Voyage en Philosophie

 
 
Dans le cadre de l'ex Festival Horizon Méditerranée de Narbonne (intitulé cette année ELISIK) :
 
"Voyage en philosophie" : intervention à deux voix avec Michel Tozzi et Daniel Mercier
Utilisant la métaphore du voyage pour appréhender l'aventure philosophique, il s'agit de se poser la question de savoir dans quelle mesure les nouvelles pratiques philosophiques peuvent (ou non) faire l'économie des références à l'histoire de la philosophie et à ses philosophes. Chacune des deux orientations développées, sans être contradictoires, vont mettre en valeur un point de vue différent... 
 
VENDREDI 10 JUILLET 18H30 A LA MEDIATHEQUE DE NARBONNE

 

 

Première intervention : Michel Tozzi  
 
Philosopher, une aventure
 
L’UPN a décidé cette année de choisir la thématique du voyage, dans la continuité des réflexions des années passées sur la méditerranée. Nous avons visité celle-ci comme le lieu de naissance de notre civilisation occidentale, articulant le gréco-romain et le judéo-chrétien, sans oublier dans l’histoire des idées l’influence notable de la pensée arabe. Nous évoquons cette année le voyage d’Ulysse, qui est le récit d’une formidable aventure.
Nous avions convoqué les années passées la philosophie grecque. Ce thème du voyage est-il pertinent en philosophie ? La philosophie est-elle un voyage, et est-elle, puisque nous avons lié les deux notions, une aventure, celle de la pensée ?
Le voyage est un déplacement d’un point à un autre, assez éloigné ; l’aventure est une suite d’événements plein d’imprévus, parfois de risques. Il peut être intéressant d’utiliser les métaphores du voyage et de l’aventure pour parler de philosophie.
Prenons la métaphore du déplacement. Philosopher est toujours se déplacer. La métaphore de la marche est d’ailleurs souvent utilisée en philosophie, qui est une dé-marche[1]. Se déplacer, c’estpartir d’un lieu pour aller ailleurs. En philosophie, ce lieu d’où l’on part est le préjugé, ce que l’on pense spontanément avant d’avoir réfléchi, cette réponse à une question que l’on ne s’est pas posée, cette certitude d’être dans le vrai sans avoir administré la preuve. Une pensée toute faite empruntée à notre famille, notre milieu social, notre civilisation, tous ces conditionnements intellectuels qui nous formatent aux stéréotypes de genre et de race, au prêt-à-penser conformiste, à l’idéologie dominante, à la pensée unique, à grand coup de médias, de publicité, de propagande, ce que Socrate appelait le sophisme, l’art de nous faire croire sans souci de vérité. Ce lieu de départ est aussi l’impensé, tous ces présupposés non explicités qui font tenir une pensée, sans conscience ni connaissance de ce qu’elle implique en amont et que l’on suppose acquis, ni des conséquences qu’une idée entraîne…
Philosopher, c’est partir de ces lieux pour aller vers ailleurs. Un ailleurs qui n’a pas le même statut épistémologique (du point de vue de la connaissance) que le point de départ, un ailleurs valorisé, une promesse… Vers où donc ? Vers un double horizon :
un horizon de sens, parce que l’on cherche à comprendre le monde dans sa complexité et ce que l’on vit, ce qui nous arrive dans une existence où nous avons été « jeté-là » (Heidegger) sans l’avoir choisi (sens-compréhension), et pour s’orienter dans la vie (Kant), existentiellement, éthiquement politiquement (sens-direction) ;
- un horizon de vérité, cette boussole qui indique ce vers quoi doit tendre le philo-sophos, l’ami du savoir. Le philosophe est donc un chercheur, confronté à des problèmes à résoudre dont il ne sait qu’à la fin, s’il y parvient, la solution.
Philosopher, c’est le trajet d’un sujet en projet de sens et de vérité.
Ce déplacement en philosophie se fait, tout au moins en occident, avec comme bagage la raison, qui indique la façon de se déplacer. Se déplacer en raison implique une méthode, par exemple pour Socrate le questionnement et la maïeutique, pour Platon, Hegel ou Marx la dialectique, pour Descartes le doute systématique et radical, pour Nietzsche le soupçon, pour Dewey l’enquête etc. Ce sont des manières rigoureuses de se déplacer, pour avancer méthodiquement et surement vers le but recherché. Mais ce déplacement, s’il se fait vers un horizon de vérité, est une aventure. On se déplace en voyage généralement pour aller quelque part, et même si on prend quelque chemin de traverse, il finit par arriver à Rome. Or un horizon n’est pas quelque part. On sait que pour les sens, quand on marche, l’horizon c’est toujours plus loin. Dans un horizon de vérité, on sait vers où l’on va, mais sans savoir exactement , ni si l’on y parviendra, ce qui fait de cette quête une aventure pleine d’imprévus et de risques.
Le risque, c’est la perte de nos certitudes, de nos points d’appui pour comprendre et agir, l’effroi du doute, la désorientation, le scepticisme radical de la connaissance (Pyrhon), le pessimisme existentiel (Schopenhauer) ou le nihilisme, le relativisme des valeurs et la mort de Dieu (Nietzche), toutes d’ailleurs positions philosophiques.
Philosopher, c’est spécifiquement se confronter à des problèmes (problema en grec signifie difficulté), dont les enjeux humains sont tels qu’il faut impérativement y répondre, alors que ces questions sont ardues à penser, avec des contradictions voire des apories, et sur lesquelles les plus grands penseurs divergent.
 
La question que nous avons décidé de traiter, c’est de savoir si dans les bagages obligés, il y a les philosophes et l’histoire de la philosophie ; où si l’on peut, tout au moins dans les premières étapes du voyage, se contenter de l’expérience que l’on a déjà acquise dans sa vie, comme support de réflexion, et de certaines rencontres dans des lieux appropriés comme autant d’étapes et d’occasions sur le long chemin.
Je soutiendrai le point de vue que l’on peut apprendre à philosopher au départ, c’est-à-dire dans l’enfance et l’adolescence, mais aussi commencer à philosopher, adulte, sans faire de la convocation des philosophes un passage incontournable
Penser par soi-même
Nous entendons par pratique philosophique d’une part, dans la tradition de l’Antiquité grecque, la recherche du bonheur par une attitude sage, d’autre part, c’est la tradition philosophique occidentale, l’exercice d’une réflexion rationnelle sur les problèmes fondamentaux que se posent les hommes, et que leur pose la vie. Ces problèmes s’articulent  à partir de certaines notions-clefs, comme la liberté, la vérité, le sens de la vie et de la mort, le temps, mon rapport au monde, à autrui, à moi-même etc., et à partir de certaines questions comme celles que formulait Kant : « Que puis-je savoir (question de la connaissance) ? Que dois-je faire (question de la morale et de la politique) ? Que m’est-il permis d’espérer (question de la religion, de l’utopie) ? Qu’est-ce que l’homme (qui suis-je ?) ? »… Nous parlerons ici essentiellement de cette seconde pratique, car si elles étaient très étroitement liées dans l’Antiquité, ce lien s’est historiquement distendu chez nombre de philosophes.
 
