"L'exercice du doute est-il toujours justifié ?"

le vendredi 10 février à 17h45 à la Médiathèque de Nissan-Lez-Ensérunes

Le sujet :

« L'exercice du doute est-il toujours justifié ?

Présentation du sujet :

Le doute apparaît comme l’attribut indispensable de la réflexion philosophique, mais aussi de l’exercice de la pensée. Socrate est à ce titre une figure emblématique avec son fameux  « effet torpille » : ses questions viennent provoquer le doute chez son interlocuteur vis-à-vis de ce qui lui apparaissait jusqu’à présent comme des évidences. Mais cet effet « paralysant » nous oblige à interrompre toute activité pour penser, et à n’être plus sûr de rien… Se pose alors une nouvelle question : doit-on toujours douter de tout, et donc suspendre toute activité ? C’est la réponse  du scepticisme dans sa forme la plus résolue… Et même si nous sentons bien qu’un tel retrait du monde est incompatible avec la vie, peut-on vraiment se soustraire à une telle impasse une fois le doute pris au sérieux ?

 

 

 

 

Ecrit Philo

« L'exercice du doute est-il toujours justifié ?

 

« Penser c’est dire non », disait-on la dernière fois : nous retrouvons ici l’exercice du doute avec « cette pensée contre elle-même », qui doit lutter contre l’endormissement, se maintenir en éveil. Le doute est la marque du philosopher, avec ses fameuses formules de Socrate ( ce que je sais c’est que je ne sais rien) ou encore mieux de Montaigne (Que sais-je ?) qui va jusqu’à faire peser l’incertitude sur le fait de savoir ce que je sais. C’est bien sûr Descartes et ses Médiations métaphysiques avec son doute méthodique et hyperbolique…

L’attitude du doute n’est pas vraiment naturelle : il est plus facile de vivre dans un monde d’évidences perçues et communément admises. Nous préférons souvent nous accrocher à des opinions arrêtées qui nous protège et nous rassure. Philosopher, c’est vouloir sortir de la caverne de Platon, d’un monde des apparences et des pseudo-évidences qui veut passer pour le monde réel. C’estla raison pour laquelle le philosophe est toujours un peu étranger au monde, il refuse de s’habituer à ce qui l’entoure ou qui l’habite. L’enfant et son étonnement, ses questions naïves, est pour cette raison parfois utilisé comme métaphore du philosophe… car la familiarité trop grande avec les choses finit par empêcher de les voir vraiment

A l’inverse il y a le propos péremptoire, sûr de lui, le contraire de celui qui est en alerte. Qui n’a pas été confronté à cet interlocuteur qui vous assène des pseudo-évidences comme des vérités avérées ? Cela nous pétrifie, provoquant un effet de sidération qui nous empêche à notre tour de penser. Commedit Clément Rosset, certains discours, aussi assurés et normatifs, peuvent être soupçonnés de préparer de nouvelles croisades…

Il faut noter également que certains discours destinés à questionner nos certitudes sont entendus par l’interlocuteur comme l’expression de certitudes inverses, de jugements opposés. Comme le dit Hannah Arendt, « si vous ne dites pas oui, vous êtes nécessairement l’homme d’un autre oui ». Il est difficile, sous le règne des adhésions massives, d’être l’homme des perplexités » ! Socrate et son « effet torpille » doit nous guider : il paralyse, nous oblige à interrompre notre pensée, suspendre ce que nous pensions indubitable. En même temps, cet « effet torpille » comporte des risques : celui d’un scepticisme radical « paralysant », nous empêchant d’agir : quand il s’agir de vivre, on ne peut douter toujours… Tel est notre sujet ce soir : à quelles conditions le doute est justifié ? Souhaitable ? Doit-on opter pour un scepticisme radical ou bien essayer de trouver une mesure à notre doute ?

