris dans l'abattement ou dans le murmure ? Je suis encore tout prêt à subir tout ce qu'il vous plaira ordonner de moi. Le moindre signal de votre part est pour moi un ordre inviolable. Vous voulez que je me retire de ce spectacle magnifique, j'en sors et je vous rends mille très humbles grâces de ce que vous avez daigné m'y admettre pour me faire voir tous vos ouvrages et pour étaler à mes yeux l'ordre admirable avec lequel vous gouvernez cet univers».

 

Les stoïciens distinguent à ce sujet le but de la fin de l’action. Prenons l’exemple de l’archer :

Atteindre ou non la cible est au fond presque indifférent ; l’essentiel pour le bon acteur, ce à quoi il doit accorder tout son soin, ce qui dépend vraiment de lui, c’est de bien jouer le rôle qui lui est dévolu : l’essentiel est dans l’acte même, dans la perfection de son agir, c’est-à-dire ici de la visée. Il en va ainsi plus globalement de la vie : nous devons être maîtres de l’usage que nous faisons de ce qui nous arrive.

 

Le tragique. De la condition tragique à l’engagement tragique

 

L’idée de tragédie, genre théâtral, prolonge naturellement la métaphore stoïcienne avec cependant des différences importantes que nous signalerons.  Dans une tragédie, personne ne peut s’en sortir… Nous sommes ainsi inexorablement embarqués dans des histoires sur lesquelles nous n’avons pas une grande maîtrise, à commencer par l’issue fatale de la mort... Deux mots sont suffisants pour caractériser le tragique dans la tragédie antique : le destin et la fatalité. C'est le fait d'avoir, dans un roman par exemple, un personnage dont le destin est irrémédiable, souvent funeste. Le tragique mène le protagoniste principal à une fin irrévocable, contre laquelle il va lutter jusqu'au bout mais en vain. Les deux formes principales et complémentaires de tragique sont selon Ricoeur le tragique de conflit et le tragique d’irréversible. Le premier peut être illustré dans Antigone de Sophocle, par le conflit entre Antigone et Cléon : Antigone est déchirée entre son père, les lois du royaume d’un côté, et le respect qu’elle doit à son frère de l’autre On ne peut qu’être impressionné par la manière dont chacun s’enfonce dans son rôle sans pouvoir en sortir. Mais n’est-ce pas aussi l’impression que nous avons concernant nombre de conflits dans le monde d’aujourd’hui ou d’hier ? Ricoeur note à ce sujet « l’étroitesse de l’angle d’engagement » de chacun des protagonistes. Le déroulement dans le temps de toute action humaine est enfermé ici dans « une structure de malheur » dont il paraît impossible de sortir. La forme du conflit tragique est celle d'une contradiction insoluble, non pas tant entre deux caractères finis, entre deux désirs particuliers (après tout de tels conflits devraient pouvoir être soumis à une règle commune), qu'entre la requête infinie que chacun d'eux comporte. Le tragique oppose deux règles, deux droits, deux devoirs aussi légitimes l'un que l'autre, et incompatibles (et telle serait notre condition d’être fini) : la raison d'Etat en temps de guerre et de crise, et le devoir sacré de sépulture envers ceux de sa famille ; ou bien le conflit qui traverse la théorie de la justice entre le respect fondamental des libertés et le principe non moins fondamental de l'égalité. … En effet c'est parce que chacun d'eux construit sa cohérence sous un impératif d'universalité, que les légitimations adverses se heurtent et manifestent ce qui pour chacune d'elles est l'"injuste"…. Hegel fait du pardon une réponse à ce conflit au sens où chacun renonce au « même », à sa partialité, et accepte de « devenir autre ». Mais c’est précisément cela qui n’est pas possible dans le conflit tragique, car chacun répond à l’appel d’un Autre, et ne peut se contredire devant cet Autre.