Apprendre à penser par soi-même en philosophant
De nouvelles pratiques philosophiques sont nées à notre époque, dans la cité (ex : cafés philo, ciné philo) et à l’école (ex : philosophie avec les enfants et les adolescents)[2]. Elles ont les mêmes objectifs que ceux poursuivis par les philosophes :
- s’entraîner à penser par soi-même, à acquérir une autonomie de la pensée. Penser par soi-même implique de prendre conscience de tous ses conditionnements intellectuels, venant de son milieu familial, social, plus largement civilisationnel, de pratiquer le doute et le soupçon vis-à vis des idées dominantes, et vis-à-vis de ses idées spontanées, surtout, c’est le plus difficile, quand ce sont des opinions auxquelles on est fortement attaché, parce qu’elles sont fortement enracinées. C’est un effort constant à reprendre sans relâche,  contre ses propres certitudes, en cultivant la perplexité, la culture de la question, le sens de la complexité du monde et des problèmes… Cette autonomie consiste à se donner des idées réfléchies, argumentées. Elle s’acquiert en se confrontant à ceux qui ne pensent pas comme nous et ont de bonnes raisons intellectuelles de le faire. - Il s’agit d’uneémancipation intellectuelle par rapport aux préjugés, au prêt-à-penser conformiste, aux pressions de la publicité, de la propagande, et même des maîtres-à-penser.
S’émanciper consiste à sortir de la tutelle, à se libérer de ceux qui pensent pour nous, et même comme nous.
Ces nouvelles pratiques reprennent le mot d’ordre de Diderot : « Rendre la philosophie populaire ! », en la sortant de son domaine universitaire spécialisé, pour rendre accessible au maximum d’enfants et d’adultes l’apprentissage du philosopher. C’est dans une telle perspective démocratique d’apprentissage que nous proposons une définition du philosopher : « Philosopher, c’est, dans un rapport impliqué au sens et à la vérité pour comprendre mon rapport au monde, à autrui et à moi-même, tenter d’articuler dans ma pensée trois processus : (me) questionner et problématiser, pour mettre en question toute affirmation tenue pour certaine et la mettre à l’épreuve du doute ; définir et conceptualiser des notions et des distinctions conceptuelles pour savoir de quoi l’on parle exactement ; argumenter pour savoir si ce qui est dit est vrai, en justifiant rationnellement mes propos, en faisant des objections pertinentes et en répondant à celles d’autrui ».
Penser avec et contre les autres
Ces Nouvelles Pratiques Philosophiques (NPP) ont en commun de privilégier le dialogue, la discussion, la confrontation avec les autres. Elles fonctionnent sur le postulat que l’on peut  élaborer sa pensée et s’enrichir dans l’interaction verbale, en se frottant à l’altérité et la multiplicité des points de vue. Si l’on peut apprendre à penser en réfléchissant dans la solitude (dans son poêle comme Descartes ou sa tour comme Montaigne), et en écrivant devant sa page blanche, ou en lisant des philosophes, on peut aussi le faire dans des échanges avec autrui. Car la pensée s’approfondit à la fois avec les autres (qui me surprennent, me déplacent, contestent ce que je pense…), et contreles autres (je dois fonder mes désaccords, répondre à des objections. Mais il faut que soient réunies de notre point de vue un certain nombre de conditions pour que l’échange – le plus souvent collectif - soit intellectuellement formateur :
- des conditions communicationnelles : écouter l’autre (les autres), ne pas le couper ni se moquer, respecter sa personne, car la sécurité et la confiance créent un climat qui facilite la prise de parole publique et l’élaboration sereine de sa pensée ; cela suppose une maîtrise de ses (im)pulsions d’intervention. On peut parler ici avec Habermas d’une « éthique communicationnelle », dans la considération de l’autre d’une part comme usant d’un droit démocratique d’expression, consacrant le droit égal de chacun et de tous à la parole  (isogoria), d’autre part comme un « interlocuteur valable » du point de vue de la pensée (J. Lévine), postulant son « éducabilité philosophique ».
– des exigences intellectuelles : écouter l’autre en faisant l’effort de comprendre fidèlement ce qu’il dit, être capable de pénétrer sa vision du monde, pour échanger à partir de ce qu’il vient de dire ; élaborer sa propre pensée et l’exprimer le plus clairement possible. Appuyer cette élaboration sur des processus de pensée qui donnent une visée réflexive au propos : formuler des questions, questionner et se questionner, problématiser les notions et les questions ; pour savoir précisément de quoi l’on parle, définir les notions que l’on utilise, les distinguer soigneusement d’autres notions, conceptualiser ; pour se tenir dans un rapport recherché à la vérité, justifier ce que l’on dit, les objections que l’on formule, les réponses aux objections qui nous sont faites, argumenter rationnellement.
- des exigences d’animation de l’échange, qui veille au respect de ces deux types de  condition : confiance et sécurité dans le groupe, rigueur intellectuelle dans les échanges[3].
Des dispositifs pour penser
Il faut alors penser et mettre en œuvre des façons d’organiser les discussions répondant à ces exigences, des méthodes permettant d’y parvenir. D’où la nécessité d’une réflexion pédagogique et didactique. Nous nous appuyons par exemple pour la démocratie sur la pédagogie coopérative et institutionnelle, et pour la philosophie sur notre travail de didactisation du philosopher.
Nous avons pour notre part, depuis une dizaine d’année, expérimenté et construit, avec Alain Delsol et Sylvain Connac, un dispositif ad hoc, la Discussion à Visée démocratique et Philosophique(DVDP).
- Démocratique par la répartition du pouvoir entre différentes fonctions dans le groupe : président de séance sur la forme des échanges, avec des règles précises pour la prise de parole, garant démocratique ; animateur sur le fond de la discussion, vigie philosophique ; reformulateur, synthétiseur, discutants, observateurs sur les fonctions, la démocratie de la parole, les processus de pensée mis en œuvre…  
- Philosophique par la vigilance sur la visée philosophique de la discussion par la mobilisation de processus de pensée réflexifs. Ce dispositif est adaptable selon les différents publics concernés (par exemple à l’âge des enfants). Essentiellement oral, il peut aussi faire appel à des textes de philosophes, à l’écriture de textes différenciés des participants, être précédé d’une introduction plus ou moins longue et experte , rendre la forme d’un café philo, d’un banquet philo ou d’un ciné philo pour adultes, d’un goûter philo pour enfants, d’un atelier, d’une randonnée etc., et se tenir à l’école, dans un café, une médiathèque, une MJC, un foyer de jeunes travailleurs, une maison de retraite, un hôpital, une prison etc., la diversité des lieux, des publics et des âges donnant une coloration particulière à la discussion...
 
Un contexte porteur pour développer plus de démocratie et de philosophie
Apprendre à philosopher soi-même, apprendre à philosopher aux autres est aujourd’hui une nécessité, car le monde est devenu tellement illisible que les experts s’y perdent et se contredisent. Celui-ci est caractérisé par la perte de sens et de repères traditionnels : la mort de Dieu, la désinstitutionnalisation des individus, la fin des grands récits, la montée de l’individualisme qui me rend de façon écrasante responsable de ma vie et de ses échecs. Comment par exemple comprendre ce qui m’arrive en étant jeté-là sans l’avoir choisi ? Comment orienter ma vie quand le relativisme des valeurs m’ôte toute boussole ? Quelle espérance collective aujourd’hui ? C’est ce genre de question que la philosophie rencontre dans sa réflexivité, qui peut accompagner l’intelligence de ma situation et l’assomption de ma condition.
D’où l’importance de faire philosopher au plus tôt les enfants, de les faire grandir dans leur tête, pour les doter d’une capacité d’analyse du monde dans lequel ils vivent, pour leur donner des outils intellectuels de compréhension et d’orientation. C’est l’objectif de la philosophie avec les enfants et les adolescents, pour laquelle je travaille depuis 15 ans.
D’où l’importance aussi de développer la philosophie dans la cité, suivant l’exemple de Socrate, pour amener les gens poussés à courir de plus en plus vite à faire des pauses réflexives, pour eux-mêmes et pour développer leur capacité collective de débattre.
L’objectif humaniste (former l’homme) croise ici l’objectif politique (former le citoyen), car la démocratie a besoin de gens qui pensent, qui discutent, qui argumentent. Et la qualité du débat démocratique exige une rigueur dans l’expression et l’argumentation qui s’apprend…
 
