La culture monde - Août 2011 - Daniel Mercier

 

QU’EST-CE QUE « LA CULTURE-MONDE » ? CONDUIT-ELLE A L’UNIFORMISATION DE NOS MODES DE VIE ?

 

  • Cette conférence a simplement pour objet la présentation du concept de « culture-monde » telle qu’elle est developpée dans le livre de Gilles Lipovetsky et Jean Serroy  : « La culture-monde. Réponse à une société désorientée. », Odile Jacob, octobre 2008, qui est une commande faite par le Conseil d’analyse de la société, cet organisme créé en 2007 et présidé un temps par Luc Ferry.  
  • En quoi, cette notion de « culture-monde » bouscule et met en question les acceptions plus classiques de « la culture » ?
  • Quelles sont ses multiples dimensions (culture des marques, star-système, culture de l’écran, tourisme culturel …) et comment cette culture-monde « constitue, engendre, modèle » le monde lui-même ?
  • La « planétarisation » d’une telle culture est-elle  facteur d’homogénéisation ? Est-elle au contraire compatible avec le maintien (voire le développement) d’une grande diversification culturelle ?
  • La perspective adoptée sera celle d’une compréhension critique de ce qui est, que nous le regrettions ou non, le nouveau paysage de notre monde … Quoi qu’on pense de cette réalité, elle a le mérite, selon moi, d’être remarquablement décrite dans cet ouvrage… Et n’est-ce pas la première étape, incontournable, de toute critique et changement éventuel ?
  • Par ailleurs, cette approche est sans doute plus sociologique que philosophique. Mais s’il est vrai que la philosophie aujourd’hui, comme j’ai eu l’occasion de le dire, est une connaissance réflexive, de second genre, qui doit impérativement s’appuyer sur des savoirs positifs, et notamment ceux des sciences humaines, un tel ouvrage sur le nouveau paysage du monde me paraît indispensable…
  • Le « dépliement » de ce monde par Lipovetsky sonne juste : on ne peut pas en prendre connaissance sans penser à cette exclamation de Sherlock Homes devant la résolution de l’énigme : « mais c’est bien sûr ! ». Les lignes qui suivent tentent d’en livrer les principaux traits, en essayant de restituer l’essentiel de son analyse.

 

Nous poserons donc quatre questions :

 

1)      Les enjeux autour de cette question, notamment ceux liés au danger d’homogénéisation des modes de vie sur la planète

2)      La « culture », c’est-à-dire ?

3)      La culture-monde ? Ses différentes dimensions

4)      Vers une planète homogénéisée ?

 

 

Tout d’abord un mot sur les enjeux de cette question de la « culture-monde », en particulier sur le danger d’uniformisation des modes de vie qui semble lui être associé

Pour avoir un ordre d’idées sur l’importance économique et sociale de la production culturelle dans le monde : elle est le premier poste d’exportation des E.U. Les dépenses dites de culture dans les ménages sont très importants. 43 h de consommation audio-visuelle par semaine en moyenne pour les personnes exerçant une activité professionnelle… Les questions culturelles ne concernent plus seulement la sphère supérieure de l’esprit et ses valeurs, mais elles touchent à l’identité et aux modes de vie des peuples. Sommes-nous alors condamnés par la mondialisation de produits culturels standardisés à voir les mêmes films, écouter les mêmes musiques, lire les mêmes livres ? Le danger en effet souvent dénoncé est celui d’une planète homogénéisée, c'est-à-dire d’une standardisation planétaire qui ne cesserait de laminer les particularismes nationaux et régionaux… L’exemple souvent utilisé pour brocarder le type de consommateur mondialisé sans origine serait bien entendu le consommateur Mac Donald’s ! Faut-il soutenir la thèse de l’exception culturelle (cf. l’Europe et particulièrement la France au début des années 90 qui, notamment face aux dangers que faisait courir la domination du cinéma hollywoodien et de la musique anglo-saxonne, a justifié la subvention des industries du film et imposé des quotas aux chaînes de télévision ; en 1993, cela  allant à l’encontre du libre-échange, ces mesures ont été abolies) ? Aujourd’hui, l’UNESCO défend plutôt l’idée de diversité culturelle et de protection du patrimoine culturel au même titre que la biodiversité. La culture monde n’est légitime que dans la mesure où elle ne ruine pas le principe anthropologique de la diversité du monde, l’équilibre des « éco-systèmes culturels ». D’où l’importance de l’enjeu autour de la question posée.  Est-il donc vrai que le règne du marché s’étend sur la planète et nivelle sur son passage tous les modes de vie et les valeurs ? Une des hypothèses est en effet d’affirmer que l’occident ayant jadis colonisé le monde par la force (colonisation), le ferait maintenant par ce que l’on appelle l’acculturation, ou, concept sans doute plus explicite pour dénoncer ce phénomène, par assimilation culturelle (notion utilisée notamment par Alain Touraine). Qu’en est-il véritablement ? Que penser de la réalité de cette uniformisation ? Faut-il avoir peur de la Culture monde ? Mais avant de répondre à cette question, nous devons prendre soin de comprendre ce dont il s’agit, suivant en cela le très sage conseil spinoziste : plutôt que de se plaindre ou de déplorer, prendre le temps de comprendre la véritable nature des choses dont on parle… La Culture monde, c’est-à-dire ?

 

La culture, c’est-à-dire ?

 