Une autre figure du tragique est le tragique « d’irréversible ». Le tragique mène le protagoniste principal à une fin irrévocable, contre laquelle il va lutter jusqu'au bout mais en vain. En ce sens, il paraît pouvoir « métaphoriser » de façon pertinente le cours même de la vie… Une telle perspective, et c’est une différence de taille avec les stoïciens, exclut le plus souvent un finalisme métaphysique en faveur d’une quelconque « providence » divine. La providence semble même être remplacée, dans le second type de tragique, par un aveuglement démoniaque  d’un humain par un dieu, qui pousse le héros à s’aveugler lui-même, à s’enfoncer dans son crime, non sans résistance de sa liberté qui est ainsi testée par le destin. C’est cette résistance finalement vaine, ce combat mené dans une sorte de délai temporel qui se déroule sous l’apparence d’une destinée incertaine, qui constitue malgré tout pour le spectateur la dimension dramatique d’une histoire que l’on sait pourtant passée, révolue… On attend du neuf alors que c’est toujours la même histoire qui se reproduit… Ou plutôt, pendant le temps du déroulement de la représentation, on fait comme si s’était l’incertitude du futur qui en était responsable, alors que la répétition de l’inexorable finit toujours par arriver. Le sentiment tragique n’est pas tant lié à  la souffrance qu’au sentiment d'irréversible, d'irréparable, qui l'accompagne. Mais le tragique est encore accentué, avec Oedipe par exemple, lorsque le personnage qui s'enfonce dans le crime (tuer son père, épouser sa mère) le fait de manière aveugle, sans savoir ce qu'il fait. Et c'est probablement ici que le tragique d'irréversible manifeste toute sa portée, solidaire d’une forme d’irresponsabilité de l’acteur : les conséquences de ses actes se détachent de ses intentions premières, s'autonomisent et lui échappent complètement.

Souvenons-nous des vers de Shakespeare dans Macbeth : un pantin qui s’agite une heure et puis s’en va, et dont le propos n’est pas cohérent… Nous sommes ici confrontés au caractère énigmatique du réel et de notre existence, proprement insensé, qui est aux antipodes de la destinée stoïcienne. Cette dimension du tragique sera privilégiée dans toute l’œuvre de Clément Rosset, qui ne cesse d’essayer de le traquer dans sa vérité et sa nudité maximum. Il est d’abord l’absence totale de justification et de sens de la vie, combiné à son caractère hasardeux (mais le hasard chez Rosset est une forme de nécessité dénuée de toute raison d’être transcendante, et peut pas conséquent être rapproché de la nécessité causale spinoziste…) et précaire ; il est la mort, et le caractère dérisoire de la vie qui en résulte ; la maladie, le malheur, la solitude, l’amour toujours en quelque sorte impossible… Le tragique est aussi « ce qui laisse muet tout discours, ce qui se dérobe à toute tentative d’interprétation», réduisant à un silence stupéfait… La Providence stoïcienne, le Destin antique gouverné par les dieux, laissent place à une existence insensée et hasardeuse pour laquelle le tragique est d’autant plus brutal qu’il n’obéit à aucun dessein, même caché. La « fortune » de ce « tragique » là est une version « séculière », désacralisée de la précédente, la vie étant désormais soumise au hasard et au déterminisme des causes (ce qui est, au fond, la même chose, le hasard n’étant que la version subjective de la nécessité de la part de celui qui ignore les causes… Spinoza). Pensons à la situation, parmi mille autres, de ce couple de « La Guerre est déclarée » (film français réalisé par Valérie Donzelli, sorti en 2011) dont l’amour enflammé et prometteur va engendrer un petit garçon dont on s’aperçoit petit à petit qu’il est handicapé par une grave tumeur au cerveau. Voilà proprement le caractère tragique de l’existence dévoilé, sans possibilité de retour en arrière… S’enchaînent mécaniquement les évènements, les rôles de l’un et de l’autre, les nuits de veille, les opérations à l’hôpital et les attentes…etc. Nous faisons allusion à ce film parce qu’il illustre parfaitement un autre aspect du caractère énigmatique de l’existence : elle est insensée, irraisonnable, peut être invivable, génère toutes les souffrances, et elle est pourtant compatible avec une profonde et intense jubilation. Le ton de ce film est en effet « allègre » (on lui a d’ailleurs reproché), et ses personnages principaux prennent à bras le corps la situation, souvent souffrants, parfois éprouvant d’intenses sentiments de joie, mais aussi d’horreur… Cela se passe sans beaucoup de plaintes, avec parfois des moments de relâchements sans freins… Mais l’intensité est toujours au rendez-vous. Quel est donc le secret de la vie ? Pourquoi, même si le diagnostic posé par Shakespeare peut apparaître comme justement lucide, pouvons-nous suivre Nietzsche ou Clément Rosset lorsqu’ils affirment son caractère précieux et joyeux ? En quoi pouvons-nous soutenir cette solidarité entre le tragique le plus absolu et la joie la plus profonde ? Comment peut-on aimer une vie qui a des relents de cauchemar ? Rosset et Nietzsche, contre toute tentative de fuite ou de représentations erronées du réel tentant de lui substituer des doubles illusoires, contre toute tentation pour voir ce qui n’existe réellement pas, nous propose la matrice de l’acquiescement inconditionnel que nous pouvons résumer ainsi : ce qui est, est ; ce qui n’existe pas, n’existe pas. Ces formules lapidaires montrent la difficulté du langage à décrire le réel dans sa nudité insaisissable (alors qu’il est prompt à décrire le faux…). Toute l’œuvre de Rosset, qui la rapproche en cela de la littérature, va consister moins à l’expliquer qu’à le « capturer ». Quant aux questions que nous nous sommes efforcés de poser, elles n’ont pas de réponse raisonnable, « car l’approbation de la vie est indicible » (« La Joie. Une force majeure », Clément Rosset) ; sinon que la contradiction précédemment évoquée  constitue précisément ce qui fait le paradoxe de la joie : cette disposition à la réjouissance est  indépendante de tout objet ou situation particulière (ce qui ne signifie pas que tel objet ne puisse pas être l’occasion ou mieux le prétexte d’une manifestation de joie) ;  plutôt « joie générale qui consiste à vivre, à s’aviser que le monde existe et qu’on en fait part ». Joie de vivre tout simplement, dans la lucidité du mystère de son caractère irrationnel, car rationnellement toujours indéfendable, mais condition nécessaire de la vie menée en conscience et connaissance de cause (c’est-à-dire nous sachant incapable de dire pour quoi ni en vue de quoi nous vivons.). Ce « savoir vivre » n’est pas facile : il suffit de rappeler ce qu’en dit Montaigne : « Il n’est rien si beau et si légitime que de faire bien l’homme et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie. ». « Faire bien l’homme »… C’est l’homme ici qui est le « personnage » principal à animer « dûment ». Aptitude à bien jouer son rôle d’humain, aussi bien du point de vue global de l’attitude devant l’existence (en général), que de celui de nos rapports quotidiens aux évènements ou aux activités auxquels nous sommes confrontés. Mais cette capacité à « bien jouer son rôle d’humain » ne nous introduit-elle pas, par cet « engagement tragique » au plus près de notre condition, à tomber de plus en plus de masques (même si nous pouvons considérer avec Nietzsche que la tâche est par principe inachevée…) ? Nous entendons parfois que c’est dans la maladie ou dans la mort que telle personne montre « son vrai visage »… Ne pouvons-nous pas faire l’hypothèse plus générale que cette disposition à « l’engagement tragique », ne serait-ce que par la lucidité qu’il porte, révèle, derrière les différents personnages, la présence d’une « personne » dont le « jeu » subsume tous les rôles particuliers dans lesquels elle apparaît ? Si Shakespeare a raison, si les dieux nous font jouer des rôles dont ils nous cachent le sens (Hésiode : « Les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes »), alors seul le goût de vivre la vie que l’on vit, nonobstant son caractère « insensé », dont la vraie source est la force vitale elle-même, et qui dispense précisément de tout espoir de « changer la vie » - espérance dérisoire, substitutive à la vraie vie – demeure l’option la plus conséquente[2]