 

[1]
                        [1] Voir par exemple :
                On dit aussi que la marche est une philosophie, qu’il y a une philosophie de la marche.
[2]
                        [2] Ces nouvelles pratiques sont répertoriées dans notre ouvrage Nouvelles pratiques philosophiques – Répondre à une demande sociale et scolaire, Chronique sociale, Lyon, 2012.
[3]
                        [3] Voir notre article « Animer une discussion philosophique » :
 
 
 Deuxième intervention : Daniel Mercier
 
 
« VOYAGE AU PAYS DE LA PHILOSOPHIE »
 
Eltchaninoff : « Puisque philosopher, c’est s’étonner, porter un regard neuf sur le monde, le voyage en représente la condition, la conséquence naturelle ou encore la métaphore» (Philomag n° 3, juillet 2006)
 
 
Etant un piètre voyageur, j’ai spontanément considéré le thème du voyage comme n’étant pas fait pour moi ! Cependant, je retiendrai de la phrase précédente la ressource de la métaphore du voyage en philosophie qui me parle beaucoup mieux, moi qui passe aujourd’hui l’essentiel de mon temps devant les livres de philo ou l’ordinateur : le thème du philosophe comme voyageur, dans sa version « voyageur immobile », me plaît bien...... Je n’aborderai pas directement le thème de la philo comme voyage ou aventure, ni celui des nouvelles pratiques philo et des vertus de la discussion, étant en accord sur ces points avec le propos de Michel. Je voudrais montrer ici pourquoi ce voyage est aussi voyage au Pays de la Philosophie et de ses habitants, je veux parler des philosophes... Deux temps dans mon exposé : 1) Pour quelles raisons ne pouvons-nous pas nous passer de la pensée de ceux qui nous ont précédés. 2) En quoi la célèbre formule du « penser par soi-même » est non seulement compatible mais complémentaire avec le nécessaire dialogue en direction de ceux incarnant une « réflexion » que l’humanité n’a jamais cessé de produire sur elle-même au cours de son histoire.  
Pour faire sans plus tarder le lien avec le propos de Michel, trois remarques préalables :
 
1) Il répond à la question posée en se situant dans la perspective d’une propédeutique à la philosophie, ce qui sous-entend que si nous poursuivons le voyage plus avant, l’abord du corpus philosophique est nécessaire. Cette thèse est donc tout à fait compatible avec la mienne. Mais il est difficile de mesurer jusqu’à quel point l’exercice de la pensée d’une personne (je parle ici d’adultes) est ou n’est pas associé à l’infusion d’idées provenant de ce corpus (dont les limites précises ne sont d’ailleurs pas faciles à définir) : même si nous ne lisons pas des ouvrages de philosophie, celui que nous avons écouté avant-hier sur tel plateau télé, ou que nous avons lu dans un article de journal, écouté lors d’une conférence, ou même la façon dont l’animateur du précédent café philo, ou tel ou tel intervenant, a traité ou « recyclé » tel ou tel propos à partir de son propre « background » philosophique, a peut-être participé à la formation de mon propre jugement. Où commence et où s’arrête l’apport philosophique ?
 
2) Dans la formulation même de notre question réside l’écart entre nos deux positions.  Michel la formule ainsi : « La question que nous avons décidé de traiter, c’est de savoir si dans les bagages obligés, il y a les philosophes et l’histoire de la philosophie » ; selon moi, les philosophes ne sont pas dans les bagages... Ils font partie intégrante des contrées à explorer ! Le voyage philosophique est aussi un voyage au pays de la philosophie. Ma thèse est simple : il n’y a pas de voyage philosophique authentique sans que rapidement nous ne soyons amenés à explorer des contrées balisées philosophiquement par l’activité philosophique antérieure de ceux qui nous ont précédés, et dont les noms jalonnent l’histoire de la philosophie. Ma conviction est que ce voyage ne peut pas, à terme, n’être qu’une exploration sur le mode du « philosopher », mais qu’il est aussi inextricablement lié à l’exploration de la philosophie (cette distinction conceptuelle n’est pas la mienne, mais elle est couramment utilisée dans la mouvance des « Nouvelles Pratiques Philosophiques »), et que la séparation de ces deux entreprises est vouée à l’échec.
 
3) Le voyage philosophique peut en effet être incarnée par cette belle formule « Penser par soi-même », héritée de la Philosophie des Lumières et de Kant en particulier, et qui a fait les beaux jours des nouvelles pratiques philosophiques – qui en ont fait une formule-étendart -, mais à condition toutefois d’en saisir la complexité derrière sa fausse et trop séduisante évidence...  Je serai donc la seconde voix après celle de Michel, non pas pour contester la dimension émancipatrice du « penser pas soi-même » par rapport à tout « argument d’autorité » (j’en suis moi-même convaincu), mais pour insister sur le nécessaire tribu que la pensée doit à ce qui la précède, malgré peut-être l’apparence de cette formule. Une autre formule platonicienne, emblématique de l’activité de pensée philosophique, le « dialogue intérieur de l’âme avec elle-même », pourrait également se prêter à une interprétation simpliste du seul voyage intérieur et quelque peu solipsiste de la Raison raisonnante avec elle-même... En réalité, elle nous introduit elle aussi au Pays des philosophes. J’insisterai donc sur le passage obligé de cette rencontre avec les philosophes. Nos deux voix ne me semblent pas contradictoires. Mais de leur écart peut naître peut-être une nouvelle partition, une nouvelle initiative pour la pensée...
 