Les limites pratiques du doute

Quand il s’agit de vivre, nous ne pouvons douter toujours…

Descartes en est conscient lui-même : traiter le douteux comme faux jusqu’à preuve du contraire (ce qu’il fait dans les MM avec son doute hyperbolique) n’est pas compatible avec la vie pratique, mais seulement lorsqu’il s’agit de « méditer ». C’est bien là le problème. Lorsqu’il s’agit de vivre, de prendre des décisions, d’agir, nous sommes obligés de nous appuyer sur des représentations et des croyances… Nous devons prendre des décisions et agir dans des contextes d’incertitude, en l’absence de connaissances certaines et indubitables, tant en ce qui concerne la vérité de la situation actuelle que les conséquences à plus ou moins long terme de mes actions. Tocqueville dit à ce sujet : « comme il n’a pas le temps, à cause du court espace de la vie, ni la faculté, à cause des bornes de son esprit, d’en agir ainsi, il en est réduit à tenir pour assurés une foule de faits et d’opinions qu’il n’a pas eu ni le loisir ni le pouvoir d’examiner et de vérifier par lui-même, mais que de plus habiles ont trouvés ou que la foule adopte », et « Il n’y a pas de si grand philosophe dans le monde qui ne croie un million de choses sur la foi d’autrui, et qui ne suppose beaucoup plus de vérités qu’il n’en établit. »[1]Il est donc important de faire des choix et d’adopter « beaucoup de croyances sans les discuter, afin d’en mieux approfondir un petit nombre dont il s’est réservé l’examen ».Lorsque je passe avec ma voiture sur un pont, je ne m’arrête pas en doutant de la fiabilité de la construction du pont ou de la justesse du calcul des différents ingénieurs, je fais tacitement confiance et me repose sur l’autorité  de ceux qui l’ont construit (ce qui n’empêche pas qu’exceptionnellement des ponts s’écroulent !). Il en va de même pour l’élève qui écoute le cours de son professeur d’Histoire sur la période napoléonienne… Même si certaines « pédagogies nouvelles » ont prétendu que l’apprenant devait reconstruire le savoir pour son propre compte, en refaisant tout le parcours de l’histoire de la connaissance… Cela est bien sûr impossible… « Il faut donc toujours, quoiqu’il arrive, que l’autorité se rencontre quelque part dans le monde intellectuel et moral. Sa place est variable, mais elle a nécessairement une place... Ainsi, la question n’est pas de savoir s’il existe une autorité intellectuelle dans les siècles démocratiques, mais seulement où en est le dépôt et quelle en sera la mesure »[2]. L’esprit critique ne doit donc  pas se confondre avec l’exercice du doute systématique.

La morale par provision de Descartes

C’est à cause de ces limitations pratiques du doute que Descartes nous propose des Maximes qui doivent accompagner la suspension du jugement opéré dans les MM, ne serait-ce que pour « vaquer en paix » dans la recherche de la vérité… Première maxime : prudence et modération. Se conformer aux usages et lois en vigueur, et préférez les opinions modérées aux excès et opinions extrêmes. Pour quoi ? Parce ce que si l’on se trompe, on risque moins de s’éloigner de la vérité… Deuxième maxime : la fermeté et la résolution dans mes actions. En l’absence d’une connaissance des biens qui doivent éclairer les choix ;il vaut mieux s’en tenir fermement aux choix qui sont faits : tel un homme perdu en forêt, il sortira plus facilement de la forêt en suivant le chemin qu’il s’est fixé (plutôt que de tourner en rond). Troisième maxime : Changer ses désirs plutôt que de s’acharner à changer la réalité. Inspiré de la morale stoïcienne, il s’agit avant tout de prendre la mesure de son réel pouvoir sur son environnement et de savoir ce qui dépend de moi et ce qui n’en dépend pas, de façon à ne pas s’acharner indument à vouloir l’impossible, et à changer ses désirs en conséquence lorsque c’est nécessaire. Ni renoncer, ni s’obstiner. Nous reconnaissons bien là le rationalisme de Descartes, et l’importance qu’il accorde à la volonté. Nous pourrons discuter de l’intérêt de ses préconisations dans la discussion… On l’a parfois qualifié de conformiste ou de conservateur à cause de la 1ère Maxime…

Les deux problèmes du doute cartésien

La démarche de Descartes étant exemplairede cet exercice du doute, arrêtons-nous un instant : en quoi pose-t-elle question ?