La « culture » revêt en effet des sens différents. Il peut s’agir tout d’abord de la culture « cultivée » : nous désignons par là la « haute culture », celle des arts et des lettres, mais aussi de la science ; elle se rattache également à une définition patrimoniale de la culture, désignant par là l’histoire des idées et des grandes productions artistiques et scientifiques de l’humanité : celle-ci est généralement associée dans notre pays à la grande tradition humaniste dont les origines sont grecque et judéo-chrétienne, qui se poursuit à travers les Lumières, et pense pouvoir légitimement revendiquer l’universalité (à tord ou à raison). Une tout autre conception de la culture est née en particulier avec les sciences sociales, et l’ethnologie en particulier : la culture dans le sens de « culturel » ou « culturé » – ce néologisme à l’intérêt de bien faire entendre sa différence par rapport à la signification de « cultivé ». Il prend sa signification dans l’anthropologie ; citons par exemple la définition de d’Edward B. Taylor (Primitive Culture, 1871) : « ensemble complexe qui inclut les connaissances, les croyances, les arts, la morale, les lois, les coutumes, ainsi que les autres capacités et habitudes acquises par l’homme en tant que membre de la société ». Claude Levi Strauss, insistant sur la multiplicité des cultures, parle des « cultures » au pluriel dans « Le Regard Eloigné » : « styles de vie particuliers, non transmissibles, saisissables sous forme de productions concrètes – techniques, mœurs, institutions, croyances… ». La culture mondialisée dont il est question ici se rapprocherait davantage de cette acception, englobant la première d’une certaine façon (les « œuvres » en faisant partie), mais beaucoup plus large qu’elle, puisqu’elle concerne l’ensemble des institutions et des pratiques sociales (dont le sens se rapproche donc ici de pratiques culturelles) d’un groupe ou d’une société donnée. Dans cette acception anthropologique, les « modes de vie », expression très générique, désignent bien ces mêmes pratiques… Mais nous pouvons nous référer aussi à une troisième signification, cette fois-ci socio-économique : il s’agit alors de toutes les productions de biens et activités culturelles comme la télévision, le cinéma, le livre, le théâtre, Internet. Son champ d’application est plus large que celui de la culture cultivée, mais plus étroit que ce qu’on entend par culture au sens anthropologique. Un phénomène va en effet rapidement prendre une place déterminante dés la moitié du XIX ème siècle : la culture de masse appelée aussi culture populaire. C’est en particulier à partir de ce moment que la dimension économique de la culture devient déterminante, le pays vivant de plus en plus au rythme des industries culturelles ; les trois innovations qui vont scander ce développement étant le monde des journaux et de l’édition, le monde de l’image (illustration, photographie, cinéma), le monde des spectacles (café concert, théâtre, music-hall) et des grands magasins. La 1ère exposition universelle se tient en 1867, et réunit 11 millions de visiteurs ; selon Walter Benjamin, elle est l’acte de baptême de l’industrie du spectacle. Pour une histoire résumée du processus, lire Sciences Humaines avril 2006, « L’invention de la culture de masse ». Cet essor, d’ailleurs critiqué depuis son origine comme étant de « la mauvaise culture », est bien sûr lié à l’élévation des niveaux de vie, à la « poussée » démocratique, à la progression du temps libre, et évidemment aussi à l’insertion de plus en plus grande des activités culturelles dans les circuits économiques et financiers du capitalisme moderne. C’est à partir des années 1900 que le « grand public » est véritablement visé et que la notion de consommation de masse va émerger… La culture populaire va désormais être régulièrement opposée à la « haute culture ». P. Bourdieu expliquera ainsi que celle-ci fonctionne symboliquement comme autant de signes de « distinction » des classes les plus aisées et intellectuellement favorisées. La hiérarchie des pratiques culturelles correspondant à la hiérarchie des groupes sociaux (La Distinction. Critique sociale du jugement, 1979, rééd. Minuit 1996) : l’opéra, le théâtre, la musique classique étant accaparés par les classes supérieures ; sans entrer dans un débat qui n’est pas à l’ordre du jour sur l’actualité persistante d’une telle analyse, il est probable que les profondes mutations culturelles de ces dernières décennies ont changé la donne (même si des inégalités très importantes peuvent persister par ailleurs) ; entre autres parce que le statut de la « haute culture » a était sensiblement bousculé, nous y reviendrons…

Enfin, nous nous référerons en particulier à un dernier sens de la culture développé par G. Lipovetsky dans son dernier ouvrage « La culture-monde. Réponse à une société désorientée ». La « Culture-monde » va précisément bousculer ces anciennes dichotomies (haute et basse culture, esthétique et économie, cultivée et culturel …etc.), tout en incluant toutes ces significations. Lorsqu’il nous parle des industries culturelles, nous sommes très proches de la notion de culture de masse : il s’agit bien de la production de biens et d’activités culturelles, à l’origine sous hégémonie américaine, qui se répand sur toute la planète : tourisme, cinéma, télévision, internet, mode, littérature, arts, mais aussi marques, publicité, loisirs, cuisine …etc. La culture du monde contemporain est aussi à comprendre anthropologiquement au sens où elle imprègne toutes les sphères de la vie et des pratiques sociales. …

 

 

Qu’est-ce que « la Culture monde » ?

 

La culture monde, pour Lipovetsky, est « celle du techno capitalisme planétaire, des industries culturelles, du consumérisme total, des médias et des réseaux numériques. » La culture monde, loin de constituer un monde à part à la périphérie du « vrai » monde matériel, est au contraire elle-même le monde, ou plutôt  elle « constitue, engendre, modèle » le monde lui-même. Elle correspond en effet à un territoire beaucoup plus vaste que celui de la culture cultivée, « culture globalitaire qui structure de façon radicalement nouvelle le rapport de l’homme à soi et au monde », diffusant en particulier sur toute la planète un flux ininterrompu d’images, de films, de musiques, de séries télé, de spectacle sportifs… qui transforme aussi bien les modes d’existence que la vie culturelle. Elle est ainsi souvent accusée d’uniformiser les pensées, de manipuler l’opinion, de pervertir le débat public de la démocratie.

 

Quatre pôles structurants de la Culture monde

 

La culture monde ne se caractérise donc pas seulement par des contenus (produits notamment par les industries culturelles), mais aussi par un « système organisateur du monde ». Celui-ci se structure autour de 4 pôles :

