"La sobriété est-elle compatible avec le mieux ?"

 

le vendredi 13 octobre 2023 à 17h45 à l'Office de Tourisme La Domicienne Maison du Malpas.

Le sujet :

« La sobriété est-elle compatible avec le mieux ?"

 

Présentation du sujet.

"La sobriété est-elle compatible avec le meilleur ?"

 

LA SOBRIETE EST-ELLE COMPATIBLE AVEC LE MEILLEUR ?

Moins chauffer, moins se déplacer, moins consommer, voilà quelques-uns des traits marquants de la sobriété… Peu de gens raisonnables ne contestent aujourd’hui le besoin social de sobriété pour réduire significativement les émissions de gaz à effet de serre qui dérèglent le climat. Notre question ce soir n’est donc pas de savoir si elle est justifiée ou  par quels moyens y parvenir. Mais plutôt de se demander si la sobriété doit être perçue non seulement comme une nécessité contraignante à laquelle nous devons nous résoudre tant bien que mal, mais aussi comme un chemin vers un « mieux vivre », une amélioration de nos vies. La « faisabilité » même d’un monde plus sobre ne repose-t-elle pas en fin de compte sur une « sobriété désirable » ? Si c’est le cas, en quoi peut-elle l’être ?  

 

Ecrit Philo

 « La sobriété est-elle compatible avec le meilleur ? »

 

Il est nécessaire pour commencer de bien situer et délimiter le sujet.

Moins chauffer, moins se déplacer, moins consommer, voilà quelques-uns des traits marquants de la sobriété… Sujet brûlant d’actualité (sans jeu de mots !) qui hante le débat public aujourd’hui, même si cette « présence » n’est pas toujours explicite…

Toutes les enquêtes montrent que les changements de comportements et de modes de vie pourraient à eux seuls aboutir à une diminution massive des émissions de gaz à effet de serre. Les chercheurs établissent la liste de soixante actions susceptibles de lutter contre le réchauffement climatique :réduire ses vols en avion, renoncer à sa voiture (plus ou moins), baisser sa consommation de viande, limiter le gaspillage alimentaire, améliorer l’isolation de son logement…etc. Ces actions sont pertinentes non pas individuellement (on entend souvent l’argument du « grain de sable » qui ne change rien), mais dans le cadre collectif de politiques publiques résolues. Bref, nous partirons ici de l’évidence du besoin social de sobriété (de toute façon ce n’est pas le sujet ici de décliner toutes les bonnes raisons de justifier ce point de vue), et nous nous demanderons plutôt si  la sobriété doit être perçue non seulement comme une nécessité contraignante à laquelle nous devons nous résoudre, mais également comme un chemin vers un mieux vivre, une amélioration de nos vies… Considérant la nécessité de la sobriété comme un « fait acquis » - impératif indispensable pour que la planète continue d’être vivable pour les humains – notre question de ce soir est de se demander si la sobriété est compatible avec une vie meilleure (« le mieux »), en déclinant les raisons qui peuvent le justifier. Il ne s’agit donc ni de justifier la nécessité de la  sobriété, ni de questionner les divers moyens par lesquels on peut y parvenir (quelles politiques mettre en œuvre ? Que penser de la croissance ? Doit-on décroître ou modérer la croissance ? Peut-on y renoncer sans discernement ?). En revanche, nousdevons également nous demandersi la seule connaissance contraignante d’une sobriété nécessaire peut suffire à assurer sa réalisation… Autrement dit, la « faisabilité » d’un monde plus sobre ne repose-t-elle pas en fin de compte sur une « sobriété désirable », et pas seulement sur l’évitement de la catastrophe. Sur une « sobriété heureuse », et pas seulement sur la pensée rationnelle de la catastrophe à venir (si nous ne changeons pas). Nous voudrions montrer que seul un désir commun et la mobilisation de passions joyeuses (et non de passions tristes comme la peur) pourront nous permettre de prendre ensemble ce chemin. Mais en retour, est-ce bien raisonnable d’associer le meilleur à la sobriété ?