 

Nous avons jusqu’à maintenant mis l’accent, à travers l’approche sociologique, celle des stoïciens, et de la dimension du tragique, sur un certain nombre d’aspects de la condition humaine que pouvaient suggérer les vers de Shakespeare : animal social, l’homme ne peut s’extraire de normes et codes sociaux de la vie en commun qui détermine en grande partie les rôles qu’il met en en scène sur le théâtre du monde ; mais l’acteur qu’il est – cette fois-ci en tant qu’agent de l’action -, s’il n’est pas l’auteur de sa vie,  suppose cependant une marge d’initiative et de liberté dans ce « jeu » ; Par ailleurs, la perspective des stoïciens fait peser sur la vie humaine des déterminismes tels – ils les  appellent la Providence, mais ils peuvent se traduire en d’autres termes dans un point de vue moins « religieux » – que le mieux qu’il est à faire est de bien jouer les rôles qui lui sont assignés, d’investir et d’incarner ceux-ci, seule liberté (mais ô combien importante) dont il peut disposer. Enfin, et cette fois-ci en contradiction avec le finalisme stoïcien, l’existence humaine est marquée par le tragique, c’est-à-dire l’irréversible, la précarité, l’insignifiance, et trace un « destin » cette fois-ci expurgé de tout sens. Il reste à faire bien l’homme, à bien jouer son rôle d’humain, le plus possible en lucidité et connaissance de cause. Une question, à chaque fois implicitement présente, mais jamais abordée de face, reste désormais  en suspens : à la différence d’un objet de la nature purement passif, l’homme prend une part active à ce qui arrive en cherchant à l’inscrire dans une cohérence personnelle attestant de sa « signature ». Comment, autrement dit, peut s’inscrire la subjectivité humaine dans ce « jeu » autant social que métaphysique de l’existence humaine ? Comment faire sa place à notre part propre ?  Le concept de Ricoeur d’ « identité narrative »  peut rendre compte de cette spécificité. Hannah Arendt, quant à elle, développe une théorie de l’action où cette dernière est un jaillissement de la liberté qui seul peut répondre à la question du « qui-suis-je ? », et bousculer ainsi les rôles figés de la « gangue mondaine ».