  • L’hyper-capitalisme : celui-ci se manifeste en particulier par une marchandisation de la culture et une culturalisation de la marchandise. En ce sens, le capitalisme n’est pas seulement économique, il est culturel, au sens ou il est le schème organisateur de l’agir et de la vie en société, de l’imaginaire collectif et individuel. Cela se traduit notamment par l’extension généralisée du modèle du marché aux sphères autrefois hors du domaine marchand. En réalité, la presque totalité des aspects de l’existence humaine est concernée : convivialité, communication, voyages, arts, activités ludiques, cuisine, musique, temps libre, patrimoine… sont envahis par les forces du marché, ce que Lipovetsky appelle « le capitalisme culturel » ; Cette excroissance culturelle a pénétré également tous les aspects de la vie, y compris les plus « matériels » : par exemple le moindre objet usuel , par son design, par son packaging, par l’imaginaire publicitaire suscité, devient un objet esthétique et culturel. Les biens marchands constituent une culture d’un nouveau genre qui cherche à intégrer les principes créatifs et esthétiques. Il n’y a plus de séparation nette entre le monde de la culture et celui de la marchandise.
  • L’hyper-technologie : Nous savons depuis « Le système technicien » (J. Ellul, 1977), que « la technique porte avec elle des façons d’être, de penser, de vivre ; elle est culture globale … ». Celle-ci a engendrée ce que nous pouvons appeler l’âge du numérique, qui a tendance à construire un univers où le corps cesse d’être l’ancrage réel de la vie ; univers déréalisé, décorporisé, désensualisé, qui est celui des écrans et des contacts numérisés (messagerie électronique, Face Book, You Tube …etc). Le dogme du progrès nécessaire sur lequel reposait ce développement technologique foudroyant est aujourd’hui ambivalent, oscillant entre mythisation et désenchantement. La culture monde, avec le développement des communications et des hypermédias  est aussi celle de la compression du temps et de l’espace, et fait davantage prendre conscience de notre appartenance à un monde global. En même temps aussi de la globalité des dangers : sida, vache folle, risque nucléaire, réchauffement, OGM, terrorisme …etc.
  • L’hyper-individualisme : Lipovetsky fait partie de ces auteurs qui ont beaucoup réfléchi sur l’individualisme contemporain, considérant que c’est le véritable « code génétique » des sociétés démocratiques. La « vie à la carte » est emblématique de cet « homo individualis » désencadré, affranchi des impositions collectives et communautaires. Celle-ci se traduit en particulier par la quête d’un bien être personnel à travers la consommation. Ainsi déliés de toutes les anciennes formes d’appartenance collective, les Droits de l’Homme jouent le rôle de véritable boussole morale, juridique et politique, et parachève le processus de reconnaissance de l’individu comme valeur absolue. Cela ne va pas sans un besoin d’identification à des communautés particulières. Il est d’autant plus prégnant que les anciens repères de classe, religieux, professionnel, de rôles et d’identités sexués, ou encore de liens familiaux, sont de plus en plus affaiblis. La solitude, le sentiment d’isolement des êtres, l’insécurité intérieure, les crises subjectives (en particulier les dépressions, cf. Ehrenberg, « La fatigue d’être soi ») et parfois le suicide, sont sans doute les symptômes de cette société. L’escalade consommationniste peut-être en lien avec cet état de solitude et de détresse subjective…
  • L’hyper-consommation : cette nouvelle révolution consumériste passe par la personnalisation ou l’individualisation : la plupart des produits sont à usage personnel (ordi, Ipod, mobile, GPS, jeux, Smartphone…) en raison de la désynchronisation des usages collectifs (cf. paragraphe précédent). Nous assistons à une emprise générale de la consommation sur nos modes de vie, l’essentiel de nos échanges tendant à devenir des rapports marchands. Tous les objets, la culture, l’art, la politique, le temps, la communication, l’expérience vécue, le religieux…sont pris dans les filets du marketing et de la marchandisation. L’abondance et la prolifération d’objets prêts à consommer dans et tous les domaines de la vie, dans le contexte décrit précédemment d’un individu livré à lui-même exposé à un tel « surchoix », conduit à deux types de consommateurs symétriques : le consommateur anomique de moins en moins maître de lui-même dont les comportements peuvent être déstructurés, pathologiques (par exemple, « acheteur compulsif », surendettement…etc.) ; et le consommateur « professionnel » qui est son véritable double, expert, attentif à la santé, au rapport qualité/prix, à la préservation de la planète, à la qualité de la vie…etc. Prenons l’exemple des conduites alimentaires : comment savoir quoi manger lorsqu’on est en présence du « double-bind » des sollicitations gourmandes et de la peur de mal se nourrir (peur de l’obésité en particulier), de discours cacophoniques aux injonctions alimentaires contradictoires, des injonctions écologiques ? Comme le dit Lipovetsky, « l’incertitude est devenue la norme chez un consommateur déboussolé ». Il est à noter également que dans ce « cosmos consumériste », ceux qui ne peuvent en bénéficier vivent leur état avec un sentiment de profonde frustration, de disqualification et de honte de soi. Rien d’étonnant alors qu’il débouche sur des explosions de violence…

Enfin, les contraintes du développement durable vont peser sans doute de plus en plus sur le modèle de consommation, sinon dans le sens de l’enterrement de l’hyperconsommation (peu probable ?), du moins dans celui d’un infléchissement vers une consommation plus « verte » … C’est aussi un nouveau type de consommateur qui est en train de grandir : le consommateur écologiquement responsable capable de mettre en œuvre les « éco-gestes » susceptibles de préserver la planète (nous ne nous attarderons pas ici sur le caractère en partie illusoire d’une injonction faisant tout reposer sur l’individu isolé ; lire à ce sujet précédent texte : « Le libéralisme est-il compatible avec le développement durable ? »).

L’arrière-plan de cette culture monde étant posé, évoquons ces dimensions essentielles :

 

La vitrine commune des supermarchés de la consommation

Les industries culturelles déversent sur la planète entière des produits d’une grande facilité d’accès au plus grand nombre, toutes origines, couleurs, sexes, classes et âges confondus ; ses produits ont comme caractéristiques de solliciter le moins d’effort possible, aux antipodes des avant-gardes élitistes. Il s’agit avant tout de divertir et de permettre une évasion facile, ne nécessitant pas de repères « culturels » particuliers (au sens de « cultivé »). C’est l’aspect vilipendé par beaucoup d’ intellectuels ; si la culture est ce qui échappe à l’usure du temps (« œuvres éternelles… »), la culture de masse ne mérite pas son nom de culture (caractère éphémère, non durable, lié à la mode). Il est vrai qu’une telle culture ne se préoccupe pas tant de l’esprit (« faire bien l’homme » disait Montaigne)  que de commerce et de divertissement généralisé. Mais nous avons observé qu’une telle excroissance culturelle débordait largement le secteur traditionnellement imparti à la « culture », et ne pouvait pas, par conséquent, être ainsi comparée. Cet offre fait partie intégrante de l’ensemble d’une offre marchande proliférante (aliments, restaurants, musiques, festivals…etc.) que l’on trouve dans chaque grande ville du monde. Pensons par exemple à ces « cathédrales du luxe » aménagées par des architectes d’intérieur, véritables vitrines des principales marques de luxe  (un luxe de masse aujourd’hui…) et de leurs produits dérivés (très nombreux), présentes dans toutes les métropoles, que l’on visite comme de véritables musées…

 

 

 