Tout d’abord, entendons-nous rapidement sur la notion de sobriété…

Habituellement, cette notion englobe (cf. document de l’ADEM (Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Energie) toute démarche qui promeut  une modération de la production et de la consommation de ressources énergétiques et matérielles par une transformation des modes de vie. Elle apparaît comme un levier essentiel face aux enjeux climatiques et de consommation de ressources… Selon l’association Negawatt[1], le combat pour la sobriété peut se mener à partir de 4 leviers : la sobriété structurelle (organiser l’espace ou les activités pour favoriser la modération), la sobriété dimensionnelle (dimensionner les équipements à leur condition d’usage), la sobriété d’usage (utiliser au mieux les équipements pour limiter leur consommation), et la sobriété conviviale (mutualisation).Elle promet généralement le « moins mais mieux » en réaction aux excès de l’hyperconsommation[2], tout en ayant beaucoup de difficultés pour définir les critères du mieux.La notion de lutte contre le gaspillage apparaît souvent centrale et consensuelle ; elle est souvent associée à celle d’économie circulaire, qui intègre un grand nombre de leviers de sobriété, comme le recyclage,  la réparabilité, le réemploi, l’allongement de la durée de vie des objets, la fabrication d’objets plus robustes…etc. Le trait commun de la sobriété est de viser à une certaine « déconsommation » volontaire…

Mais nous ne pouvons pas ne pas penser ici à tous ceux pour qui « l’hyperconsommation » n’est qu’un rêve inaccessible ; il y a une grande disparité des conditions devant la sobriété On imagine facilement en effet à quel point la consommation d’une personne disposant de beaucoup de ressources matérielles a statistiquement beaucoup plus de chances d’avoir une « empreinte énergétique » (ou « matière », comme on le mesure parfois également) sans commune mesure avec une personne au RSA ! De la même façon, les pays dits développés ont une empreinte carbone sans commune mesure avec les pays pauvres. Finalement, le recours à la sobriété ne peut avoir vraiment un sens qu’avec ceux pour qui l’abondance peut elle-même avoir un sens….Le Président de la République a provoqué une grande colère chez les démunis quand il a parlé de « la fin de l’abondance »… Le discours sur la sobriété n’est pas audible pour les pauvres, suscitant même souvent leur colère. Ce n’est qu’en croisant la question de la sobriété avec celle de la justice sociale que des politiques en faveur de la sobriété peuvent être crédibles.

Le paradigme moderne d’une croissance sans limites

Un « imaginaire » moderne qui ne prédispose pas à la sobriété…

Notre imaginaire de Modernes nous prédispose nullement à la sobriété. Notre époque est vouée jusqu’à présent à l’accélération toujours plus grande des processus sociaux de production, de consommation et de communication[3].« Accroître de plus en plus notre accès au monde »[4], le mettre de plus en plus à notre portée, et pour cela augmenter nos ressources – en tout genre : revenus, compétences personnelles et professionnelles, capital culturel, diplômes, réseau de relations etc. -, et ainsi pouvoir jouir en toute autonomie du maximum d’options, tel serait l’ethos des sociétés de consommation qui sont les nôtres.Notre satisfaction par rapport à nos vies se mesure à l’aune de nos ressources accumulées. La vie humaine apparaît susceptible d’être sans cesse optimisée et quantifiée. La justice sociale doit au mieux essayer de pallier aux inégalités les plus criantes (inégalités de chance, inégalités dans la répartition des ressources), et redistribuer les cartes en termes de répartition plus égalitaire des ressources…C’est cette structure socio-culturelle que Hartmut Rosa nomme « stabilisation dynamique », signifiant par-là que cette société ne peut se maintenirqu’en accélérant et produisant toujours davantage ; elle nous engage psychiquement dans une course à la production et la consommation.  Nous avons en un mot incorporés existentiellement ces logiques de concurrence et d’optimisation (bien sûr, avec des variations suivant les individus).

