" La pensée a-t-elle encore un avenir ?"

 

 Vendredi 10 novembre 2023 à 17h45 à L'As34CAFE PHILO Médiathèque de Maureilhan.

Le sujet :

"La pensée a-t-elle encore un avenir ?"

 

  Présentation du sujet.

"La pensée a-t-elle encore un avenir ?"

 

La formule est bien sûr provocatrice… Mais elle recouvre en réalité des signes d’indigence de la pensée qui eux sont bien réels : les études convergent aujourd’hui pour mettre en garde sur les effets cognitifs de ce gigantesque « outil de distraction massive » qu’est Internet ; la parole devient de plus en plus enragée et destructrice, aux dépens de l’échange et de la discussion ; la liberté de pensée est de plus en plus entravée par des oppositions binaires entre les extrêmes ; une information « prémâchée » en provenance des nouveaux médias numériques qui ne favorise pas l’esprit critique ; l’avalanche de « fake-news » et de théories complotistes qui empoisonnent la pensée ; enfin Chat GPT qui prétend penser à notre place… Comment en sommes-nous arrivés là ? Tentons d’identifier certaines lignes de force dans notre monde contemporain qui pourraient constituer des éléments d’analyse…

 

 

Ecrit Philo

"La pensée a-t-elle encore un avenir ?"

Intervention Daniel Mercier

La formule est bien sûr provocatrice… Mais elle recouvre en réalité des signes d’indigence de la pensée qui eux sont bien réels… Quelques signes de cette crise de la pensée parmi les plus significatifs :  les études convergent aujourd’hui pour mettre en garde sur les effets cognitifs de ce gigantesque « outil de distraction massive » qu’est Internet ; la parole devient de plus en plus enragée et destructrice, aux dépens de l’échange et de la discussion ; la liberté de pensée est de plus en plus entravée par des oppositions binaires entre les extrêmes ; une information « prémâchée » en provenance des nouveaux médias numériques qui ne favorise pas l’esprit critique ; l’avalanche de « fake-news » et de théories complotistes qui empoisonnent la pensée ; enfin Chat GPT qui prétend penser à notre place… Avant de revenir sur chacun de ces « symptômes », demandons-nous tout d’abord comment en sommes-nous arrivés là ; tentons d’identifier certaines lignes de force dans notre monde contemporain qui pourraient constituer des éléments d’analyse concernant ce que certains appellent un phénomène de « désintellectualisation » (Marcel Gauchet) ou encore « d’affaissement intellectuel général » (le philosophe et politologue Stéphane Rozès)

Les symptômes nommés ne renvoient-ils pas ultimement à une difficulté plus globale (voire une impossibilité) de penser véritablement le cours des choses dans toute sa complexité ? Pour Marcel Gauchet par exemple, ce que nous appelions habituellement « la société de la connaissance » est en vérité une société de la méconnaissance. Non pas qu’il n’y ait pas de savoirs spécialisés dans toutes les disciplines - il y en a au contraire une multitude -, mais l’addition de ces savoirs positifs très fragmentés masquent en réalité la possibilité même d’une pensée véritablement réflexive, qui ne se contente pas  d’analyser les rouages et les différents niveaux de ce complexe « scientifico-techno-juridico-économico-politique » que constitue notre société de la modernité, pour améliorer son fonctionnement et « mettre de l’huile » dans ses rouages, mais qui développerait un regard critique et distancié qui questionnerait le cadre général lui-même de l’existence d’une telle société, ses conditions de possibilités et ses limites intrinsèques, ainsi que les conséquences pour l’avenir d’une telle orientation générale…

Commençons donc par comprendre dans quel nouveau « paysage anthropologique » ou conformation socio-historique (la société néolibérale) apparaissent ces symptômes qui seraient possiblement annonciateurs d’un affaiblissement ou d’une dégradation de la pensée.

Quel changement anthropologique ?