La culture des marques

Il y a une montée en puissance des marques, qui essaient d’investir sans cesse de nouveaux domaines. Le meilleur exemple peut-être est celui des grandes marques de mode qui apposent leur nom sur les parfums, cosmétiques, maroquinerie, bijoux, sports, lunettes, téléphones et même hôtels. Il s’agit, à travers la marque, non seulement de créer des produits, mais aussi une identité et une culture de marque. De plus en plus liée à une logique de la mode qui infiltre tous les domaines de la chaîne commerciale (conception, production, distribution), la marque devient un élément essentiel, et de plus en plus l’objet du désir de l’hyper-consommateur (particulièrement sensible chez les ados, mais pas seulement…). L’image de marque est ainsi un élément culturel en plusieurs sens : elle est construite par des créatifs (quel cinéaste va aujourd’hui refuser de faire une pub ?) ; la qualité artistique de certains spots publicitaires est indéniable ; la publicité ne vante pas la qualité objective des produits mais créé un imaginaire qui valorise un mode de vie, un style. L’utilisation des effets spéciaux, d’images sublimes, de jeux de montage, étonne, amuse, font rêver… Il y a là un phénomène typique d’hybridation qui mêle le commercial à l’art et l’esthétique. Au-delà de la pub, les magasins eux-mêmes où les produits sont exposés, le « packaging », le design de l’objet, tout concoure à leur esthétisation. La contre-façon est l’envers logique de ce développement d’une culture des marques (estimée à 9% du commerce mondial). Pour ces raisons, Lipovetsky affirme que les marques contribuent à l’édification d’une culture, cela tant au niveau anthropologique qu’au niveau esthétique.

 

Star-système et grand spectacle

Le star-système, parti du cinéma, connaît une extension qui le voit investir tous les domaines : la politique, la religion, la science ( ?), le business, l’art, la mode, la presse, la littérature, la philo, le sport, la cuisine. « La culture est devenue un marché du nom et de la renommée ». Nous parlons de plus en plus de records de vente, de fréquentation, d’audience, de best-sellers, de palmarès. Cette recherche de célébrité ne touchent pas seulement les personnes mais aussi les lieux et les activités : Y a-t-il une seule ville (village ?) en France qui ne cherche pas quel musée, monument, festival, manifestation diverse, pourrait la rendre célèbre (ou en tout cas attirer les visiteurs) ? Le phénomène de la « star » est bien entendu au centre de cette tendance, forme prototypique de la culture monde qui s’est développé avec le cinéma holywoodien durant la première moitié du XXème siècle, et s’est prolongé avec l’industrie du disque et la télévision. Il s’est aujourd’hui étendu au monde du sport : les grands sportifs deviennent des figures planétaires, avec toutes les retombées médiatiques, financières, publicitaires que l’on connaît…). La mondialisation du sport touche la planète entière et donne lieu aux plus grands rassemblements du temps présent… Nous pouvons facilement en juger par les seuls évènements sportifs ayant lieu au cours des mois prochains, et qui sont tous des évènements mondiaux : Coupe d’Europe de foot-ball, Jeux Olympiques, Tour de France cycliste, tournois de tennis internationaux comme Rolland Garros, Wimbledon… Lipovetsky les qualifie de « grands messes d’un culte mondialisé ». La « peopolisation » participe de cette mise en spectacle du quotidien, même si parfois la célébrité acquise peut être subie! Dans le même ordre d’idée, le désir d’être célèbre, fort répandu, est souvent exploité par nombre d’émissions : sans doute un effet (pervers ?) des valeurs égalitaires et du culte de la réussite (très prégnant dans nos sociétés), mais tout le monde aujourd’hui peut (est en droit de ) revendiquer l’accès à une certaine « célébrité », quel qu’en soit le motif (aucune « valeur » particulière n’est requise, sinon peut-être la détermination que l’on peut mettre pour apparaître sous les projecteurs …)

 

La culture de l’écran et la révolution du numérique

Le star-système n’existerait sans doute pas sans la culture de l’écran… L’hyper-modernité repose avant tout sur l’écran et le cinéma. Les films américains exportés sur tous les continents en sont la manifestation évidente, relayée ensuite par la musique. Films et musiques vont constituer un socle commun de sons et d’images, porteurs de connaissances et de divertissements. Un modèle inédit se met alors en place, marquant le triomphe de la vitesse, de l’instantané, du scoop, de la publicité, du divertissement permanent et à demeure. Le monde se met à exister à travers son image sur l’écran. « N’existe désormais que ce qui est vu à la télé » dit Lipovetsky… ». Ce triomphe de la communication par l’image est éloigné de la tradition de l’oralité primitive (culture de l’oral dans les sociétés rurales traditionnelles), comme de la culture écrite (ce qui peut expliquer la relative désaffection du livre par les jeunes générations… mais cette question mériterait un examen approfondi). 

Un écran d’un type nouveau, celui de l’ordinateur, va être le support de la révolution du numérique avec Internet. Interconnectant les hommes les uns avec les autres, la Toile va leur permettre de discuter par delà les continents, d’échanger, de vendre, de créer. L’homme est désormais accompagné par l’écran de la naissance jusqu’à la mort : écrans de poche et écrans géants, GPS, consoles de jeux, écran de surveillance, écran médical, cadre photo numérique, mobile …etc. Toutes les sphères de la vie sociale sont ainsi remodelées par les TICE. Avec l’écran d’ordinateur, on passe d’un modèle de communication vertical (le cinéma) à un modèle horizontal, celui des échanges interpersonnels et communautaires. Le rapport aux médias devient de plus en plus personnalisé puisque, contrairement à la télévision, on peut surfer de site en site, de lien en lien, selon une arborescence à l’infini, délivré des contraintes de l’espace-temps du livre ou du journal. Les multiples communautés virtuelles créées à l’occasion de ces interactions pourraient donner l’illusion d’un recul de l’individualisme au profit de réseaux communautaires, mais il n’en est sans doute rien : choix libre et émotionnel de chacun, sans engagement durable ou institutionnel, jeu infini de possibilités de rencontres où l’on s’exprime sous des identités pseudo derrière lesquelles on peut se « cacher », ces communautés virtuelles n’ont pas grand-chose de commun avec des communautés réelles ; elles témoignent d’une envie de parler de soi et de sa vie intime, et peut-être aussi d’une demande d’interaction multiple. Le besoin d’expression personnelle est une dimension essentielle de l’individu contemporain. Cette révolution de l’écran numérique a sensiblement transformé notre rapport à la culture : nous avons en effet à notre disposition toutes les créations ; musiques, musées, films, livres sont à notre portée, constituant une masse  d’informations désordonnées, dehiérarchisées, dans laquelle le consommateur doit se frayer un chemin personnel. Notre liberté n’est plus menacée par le manque d’informations (ne disait-on pas : être libre, s’est être informé ?), mais par l’overdose, la surinformation, le chaos accompagnant la profusion elle-même. La question de la méthode à utiliser pour s’orienter dans ce chaos, pour analyser cette surabondance, devient essentielle.