Des symptômes de malaise existentiel 

Mais il y a aussi un revers existentiel de cette participation active à des sociétés qui sont aujourd’hui en crise : non seulement, le sentiment de faire du surplace, l’inquiétude de ne plus pouvoir suivre le rythme, la peur du déclassement, la frustration de ne jamais arriver au bout de ce que l’on entreprend, otage d’une vitesse sans cesse plus importante, l’angoisse et le stress devant un si grand nombre d’options possibles (un peu comme au Grand Buffet de Narbonne, devant la possibilité théoriquement illimitée de goûter tous les plats)…etc. ,  mais surtout la sensation d’être tiraillé dans des directions contradictoires :  nous sommes pris dans un océan d’urgence qui nous empêche de faire de véritables priorités : le fait de ne pas pouvoir faire les choses que l’on estime importantes pour nous (écouter de la musique, lire, se promener avec ses enfants, écrire son journal intime… mais aussi agir pour le maintien des forêts ou la réduction des plastiques empoisonnant la planète…etc.). Toujours poussés dans le dos par des impératifs d’urgence, nous sommes dissociés de nous-mêmes, c’est-à-dire que nous ne parvenons pas à être en accord avec nos évaluations fortes, habités par un sentiment d’impuissance particulièrement générateur de mal être. Impuissance d’autant plus problématique que nous nous trouvons face au mur de la crise écologique et d’un monde qui s’annonce prochainement non vivable. L’éco-anxiété est le nouveau mot qui peut servir à décrire cette situation. La question qui se pose alors est la suivante : sommes-nous capables de remettre en cause le paradigme de la Modernité ? Le pacte que l’humanité a noué avec elle-même et avec la Terre ? Quelles sont nos chances d’aborder efficacement un tel virage ?

Trouver un récit alternatif est un enjeu essentiel…

Ce qui précède montre bien que l’imaginaire culturel propre à un type de société détermine ce que nous appellerons « l’ethos » d’une société. L’imaginaire prométhéen de notre Modernité voué au dépassement des limites ne peut soutenir un tel changement vers la sobriété. Changer de comportements individuels et/ou collectifs est inséparable d’un nouvel imaginaire culturel qui va précisément donner son sens et sa valeur à ces changements. Le « moins mais mieux » qui est presque toujours associé à la sobriété fait partie de ce nouveau récit. L’appel au calcul des risques, à la responsabilité ou au devoir, le recours à l’injonction ne peuvent suffire… L’éradication forcée d’habitudes de vie ne peuvent être vécues que comme très négative. Pensons ici à Spinoza : seule la recherche affective de ce qui est bon pour moi peut ouvrir la voie au bon usage de la raison, c’est-à-dire nous conduire à ce qui réellement désirable pour nous. Les forces combinées  du désir et de la raison sont indispensables pour rendre possible une telle mutation. Il ne suffit pas de dire comme le Président de la République que « c’est la fin de l’abondance »  pour provoquer « la mobilisation collective » autour de la sobriété, qu’il appelle de ses vœux !  Pour nous Modernes, voués depuis longtemps au dépassement des limites, il s’agit d’un véritable saut dans le vide. Seul un « ethos » social différent, nous permettant de pressentir l’avènement de nouvelles pratiques désirables, peut être un point d’appui pour un tel changement. Il s’agir de former un nouvel idéal porteur d’espoir, une manière de mieux vivre. L’enjeu se situe par conséquent autour d’un nouveau paradigme culturel. Aldo Léopold, un des pères fondateurs de l’écologie, disait à ce propos : « Aucun changement éthique important ne s’est jamais produit sans un remaniement intime de nos loyautés, de nos affections, de nos centres d’intérêts et de nos convictions intellectuelles. ».Quel peut donc être ce nouveau récit alternatif ? Sans doute un récit qui nous permet de nous réunifier, de surmonter cette impuissance à pouvoir réaliser ce qui nous importe le plus – de surmonter cette dissociation d’avec soi-même que nous avons évoquée précédemment. Seul un tel récit pourra jouer un rôle d’entraînement, et servir de point d’appui à la mobilisation et  à la motivation collective ; créer une dynamique telle qu’elle génère un sentiment d’efficacité partagée s’accompagnant d’affects de joie (satisfaction intérieure, gaieté, générosité), et enclenchant un processus de rétroaction positive. Certes, la partie n’est pas gagnée d’avance et devra en particulier résoudre un problème de taille : trouver les mots pour dire comment un authentique fonctionnement démocratique autour de ces objectifs de sobriété peut ne pas être annexé au fonctionnement de l’économie de marché (mais cela est une autre histoire…).