 

Recours à la fiction littéraire : l’identité narrative (« Soi-même comme un autre », Paul Ricoeur)

Au-delà ou en deçà de la problématique du monde comme théâtre où chacun jouerait un rôle qu’il n’a pas choisi, la question qui se pose est de savoir comment chacun construit son  « personnage » à partir des évènements d’une histoire de vie plus ou moins concordants ou plus ou moins discordants, c’est-à-dire, pour utiliser un expression chère à Ricoeur, met en intrigue à travers un récit les évènements qu’ils traverse et  les actions qu’il développe, dans le sens d’une continuité et d’une cohérence : ce que Ricoeur explicite sous le nom d’identité narrative. C’est la fiction littéraire qui cette fois-ci servira de paradigme pour rendre compte de la manière dont nous construisons notre « personnage » (référence au personnage de fiction) dans la vie réelle. Le « retournement » qui consiste à utiliser le modèle de la fiction littéraire pour mieux comprendre nos vies humaines construites comme « identités narratives » -alors que la littérature est traditionnellement définie comme mimesis ou représentation de la vie réelle- , est du même ordre que ce que suggère notre sujet : le théâtre est bien d’une certaine façon le miroir de la vie, mais il peut aussi servir de paradigme explicatif de notre condition… Qu’est-ce que l’identité narrative ? Ce qui signe l’identité personnelle de quelqu'un est la permanence dans le temps : elle est en effet la seule garante d’une certaine continuité de la personne attestant que c’est toujours « la même ». Mais cette permanence dans le temps  n’est pas seulement le fait de « rester le même » (« idem ») au sens de la persévération d’un certain nombre de dispositions, du « caractère », mais aussi ce que Ricoeur appelle « le maintien de soi » à travers la promesse tenue, qui ne se soutient d’un quelconque « idem », mais qui atteste aux yeux d’autrui une certaine cohérence, une façon de se comporter telle qu’autrui peut compter sur moi. « Ipse » désigne cette deuxième dimension de l’identité. C’est donc entre ces deux pôles que le récit de ma vie, ou mon « histoire de vie » va se construire ; le modèle du récit ou de la mise en intrigue fait comprendre comment, par delà les ruptures, les successions d’évènements, l’extrême diversité des épisodes, la mise en histoire, comme dans un roman, va donner sa forme, son unité, au personnage et aux actions qu’il traverse. La profonde originalité de cette approche de l’identité narrative réside à mon sens dans l’idée (ai-je bien compris ?) que notre histoire personnelle se raconte en même temps qu’elle se fait. La construction de notre identité serait ainsi solidaire d’un récit qui met en lien et donne du sens au personnage et actions qu’il traverse. Ce « récit » n’est pas assimilable à une activité d’attribution de sens ou éventuellement d’auto-justification à posteriori, mais au contraire il faut penser réalité et récit de la réalité comme indissolublement intriqués. C’est dans le « nouage » de l’évènement et de son récit que la gestation de l’identité peut se faire.