Il est nécessaire de dire quelques mots également, avant d’entrer dans le vif du sujet, sur les circonstances dans lesquelles a éclos le renouveau d’intérêt pour la discussion philosophique tel qu’on le connait aujourd’hui. Ce rappel peut nous aider à comprendre à la fois l’importance d’un tel renouveau, et aussi ses dérives possibles. Parmi plusieurs facteurs, il y en a un qui me paraît évident : le besoin d’expression personnelle et de libération de la parole finalement nés de mai 68, et qui fondamentalement est lié à la revendication toujours plus pressante chez le nouvel individu contemporain de reconnaissance identitaire entre égaux. Ce qui est en jeu, c’est en particulier l’affirmation nouvelle du besoin de communication horizontale entre égaux, la rupture avec le vieux monde autoritaire, non pas vecteur d’une démocratie nouvelle dans les institutions, mais d’une démocratie dans les têtes et dans les mœurs, « la démocratie tocquevillienne et des rapports sociaux à base de respect mutuel et de tolérance qui vont avec » (Marcel Gauchet). L’essor de ces nouvelles pratiques de discussion sont évidemment très intéressantes, et nous sommes ici les premiers à vouloir les promouvoir. Mais elles ont aussi leurs propres dérives, dont il faut être capable de se prémunir : si l’irruption de cette parole multiforme se contente d’être en elle-même sa propre fin, elle peut donner lieu à des formes de « happening »  à l’instar de nos chères AG de 68, sans être capable de poser les conditions d’un véritable espace public de débat argumenté. Les différents dispositifs de discussion réglées mises en place, et dont Michel a pris une part très active, sont mis en oeuvre pour y remédier...  mais un second écueil ne doit pas être négligé, et qui est au cœur de notre préoccupation aujourd’hui : philosopher en oubliant la philosophie, telle est parfois l’illusion véhiculée par ces nouvelles pratiques… Je voudrai montrer par conséquent pourquoi nous devons nous efforcer de promouvoir ces activités de discussion, sans les disjoindre pour autant d’une tâche de transmission plus « classique ». La philosophie pour tous, selon la formule de Michel Onfray, c’est aussi « l’élitisme pour tous » : faire coexister le « savoir-savant » et la réflexion collective, ne pas opposer philosopher et philosophie, reconnaître et faire connaître l’immense héritage que nous lègue l’histoire de la pensée philosophique, sont des tâches qui bien loin d’être antagonistes, doivent s’alimenter les unes les autres. Cela veut dire en particulier maintenir les exigences d’une réflexion philosophique de qualité, tout en relevant le défi d’une véritable « philosophie populaire ». 
De ce point de vue, je pense que nous ne devons pas confondre une propédeutique de la réflexion philosophique, avec une réflexion philosophique atteignant sa maturité, comme le sous-entend  justement le propos de Michel. Les premiers apprentissages de pensée, axée autant que possible sur des questions existentielles qui mobilisent directement l’expérience personnelle de chacun peuvent certes s’appuyer sur des apports extérieurs (quels qu’en soient la forme), mais à dose homéopathique et ajustée au niveau de réception des acteurs. Mais progressivement la nécessité d’entrer dans l’univers de la pensée philosophique à travers  les oeuvres se fait pressante. Avant d’en évoquer les raisons, je voudrai dire pourquoi la philo, plus que toute autre discipline, peut laisser penser qu’elle peut faire l’économie de la réflexion de ceux qui nous ont précédés.
La philosophie, contrairement à la lecture, aux mathématiques, ou encore à l’Histoire, par les questions initiales qui sont les siennes (la vie, la mort, l’amour, l’univers, la nature, la société et son fonctionnement, le bon et le mauvais...etc.), par la référence commune  à la raison humaine comme instrument privilégiée de la réflexion et possédé par chacun d’entre nous, par l’usage d’un langage qui - du moins en apparence – est celui du langage ordinaire, peut nous apparaître comme « naturellement » un domaine familier et ouvert à tous dans lequel, si nous parvenons  à exercer correctement notre raison, nous pouvons avantageusement faire l’économie du corpus philosophique. Une certaine logique du credo rationaliste de la modernité nous engage en effet à substituer l’ordre de la raison à l’argument d’autorité, la soumission aux dogmes du passé, la répétition de ce qui est dicté par la tradition. De là à penser que nous pouvons nous passer de la pensée de ceux qui nous ont précédé, il y a un grand pas que certains n’ont pas hésité à effectuer, d’autant qu’une telle position est parfaitement en phase avec la tentation contemporaine de faire comme si elle pouvait se vivre déconnectée de son passé ...
Par ailleurs, la commémoration ou la vénération des œuvres du passé ne peuvent être en eux-mêmes qu’une fausse bonne raison. Nous sommes malheureusement trop habitués à ce genre de patrimonialisation du passé (c’est une des dimensions importantes de notre monde contemporain) qui, ne nous aide en rien car cette sorte de « momification » nous empêche de faire revivre ces pensées à travers notre propre questionnement présent, nos propres jugements et critiques, nos propres façons contemporaines d’aborder ces questions (car même les questions se transforment au cours du temps). Aujourd’hui, la patrimonialisation des œuvres sert en réalité leur neutralisation car simples attestations du passé, elles n’ont plus rien à nous dire.
 
Première partie
Pour quelles raisons, donc, ne pouvons-nous pas nous passer de la pensée de ceux qui nous ont précédés ?
 
1. Notre pensée philosophique  qui se construit doit  s’inscrire, que nous le voulions ou non, que nous le fassions en conscience ou non, dans un ensemble signifiant dont les codes ne nous sont pas spontanément connus. Cela n’est pas particulier à la philosophie. Quel que soit le domaine ou la discipline concernée, le savoir organisé est de nature structurellement ésotérique et symbolique : la philosophie, comme l’écriture, le calcul, ou la musique. Malgré les apparences d’un discours proche du discours commun, le discours philosophique, dans son travail de lecture du réel, nous introduit rapidement à des langages  et des conceptualisations dont le sens s’éloigne du sens commun, et se trouve lié à des réseaux de significations conceptuelles en jeu dans les constructions philosophiques qui le précèdent). Elle nous introduit à un univers symbolique qui certes nous aide à mieux penser le monde et à mieux avoir prise sur lui, mais qui nécessite d’amorcer une exploration qui est sans fin dans son principe. Pour tout dire, nous n’avons accès au monde que par l’intermédiaire de médiations culturelles, et la philosophie n’échappe pas à la règle.   Les philosophes nous tendent la main pour cette exploration... La maîtrise, même très relative, d’un tel univers, passe par une phase initiatique de découverte qui signifie très concrètement la fréquentation de ses habitants et la connaissance de leurs us et coutumes, pour continuer de filer la métaphore du voyage. Le maître est cet initiateur qui nous prend la main pour nous introduire dans un monde symbolique inconnu et qui nous le rend déchiffrable, utilisable, maniable... jusqu’à ce qu’on se sente à peu près « chez nous ».
Nous devons toujours avoir à l’esprit le peu que nous maîtrisons par rapport à ce qui nous échappe. Mais comment être philosophe sans être aussi un chercheur perpétuel ? Cette première raison doit aussitôt être poursuivie par une seconde, tout aussi importante :
2. Un dialogue continué depuis des millénaires... La dimension temporelle de la connaissance : en tant qu’être humain-social, nous ne pouvons pas méconnaître que nous sommes des nouveaux venus dans un monde qui ne nous a pas attendu pour exister. L’expérience de l’antécédence d’une histoire des idées qui nous précède et qui est constitutive de notre monde humain, ne peut être évitée, si nous voulons nous inscrire valablement dans cette aventure humaine de la culture, inscrire notre réflexion dans la continuité de cette aventure humaine de la pensée. C’est en réalité l’enjeu symbolique fondamental de l’éducation et de la transmission ; il est ici question de parenté et de filiation ; nous poursuivons ainsi ce qui a été engagé par nos prédécesseurs, maillon de  la continuité des générations à travers le temps, même si par ailleurs nous sommes éventuellement dans l’innovation par rapport à ce qui précède. C’est en réalité la question de l’héritage qui est ici posé... (nous allons y revenir). Prétendre que l’apprentissage de la pensée philosophique peut faire l’impasse de la rencontre avec les philosophes relève au fond d’une option individualiste et surtout présentiste : elle méconnaît la nature profonde de la connaissance qui, même si elle n’est pas cumulative comme peut l’être la science (une nouvelle découverte s’appuie sur des acquis patiemment accumulés...), s’enracine dans le temps (comme nous avons déjà essayé de le montrer). La philosophie s’inscrit ainsi dans l’intelligence d’un dialogue continué qu’elle a historiquement instituée depuis plus de deux millénaires.
3. Cela n’empêche pas  que nous sommes tous peu ou prou des philosophes à partir du moment où il y a toujours des moments de notre existence où nous sommes « réflexifs », c’est-à-dire où nous pensons cette existence d’une façon ou d’une autre. « Penser sa vie, vivre sa pensée », comme le dit Sponville, autrement dit être « réflexif », mouvement au cours duquel la pensée se pense elle-même : ce que je perçois, ce que je pense savoir, ce que je ressens, ce que je juge concernant mon existence ou le monde que j’habite, qu’en penser ? Comment le penser à son tour ? Cette activité qui apparaît spontanée et qui semble même, pour certains d’entre nous, correspondre à une disposition évidente, suffit à poser comme principe qu’en tant qu’êtres humains (nous ne sommes pas des animaux), nous sommes potentiellement porté à philosopher, et que d’une certaine manière vivre humainement, c’est s’interroger ainsi sur ce que nous vivons. Michel a en ce sens parfaitement raison d’affirmer la capacité à philosopher dès le plus jeune âge sans passer par un apport philosophique qui risque de toute façon d’être définitivement indigeste, en tout cas pour les plus jeunes. Le philosopher est universellement partagé parmi les humains. Qui peut prétendre ne s’être jamais interrogé sur les grands problèmes de l’existence humaine ? La philo part effectivement des grandes questions que tout le monde se pose, dans un langage qui peut apparaître le même au premier abord. En ce sens nous sommes tous philosophes. Nous pensons tous peu ou prou notre vie, même si c’est souvent relatif à notre expérience immédiate et locale. De là à penser qu’il suffit de créer des conditions favorables  pour que le déploiement de la raison puisse opérer sans l’aide des philosophes... C’est d’ailleurs un point de vue qui n’est pas dénué de sens : la raison, et la réflexivité qu’elle autorise, est en droit universellement partagée.
 