L’environnement culturel de la société néolibérale

Il semblerait que dans une telle société, il n’y ait plus rien à décider de vraiment important. Il faut lire à ce propos le livre de Barbara Stiegler sur le néolibéralisme[1] : le politique n’est là que pour réguler au activer des mouvements « naturels » de l’économie de marché. Le gouvernement des hommes laisse place à « l’administration des choses » et au règne des experts. Pour l’essentiel, les automatismes de la mécanique de marché dictent leurs lois. Marcel Gauchet appelle ce phénomène d’un autre nom, mais c’est bien la même chose : l’économicisation de l’avenir, un des trois piliers du présentisme contemporain[2] : le futur est « auto-porté » de façon automatique par la société elle-même, sans que le débat sur les finalités ne soit jamais posé, seule la question des moyens à mettre en œuvre étant pris en compte. Il ne s’agit plus d’interpréter le monde ou de l’anticiper mais de s’y conformer, de s’y adapter le mieux possible, cela dans la perspective d’une globalisation économico-financière posée à priori comme une norme intangible. Une nouvelle façon de penser ou de vivre dictée par le calcul (en vue d’une plus grande efficacité) tend à remplacer les anciens mode de vie et de pensée, l’intelligence artificielle venant accompagner cette tendance avec toutes ses capacités algorithmiques… 

Un bouleversement des temps sociaux : le présentisme

Nous avons connu, avec l’avènement de la Modernité et de ses développements, une société qui invente collectivement et librement l’avenir, une société où l’avenir conduit le présent dans le sens de l’amélioration de a vie et de l’émancipation des hommes et des femmes. Avec la modernité, et contrairement à l’ancienne société où le passé est toujours posé comme référence ultime, c’est l’avenir qui conduit le présent, le temps est le vecteur historique du progrès souhaité. Là encore, nous avons assisté depuis quelques décennies à « un bouleversement des temps sociaux »[3] : désormais, le présent n’est plus éclairé par le passé qui l’a produit, et ne s’inscrit plus dans un avenir projeté qu’il était censé préparer. Il est devenu lui-même sa propre référence, et l’avenir n’est plus que ce que le présent porte automatiquement et intrinsèquement, sans possibilité d’une représentation claire d’un futur projeté. Myriam Revault d’ Allonnes parle d’un véritable fossé existant entre le champ d’expériences héritées du passé, et « l’horizon d’attente » (c’est-à-dire l’au-delà projectif). Cette désarticulation ou désintrication des temps est précisément ce qu’on appelle le « présentisme ». Hypertrophie du présent, sans passé et sans futur. Crise de l’avenir.

« L’actualité » : un cours du temps qui se dérobe…

Pièce maîtresse de ce monde présentiste, la sphère de l’actualité (médias traditionnels et nouveaux médias numériques confondus), déroule indéfiniment le reflet de l’histoire en train de se faire, faisant de nous les spectateurs passifs de ce spectacle, et « anesthésiant toute perspective d’une histoire à faire »[4]. Tout se passe comme si la société était sans promesses et voulait rester ignorante d’elle-même. Nous sommes ainsi dissuadés d’une quelconque recherche d’intelligibilité d’ensemble, pris que nous sommes dans ce cours des choses incessant qui semble se dérober aux citoyens. Ce flux permanent n’est plus vraiment l’objet de réflexions d’ensemble, semble autosuffisant. Notre société est suspendue à un présent qui ne livre que lui-même à travers cette fonction spéculaire des médias, n’étant plus éclairé no par le passé (ce champ d’expériences commun dont nous avons parlé), ni par un horizon d’attente un peu fédérateur...