Une rupture entre théorie et pratique

Ce qui apparaît tout de suite, c’est le hiatus entre la radicalité du doute sur le plan spéculatif, et cette morale provisoire qui va en réalité devenir définitive. Le doute des MM ne vient jamais influencer la conduite pratique de nos existences. Wittgenstein reproche cette rupture entre théorie et pratique chez Descartes : selon l’argument des philosophes pragmatistes repris par Wittgenstein, c’est parce que le doute lui-même ne part pas d’une raison naturelle de douter face à une réelle difficulté. Il n’a pas d’effet pratique tout simplement parce qu’il ne part pas de la pratique, d’une raison positive de douter. Il est « artificiel ». Souvenons-nous : le doute hyperbolique fait l’hypothèse que la veille et le sommeil seraient indiscernables, ou bien qu’un malin génie dépenserait tous ses efforts « à me tromper toujours »… Il ne part pas d’une véritable confrontation au réel, dit Wittgenstein, en vue de la résolution d’un problème… C’est la raison pour laquelle il n’a pas non plus d’incidence pratique : après l’argument du rêve ou du Malin Génie, nous pouvons peut-être ne plus être tout à fait sûr que ce que nous pensions être la réalité l’est effectivement (nous pouvons faire une expérience identique avec le film de Matrix qui pose l’hypothèse que le monde perçu comme réel est en réalité virtuel), mais qu’est-ce que cela change ?Quelles différences cela fait-il dans leur vie ? N’est-ce pas uniquement qu’ils discourent un peu plus sur certaines choses que les autres ? ».Nous reviendrons sur cette difficulté.

Peut-on sortir du doute une fois y être entré ?

Le doute de Descartes n’est pas de même nature que le doute des sceptiques tel qu’il est développé chez des philosophes comme Phyron d’Elis (le phyronnisme) ou SextusEmpiricus. Avec Descartes, il ne s’agit pas du doute spontané d’un homme en proie à l’incertitude, ni du doute des sceptiques qui font de la suspension définitive du jugement (ne rien reconnaitre comme vrai) une sagesse de vie. Chez eux, le doute est véritablement éprouvé : confrontés à la contradiction des opinions, à l’impuissance de la raison à démontrer absolument la vérité des énoncés, ils renoncent à admettre quoique ce soit comme vrai. Pour Descartes, le doute est avant tout une stratégie et a une fonction critique : séparer les opinions des savoirs certains, et asseoir sur des bases indubitables l’édifice des sciences. Le doute n’est qu’un moyen d’atteindre la vérité, et non la fin ultime comme chez les sceptiques. Mais ne peut-on pas dire que ce « scepticisme feint » peine à se libérer d’un scepticisme véritable ?

Reprenons l’argument du rêve que Putnam va prolonger avec l’expérience dite de la cuve. Le rêveur, quand il rêve, ne sais pas qu’il rêve et crois vivre réellement le contenu de son rêve. Il ne peut distinguer la veille du sommeil. Si je rêve que je suis là en train de vous parler, je ne peux pas savoir, en toute rigueur, si je suis réellement là ; c’est l’incertitude absolue. Même si ce que je rêve est réel (je suis bien là avec vous), rien ne me permet de le savoir. C’est le défi sceptique dans toute son ampleur. Putnam reprend un scenario voisin : supposons que nous sommes des cerveaux dans une cuve remplie de liquide nutritif reliée à un super ordinateur : aucun moyen de « savoir » (au sens épistémologique) si nous ne sommes pas dans cette situation (même chose avec le film de Matrix).Selon ces types de scénarios, il n’y a aucune différence entre être éveillé et être endormi, être là et n’y être pas, être un cerveau dans une cuve ou non…  Je ne peux pas savoir non plus si ce scénario est faux… C’est le paradoxe redoutable et imparable des sceptiques : si je ne sais pas si l’hypothèse sceptique est vraie ou fausse, je ne peux pas savoir grand-chose relativement à une quelconque proposition concernant le monde. Même si je suis tenté de rejeter cette conclusion et ses prémisses au nom du sens commun, puisque j’ai l’impression de savoir beaucoup de choses, la logique me l’interdit. La question qui se pose alors est simple : peut-on sortir de ce « droit au doute » qui conduit imparablement à l’ignorance absolue (une ignorance consciente d’elle-même) ? Si nous revenons aux MM, nous nous rendons compte que Descartes ne parvient à sortir du doute radical que par le truchement de l’existence de Dieu et du principe de véracité divine. Très schématiquement : 1) l’existence de Dieu est incluse dans son idée qui est imprimée en moi en tant qu’être tout puissant. 2) Dieu étant infiniment bon ne peut me tromper. Rétrospectivement, nous savons depuis Kant que les preuves de l’existence de Dieu sur lesquelles s’appuie le raisonnement de Descartes ne sont pas légitimes… Il est par conséquent difficile de sauver Descartes du reproche de solipsisme qui lui est souvent adressé, c’est-à-dire l’enfermement subjectiviste dans le cogito. Comment donc sortir d’un doute radical qui se présente pourtant comme imparable ?