Mais nous ne sommes pas tous des Spinoza ... Mais est-ce une raison pour mettre au même niveau la philosophie d’un enfant et celle de Spinoza, de Hegel, ou de Marcel Gauchet ? Non pas qu’il s’agisse de devenir l’égal d’un de ces éminents philosophes( !), mais de comprendre qu’il y a bien sûr une gradation lente et continue dans l’apprentissage de la philosophie, et que cette initiation ou cet apprentissage passe nécessairement, et assez rapidement par la fréquentation des philosophes (il va de soi que cette fréquentation peut se faire par différents canaux, et qu’il ne s’agit pas forcément de lire dans le texte l’ensemble des philosophes, car alors nous serions morts bien avant d’avoir le moindre aperçu de cet ensemble ! Il existe des outils de médiation permettant de progresser sans cela... 
4. Penser que toutes les pensées se valent de par notre égalité constitutive (avons-nous de bonnes raisons de penser ce que l’on pense ?), témoigne d’une grave confusion (malheureusement fréquente) entre égalité de droit et égalité réelle (pour reprendre un vocabulaire marxiste). Nous pouvons être tous égaux en dignité et très inégaux dans la façon dont nous exerçons notre réflexion. Dire que chacun a toujours de « bonnes raisons » de penser et de dire ce qu’il pense et dit est légitime. Mais à condition de ne pas confondre « les bonnes raisons » au sens psychologique avec la plus ou moins grande consistance d’un développement rationnel par rapport à tel ou tel sujet. La philosophie est peut-être une croyance, au sens où d’une part nous savons aujourd’hui que la vérité ne peut être qu’une quête inachevée, et où d’autre part elle n’a pas les caractéristiques d’une science, mais elle est une croyance rationnelle, et cela fait toute la différence avec l’opinion. Ce n’est pas parce que la vérité au sens absolu est inatteignable que toutes les affirmations se valent et que nous ne pouvons pas les discriminer en fonction de leurs degrés de pertinence, de rigueur, et de profondeur : il y aura toujours des jugements plus ou moins vrais ou plus ou moins faux. Et surtout certaines erreurs sont plus intéressantes, par les horizons de pensée qu’elles ouvrent,  que certaines vérités triviales qui ne nous apportent rien...
5. Cela ne justifie pas le mépris affiché par certains... Encore une fois, il ne s’agit pas ici de disqualifier les dispositifs démocratiques et publics qui permettent de sortir la philosophie de son ghetto universitaire, et de l’adresser à tous (du moins en droit), tout cela avec l’argument « qu’il ne s’agirait pas vraiment de philosophie » puisqu’on ne reproduirait pas la norme universitaire... Contrairement à Michel Onfray, qui se prétend par ailleurs le chantre de la philosophie populaire, et pourfendeur du système universitaire, mais qui a écrit un véritable « brûlot » contre les cafés philos au nom de la philosophie véritable. En ce qui me concerne, j’avais voulu répondre point par point à ses attaques, en les confrontant à la pratique réelle qui était la mienne, pour montrer que cette critique se trompait de cible... Mais il avait raison sur un point (malgré un texte très excessif, comme à son habitude), et nous devons y être attentif si nous souhaitons toujours faire exister ces nouvelles pratiques philosophiques : il n’y a pas à mon sens à opposer, comme le font certains aujourd’hui, philosopher et philosophie. Cela signifie en particulier que la philosophie (à travers la réflexion de ses auteurs) doit avoir sa place dans un café philo. Ce qui nous autorise à dire que nous discutons « en compagnie des philosophes » (nous n’aborderons pas ici les différents façons de faire vivre ces pensées au cours de la discussion, en lien avec la problématique philosophique abordée : introduction du sujet, lecture de textes proposée, mode d’animation de la discussion... Au sujet de ce mode d’animation de la discussion, il semble que ce soit le grand « oublié » de la présentation de Michel, comme si celui-ci n’influait pas sur la teneur de la discussion... A reprendre peut-être dans la discussion).
 
 
Deuxième partie : Penser par soi-même avec les philosophes
 
6. Penser par soi-même : autonomie contre hétéronomie
Mais alors, cette dépendance constitutive de la réflexion philosophique à son histoire n’est-elle pas contradictoire avec le mot d’ordre de la philosophie des Lumières, repris par le mouvement contemporain des « Nouvelles Pratiques Philosophiques », « Penser par soi-même ». Ce qui est devenu une sorte de slogan philosophique était déjà proclamé par Kant dans son livre « Qu’est-ce que les Lumières ? », devenu à raison un des ouvrages « porte-drapeau » de l’avènement de la modernité au XVIII siècle, formule qui sera reprise dans sa « Critique de la faculté de juger ». Ce qui est en jeu dans cette « critique » (au sens kantien d’un « libre et public examen »), c’est la question de l’hétéronomie de la raison et de la volonté ; au lieu d’être librement guidées par leurs propres principes, elles subissent le poids de facteurs étrangers à leurs essences : l’intérêt, la passion, l’influence des autres, mais nous pourrions ajouter l’autorité de la tradition, la convenance, le souci de ne pas sortir du rang…etc. Les influences reçues pèsent évidemment d’un grand poids sur les pensées qui sont en nous, au titre de « pensées toutes faites » ou de préjugés, c'est-à-dire de pensées qui ne sont pas passées au crible de la réflexion. Il s’agit donc de lutter contre cette hétéronomie et de promouvoir « un penser pas soi-même » autonome, c’est-à-dire qui ne dépende que des ressorts de la raison elle-même. Kant nous propose deux maximes importantes de la pensée :
-          Penser par soi-même : il s’agit là de lutter contre cette hétéronomie et passivité de la pensée. A l’époque des Lumières, cette maxime s’adresse en particulier au combat contre les superstitions. Un certain nombre de questions peuvent émerger de cette première maxime : « penser par soi-même » peut-il signifier que l’on doive penser seul, en dehors de toute référence extérieure à soi ? Sinon, comment concilier l’autonomie de la pensée et l’inscription de cette pensée dans ce qui est extérieure et antérieure à elle ?  Autrement dit, la pensée peut-elle s’abstraire de tout héritage ? Ne risque-t-elle pas de sombrer d’autant plus dans le préjugé et le conformisme qu’elle prétend se soustraire à toute influence ? Nous reviendrons sur ces questions, notamment avec Les Essais de Montaigne et la figure du « philosophe enfant ». Mais la deuxième maxime apporte déjà un élément de réponse :
-          Penser en se mettant à la place de tout autre : il s’agit de pouvoir s’arracher aux conditions subjectives de jugement (les conditions particulières qui font de mon jugement un jugement subjectif et particulier), pour se placer d’un point de vue universel, c'est-à-dire de celui d’un « tout autre ». Cet impératif est bien sûr problématique : qui est ce « tout autre » abstrait ? Existe-t-il vraiment en dehors de Dieu lui-même ? C’est Nietzsche qui affirmera contre cette illusion d’universalité le caractère incontournable du « perspectivisme ». Quant à Habermas, il poursuit l’idée de Kant avec son « principe d’universalisation », mais propose une alternative à l’impératif kantien : dans une discussion par exemple, il s’agit idéalement que chacune des parties se mettent à la place de toutes les autres, et non pas penser à la place de ce « tout autre » abstrait qui n’existe pas… Quoiqu’il en soit – nous ne trancherons pas ici ce débat – peut faire consensus l’idée que la pensée doit s’efforcer à la compréhension interne du point de vue d’autrui en cherchant à « se mettre (cognitivement) à sa place » ? Il s’agit du concept de « pensée élargie » (nommé ainsi par Luc Ferry), qui invite à une décentration de sa perspective initiale, à un détour par le point de vue d’autrui, pour revenir ensuite de manière plus distanciée à soi. La lutte contre l’esprit borné ou « étroitesse d’esprit » est à coup sûr à ce prix.
 