Ainsi, la fiction littéraire peut « s’appliquer » à la vie réelle, c’est-à-dire fournir des expériences de pensées qui nous aident à penser cette vie, malgré des différences explicitées par Ricoeur, et qui sont les limites imposées à cette application ; les explorer nous permet d’approfondir ce concept d’identité narrative :

Premièrement, dans la fiction, l’auteur, le narrateur, et le personnage, tiennent des discours bien distincts, il en va autrement dans la vie : quand je m’interprète dans les termes d’un récit de vie, je suis à la fois le narrateur et le personnage, mais d’une vie dont je ne suis pas vraiment l’auteur, tout au plus l’acteur… Cependant, si je ne suis pas l’auteur de l’existence de cette vie, j’en suis le co-auteur relativement au sens. Car le sens que je donne à ma vie n’appartient qu’à moi. Deuxièmement, le commencement et la fin, qui font partie de la forme et de l’unité  narrative elles-mêmes, ne sont pas à ma disposition : dans la vie réelle, la mémoire se perd dans les brumes de la petite enfance, et la naissance appartient plus à l’histoire des autres qu’à la mienne propre ; Quant à ma mort, ma vie étant par principe inachevée, elle ne sera une fin racontée que dans l’histoire de ceux qui me survivront. Je suis vers ma mort (référence à « l’être pour la mort » de Heidegger), ce qui exclut que je puisse la saisir comme fin narrative. Les histoires de vie par définition sont « ouvertes par les deux extrémités ». Il faut y voir un mixte d’affabulation et d’expérience vive : c’est précisément à cause du caractère évasif de la vie réelle que nous avons besoin du secours de la fiction pour l’organiser rétrospectivement dans l’après-coup. Mais en même temps, au sein du récit rétrospectif prend place « le souci », autrement dit des visées prospectives… Pour résumer : le récit cherche « à articuler narrativement rétrospection et prospection » (P. Ricoeur : « Soi-même comme un autre »). Troisième difficulté en lien avec la précédente : des tranches entières de ma vie sont enchevêtrées avec l’histoire de la vie des autres, de mes parents, de mes amis, de mes compagnons de travail et de loisirs, alors que chaque roman déploie un monde du texte qui lui est propre, sans que l’on puisse en général mettre en rapport les intrigues présentes dans plusieurs œuvres. Mais la littérature peut aussi nous aider , concernant cet enchevêtrement, à cerner les contours provisoires d’une tranche de vie ou d’une initiative menée jusqu’à son terme, ou bien à trouver un modèle d’intelligibilité dans maints exemples d’enchâssement d’un récit dans l’autre, et le récit des affrontements, au sein d’une même histoire, de destins de protagonistes multiples.   Dernière difficulté : dans la compréhension de soi, le travail de mise en intrigue et en récit ne semble pouvoir couvrir que la phase déjà révolue de la vie ; c’est par une dialectique qui met en perspective « espaces d’expériences » et « horizon d’attentes », que sont mis en relation une sélection d’évènements racontés (remémorés) avec les anticipations et le projet existentiel de chacun. Combinaison ou composé de rétrospection et de prospection. Tous ces arguments, s’ils  montrent que vie réelle et fiction littéraire ne coïncident pas complètement, confirment cependant la qualité « heuristique » de ce modèle interprétatif.

Le sens de la construction d’une telle « unité narrative », comme nous l’avons pressenti avec l’idée du maintien de soi devant autrui, qui passe par la figure cardinale de la promesse, a de manière incontournable une visée éthique : à ce titre, intervient au sein même de la conscience de soi l’altérité d’autrui comme appel ou « voix de la conscience ». Nous retrouvons là l’interaction indispensable des rôles qui renvoie invariablement au regard d’autrui, c’est-à-dire aussi à un autrui spectateur. Hannah Arendt introduit à ce sujet le concept du « monde des apparences »…

 