Le doute universel est-il une erreur logique ? L’impasse sceptique

Peut-on sortir d’une telle position sceptique, qui finalement conduit à une forme de nihilisme moral (« tout se vaut ») ? Celle-ci semble relever d’une logique imparable, mais en réalité cette « force logique » apparaît discutable à plusieurs titres, ce que montre bien Wittgenstein :

Il est impossible de douter de tout : on ne peut douter de certaines choses sans que d’autres ne soient pas mise en doute. Comme une porte qui ne peut tourner sans ses gongs. Il y a donc des « certitudes élémentaires », comme par exemple la façon de prononcer les lettres « A » ou « B » de l’alphabet, la couleur du sang humain, ou que les hommes en ont et qu’on appelle cela le « sang », que j’habite cette terre, que j’ai deux mains, que je suis ici …etc. L’exercice du doute repose nécessairement sur des certitudes fondamentales qui sont préservées : Il faut que je « fasse confiance » quelque part. Le jeu du doute présuppose la certitude ; il faut donc bien qu’il s’arrête à un moment…

Cela apparaît peut-être encore mieux dans notre rapport au langage. Nous pensons avec des mots, et il ne nous est pas possible de sortir de ce labyrinthe du langage. En tant qu’être parlant exposé au langage, nous avons passé un contrat tacite avec les choses qui nous empêche de mettre en doute ce que l’on veut, sous peine d’être « hors-jeu de ce même langage ». Pour pouvoir dire que l’on se trompe (le doute n’a de sens en effet que par rapport à une erreur à éviter), il faut tacitement accepter toute sorte de choses, dit Wittgenstein. Cela nous rappelle la phrase d’Alain (« Penser, c’est dire non ») commentée par Derrida : la négativité propre à la pensée ne peut se soutenir sans s’appuyer sur une exigence positive de vérité et de réalité. Le oui est toujours plus originel que le non. Il y a toujours une intention porteuse de vérité, y compris dans l’attitude la plus interrogative. Derrida notait également que, malgré sa radicalité, le doute cartésien révélait sur son chemin un certain nombre de certitudes non questionnées, comme par exemple ce qu’il appelle « les axiomes de la lumière naturelle », comme par exemple l’axiome de la causalité, celui selon lequel le vouloir-tromper est incompatible avec l’idée de Dieu etc.

A la fin de sa vie, Wittgenstein revient sur cette question en forme de synthèse[3], et finit par nous montrer pourquoi ce « droit de douter » systématique n’est pas légitime car il n’a pas de sens (il est insensé). Si nous revenons à l’expérience de pensée de la cuve, exemplaire de la radicalité du doute sceptique, nous constatons qu’elle nous condamne à ne rien savoir du monde, y compris ces « certitudes élémentaires » telles que par exemple « être ici », « avoir deux mains »…etc. Un tel doute n’aurait aucun sens. Pourquoi ? En répondant du tac au tac à la question « As-tu deux mains ? » – je dis « je sais que j’ai deux mains -, je me place sur le même niveau logique du doute sceptique, qui n’a pas de sens. En effet, cela n’a pas plus de sens que lorsque je dis « je ne sais pas » ou « je doute que ».  Pour « savoir » quelque chose, il faut considérer que ce savoir peut être l’objet d’un doute légitime, c’est-à-dire que je peux naturellement être motivé à douter d’un tel savoir, qu’il y a une véritable de raison de douter. Un savoir est justifié par un doute justifié à propos de ce savoir. Et un doute doit être justifié de la même façon que l’on doit justifier son savoir. Or le doute portant sur l’existence de mes mains ou de moi-même ici n’a aucune justification sensée. Comme le dit Jacques Bouveresse[4], « Un doute gratuit n’est pas un doute du tout. On peut donc répondre par la négative à la question suivante : Puis-je douter ce dont je veux ? »[5]. Le sceptique franchit en quelque sorte les limites d’un indicible particulier, le questionnable ; ses questions sont « vides », et nous ne devons pas chercher à y répondre…