La tyrannie des ombres du passé

Parallèlement à ce rapport au monde dont le futur se dérobe, ce sont les ombres du passé qui occupent le terrain, ou si l’on préfère un passé « qui ne passe plus » : les anciennes discriminations quant à l’orientation sexuelle, au genre, aux origines ethniques et religieuses, aux couleurs de peau, ou relatives à la colonisation occidentale, revendiquent d’être sur le devant de la scène politique, et installent leurs protagonistes dans le statut de victimes d’un bouc émissaire commun : le mâle blanc occidental hétérosexuel plutôt âgé et de préférence « bourgeois ». Comprendre le monde n’est plus à l’ordre du jour dans ce cas : il s’agit plutôt de juger et de faire la morale de telle sorte que les supposées victimes puissent imputer tous leurs malheurs au  monde des autres, principe même du fonctionnement ressentimiste[5]. L’universalisme ne peut que succomber devant ces situations d’oppression dénoncées et qui apparaissent comme gravées dans le marbre, même au corps défendant de ceux qui sont visés : les descendants de colonisateurs (que nous sommes) sont par essence contre les colonisés, les descendants de l’esclavage toujours des esclavagistes, et les hétérérosexuels toujours les pourfendeurs des LGBT+… Ces mouvements identitaires ne reconnaissent pas le débat contradictoire : beaucoup d’exemples récents nous montrent qu’il ne s’agit plus de discuter mais d’interdire purement et simplement la parole à ceux qui sont jugés « offenseurs ». C’est le ressort même de la « cancel culture ».Nous avons eu récemment l’occasion de montrer comment de telles attitudes étaient en grande partie responsables de la crise que traversait aujourd’hui le droit à la liberté d’expression[6].

Un rapport au savoir problématique

Commençons par une vérité qu’il faut sans doute marteler aujourd’hui : la formation et le devenir de l’individu est solidaire de sa capacité à penser le monde qui l’entoure et s’approprier personnellement les savoirs importants le concernant. A digérer et assimiler toutes ces informations de façon à pouvoir réussir cette appropriation. C’est bien cette posture qui permet la formation d’une « tête bien faite » (et non seulement bien pleine). Michel Serres lui-même nous explique dans « Petite Poucette » que la troisième révolution (la révolution numérique après celle de l’écriture, puis de l’imprimerie) a « externalisé » le cerveau humain dans la boîte de l’ordinateur, comme si le savoir était là à disposition pour quiconque en avait besoin, organisé, hiérarchisé. De là à penser qu’il n’y a plus besoin d’intérioriser  et de s’approprier le savoir il n’y a qu’un pas (qui est vite franchi !). Toujours est-il qu’effectivement ce qui apparaissait comme une construction « du dedans », comme constitutivement à soi, est devenu avec Internet « hors de soi », sorte d’appendice technique à la disposition de l’individu. Finalement, il est tentant de croire dans un tel contexte qu’il n’y a plus besoin d’exercer sa pensée pour apprendre, puisque tout est à disposition dans la boîte… ; « A quoi bon se pénétrer de savoir, s’il n’est plus de l’ordre d’une intelligibilité à conquérir pour son propre compte, mais de l’ordre d’un fonctionnement extrinsèque, dont il suffit d’acquérir le maniement. »[7]. En réalité, rien n’est moins vrai : la recherche sur Internet –comme de nombreux travaux le montrent – est subordonnée à la capacité personnelle de disposer de « modèles mentaux » qui permettent de classer, comprendre, organiser les informations. En fin de compte, on trouve sur Internet à la mesure de ce qu’on peut déjà connaître, et la qualité de son usage relatif aux savoirs reste très liée au capital culturel et cognitif de l’acteur. Aucun effet correcteur « Internet » n’a été jusqu’à présent enregistré en tant que réducteur des inégalités culturelles et sociales dans l’accès au savoir. Mais l’illusion quelque peu pernicieuse qui consiste à penser que l’appropriation personnelle du savoir n’est pas nécessaire, est d’autant plus forte qu’elle rentre en consonance avec un « nouvel individu » qui a tendance à se penser comme auto-suffisant, capable de s’auto-construire sans l’aide de personne.

Il est vraisemblable également que cette idée selon laquelle nous exercerions notre pensée indépendamment de toute référence aux pensées et aux œuvres qui nous ont précédé, selon une dynamique exclusivement endogène, participe de ce qu’il est convenu d’appeler la crise de la transmission, et d’un rapport de plus en plus problématique à notre passé… Or il n’y a pas plus de pensée « hors sol » que d’individu « désappartenant » ! Même si l’individu contemporain peut avoir le sentiment d’être « un électron libre », nous sommes en réalité des héritiers : nous devenons nous-mêmes à partir de ce qui n’est pas nous et qi nous est « légué ». André Comte Sponville : « On ne possède jamais que ce qu’on a reçu et transformé, que ce qu’on est devenu grâce à d’autres ou contre eux. » 

Nous voudrions maintenant revenir aux signes peut-être avant-coureurs de cette crise de la pensée, prendre le temps de les observer de plus près

Des signes d'obsolescence de la pensée ?
Internet, un outil de « distraction massive » ?