  1. Montaigne et l’enfant-philosophe : la question de l’exercice d’un jugement indépendant
Une pensée expurgée de tout ce qui peut la précéder, native en quelque sorte, n’est-elle pas de l’ordre du mythe ?
Il me vient à ce sujet la réflexion de Montaigne dans Les Essais qui pense l’enfant comme prototype du philosophe à cause de sa sincérité et de sa naïveté. La philosophie, fortement recommandée pour les enfants, doit précisément cultiver en eux l’exercice du « jugement naturel », celui qui prend appui sur ses propres forces (en dehors d’un savoir doctrinal ou surnaturel). L’enfant-philosophe devra ainsi connaître une éducation précoce pour préserver sa disponibilité intellectuelle et morale dénuée de préjugés déjà présente en lui... Mais là apparaît une difficulté qui sera bien difficile à surmonter : Montaigne reconnaît lui-même la malléabilité problématique de cet état natif, qui fait très rapidement prendre à l’enfant des plis décisifs... Paradoxalement, il s’agit donc d’intervenir très tôt pour que cette éducation-là puisse prévenir les « violences parentales » (qui ne sont probablement pas que « symboliques » à l’époque...) ou lutter rapidement contre... En réalité, cette « sincérité enfantine » désigne surtout la malléabilité d’une « pâte » qu’il va s’agir « d’informer » ou de « former » dans le sens d’une tête bien faite avant que d’autres influences ne viennent compromettre ce projet. Que serait une pensée à l’état natif, en dehors du contact de tout autre, si ce n’est peut-être  celle de cet enfant sauvage (comme Victor de l’Aveyron), décrit dans la littérature comme rétif à la fois à toute individuation et à toute socialisation (d’ailleurs seul notre société des individus fait mine de penser que l’une et l’autre sont opposées, alors qu’elles constituent un ensemble inextricable...). « Coincé » théoriquement entre cet état archaïque qui n’est pas encore véritablement « humain » (ou social, ce qui est ici la même chose), et celui d’une être déjà objet des conditionnements sociaux (celui que critique Montaigne), l’état « natif » ou «naïf », ou si l’on veut encore l’être humain originel et naturel, est sans aucun doute un mythe. Mais comme tout mythe, il nous dit quelque chose d’essentiel sur la visée philosophique, que nous aurons à préciser.
Qu’est-ce que l’indépendance du jugement ? Si nous revenons à Montaigne et à sa philosophie de la sincérité, qui est selon lui la condition de l’indépendance du jugement, comment procède-t-il lui-même dans les Essais ? Tout  en revendiquant une forme de naïveté foncièrement éloignée de tout conformisme, il déploie un véritable art de penser où il se montre capable de s’arracher à soi-même pour adopter le point de vue des autres, où il se distancie réflexivement de lui-même, où il s’écarte volontairement d’une forme de naïveté qui consisterait dans une forme d’adhérence de soi vis-à-vis de soi (définition habituelle de la sincérité). Ami de lui-même, Montaigne le revendique, mais sans complaisance, au-delà de ses certitudes premières. Et les jugements qu’il  exprime  portent sur des jugements plus anciens, mettant en question l’idée d’un jugement conçu comme commencement absolu. Le jugement personnel se nourrit du jugement d’autrui, et en particulier de tous les « illustres autrui » qui nous ont précédés. Par conséquent, l’indépendance du jugement par rapport aux préjugés, aux conventions, aux autorités constituées, ne signifie pas pour autant « la table rase » par rapport à tout jugement antérieur. Les Essais en sont l’illustration vivante, avec ses multiples emprunts et interprétations des jugements des anciens de l’Antiquité. Ils se nourrissent en permanence du jugement d’autrui. Là encore, le retour à une naïveté native, si elle représente un idéal de sincérité, ne peut suffire… Pensons à cet élève de terminale qui pensait avoir réussi une dissertation sincère et personnelle « en exprimant ses idées » et qui est déçu par sa note et les appréciations de l’enseignant qui mentionne « une suite de banalités »... On peut faire l’hypothèse qu’il a effectivement enchaîné des lieux communs non questionnés appartenant à un certain type d’environnement, en ayant l’impression d’être très « personnel ». Seule une confrontation intellectuelle avec une parole ou un écrit « autre », capable de le mettre à distance critique (au sens de l’examen) des premières idées qui affleurent spontanément, pourra le faire avancer dans la formation de son jugement. N’est-ce pas au fond la raison d’être de l’éducation et de la culture, en tant que médiation permettant d’avoir prise symboliquement sur le monde ? On peut juger ici de l’ambiguïté de la formule « penser par soi-même », si elle n’est pas examinée dans sa complexité : cet élève peut sans doute à bon droit dire qu’il a pensé par lui-même puisqu’il a exposé ses propres idées. Et pourtant il ne suffit pas de prétendre exposer ses propres idées – ce qui n’est d’ailleurs pas inexact -  pour être autorisé à penser que « l’on pense par soi-même », tout au contraire...
 
Si nous revenons maintenant à ce qu’affirme Michel : « Il s’agit d’une émancipation intellectuelle par rapport aux préjugés, au prêt-à-penser conformiste, aux pressions de la publicité, de la propagande, et même des maîtres-à-penser. S’émanciper consiste à sortir de la tutelle, à se libérer de ceux qui pensent pour nous, et même comme nous ». Nous pouvons tout à fait souscrire à cela. Mais à condition peut-être d’avoir l’humilité d’accepter de penser intérieurement dans un premier temps comme certains grands auteurs qui « font autorité » (j’emploie à dessein ce qui peut passer dans une certaine mouvance intellectuelle comme un gros mot), je veux dire prendre le temps de saisir de l’intérieur toute la pertinence de leur pensée, pour pouvoir ensuite la digérer et la recycler éventuellement dans le sens d’une appropriation personnelle, ou tout simplement l’écarter (c’est toute la question de l’héritage qui est posée ici). Et même dans ce cas, nous pouvons faire l’hypothèse que quelque chose, que je ne maîtrise pas encore (et peut-être jamais), va persister et contribuer à l’évolution de ma pensée. Car celle-ci n’obéit pas entièrement à une rationalité explicite. Ses voies sont parfois souterraines et silencieuses... de nature « rhyzomatique », concept de l’écrivain martiniquais Edouard Glissant, repris par Deleuze.
 