Le « moins mais mieux » : est-ce possible et comment ?

La question de nature éthique est désormais celle-ci : comment de nouvelles manières de vivre plus sobrement peuvent nous entraîner sur ce chemin d’une amélioration de nos vies ? Ce « mieux » est, comme nous l’avons montré, la condition pour qu’un tel passage soit viable. Comment donc fonder et justifier de manière intrinsèque la valeur de la modération autrement que sur le seul calcul de risques ? Comment contrecarrer efficacement l’impératif catégorique de la Modernité : « Agis de telle sorte que tu puisses étendre ton accès au monde » ?  ». Autrement dit plus trivialement, prendre l’avion quand nous voulons, aller où bon nous semble, acheter ce que nous voulons, nous faire construire une belle maison, rouler dans une grosse voiture… etc. Nous pouvons identifier deux directions en faveur de ce nouveau paradigme culturel : la première prendrait sa source dans la philosophie antique de la mesure et de la modération ; la seconde s’inspirerait de la réflexion de Hartmut Rosa et de son concept de résonance.

Un idéal d’équilibre

Peut-être qu’en effet la frénésie de la consommation et de la production (précisons : à l’échelle collective d’une société technologiquement développée), en lien avec le désir mimétique en direction de ceux qui ont, sont, font ce que nous n’avons pas, ne sommes pas, ne faisons pas[5], est encore considérée comme un attribut du progrès. Sans doute que pour la plupart l’accomplissement de soi par la consommation est une forme d’idéal. Comme le fait remarquer Hartmut Rosa, notre désir relationnel a tendance à se convertir en désir d’objet de consommation, et même se métamorphosersouvent en compulsion d’achat où l’on en vient à négliger jusqu’à l’usage effectif de ces objets achetés… Cette sacro-sainte liberté qui s’affirme à travers ce désir de consommation toujours plus importantdans nos sociétés néolibérales est bien sûr le facteur principal qui fait obstacle à la sobriété ou la frugalité, synonyme de modération, voire de privation. Cependant, nous pouvons faire plusieurs remarques à ce sujet :A propos du vin, Thomas d’Aquin déclarait que la sobriété n’est pas une abstinence mais « la mesure de cette boisson délicieuse ».Nous retrouvons cette grande idée des grecs de la mesure, de l’équilibre, opposées à ce qu’ils qualifiaient d’hybris. La sobriété n’est plus seulement restriction (définition négative) mais plutôt dosage, conscience des seuils à ne pas franchir. La mesure donne de la valeur à ce qui est l’objet de cette mesure. Etre sobre ne consiste pas seulement à se priver, mais aussi à apprécier autrement et à sa juste mesure la jouissance d’un bien qui n’est plus illimité : nous sommes donc en présence d’un plaisir nouveau où le moins quantitatif est joint à un mieux qualitatif. Modérer ses désirs d’achat par exemple peut entraîner une valorisation plus grande de l’acte d’achat quand il est effectué (selon l’adage bien connu, ce qui est rare et cher…et précieux). Mais il s’agit aussi avec la sobriété d’une réorientation du désir en direction d’autres usages : un désir moins instrumentalisé par la consommation, davantage tourné vers un autre usage du temps : une société où les biens relationnels et culturels prendraient une place plus importante que les biens marchands, où la créativité et la réussite seraient davantage appréciées à l’aune de ces nouvelles activités. L’utopie est ici utile pour penser l’émergence de ce nouvel imaginaire culturel, et donc aussi la possibilité d’un nouveau chemin collectif. Encore une fois, affirmons qu’une mutation ne peut s’opérer que si elle désirable…  La « force intérieure » ou la force de la volonté chères aux philosophes anciens pour se détacher des plaisirs générateurs de souffrances sont ici pareillement requises en faveur de la mesure. Les épicuriens en particulier peuvent nous montrer la voie, eux qui nous apprennent à distinguer les plaisirs naturels et nécessaires des plaisirs superflus dont la satisfaction n’est jamais assouvie, et qui se demandent toujours  ce qu’il en est à long terme d’un plaisir déterminé. On sait que l’amitié joue un rôle considérable dans le Jardin, cette école de la conversion épicurienne. L’épicurien s’entraîne à la vie frugale, sans qu’il soit nécessaire de vivre frugalement toujours, cela pour ne pas être malheureux s’il y a davantage d’austérité. Pierre Hadot parle de « philosophie de la détente » pour les épicuriens, à la recherche de plaisirs stables, qu’il oppose à « la philosophie de la tension » chez les stoïciens.