 

Marchandisation de l’art et tourisme culturel

Les expositions de musées sont exemplaires à ce sujet : conçues comme des produits et vendues dans le monde entier, elles doivent dégager un chiffre d’affaires. Les œuvres sont de plus en plus des produits de placements. La côte des œuvres contemporaines peuvent rejoindre du vivant de l’artiste celles qui sont consacrées par le temps (l’œuvre méconnue du vivant de l’auteur et reconnue de façon posthume est peut-être révolue…). Les Musées sont maintenant « promus » au rang de véritables spectacles destinés au tourisme de masse. Non plus lieu de recueillement, mais de récréation destiné à la consommation visuelle et hédoniste du grand public. Le musée apparaît de plus en plus comme un élément du développement urbain (cf. l’exemple du musée de Lodève dans la région…), instrument au service du management de l’image de la ville. Les musées se délocalisent : exemple de Beaubourg à Metz, et surtout du Louvre qui ouvre une branche locale à Abu Dhabi intitulée « le musée universel », dont le logo se décline à travers toute une série de produits dérivés.

Le voyage lui-même prend de plus en plus la forme du tourisme culturel : celui-ci représente aujourd’hui 10% de l’ensemble du secteur. Le voyage est ainsi rentabilisé intellectuellement et artistiquement, notamment par le 3ème âge, riche en temps libre et disposant souvent de ressources financières… L’art et la culture sont ainsi complètement annexés au secteur touristique et marchand. Nous pouvons avoir un point de vue partagé sur ce phénomène : nous pouvons en effet avoir un doute sur la profondeur des découvertes assurées par ce type de pratiques culturelles, mais en même temps, en dépit de cette logique consumériste, cette « culture-monde » a un effet indéniable sur l’éducation esthétique du plus grand nombre… Nous sommes de toute façon loin de l’idée du monde pur, gratuit, de la Beauté prétendant échapper à la logique mercantile (la représentation de la culture comme constituant un ordre à part a longtemps prévalue). « Celui-ci s’aligne de plus en plus sur les lois générales du monde marchand, médiatique et consumériste ». Les politiques de mise en valeur du patrimoine font partie de ce marché culturel en pleine expansion. C’est ainsi que l’UNESCO a répertorié en 1972  851 sites dans 141 Etats, qui représenteraient un « fond commun » à tous les hommes, au-delà de ses retombées économiques et de son impact touristique.

 

Régression de l’autorité symbolique de la « grande culture »

L’annexion de la culture à l’ordre marchand va de pair avec l’ érosion des anciennes frontières symboliques entre haute et basse culture, art et commerce, esprit et divertissement. S’opère en effet une sorte d’égalisation démocratique de contenus pourtant très hétérogènes. Certains n’hésitent pas à ce sujet à parler d’infantilisation du consommateur ou d’appauvrissement de la vie intellectuelle. Les œuvres de l’esprit ne sont plus centrales, ni les intellectuels dans la sphère publique. Le pouvoir des médias a remplacé celui des intellectuels, et les journalistes sont souvent plus célèbres que les auteurs. La vie de l’esprit s’accompagne de moins en moins de prestige, d’autorité, et de ferveur. Le monde des idées est ainsi désacralisé. Paradoxalement et pour les mêmes raisons, on assiste à une démocratisation de pratiques culturelles jusque là réservées à l’élite intellectuelle. Les nouvelles pratiques philosophiques à l’école et dans la cité sont à ce titre exemplaires (cf. à ce sujet le dernier livre  de Michel Tozzi, et un récent article que j’ai envoyé à la médiathèque à sa demande (« Comment en sommes-nous arrivés là ? »).

Pour tempérer notre propos sur le relativisme culturel, celui-ci n’est pas radical : rares sont ceux qui mettent sur un pied d’égalité Mozart et Lady Gaga, une statue de Rodin et la bouteille de Coca Cola, ou encore Voyage au bout de la Nuit et le Da Vinci Code - contrairement à ce qu’affirme Finkelkraut dans « La défaite de la pensée », prétendant que le « culturel a englouti le cultivé ». Nous continuons à placer sur un piédestal le passé de la culture ; mais notre culte des chefs d’œuvre exige que nous y accédions tout de suite, sans formation ni travail intellectuel : par exemple la consommation touristique de la peinture dans les musées se fait ainsi sur le mode « fast-food », selon une logique du zapping. Concernant la littérature ou la philosophie, reconnaître Montaigne, Balzac, ou Kant et les mettre au pinacle ne les fait pas lire pour autant. Si nous ne nous alimentons plus de leur pensée, s’il n’y a plus de « fréquentation fécondante des grandes œuvres », elles perdent alors toute influence réelle sur la pensée de l’époque ; elles sont ainsi rangées dans les placards du patrimoine, bien naphtalinisées mais stériles, rituellement objets de visites touristiques et de divertissements consuméristes…

La logique de désenchantement du monde a gagné aussi la vie intellectuelle : les individus se recentrent sur leur présent, les livres de développement personnel envahissent les librairies, les nouveaux gourous du mieux-vivre sont légions… Les livres de philosophie qui ramènent au cercle de soi n’ont jamais eu autant de succès … Nous vivons une époque où le « tropisme psychologique » n’a jamais été aussi prégnant ; nous avons besoin d’être conforté et rassuré. Sans doute pour combattre la désorientation et le mal-être personnel …

 

 

 