8. Partir des lieux communs ou de la « doxa » n’est pas un péché, mais une étape nécessaire
Ceci étant dit, il n’est pas juste de mépriser et de brocarder, comme le fait Onfray dans ce même texte, les lieux communs, les « billevesées (propos vide de sens), les coquecigrues (propos chimériques), qui seraient déversés dans les café philo » . Car la philosophie ne se doit-elle pas précisément de partir de ces premières réflexions (au sens optique) ou représentations de l’expérience que nous avons du monde – qui se forment effectivement à partir des préjugés de ce que l’on appelle la doxa ou l’opinion -, si trompeuses soient-elles, plutôt que d’être un pur jeu de l’esprit désincarné. En ce sens, l’élitisme déplacé de Onfray est regrettable. Car il est nécessaire que la réflexion philosophique prenne son point d’ancrage dans l’expérience et le langage communs pour les interroger. La  « doxa » est l’aliment obligé de la philosophie. La philosophie ne doit certes pas se satisfaire des « lieux communs » et « les faire passer pour des pensées profondes » (Michel Onfray). Mais la réflexion philosophique ne part-elle pas du langage commun et des « lieux communs » ? Ne consiste-t-elle pas précisément à interroger la « doxa » (l’opinion) ? Y a-t-il d’autre recours possible que de partir des premières « réflexions » (au sens optique de ce terme) ou représentations de son expérience dans le monde, en évitant peut-être de considérer à priori le propos vide de sens (« billevesées ») ou chimérique (« coquecigrues ») ? N’est-ce pas tout le sens de la maïeutique socratique de partir des opinions de ses interlocuteurs ? Il y a une tendance naturelle à la « suffisance » dans l’expression de nos opinions : les apprentis philosophes que nous sommes tous à un moment donné sont dans la situation « d’ignorer ce qu’ils ignorent » (Socrate), ce qui est la véritable ignorance. Autrement dit, nous avons naïvement le sentiment d’avoir dit « vrai » de façon définitive... Le rôle de Socrate est alors déterminant : c’est le fameux « effet torpille » de ses interventions. Effet double : il nous oblige à interrompre notre premier mouvement pour penser ; et nous amène à ne plus être sûr de ce qui nous semblait indubitable. Effet paralysant qui interrompt notre bien-pensance et qui suspend notre autosatisfaction intellectuelle.
 
9. La figure de l’enfance est une métaphore. 
Elle symbolise un regard attentif à ne pas être gagné et opacifié par toutes les scories des habitudes sociales ou mentales, et capable de voir ce que personne n’a encore vu. Cette métaphore du regard neuf et étonné, qui permettrait de renouer avec un rapport originel « aux choses mêmes » - voilà un autre « slogan philosophique », qui était (est toujours ?) celui de la phénoménologie (Husserl) – a toujours été présente d’une manière ou d’une autre dans l’histoire de la philosophie. L’enfant représenterait le moment où l’homme est encore dans sa « simplicité naturelle » (cf. plus haut Montaigne). Le fait que cet état de « simplicité naturelle » n’existe probablement pas davantage que l’état de nature de Rousseau, dont il convenait « qu’il na peut-être jamais existé », ne change rien à la force symbolique d’un tel recours à l’enfance : il incarne la promesse d’un premier commencement, la possibilité du retour à l’origine d’une expérience première non polluée par les couches successives des significations acquises, que celles-ci soient le fruit de savoirs construits et rationnels, ou d’habitudes mentales et culturelles irréfléchies, les unes comme les autres agissant comme des sédimentations successives empêchant ce retour originaire aux choses. J’oserai même avancer que l’art est souvent habité, comme la philosophie, par une visée identique : peu de temps avant Husserl et la phénoménologie (est-ce un hasard ?), des artistes comme Baudelaire, Cézanne, Klee, insistent sur ce désir de « recommencer à zéro ». Baudelaire parle du génie comme de « l’enfance retrouvée ». Paul Klee et Cézanne, pourtant pétris de notre vieille culture occidentale, et probablement formés à toutes les techniques de l’histoire de la peinture, exaltent l’enfance, la virginité des commencements :
« C’est une grande difficulté et une grande nécessité de devoir recommencer à zéro. Je veux être comme le nouveau né, qui ne sait rien, absolument rien de l’Europe, ignorant les poètes et les modes, être presque primitif » (Paul Klee, 1902). « Donner l’image de ce que nous voyons en oubliant tout ce qui a été fait avant. » (Cézanne, 1904).
Ce désir de partir d’un « point zéro » originaire rejoint d’une certaine façon l’idéal rationaliste : remonter en amont de tout acquis et refonder toute connaissance par les seules vertus de la raison (n’est-ce pas le projet cartésien ?). Il est bien sûr tentant d’adhérer littéralement à un tel projet, et penser que ce retour au « premier commencement » est à la mesure d’un projet authentiquement philosophique ou artistique. Mais ne nous y trompons pas : souvenons-nous des difficultés auxquelles se confronte la tentative de Montaigne pour circonscrire le moment de la naïveté première » ou de la « simplicité naturelle » propre à l’enfant : voulant chercher la virginité du premier regard, il risque bien de tomber sur le « rien », tant il est vrai que l’homme (et donc le petit d’homme) est constitutivement un être « culturé » de part en part. Autrement dit, pour « s’approcher du regard de l’enfant », ou encore « peindre avec la naïveté d’un enfant », nul retour possible à une enfance non seulement perdue mais surtout mythique, plutôt, paradoxalement, un lent et laborieux travail de formation pour devenir un homme (et non un enfant) capable de retrouver quelque chose de l’enfant en lui. Bref, ce qui est purement et simplement occulté dans pareille illusion concernant l’enfance, c’est le rôle cardinal des médiations sociales et culturelles dans le « devenir-homme ».   En réalité, nous ne pouvons renouer avec une sorte de fraîcheur et de créativité enfantine supposées qu’au terme de médiations arides et douloureuses. Par exemple, la plénitude de la joie ou la puissance créatrice de l’artiste sont la conséquence d’un effort immense sur soi-même. L’imposture consisterait à l’oublier… Lorsque les artistes modernes initient le mouvement de la modernité en exaltant l’enfance, la virginité des commencements (cf. citations précédentes de Klee et Cézanne), lorsque Montaigne met sur un piédestal « l’enfant-philosophe », ils sont eux-mêmes pétris d’une culture dont ils ne dénoncent le carcan que parce qu’ils sont allés jusqu’au bout de sa fécondité. Souvenons-nous des paroles de Klee : « … être comme un nouveau né …. Etre presque primitif… ». Sauf qu’un nouveau né ne produira jamais un Klee ! A cause de sa grande indigence native ! Le « comme » et le « presque » sont ici décisifs : la figure de l’enfance est une métaphore. Elle n’en constitue pas moins un puissant stimulant de la visée philosophique... Il ne s’agit pas ici de montrer toutes les ressources et toute la puissance (considérables) de cette métaphore de l’enfance, mais seulement un de ces aspects...
 