Le « théâtre du monde » de Hannah Arendt et le « miracle » des commencements

 Arendt fait mention d’ « un monde des apparences ». « Apparence » doit être compris au sens de la phénoménologie comme ce qui apparaît au regard de chacun d’entre nous, c’est-à-dire le monde dans sa réalité phénoménale. A ce titre, l’espace public constitue pour Arendt « le vrai monde », ou « monde commun des apparences ». Exister dans ce monde signifie que l’on dispose de qualités qui permettent tant d’apparaître aux autres que d’être spectateur de son apparition. Un autre facteur important de ce monde est qu’il présuppose la pluralité comme loi fondamentale. Le monde chez Arendt, c’est un point commun avec Shakespeare quoique dans un sens différent, a l’aspect d’un théâtre avec des acteurs, des spectateurs et des représentations. Le fait d’apparaître et d’être vu sont les attributs de ce monde des apparences, et l’action lui est naturellement liée. La vie humaine est essentiellement, comme d’ailleurs son étymologie l’indique, « inter hommes esse » (être parmi les hommes), et réciproquement « inter hommes esse desinere » (cesser d’être parmi les hommes) est l’équivalent de mourir. Le sens de l’action est indissolublement relié à son apparition dans le monde et donc sa visibilité. Elle dépend complètement de la présence d’un public qui la reconnaisse et la garde en mémoire, ce qui est la seule manière pour que les actes humains, par nature fugace, puissent avoir quelque existence au-delà de l’instant où ils ont lieu (contrairement par exemple à « une œuvre » qui est production durable). Pour Arendt, lorsque nous agissons, nous renaissons sans cesse, et nous créons quelque chose de nouveau dans le monde. Mais ce commencement n’est pas l’objet de ma libre volonté (nous ne sommes pas dans une philosophie classique du « sujet » substrat d’une libre décision, d’une volonté libre). Arendt pense plutôt l’action sur le mode de la spontanéité. Le sujet est plutôt l’enfant de l’action : elle révèle l’agent, lui donne en quelque sorte naissance. Lorsque nous agissons, se révèle un « qui » (au sens de « qui je suis ? »). Alors que le « que » précède l’action (ce que je suis, en tant qu’identité préexistante), le « qui » lui est contemporain. Cette conception de l’action est proche d’une conception nietzschéenne, pour qui « il n’existe pas d’être au-dessus de l’action ». Mais répétons qu’agir, pour H Arendt, c’est toujours agir avec d’autres, ou contre d’autres L’action est ce qui apparaît aux regards des autres, et va susciter en retour leurs réactions qui consisteront à agir et parler réciproquement. Le théâtre du monde se tient tout entier dans cette représentation là : c’est cette pluralité d’êtres à la fois acteurs et spectateurs les uns des autres qui peut (c’est une possibilité et pas toujours une réalité…) par l’action, et grâce à leurs interactions, se transformer en véritable communauté, et instituer un véritable espace public. Le théâtre de Arendt, c’est précisément l’institution de cet espace.  En vérité, nous ne sommes libres que lorsque nous agissons, ni avant, ni après. Il est toujours possible de faire jaillir la liberté de la gangue mondaine. Ce qui semble miraculeux, au plan existentiel, c’est que quelque chose d’improbable peut toujours se manifester dans un monde déterminé. Le miracle du commencement semble pouvoir nous soustraire à nos déterminismes sociaux ou psychologiques. La contrepartie de la possibilité du « miracle », et qui est beaucoup plus habituel, c’est la persistance d’une histoire figée dans des rôles déterminés, ainsi privée d’avenir véritable… Dans ce théâtre du monde, les rôles peuvent être de nature fondamentalement différente : seule la réelle interaction  entre des acteurs/spectateurs différents dans l’horizon de leur vivre-ensemble peut inaugurer un « premier commencement », quelque chose de vraiment « neuf ». Le théâtre du monde de Arendt est à la fois celui d’une configuration de rôles confinée aux identités constituées (celles des « que suis-je »), et celui de commencements radicalement nouveaux comme expression des « qui-suis-je », c’est-à-dire de l’action avec et contre les autres. Mais ces commencements ne peuvent durer que le temps où dure l’action…

 

Daniel Mercier, le 05/03/2013

 



·         [1] Nous pouvons rappeler à ce sujet que « le trouble de la personnalité histrionique », anciennement appelé « hystérique », se caractérise  par un niveau émotionnel et de besoin d'attention exagéré. Le patient est en quête d'attention de la part d'autrui, essaie de se mettre en valeur, de séduire, ou simplement d'attirer le regard ou la compassion. La séduction devient un besoin pour la personne qui vit avec ce trouble affectif. Le besoin de plaire devient excessif. L'histrionique utilise le charme comme moyen d'échange, de communication, voire d'interaction. La personne agira ainsi aussi bien envers les hommes que les femmes de tout âge. C'est sa façon, automatique et naturelle, de vivre avec l'entourage.  N’y-a-t-il pas un fond histrionique chez l’acteur ?

 

[2] Il faudrait développer ici l’argumentation de Clément Rosset concernant l’autre option, celle d’une espérance qu’il considère « névrotique », et surtout symptôme moderne d’une défaillance, d’un défaut de force, d’une incapacité à vivre cette vie. Non pas qu’il ne faille pas chercher à faire reculer scandales et horreurs perpétrés par l’homme, mais il est illusoire de croire qu’une découverte scientifique ou une amélioration de l’organisation sociale pourrait nous permettre d’en finir avec le malheur inhérent à l’existence. C’est estomper l’essentiel au profit de l’inessentiel. Cf. Une force majeure, p 27 à30 (les Editions de Minuit)