La désorientation culturelle

Une dernière caractéristique importante de cette Culture monde, liée au désenchantement du monde et à sa manifestation la plus visible, l’effondrement des grands systèmes idéologico-politiques : l’incertitude de l’avenir, l’instabilité d’un univers marqué par des conflits ethniques, des fanatismes identitaires, des flux d’immigration de masse, de nouveaux risques liés au nucléaire civil, à la prolifération des armes, au terrorisme de masse, aux réseaux criminels, à la délinquance informatique, aux émeutes de la faim… Mais également une incertitude aussi préoccupante concernant l’ordre économique qui va de crises en crises. Le capitalisme globalisé s’accompagne d’insécurité et d’anxiété, alors que son alternative (le communisme) n’est plus du tout crédible. D’où précisément un sentiment d’incrédulité et de scepticisme, en phase avec la personnalité du nouvel individu contemporain volontiers porté au repli sur soi, et ne se vivant pas comme partie intégrante de la société qui l’a pourtant généré (cf. à ce sujet les analyses de Marcel Gauchet). Cela se traduit en particulier par le discrédit des partis politiques et de tous les hommes et les femmes politiques. Le brouillage des repères dans la sphère politique (notamment de la droite et de la gauche), s’étend bien au-delà d’elle : toutes les sphères de la vie sociale et personnelle sont concernées : la famille, l’identité sexuelle et le genre, l’éducation, l’alimentation, l’art … Cet état de désorientation ou de confusion dans lequel nous sommes plongés est sans doute au principe du retour en grâce de la philosophie (cf. article déjà cité), mais aussi du religieux. Cependant, les nouvelles croyances religieuses et/ou spirituelles sont désormais moins concernées par le salut dans l’au-delà que par le mieux-être existentiel et le réconfort de la chaleur communautaire ici-bàs.

La surabondance d’information, comme nous l’avons déjà évoquée, participe également de cette crise : nous sommes comme perdus dans une profusion d’informations non hiérarchisées, sans que celles-ci nous rendent davantage capable ni de mieux comprendre le monde, ni de développer l’intercompréhension entre les hommes. Malgré cette crise morale et politique qui caractérise notre époque, nous ne pouvons cependant oublier qu’il y a également beaucoup de signaux au vert : allongement de la durée de vie, médecine, statut de la femme, niveau de vie ayant augmenté par 3 en quelques décennies dans les pays industrialisés (malgré une stagnation, voire régression, ces dernières années), l’éducation pour tous, la libéralisation des mœurs …etc. Cela n’empêche pas une immense désorientation individuelle et collective de se développer, liée encore une foi en l’absence de foi en l’avenir et au progrès.

 

 

Vers une planète homogénéisée ?

 

OUI…

Telle est donc la question posée… La première réponse qui nous vient à l’esprit est affirmative. Les industries de l’imaginaire répandent sur la planète les mêmes standards de consommation et de culture. L’anglais diffuse dans toutes les régions du monde sous une forme appauvrie. Avec l’urbanisation et l’exode rural, la civilisation paysanne est en train de disparaître dans les  pays en voie de développement, les modes de vie étant condamnés à s’universaliser. Les cultures traditionnelles s’évanouissent au profit d’une culture de la modernité et de la consommation de masse. La même vitrine marchande apparaît dans toutes les grandes métropoles, proposant une offre similaire. Ce fort courant d’homogénéisation marqué par le marché et les industries culturelles de plus en plus économiquement concentrées ne semble pas pouvoir être contesté. En matière de concentration, il faut savoir que 85% des enregistrements musicaux sont produits par 4 grands groupes ; 60% des programmes télé par les 15 premiers groupes audio-visuels ; 85% des places de cinéma vendus dans le monde le sont pour des films produits par Hollywood. Mêmes sons, mêmes tubes, même clips, mêmes films. L’uniformité de « l’homo consumericus », à la recherche de divertissement et d’occupation du temps libre, saute aux yeux : il suffit d’observer les comportements des consommateurs du monde entier dans un musée en mode « zapping » pour s’en convaincre… D’une manière plus générale, les consommateurs, de Los Angelès à Londres, de Milan à Paris, de Sydney à Hong Kong, de Bombay à Buenos Aires, adopteraient des comportements identiques, typiques d’un style de vie global. Theodore Levitt (The Marketing Imagination 1983) résume ainsi le phénomène : « Les différences dues à la culture, aux normes, aux structures, sont des vestiges du passé » si bien que « de plus en plus, partout les désirs et les comportements des individus tendent à évoluer de la même façon, qu’on parle de Coca-Cola, de microprocesseurs, de jeans, de films, de pizzas, de produits de beauté ou de machine à fraiser ». Cette thèse de l’homogénéisation mondialisée des produits, des consommateurs, et des cultures semble en effet être marquée du sceau du bon sens … En y regardant de plus près nous nous rendons pourtant compte que le phénomène est beaucoup plus complexe, et que l’unification (qui n’est pas l’équivalent d’homogénéisation…) ne va pas sans un processus de diversification et de différenciation…

 

MAIS… NON 

L’explosion de la diversité des produits

La cascade de produits standardisés sur la planète doit être mise en parallèle avec l’explosion concomitante de la diversité des produits. Jamais on a produit autant de musiques, de peintures, de magazines, de chaînes de télévision (plusieurs centaines) sur la TNT, sur le câble, gratuits, payants, nationales, étrangères…etc. Idem pour les livres (50 000 titres nouveaux par an en France), la production cinéma, la prolifération des sites sur Internet ; mais il faudrait parler aussi des produits audio-visuels, des nouvelles références alimentaires, des designs, des lunettes, des baskets, des cosmétiques…etc. Ce « surchoix » est d’ailleurs en partie responsable de la « désorientation » évoquée précédemment… La vitesse de renouvellement des produits est proportionnelle à leur obsolescence accélérée, et en lien avec le phénomène de mode. Quoiqu’il en soit, l’offre marchande est certes unifiée, mais jamais le consommateur n’a pu exercer autant son choix en matière de produits, de modes, de films, de lecture, de voyages et de modes touristiques, de lieux culturels, de cuisines, de musiques, de décoration…etc.

Des formes hybrides (métissage et « créolisation »)

La concentration des industries culturelles ne va pas sans ce que Lipovetsky appelle le « management interculturel », l’entreprise globale intégrant les schèmes culturels spécifiques des nations ou régions dans le cadre de leur stratégie internationale. Il s’agit de combiner le standard et le particulier, le moderne et le traditionnel. La souplesse adaptative de Mac Donald’s est à ce sujet exemplaire : il se recycle facilement en fonction des contextes culturels.