10. Penser par soi-même et avec les philosophes : une seule et même chose...
    
"Penser par soi-même", cela signifie-t-il penser seul ? D’une certaine façon, oui : exercice souvent solitaire. Le voyageur immobile est aussi un voyageur solitaire... Comme le dit le poète José Maria Rilke, la solitude est une condition requise à une véritable présence au monde : « Une seul chose est nécessaire, la solitude. La grande solitude intérieure. Aller en soi-même et ne rencontrer durant des heures personne, c’est à cela qu’il faut parvenir… ». Une sorte de « disposition préréflexive » est nécessaire pour se laisser affecter par l’énigme du monde. Ce retrait –toute pensée est en elle-même retrait réflexif – fait du philosophe une sorte d’étranger, quelqu’un qui « n’est jamais tout à fait de ce monde, et jamais cependant hors-monde » (Merleau-Ponty). Le « dialogue de l’âme avec elle-même » dont parle Platon pour caractériser l’activité philosophique, et que Hannah Arendt appelle « le deux-en-un », est compatible d’une certaine façon avec cette solitude. Mais cette solitude n’a de sens que si elle permet de mieux retrouver le monde commun. C’est par cette capacité à varier les points de vue, à ne pas coïncider avec soi-même mais au contraire être capable de se décentrer pour penser à la place de tout autre, ce qu’incarne le « deux-en-un », que ce dialogue avec soi-même est aussi dialogue avec les autres. Et ce dialogue avec les autres passe aussi (et peut-être surtout) par le dialogue virtuel avec tous ceux qui se sont avérés être des figures incontournables  de la « réflexion » que l’humanité n’a jamais cessé d’opérer sur elle-même. Car l’humanité en effet n’est pas un morceau de nature comme un autre, au sens où elle ne cesse pas de se « réfléchir » (en tant que « conscience de soi ») dans l’art, la religion, mais surtout la philosophie (l’apport de Hegel à ce sujet est décisif).  Le dialogue avec les philosophes (et donc avec la philosophie)  introduit à une sorte de quintessence des points de vue d’autrui, dans la forme la plus élaborée possible. Et cela aussi bien à l’échelle du temps qu’à celle de l’espace. Le dialogue platonicien de l’âme avec elle-même, en sollicitant l’autre en soi-même, se trouve « gros » de tous les autres. La « solitude » du penseur  –qui n’est pas inexact- n’est qu’un détour nécessaire pour retrouver et prolonger la présence de tous les autres extérieurs....
 
11. La pensée en héritage (« Hériter, c’est reconnaître « que nous devons recevoir ce qui est plus grand, plus vieux, plus puissant, plus durable que nous » (Derrida) ?
Nous avons certes le droit de rêver à la virginité des premiers commencements, magnifier l’enfance, comme Klee ou Cézanne. Mais sans oublier que cette « fraîcheur » ou cette « créativité » s’acquièrent au prix d’arides médiations sociales et culturelles ! Il en va de même pour tout ce courant de la philosophie, nommé phénoménologie (d’ailleurs contemporain de Paul Klee) qui s’efforce de vouloir « revenir aux choses-mêmes », renouer avec une « philosophie première » qui nous livrerait un regard neuf et « originaire » sur le monde : les pensées de Husserl, Heidegger, Merleau Ponty, Lévinas, Ricoeur, pour ne citer que ceux-là (ils sont peu ou prou des représentants de cette orientation philosophique) ne sont-elles pas lourdes de toute la tradition philosophique occidentale ? Le penser par soi-même, s’il signifie l’indépendance du jugement, est très éloigné d’une pensée « hors-sol » (c’est-à-dire hors de toute appartenance) qui se voudrait autosuffisante et ne ferait en réalité, nonobstant sa prétention à la singularité, que reconduire les idées les plus superficielles et dans l’air du temps. Faute de soubassement et d’ancrage, une telle tentative conduit souvent au conformisme le plus plat de la part de ce que Marcel Gauchet appelle « des individus dépendants à prétention d’indépendance ». Car la singularité n’est pas indépendante, au contraire,  de son  inscription dans ce qui la précède. Nous retrouvons bien sûr ici le thème de l’héritage que nous avions abordé il y a deux ans ici même. La formation pleine et entière de ce que je suis (et donc aussi de mes pensées) passe par la reconnaissance et l’appropriation subjective de la communauté historique à laquelle j’appartiens et qui me fait ce que je suis. La réflexion philosophique n’échappe pas à cette règle... Mais peut-être qu’aujourd’hui se développe une « culture de la nature » (Marcel Gauchet) où les savoirs ne sont plus vécus comme source de l’excellence des êtres. Ils sont certes des instruments indispensables utilisables si besoin, mais ils sont devenus étrangers à la fondation de l’individu. Le nouvel impératif « d’être soi-même », si possible sans tenir compte des contraintes fixées par les codes sociaux, se substituerait au long travail sur soi qui était rendu nécessaire par la triple exigence de la culture, celle de la civilité, celle de la réflexion et de la maîtrise de la langue, celle d’un usage du monde qui nous permet de nous élever au-dessus de la nature et notre « barbarie » spontanée. ». Certes, comme le dit si bien René Char, « notre héritage n’est précédé d’aucun testament », car la tradition ne nous dit plus, comme c’était le cas auparavant, quels sont les trésors que nous devons garder... L’héritage est un double mouvement de réception et d’appropriation ; nous ne le choisissons pas (c’est lui qui nous choisi) mais en revanche nous décidons ou non de le faire vivre, de l’interpréter, de le transformer. Même la critique la plus radicale – au sens de s’en prendre à quelqu’un ou quelque chose – suppose toujours au commencement un hommage à ce que l’on critique. Comment pourrions-nous vraiment philosopher sans mémoire philosophique ? L’appropriation inhérente au « penser par soi-même » ne peut pas aller sans réception de ce qui nous précède... « On ne possède jamais que ce qu’on a reçu et transformé, que ce qu’on est devenu grâce à d’autres ou contre eux », dit justement André Comte Sponville.
Pourtant, il est difficile à l’individu contemporain de reconnaître que lui-même et son lien avec les autres dépend de quelque chose qui n’est pas lui, qui est hors de lui, et que la société est avant et au dessus de lui. L’héritage nous permet de devenir nous-mêmes par la médiation de ce qui n’est pas nous ; c’est ce rapport à l’altérité qui est constitutif de ce que nous sommes, mais l’idée d’une telle prééminence ou antériorité par rapport à ce que nous sommes et ce que nous pensons nourrit chez nous une certaine défiance... Nous voulons ne devoir à nul autre que nous même pour advenir...
Il faudrait montrer que cette attitude renvoie au changement anthropologique profond de ces dernières décennies, en lien avec le plein déploiement de la société des individus : le ressort de l’appartenance s’est progressivement effacé, et le « devenir-individu » n’est plus pensé comme rattaché à un « devenir-humain » plus large, qui passait par l’appropriation des leçons du passé et de l’esprit de la communauté. Je ne peux interpréter certaines velléités d’émancipation du philosopher de toute dépendance à un quelconque corpus préexistant, sans la référence à cette absolutisation de l’indépendance individuelle qui veut s’abstraire (bien sûr en vain) de toute référence hors d’elle-même.
 
En conclusion
 
L’esprit humain est ainsi fait qu’il adore les pensées unilatérales. Malgré nos deux voix différentes, j’espère que nous n’avons pas sombré sur cet écueil. Car toute la difficulté consiste précisément à trouver le juste équilibre entre l’indépendance et l’appartenance, et la notion d’héritage au sens moderne suggère fortement un tel équilibre. De toute façon, et quoiqu’on fasse ou dise, La précédence est une contrainte constitutive de l’expérience humaine. Autant donc le prendre au sérieux et entretenir autant que possible une relation sensée avec ceux qui nous ont précédés et qui pèsent dans l’histoire (même contemporaine) de la pensée. D’un autre côté, si nous devions refaire le trajet de la connaissance pour notre propre compte, et d’une manière plus globale revivre en pensée toute l’histoire de ceux qui nous ont précédé, nous serions morts avant d’avoir commencé à vivre ! Nous voyons ici tous les enjeux de l’éducation. Là encore, l’art pédagogique doit évoluer entre deux termes extrêmes : il faut certes  revaloriser une transmission mise à mal, mais non sans tenir compte que ce nouvel individu existe par lui-même et doit participer activement à la construction de ses connaissances s’il veut pouvoir les maîtriser de façon satisfaisante (cela constitue une donnée incontournable de notre temps). C’est le legs hérité de la culture individualiste contemporaine qui, malgré les questions difficiles auxquelles elle nous confronte, représente aussi les acquis ô combien précieux de la démocratie...
                                                                                            Daniel Mercier, le10/06/2015