Le principe d’incertitude

Le principe d’incertitude qui doit prévaloir ne nous condamne pas au scepticisme. . Si « nous avons une impuissance à prouver invincible à tout le dogmatisme », en revanche « nous avons une idée de la vérité invincible à tout le pyrrhonisme »[6]. Penser que rien n’est certain, ce n’est pas du tout la même chose que de penser que rien n’est vrai. Le scepticisme repose sur l’idée que la connaissance doit être absolue ou n’est pas : une chose ne peut être qu’absolument vraie ou absolument fausse. Or, nous savons aujourd’hui qu’aucune connaissance ne l’est, ce qui n’empêche pas qu’il y ait des choses vraies et des choses fausses (relativement). « Entre l’ignorance absolue et le savoir absolu, il y a place pour la connaissance et le progrès des connaissances »[7]La connaissance peut dans une certaine mesure apparaître à la fois comme une alliée du doute mais aussi un antidote.  Alliée : douter pour mieux connaître ; Antidote :  connaître vraiment pour moins douter… Mais nous savons bien aussi que les « vérités » sont relatives et provisoires, et que le doute est l’aiguillon qui sans cesse nous permet  de réinterrogerces « vérités » censées être acquises.Comme le dit Peter Unger[8], on ne peut jamais dire en toute rigueur que l’on sait quelque chose… Ne serait-ce que parce que tout savoir véritable est « falsifiable », à commencer par le savoir scientifique. Le grand philosophe des sciences Karl Popper a montré qu’une connaissance scientifique était toujours en sursis en attendant d’être réfutée. On ne peut jamais prouver qu’une proposition est vraie ; on peut seulement prouver qu’elle est fausse, et la connaissance scientifique se résume en hypothèses et en réfutations. Le propre d’un énoncé scientifique est précisément de pouvoir être réfuté expérimentalement (notamment dans le domaine des sciences physiques et biologiques). Ce qui n’est pas le cas de la plupart des propositions, en particulier de toutes celles relatives aux « affaires humaines », comme par exemple les analyses, décisions ou actions politiques. En l’absence de la possibilité de vérification expérimentale, mais aussi de l’absence d’une forme de « nécessité » dont relève au contraire les lois scientifiques,  ces énoncés s’apparentent  à des opinions, et le doute doit toujours opérer  pour faire la différence entre celles  qui sont arrimées aux faits[9], et celles qui ne le sont pas. Ceci pour éviter que se répande trop vite la « petite musique » d’aujourd’hui qui voudrait nous faire croire qu’à l’école du « marché des idées », toutes les opinions se valent.

C’est bien en vertu du principe d’incertitude que l’activité de penser ne doit jamais s’arrêter, que nous ne devons pas nous reposer sur un quelconque credo, ne serait-ce que celui du scepticisme. Car le scepticisme conduit finalement à l’arrêt de la pensée comme le dogmatisme : arrivé au résultat « qu’il n’y a pas de vérité et que la vérité n’existe pas »[10], nous pouvons nous arrêter de penser. Le doute doit au contraire être l’antidote à tout repos de cette sorte.Pratiquer le doute, c’est être amoureux de la vérité, être exigeant vis-à-vis de sa propre pensée, tout en sachant que le savoir absolu est impossible. Sortir de la caverne des préjugés du sens commun, des croyances de son temps et de son pays, des habitudes qui rendent familières le monde environnant. Ce qui distingue un bon d’un mauvais philosophe, dit Clément Rosset, c’est que le premier sera toujours réservé sur la valeur des vérités qu’il suggère, alors que le second demeure toujours persuadé de la vérité des inepties qu’il énonce. Et la vertu principale d’une vérité philosophique, ajoute-t-il, est négative : « chasser les idées beaucoup plus fausses que celles qu’il énonce à contrario »