Une recherche de « résonances »

Rappelons-nous la thèse de Hartmut Rosa : le monde est pris de façon excessive dans un processus d’accélération effrénée et d’accroissement illimité qui produit des relations instrumentales au monde, c’est-à-dire le plus souvent des relations muettes et aliénées, aussi bien avec les autres êtres humains qu’avec la nature, l’espace et le temps, leurs propres expériences vécues, leurs actions et leurs besoins, ou encore dans le travail ou avec leur propre corps. A l’inverse, les relations de résonance sont entravées dans un tel système. C’est-à-dire ? En tant qu’ « être au monde », nous sommes connectés naturellement aux autres, dans une relation d’altérité nécessaire qui implique un mouvement d’aller-retour où je suis affecté dans un premier temps par cette chose ou cet être, et où je réagis ou agit en retour, transformant par là-même avec cette réponse la nature de cette relation et d’eux-mêmes. Quel qu’en soit le domaine, la relation de résonance –disposition fondamentale de l’être humain propre à le faire grandir et s’accomplir -  est une interaction féconde et affective avec l’autre, et non un simple écho. Les êtres humains ont besoin de résonance comme ils ont besoin de nourriture et de reconnaissance. Les expériences de résonance ne sont possibles que sur la toile de fond d’une altérité du monde, d’un monde qui n’est pas « disponible ». En quoi le monde de la Modernité tardive est un obstacle ? La réponse est complexe : d’un côté en effetles idéaux modernes sont empreints de résonance : la conception moderne de l’amour, la place donnée aux arts, l’expérience valorisée de la nature, la réalisation de soi par le travail, l’importance accordée aux soins, au développement personnel, aux thérapies qui privilégient les résonances psychiques ou biographiques (comme la psychanalyse), en sont autant d’exemples. Par ailleurs il faut reconnaître que certaines expériences de résonance passe par un certain nombre de ressources économiques ou culturelles : aller à l’opéra (capital financier) et être un familier de ce genre de spectacle (capital culturel) ne garantissent certes pas de vivre une expérience de résonance, mais en constitue néanmoins une condition très favorisante sinon nécessaire. Il est indéniable que la Modernité a mis de plus en plus le monde à notre portée et étendu de plus en plus notre accès à lui (prospérité matérielle, transports, tourisme, communications décuplées avec la numérisation, progrès techniques de toute sorte etc.). Mais à côté de cette face lumineuse de la Modernité, il y a la face plus sombre : certes, les stratégies d’extension ne sont pas contraires à l’expérience résonante, mais in fine la logique du « toujours plus » risque de la contrarier fortement. A force de vouloir instrumentaliser et contrôler notre rapport au monde, l’Autre se dérobe toujours davantage et ne répond plus. C’est ce processus d’aliénation et de réification qu’on très bien décrit les philosophes de l’école de Francfort : peur d’un monde silencieux et froid, thèmes du « désenchantement », de la solitude des individus et de leur déconnexion, de la rationalisation et de la technocratisation à outrance d’un monde sous le règne du calcul, des relations quantitatives, anonymes, formelles, froides[6], de l’argent comme valeur étalon qui a tendance à vider les choses de leur substance propre, de l’angoisse du vide intérieur, du mépris et du défaut de reconnaissance…. On voit le paradoxe : la modernité est à la fois un processus d’accroissement de la sensibilité et de l’aptitude résonante, et entraîne également une prolifération de relations muettes au monde qui font obstacle à la résonance.  Croire que le monde est disponible à volonté ne peut que contrarier l’expérience résonante qui repose sur une certaine qualité d’indisponibilité du monde, c’est-à-dire une altérité irréductible. En résumé,  de devoir être année après année, plus rapides, plus performants, plus innovants, plus efficaces, toujours être meilleurs pour maintenir notre place dans le monde, nous inscrit dans une spirale de surenchère (croissance- accélération – innovation) qui s’avère contradictoire avec l’élargissement et l’approfondissement des expériences de résonance. Le changement de paradigme souhaité par Hartmut Rosa consiste, dans le cadre d’une « société de la post-croissance », à rééquilibrer relation instrumentalisée au monde et relation de résonance au monde en faveur de ces dernières (étant entendu que les relations instrumentales sont aussi utiles). Ne pas confiner la résonance à ces « oasis de résonance » que notre société a mise en place et qui joue un peu le rôle de soupape de sécurité… Mais quel est le rapport avec la sobriété ? Celle-ci est peut-être en partie une réponse individuelle et collective à cette crise existentielle profonde que Hartmut Rosa nomme « une crise générale de la résonance ». Elle peut en effet appuyer et susciter des relations au monde plus résonantes, plus qualitativement « habitées », et ne pas se résoudre seulement à être une réponse désincarnée à l’évaluation des risques…. 