Les charges contre les effets cognitifs d’Internet sont aujourd’hui très nombreuses et convergentes. Il ne s’agit pas de contester l’intérêt et la puissance de l’outil, mais de critiquer radicalement la façon dont il utilise chez  l’immense majorité de ses utilisateurs le fameux « temps de cerveau disponible ». Parmi de très nombreuses publications, deux livres salués par la critique aux titres très significatifs. Le premier date de 2011, écrit par un auteur américain Nicholas Carr : « Internet rend-il bête ? » dans lequel il qualifie Internet « d’outil de distraction massive ». Et plus récemment (2019), le livre de Michel Desmurget : « La fabrique du crétin digital » où il met en garde contre les usages délétères d’Internet auprès des enfants. La lecture tranquille, attentive et approfondie du livre sur lequel portait toute notre attention et notre concentration, semble avoir laissé la place au « mulit-staking », au surf débridé sur la toile, au twitt, à Facebook ou Instagram. Certes une sorte d’hyper-attention est mobilisée, mais celle-ci n’a rien de commun avec celle qui est requise pour la lecture approfondie. Car le problème est bien là, incontournable : toutes les études récentes (notamment du côté des neurosciences) montrent le rôle capital de la lecture et de l’écriture dans le développement de la pensée et sur les structures d’activité dans notre cerveau. Un rapport récent de l’Inspection Générale de l’Education Nationale démontre par ailleurs que cette partie des apprentissages – lecture compréhension et rédaction - tient une place trop insuffisante dans notre école française[8]. L’attention approfondie requise pour une lecture compréhensive, que Sénèque qualifiait déjà « d’exercice spirituel », que nous pourrions qualifier aujourd’hui de lecture d’étude, n’a pas grand-chose de commun avec celle qui est couramment mise en oeuvre sur Internet.Cette lecture permet d’aller au-delà de la surface du texte, de distinguer l’explicite de l’implicite, de relier ce qu’on lit à ses propres pensées. Bien sûr, un lecteur numérique avertiest parfaitement capable de lire « à l’ancienne », de suspendre sa navigation, et de « clôturer » un texte pour se concentrer…. Mais dans l’immense majorité des cas, « le temps de cerveau disponible » est utilisé pour d’autres activités. Voilà comment Pierre André Taguieff juge ces dernières : « la frénésie communicationnelle qu’il (Internet) suscite détruit les conditions d’une pensée cohérente, d’une recherche patiente, d’une lecture méditative. La pensée binaire y règne. Les réseaux sociaux ne font pas que déformer les faits, ils créent une nouvelle réalité dans laquelle pensent et ressentent ceux qui s’y engagent. En rendant plus facile et plus rapide la communication, et en l’assujettissant à des émotions fortes produites par l’indignation et la dénonciation, les réseaux sociaux poussent à l’intervention permanente, à l’implication passionnelle et à l’enfermement dans l’instant, suscitant un état d’effervescence qui tend à rendre impossible la réflexion, laquelle suppose un effort continu, donc de la durée. Et cet état, qu’on peut juger pathologique, affecte autant la capacité de lecture que le goût de l’écriture. »

Une parole qui détruit, plutôt que de se prêter au jeu de l’argumentation et de la discussion… [9]

