Ouverture de la fête de la Philo 

MAM de Béziers Janvier 2013

 

OUVERTURE FETE DE LA PHILO MAM BEZIERS JANVIER 2013

 

Penser ne va pas sans une certaine solitude….

Et le philosophe est une sorte d’étranger…

Et pourtant seul le monde commun a ses faveurs.

 

Lors de  la première  « fête de la philo » l’an dernier, que j’ai eu le plaisir d’ouvrir, j’avais évoqué le regain d’une philosophie populaire aujourd’hui, malgré l’idéologie néo-scientiste encore prévalente selon laquelle toute question qui ne pourrait pas être l’objet d’un savoir expert et spécialisé deviendrait nulle et non avenue…

Le scientisme avait consisté à penser que la science résoudrait toutes les énigmes de l’univers. Nous savons depuis longtemps qu’au fur et à mesure que  la science progresse, l’étendue de notre ignorance apparaît également de plus en plus importante. Le néo-scientisme prend en compte cette vérité… Mais il va alors considérer que tout questionnement qui ne serait pas susceptible de recevoir une réponse de nature scientifique est illégitime.

La philosophie c’est au contraire la seule approche qui permet de penser « l’impensable », selon le bon mot de Deleuze, c’est-à-dire ce qui n’est précisément pas l’objet d’un savoir scientifique. A ce titre, le concept, toujours selon Deleuze, serait la spécificité de la seule philosophie (la philo étant définie par lui comme « création de concepts »), qui la distinguerait de la science et de l’art. Si donc la philosophie est résolument sortie des murs de l’université pour venir jusqu’à nous, et la manifestation qui commence ce soir et va durer quatre jours en est la preuve vivante, ce serait pourtant une erreur grossière de la banaliser et d’en faire une sorte de discours prophylactique s’inspirant du « bon sens populaire », celui qu’un François Jullien par exemple brocarde en parlant à son sujet de pensée plate, molle, résiduelle,  pur « sous-produit » de la philosophie. Je souhaiterai insister, à l’occasion de cette ouverture, sur l’idée que l’étrangeté de la philosophie lui est constitutive, que le philosophe est un étranger à lui-même et au monde qui l’entoure, et que cette étrangeté est sa marque de fabrique. Son heureux élargissement aux non spécialistes de la philosophie ne doit pas nous faire oublier qu’elle est avant tout étonnement devant toute chose (un peu comme lorsqu’un étranger découvre un univers qui ne lui est pas familier) ! Le philosophe est celui qui ne peut se résoudre à s’habituer, à se familiariser avec ce qui l’entoure comme avec ce qui l’habite ou qu’il contient… C’est d’ailleurs à ce titre que la philosophie en direction des enfants prend tout son sens : l’enfance représenterait métaphoriquement ces premiers contacts avec le monde que la philosophie s’efforce de retrouver ; en ce sens, l’enfant, avec son regard présumé neuf, jamais blasé, sur les mystères, les beautés, les horreurs de la vie et du monde, serait naturellement philosophe… Il serait par excellence celui qui, selon l’expression de Gilles Deleuze (pour lui, l’idiot est un personnage conceptuel indispensable pour dire qui est le philosophe), « fait  l’idiot » et pose la question du pourquoi et de l’essence des choses en toute naïveté et intensité. Ceci dit, et pour nuancer cette référence idéale, nous savons que naïveté et sincérité peuvent parfaitement coexister avec toutes sortes de manipulations et de préjugés, et qu’elles ne protègent  pas les enfants de l’influence très précoce du monde social –et tout spécialement des parents – sur leurs jugements… A ce sujet, les enfants sont réputés pour être de véritables éponges, poussés à prendre très vite « des plis décisifs » (Montaigne). Nous savons aussi, plus profondément encore, que l’idée d’un jugement originel comme commencement absolu, soustrait de tout jugement d’autrui est un mythe ; l’indépendance du jugement par rapport aux conventions, aux préjugés, aux autorités constituées ne signifie pas faire « table rase » de tout jugement antérieur… Elle ne peut au contraire que s’appuyer sur d’autres jugements formulés par autrui.  Sans doute pas de naïveté première donc pour la philosophie, mais en revanche une culture de soi, un travail sur soi fait de prise de distance, de vigilance permanente.  Mais en même temps aussi, cette aptitude à l’étonnement, à se laisser affecter par l’énigme du monde dans une sorte de disposition pré-réflexive, est vraiment la signature du philosophe, et fait de lui un étranger et un solitaire. Concernant l’étrangeté de la philosophie : «… elle n’est jamais tout à fait de ce monde, et jamais cependant hors monde. » (« Eloge de Socrate », Pierre Hadot). Il doit initier un rapport au monde qui échappe le plus possible aux poncifs et aux clichés qui viennent le recouvrir et lissent l’existence. Face à la volonté consensuelle de conformation, visant à cacher ses singularités et ses souffrances, le philosophe apparaît dans son étrangeté, et donc aussi comme solitaire.

Se séparer des autres pour mieux les retrouver, telle est la solitude du philosophe…

Cette solitude est indispensable à la pensée qui est « dialogue intérieur de l’âme avec elle-même » (Platon). Mais le penseur est séparé des autres que pour mieux les retrouver ; car le dialogue avec soi-même est la condition du dialogue avec les autres : c’est ce que Arendt appelle le « deux-en un », ce travail de la pensée avec cet autre que soi qui est en soi, et qui n’est que la présence en soi des autres réels, de la pluralité humaine (d’où aussi la nécessité de n’être pas dans une simple coïncidence de soi à soi, mais de pouvoir s’en arracher pour adopter idéalement le point de vue de tout autrui ; ainsi, le vrai cogito ne serait pas « je pense donc je suis » mais « je pense donc nous sommes ». La pensée, malgré le retrait réflexif qui la caractérise, reste ouverte au monde commun, elle est inséparable de ma participation au monde commun. Penser, c’est pouvoir se mettre à la place de tout autre (Kant)… La solitude du philosophe est ainsi prolongement sur la scène intérieure de « l’être-avec-les-autres ».

 

Enthoven (« Le sens de la vie », à Colombiers, 2009) : Il y a deux sortes d’étonnement : l’étonnement scientifique à la Newton (pourquoi la pomme lancée retombe au sol ?) qui tend à sa propre abolition (lois de la gravité) ; mais il y a aussi une autre sorte d’étonnement qui persévère malgré les réponses apportées. Ca reste énigmatique. Ce n’est par parce qu’on m’explique quelque chose qu’on en expurge toute la bizarrerie. Comme lorsqu’on voit pour la première fois ce qu’on a l’habitude de voir…. »