Conclusion

Allons-nous vivre les nouvelles pratiques de  sobriété comme la conséquence d’une accablante pénurie que nous allons tenter de surmonter en pressant le citron jusqu’à la dernière goutte (c’est-à-dire sans vraiment l’accepter), ou bien comme un remède au dérèglement climatique riche en nouveaux possibles désirables ?  L’imaginaire que nous serons capables de construire autour de l’objectif de sobriété sera déterminant, y compris pour atteindre cet objectif. Comme le dit l’adage[7], « si tu veux construire un bateau, commence par éveiller chez ceux qui doivent le construire « le désir de la mer infinie ». 

Enfin, concluons en notant que la lutte pour la sobriété ne saurait se limiter aux seuls comportements de consommation. La « mesure » n’est pas aujourd’hui un bien volontiers partagé, cela quel que soit son domaine d’application. Il suffit de penser aux conflits qui enflamment la planète, au recours fréquent à la haine, aux défoulements sans retenue des affects, aux paroles excessives qui visent à détruire l’autre plutôt qu’à argumenter un désaccord[8], à cette « pensée du noir et blanc » qui est à peine une pensée… Sans doute que la sobriété des émotions est un service rendue aux émotions : quelle est en réalité la valeur de ses emportements si fréquents qui sont mis en scène sur certains médias et les réseaux sociaux ? Leur inflation n’est-elle pas aussi le signe de leur peu de « qualité » ? Nous nous inquiétons parfois à juste titre de la prolifération d’émotions excessives sur les réseaux sociaux, mais peut-être qu’effectivement s’agit-il d’une spectacularisation d’émotions plus ou moins factices ? Trop d’émotions ne tue-t-il pas l’émotion ? En ce sens, la sobriété pourrait aider à retrouver le sens et la valeur d’émotions authentiques, en lien avec des relations de résonance plus développées.

           


[1]Voir Négawatt : https://negawatt.org/La-demarche-negaWatt

[2] Pensons toujours et en même temps à tous ceux pour qui l’hyperconsommation n’est qu’un rêve inaccessible…

[3] Se référer ici au grand ouvrage de Hartmut Rosa : « Accélération. Une critique sociale du temps »

[4]Hartmut Rosa

[5] Cf. analyse de René Girard

[6] Lire à ce sujet « Communauté et société » du sociologue allemand Tonnies

[7] Cité par Hartmut Rosa à la fin de « Résonances »

[8] Lire à ce propos le dernier livre de Roger Pol-Droit co-écrit avec Monique Atlan : « Quand la parole détruit »