Rappelons qu’une démocratie fondéesur le principe du pluralisme ne peut fonctionner qu’à un certain nombre de conditions : la liberté d’expression (dans certaines limites), l’égalité en dignité de chacun, le respect de l’adversaire dans les débats, le principe de tolérance. Ce sont précisément ses conditions que beaucoup de paroles publiques aujourd’hui viennent attaquer frontalement. Alors que la parole est au contraire destinée à échanger et éviter les coups, elle devient de plus en plus toxique et agressive. La culture du « clash » et du « bashing » se répand rapidement au rythme de la viralité des réseaux. « La quantité de messages explose alors que leur qualité implose » dit Monique Atlan. La parole est ainsi devenue « une arme de destruction massive », et l’incitation à la haine de plus en plus fréquente.  On assiste à une surenchère de la vindicte, et à l’expression d’une « jouissance noire »[10] de vouloir s’exprimer à tout prix, sur tout, et de vouloir condamner hors de tout procès. Or le lien d’humanité repose probablement sur la parole, sur cette structure langagière qui nous est propre et qui nous permet en principe d’échanger réciproquement entre égaux…. Une détérioration de cet acte de parole entre humains signifie par conséquent  une attaque qui est commise contre ce lien humain qui fait politique et société. La crise de la parole à laquelle nous assistons - via les réseaux sociaux qui amplifie et «viralise » ces paroles empoisonnées - est donc inquiétante.  La parole s’est certes « libérée », mais elle s’est aussi considérablement démonétisée en charriant avec elle les injures, les calomnies, le harcèlement, les menaces,jusqu’aux actes les plus terribles du lynchage et de la mort réelle. Nous nous exonérons de plus en plus de la responsabilité de nos paroles, comme si elles ne s’adressaient pas véritablement à une ou des personnes, mais témoignaient seulement d’un besoin narcissique d’expression, prolongement immédiat d’une impulsion première à exister coûte que coûte… Il est vrai que la communication sur les réseaux s’y prête bien : l’émetteur est anonyme et le récepteur plus ou moins  évanescent… Bien difficile dans cette configuration de développer une quelconque empathie…

La liberté de penser entravée par les oppositions binaires

Une autre dimension de cette « parole libérée » est en effet l’enfermement dans des positions binaires… Si la parole se libère, c’est probablement aux dépens de ce qui fait la force de la pensée, sa propre  liberté. Celle-ci est souvent entravée et réduite à des oppositions caricaturales : comment déployer sa pensée entre les cyniques et les bobos, les professionnels de la rébellion (ils sont très nombreux aujourd’hui !) et les partisans du « oui-oui », entre le politiquement correct ou la bien-pensance et la pensée de caniveau, le conformisme béat et le dénigrement systématique, entre « la voix de son maître » et les fake-news ou autre complotisme. Ce n’est pas non plus la « langue de bois » des politiques et leurs fameux « éléments de langage » qui nous permettront de sortir de cette insignifiance…

L’ère de « l’infotainment »[11] : une information pré-mâchée qui ne favorise pas l’esprit critique

La binarité des propos est évidemment en lien direct avec  le recours massif aux nouveaux médias, en particulier utilisés par la jeunesse d’aujourd’hui. Qualifiés « médias d’infotainment » par certains, ils vulgarisent et rendent concis à outrance l’information. Leur succès est tel que toutes les grandes rédactions se dotent désormais d’une cellule pour en produire. Mais le risque est le suivant : la digestion d’une information pré-mâchée et déjà distillée ne prédispose pas à l’esprit critique. La lecture d’un tweet, d’un titre d’article doit désormais suffire pour être informé, et remplace la lecture de la presse quotidienne ou hebdomadaire. Nous pouvons ajouter également que cette communication médiatique impose le règne de l’image qui souvent exerce une emprise[12] sur l’inconscient. La radio qui continue à produire de l’information au-delà des nouvelles, notamment sur le service public (France inter, France info, France Culture), n’est que peu écoutée par les jeunes générations. S’il est vrai que notre principal outil de communication devient notre téléphone, nous risquons fort d’assister à une désintellectualisation du débat, en particulier en politique.Méfions-nous de la dictature du sentiment et du point de vue instantané…. Un tel contexte informationnel privilégie les analyses « court-termistes » et les discours démagogues, plus aptes à être résumés en quelques caractères. A travers ces formes édulcorées d’écrits, c’est l’écrit lui-même qui tend à disparaître au profit d’une forme bâtarde beaucoup plus proche de l’oral.

L’ère de la post-vérité ?