D’une manière plus globale, nous sommes de plus en plus en présence de formes hybrides et complexes. Nous pouvons par exemple dénoncer la régression culturelle à l’œuvre dans les « blockbusters » holywoodiens où le simple, le facile, le rapide, est systématiquement préféré au complexe, difficile, et lent (par ex, Independence Day, le Jour d’après, Terminator I, II, III …, Harry Potter, ou encore le très réussi - dans son genre - Avatar). Brocarder cette culture véhiculée par le show-biz, la téléréalité, les magazines people…, culture assimilée par Benjamin Barber à une entreprise de décervelage, qui érige le futile en valeur, et la nullité en modèle. Cependant force est de constater qu’à côté des formes formatées, de nombreuses formes hybrides, complexes, multiples apparaissent aussi bien au cinéma, qu’au théâtre, dans la musique, ou les chansons. Il suffit de lire un texte chanté par Bashung ou « L » pour s’en persuader. Ou encore voir nombre de films français magnifiques sortis dans l’année qui vient de s’écouler. A côté du spectacle de masse diffusée à l’échelle planétaire, se maintiennent et prolifèrent une multiplicité de niches culturelles spécifiques.

C’est la rencontre de cultures différentes à l’heure du « village global », de la compression du temps et de l’espace, et des phénomènes migratoires de plus en plus nombreux, qui semble le phénomène le plus marquant : rien ne semble mieux résumer la mondialisation culturelle que le mot de métissage. Celui-ci prend des visages différents : world music, architecture post-moderne (qui mêle les styles), syncrétisme religieux, langues créoles, ou encore le cinéma Bolywood en Inde (synthèse de Bombay et de Holywood, les films Bolywood représentent la production la plus importante au monde) …etc. Le métissage n’est certes pas toujours vécu sur le mode ludique ou harmonieux…il est souvent problématique et vécu par les individus sur le registre de la douleur et du déracinement, plongés tout d’abord dans un monde qui n’était pas vraiment le leur. Les cultures particulières croisent en permanence la Culture monde, et se croisent entre elles, chacune se nourrissant des autres : la world music, qui mêle des rythmes modernes et traditionnels, des instruments électriques et des instruments anciens, en est un exemple frappant. Les produits formatés coexistent avec des produits « créolisés » s’enrichissant de tous les courants et styles du monde.

 

Le maintien et la revitalisation des différences

La tendance à la conformité qui accompagne la mondialisation nourrit en même temps, le regain de phénomènes particularistes et identitaires, en entretenant le désir de valoriser les différences. La langue, la cuisine, la beauté ou la mode, peuvent en fournir également de bons exemples :

 

·         L’importance persistante de la langue nationale ou régionale contredit l’idée de la suprématie de l’anglais supplantant les autres langues. En vérité, l’anglais comme outil passe-partout, plus utilitaire que culturel, est en effet utilisé pour les affaires et les échanges ; mais les langues propres s’affirment et se revitalisent. Preuve en est la reconnaissance officielle des langues régionales en France, les querelles linguistiques très vivaces entre Flamands et Wallons, Quebecois et Canadiens anglophones, l’ « officialité » de la langue corse votée à l’assemblée régionale corse (une des conséquences est l’apprentissage obligatoire du Corse à l’école).

·         Même si on peut manger des pizzas, des hamburgers ou des poissons surgelés sur toute la planète, ou boire du vin dans les pays du Sud ou de la bière dans les pays du Nord, les traditions nationales et locales persistent. Les habitudes alimentaires sont nullement similaires en Chine, en France, ou en Italie. Et même les produits « fast-food » sont commercialisés en tenant compte des habitudes ou goûts locaux. L’intérêt est d’ailleurs grandissant pour les cuisines de pays, les recettes dites « authentiques » ; le goût du terroir est particulièrement valorisé en Europe. La gastronomie française a d’ailleurs était considérée comme « patrimoine mondial de l’humanité » par l’UNESCO…

·         Lipovetsky prend un autre exemple dans le secteur de la beauté et de la mode : un même modèle de beauté féminine est véhiculé par la pub, les tops modèles, les marques de cosmétiques… mais en même temps, le fait qu’on élise des Miss Monde qui ne soient pas occidentales montrent que nous reconnaissons des beautés plurielles qui consacrent l’avènement de mixtes, de produits hybrides, mixant les critères de la beauté cosmopolite et de la beauté « ethnique ». Le même phénomène existe dans la mode : de nombreux pays créateurs revisitent les traditions nationales en les modernisant en vue d’un marché internationalisé ; Lipovetsky cite des noms de créateurs célèbres, Japonais, Turc, Indien, Grec, Chinois, Brésiliens, Malaisien, Russe, Malien… qui sont dans cette démarche.

Dans les exemples précédents, la culture mondiale est aussi multiplication des hybridations du local et du global.

Si la culture américaine a été longtemps très hégémonique dans le monde, il serait plus juste aujourd’hui, sans doute, de parler de culture cosmopolite. Par exemple, l’Europe domine la téléréalité ( !), le Japon les mangas, le dessin animé, mais aussi l’automobile, la Scandinavie le design d’ameublement… Malgré une hégémonie indéniable des Etats Unis dans le domaine des industries de l’imaginaire, il y a de plus en plus de producteurs et d’exportateurs du monde entier, et les plateaux holywoodiens s’ouvrent à des créateurs étrangers, porteurs de leurs propres cultures…

 