La dimension morale et politique du doute

La figure de Socrate, condamné à boire la cigüe parce qu’il est accusé d’avoir corrompu la jeunesse en infusant le venin du doute à l’encontre des institutions de la Cité, constitue une sorte de scène inaugurale de la philosophie occidentale. Platon, qui hait la démocratie, interprète cette scène comme la victoire d’une Cité livrée à un peuple incontrôlable et aveugle, sur celui qui incarne le Savoir. Cette « scène » continue de nous parler, mais pas dans le même sens que Platon : dans le cadre de nos sociétés démocratiques contemporaines, nous pouvons avancer que l’autocritique de ses propres institutions est dans l’ADN du fonctionnement démocratique, et qu’à priori aucun doute ou critique ne doit lui être épargnée. Cette capacité de pouvoir organiser le « dissensus »  dans un cadre commun et reconnu par tous, et donc par-là même de nous protéger de la violence endémique présente dans les relations humaines, est sa principale raison d’être, précisément parce que, contrairement à ce que pense Platon, aucune vérité transcendante censée être détenue par « le philosophe-roi » ne peut prévaloir dans ce domaine contingent des affaires humaines, et que seules la confrontation et la délibération permettront d’agir efficacement dans le sens d’une « pensée élargie ». Le doute apparaît donc comme un exercice inséparable du fonctionnement démocratique.

Mais peut-être que Platon pointait aussi quelque chose d’important : que se passe-t-il aujourd’hui ? Ce cadre neutre et commun de la démocratie, celui qui précisément permet la parole réglée, la possibilité même de l’expression de la critique et des accords/désaccords est l’objet d’une suspicion généralisée. Le problème est d’ailleurs autant à l’extérieur qu’à l’intérieur même des institutions et de leurs acteurs. Il y a en effet une manière de douter systématique qui porte autant sur les personnes que sur les idées, et qui s’apparente à une forme de cynisme destructeur. Encore une fois, l’autocritique et la culture du désaccord doivent rester constitutif de la démocratie, mais ce cynisme généralisé s’en prend au socle même qui rend possible l’exercice pacifique de règlement des conflits, à savoir ce cadre commun déjà cité. On doit parler ici aussi de la propagation parfois massive tout au long des cascades informationnelles, de mises en doute radicales et systématiques des informations factuelles (celles généralement produites par l’institution médiatique) de tous ceux qui, insidieusement, se présentent comme des « lanceurs d’alerte », et dispensent des «faits alternatifs », souvent par le truchement des théories du complot.  Ainsi l’usage du doute peut également être aveugle : il n’est pas en lui-même le critère positif d’un savoir en marche. Instrumentalisé idéologiquement, il peut aussi être le masque d’une machine de guerre et d’un dogmatisme virulent, pervertissant alors radicalement la fin qui est la sienne. Si la pensée ne peut se développer sans l’exercice du doute, en revanche la présence du doute ne suffit pas pour identifier une pensée en marche…

Daniel Mercier

 


[1] « De la naissance de la démocratie en Amérique »

[2]Ibid

[3] « De la certitude »

[4] Philosophe français, spécialiste de la philosophie de Wiitgenstein

[5]Jacques Bouveresse, in « Le mythe de l’intériorité ».

[6] Pascal, Les Pensées

[7] André Comte Sponville

[8] Philosophe américain contemporain

[9] Cf. conférence de Myriam Revault d’Allonnes sur la post-vérité le 20 janvier 2023 à Maraussan.

[10] On peut noter au passage que cet énoncé contient une contradiction interne qui le rend incohérent : s’il est vrai il est faux (puisque rien n’est vrai). S’il n’y avait pas de vérité, il ne serait pas vrai qu’il n’y a pas de vérité