Les « fake-news » et le complotisme constituent un autre affront à la pensée. Lorsque tout se vaut sur le marché des opinions, sans que la question se pose  de distinguer celles qui sont solidement arrimées aux faits, et les autres, alors c’est le processus de pensée dans son ensemble qui est menacé. Même la pensée scientifique est mise en cause dans certaines circonstances (au moment de la pandémie par exemple) à partir du moment où elle n’est pas capable d’offrir une réponse claire et définitive au problème en suspens. Tout se passe comme si désormais le marché des idées se substituait en lieu et place à la fabrique de la pensée.

Et ChatGPT arriva : va-t-on lui déléguer nos capacités de réflexion et d’analyse ?

Le robot conversationnel Chat GPT est maintenant capable de faire des recherches, résoudre des problèmes, rédiger des textes, converser avec nous… On peut lui incorporer d’autres technologies, et ce robot devient actuellement le bijou technologique le plus emblématique de L’IA. Nous n’allons pas développer ici en quoi cette performance basée sur le calcul algorithmique – un fonctionnement qui repose sur le traitement statistique et probabiliste d’une base de données textuelles très impressionnantes, et qui permet de juxtaposer des textes les uns aux autres avec un semblant de cohérence -  n’ait pas véritablement de la pensée. Mais la question que nous devons nous poser est la suivante : malgré la médiocrité de cette apparence de pensée (sur une dissertation de philo type bac, une expérimentation mettant aux prises Raphaël Enthoven  et Chat GPT, le premier obtient 20, le second juste la moyenne ; il est vrai qu’il répond en quelques minutes, alors que le philosophe dispose d’une heure…), devrons-nous nous reposer de plus en plus sur un tel outil, et donc transférer sur lui nos capacités de pensée ?C’est sans doute le sens de la demande d’un millier de personnalités et chercheurs qui réclament un moratoire de façon à établir des protocoles de sécurité partagés concernant le développement, la conception et l’utilisation de l’IA. A l’échelle scolaire, il est plus que probable que l’outil soit utilisé massivement par les élèves, le travail de « copié-collé » de ChatGPT étant considérablement plus performant que la moyenne ! Il peut y avoir là quelque chose de dramatique pour l’avenir de la pensée. Pourquoi ? Parce que nous savons aujourd’hui que le fait de lire et d’écrire est déterminant pour l’exercice d’une pensée véritable. Voilà ce qu’en dit par exemple Anne Alombert, autrice de « Schizophrénie numérique »[13] : « quand on délègue un certain nombre de fonctions, par exemple écrire un texte. Ça veut dire tout simplement qu'on ne s'entraîne plus à écrire. Or, il se trouve qu’écrire, c'est aussi penser d’une certaine manière, mettre en œuvre toutes sortes de fonctions cognitives et intellectuelles, par exemple la mémoire, puisque on va se souvenir de certaines choses qu'on a lu ou entendu. On mobilise aussi des techniques d'argumentation diverses et variées qui sont des techniques qui nous permettent de penser. »



[1] « Il faut s’adapter. Sur un nouvel impératif politique »,Barbara Stiegler

[2] Lire son séminaire « De la radicalisation de la Modernité à la crise de la démocratie », 2015. Les deux autres piliers sont la patrimonialisation  du passé et la médiatisation du présent.

[3]Ibid

[4]Ibid

[5] Lire à ce sujet le livre de Cynthia Fleury, « Ci-gît l’amer »

[6] Cf. café philo le 22 octobre à la Scène de Bayssan : « La liberté d’expression et ses limites »

[7] Marcel Gauchet

[8]Obs n° 3074 de septembre 2023

[9] Lire le livre récent de Roger-Pol Droit et Monique Atlan « Quand la parole détruit ».

[10] Terme utilisé par Monique Atlan, journaliste, lors d’une interview sur France inter

[11] Terme obtenu par contraction d’information et de « entertainment » (divertissement). Il s’agit de traiter l’information en utilisant les procédés du divertissement. 

[12]« Le stupéfiant image », titre d’un livre de Régis Debray)

[13] Elle est maître de conférence à l’Université Paris 8