Une remobilisation des particularismes et des mémoires identitaires

Nombreux sont les domaines où la spécificité des goûts nationaux résiste fortement à la prétendue homogénéisation des produits et des modes de vie : le cinéma, la télévision, la musique, l’humour… le montrent partout. S’agit-il de survivances archaïques ? Non. Dans cette hyper-modernité, les réaffirmations particularistes fonctionnent comme des moyens de personnalisation, comme des manières nouvelles d’être soi et d’en être fier. On refuse de se voir dépossédé ou exproprié d’une partie de ce qui nous a constitués. Cette revalorisation des mémoires identitaires, des particularismes, des racines, du terroir, font partie intégrante de cette culture monde, ou du moins est intégrée dans son développement. Même si celle-ci est avant tout une culture du présent et du court terme, elle est parfaitement compatible avec la revalorisation du passé et des identités collectives, le « culte de l’authentique », la célébration du patrimoine…etc.  La mondialisation et ses produits standardisés alimentent naturellement une résistance  dans le sens d’une multiplication des demandes communautaires de différence. Plus le monde se globalise, plus les particularismes et les exigences identitaires prennent du relief, non sans de nombreuses violences où ces composantes culturelles, nationales,  ethniques, ou religieuses, sont instrumentalisées (l’islamisme peut ici servir d’exemple…) Ces deux aspects de la culture monde, au-delà de leur apparente contradiction, qu’il s’agisse de la prolifération et de la variété des produits du marché mondialisé qui sont un puissant levier d’arrachement aux limites culturelles du territoire, ou bien au contraire du réinvestissement des revendications et des valeurs du territoire et de son passé, concourent ensemble comme autant d’éléments d’identification personnalisés dans le cadre de cette idéologie consumériste et individualiste. Réactivation des traditions, mais aussi regroupement de communautés virtuelles à partir d’un intérêt commun, doivent être compris comme autant de vecteurs de personnalisation pour les individus ; Internet leur permet de se regrouper selon leurs affinités électives, ce qui ne pourrait exister à l’échelle d’une ville ou même d’une région. La mondialisation s’accompagne donc également d’une fragmentation ou segmentation culturelle inédite jusque là. Dans ce contexte du nouvel individualisme, les revendications identitaires ne doivent pas nous abuser et être comprises (Marcel Gauchet l’explique bien) non comme « une résurgence de données archaïques » ou retour des anciennes appartenances communautaires, mais comme le produit de la sophistication démocratique qui procède « par recyclage des matériaux anciens », sur fond d’un rapprochement des modes de vie, « via l’urbanisation, la consommation, la médiatisation. ». Cette revalorisation des identités traditionnelles doit en effet être resituée dans le contexte hyper-consumériste d’absorption des objets culturels dans l’univers de la marchandise : nous « consommons » ainsi nos attachements aux racines, au sens hypermoderne de la mise en spectacle de leur célébration. Et celles-ci constitue également, mais cette fois-ci dans une démarche de réappropriation subjective (et non plus comme extériorité qui me détermine malgré moi), une dimension importante de l’expression de soi.

 

La mondialisation produit à la fois plus d’homogénéité et plus de diversité….

 

« Vu de loin, les sociétés tendent à converger vers des modes de vie similaires. Si l’on braque maintenant le projecteur au cœur des villes modernes, alors on voit grouiller la diversité des espèces culturelles : les intégristes religieux et les dandys cosmopolites, les cuisines épicées et les fast-foods, les musiques de tous genres, les foyers de culture scientifique et le marché florissant de la nouvelle sorcellerie. » (Sciences Humaines, Jean-François Dortier, Vers une uniformisation culturelle ? »).

 

  • En réalité, si les différences se réduisent et les modes de vie se rapprochent entre les sociétés, la différenciation des individus et des modes de vie à l’intérieur d’une même société se renforcent.
  • La mondialisation de l’industrie culturelle est une réalité, mais elle ne produit pas que de l’uniformité. Elle est aussi une machine à inventer sans cesse, à lancer de nouvelles modes.
  • La tendance à la conformité qui accompagne la mondialisation nourrit, en même temps, le regain des phénomènes particularistes et identitaires en entretenant le désir de valoriser ses différences. L’accès à la culture monde et le besoin de défendre des identités culturelles et linguistiques vont de paire, l’une nourrissant l’autre. Le processus dit d’américanisation de la planète a été et continue d’être ressenti comme impérialiste, mais ce sentiment est ambivalent, car l’hostilité est mêlée d’attirance. Selon l’accent mis plutôt sur la coexistence (ou même la collaboration) ou sur l’affrontement, deux interprétations de ce phénomènes sont possibles : soit penser la reviviscence des identités culturelles, avec Alain Touraine, en termes de   réaction et de résistance parfois violentes et terroristes au processus « d’assimilation culturelle » de l’occident, soit privilégier, avec Lipovetsky, l’aspect intégratif de la culture monde vis-à-vis de ces particularismes et de leur variété. Les deux interprétations ne sont pas incompatibles…
  • La culture monde doit être rattachée, pour être bien comprise, à l’individualisation des modes de vie en marche partout, même dans les pays dominés par le fondamentalisme islamiste (y compris derrière l’anti-américanisme culturel : nous savons que le mode de vie des chefs terroristes islamistes sont plus proches du mode vie occidental que des modes de vie des communautés musulmanes traditionnelles). Aucune civilisation aujourd’hui n’est extérieure à la poussée de ce phénomène culturel global. Mais soutenir cela ne signifie pas une homogénéisation désintégrant toutes les divisions et les différences de culture. Quelque soit la puissance de la globalisation, elle n’empêchera pas les sociétés de rester pénétrées par leur histoire, leur langue, leur culture. Mais ces cultures différentes sont restructurées par les mêmes logiques du capitalisme, de la domination de l’économie et de la technique, dirait Alain Touraine. Non pas modèle unique, mais versions différentes d’une même culture monde.
  • Ces formes hybrides du global et du local (le « glocal » propose Lipovetsky…), ces formes désormais métissées, produites d’une rencontre entre cultures sont caractéristiques aussi de cette culture monde. Mais le concept de métissage n’est pas sans ambiguïté : il suppose en effet au départ des cultures « pures » et homogènes qui auraient été en quelque sorte contaminées ou souillées par d’autres… Or, comme le pense Jean-Loup Anselle (Branchements. Anthropologie de l’universalité des cultures), toute culture est par définition métisse, au sens où elle est toujours faite de rencontres et d’influences multiples, toujours inachevée et mouvante, irriguée par plusieurs sources. Culture et acculturation sont les deux faces de la même médaille.
  • Une autre raison non encore évoquée empêcherait de parler d’homogénéisation, même dans l’hypothèse (fausse) d’une uniformisation planétaire : les inégalités sociales entre pays comme à l’intérieur d’un même pays restant considérables, elles se répercutent inévitablement sur les écarts culturels… Les cultures agissent sur les modes de vie, mais l’écart en termes de classes sociales davantage encore : même si des pratiques vestimentaires, religieuses, culinaires différencient les modes de vie d’un cadre américain et d’un cadre indien, ils seront néanmoins plus proches l’un de l’autre, par les méthodes de travail et les niveaux de vie qui structurent leur quotidien, que de l’univers économique et mental du paysan indien, ou même de l’ouvrier américain.
  • Enfin, nous terminerons en répondant à ceux qui ne veulent pas se résoudre à considérer la culture comme une marchandise… Ils ont sans doute raison s’ils dénoncent le caractère réducteur d’une telle qualification. Mais, par ailleurs, comment comprendre cette extension de la sphère marchande à toutes les activités culturelles, et à l’échelle mondiale ? Cette affirmation sentencieuse (« la culture n’est pas une marchandise ») ne trahit-elle pas l’impuissance d’un désir qui se prend en vain pour la réalité ?

 

 Daniel Mercier, le 27/08/2011