"Que pour bien agir, il faut agir à propos."

vendredi 9 septembre  2017 17H45 à la Maison du Malpas

Le sujet 

Que pour bien agir, il faut agir à propos. (Montaigne)

 

 

PRESENTATION DU SUJET

 

 La simplicité de la formule saute aux yeux : à peine à la hauteur d’un concept, plutôt  émanation d’une sagesse populaire dont nous pourrions avoir tendance à négliger la  teneur… Ce serait une erreur grave : même si elle ne donne pas facilement prise à la  philosophie tant elle apparaît un peu terne et sans arête, elle nous dit l’essentiel sans  doute concernant ces deux dimensions essentielles de l’action que sont l’éthique et la  stratégie. Le rapprochement de cette phrase à la fois de la sagesse pratique  aristotélicienne, et de « la voie » (tao) frayée par les lettrés chinois, si bien analysée  par François Jullien, peut nous permettre de mieux la saisir… Mais en quoi entre-t-elle  en tension avec la conception habituelle de l’action qui parcoure l’histoire de notre  pensée ? Doit-on opter pour l’un des termes de l’alternative ? L’idée grecque  du  « kaïros » n’ouvre-t-elle pas la possibilité d’une synthèse ?
 
 
 
 
 
 

 

Ecrit philo

 

« Que pour bien agir, il faut agir à propos ». Montaigne (Les Essais)

Cette phrase extraite des Essais de Montaigne fait écho à une autre formule célèbre du philosophe : « Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est de vivre à propos » (Montaigne). L’extension de l’agir au vivre ne change pas le propos, mais l’expression « vivre à propos » devient à elle-seule une philosophie de l’existence, au-delà d’une stratégie de l’action. Comme l’a bien montré François Jullien, la simplicité et la familiarité de la formule saute aux yeux : elle accède à peine à la détermination du concept, et la modestie du prédicat « vivre à propos » contraste avec le superlatif de son sujet « grand et glorieux chef-d’œuvre ».Prédicat « à peine construit, plat, sans arête ». En deça du classique « bien vivre » antique, d’une quelconque préférence pour l’hédonisme, le stoïcisme, l’épicurisme, ou même le scepticisme, c’est la fluidité et la variation des positions qui sont ici suggérées. L’éclectisme de Montaigne est bien connu : il cherche à combiner en fonctions des circonstances de la vie ou des thèmes abordés des positions variables. Avec une telle préconisation, nous sommes proches d’une forme de « sagesse populaire » qui ne donne pas facilement prise à la philosophie, et dont le crédit théorique est spontanément négligé, ne revendiquant aucune école, ni aucune éthique explicite. Ce « positionnement » face et dans l’existence semble rejoindre celui qui a été développée par la pensée chinoise traditionnelle et que l’on peut caractériser d’un mot, celui de « disponibilité ». Nous essaierons d’expliciter cette orientation, telle qu’elle a été amplement commentée par François Jullien, dans la dernière partie de cet écrit. Mais commençons par revenir et expliciter le sens de cet « agir à propos », et ses différentes dimensions. Car il s’agit précisément de dépasser la difficulté à laquelle cette formule presque lapidaire nous confronte : la difficulté pour la philosophie de se saisir d’unetelle formule  qui nous décrit simplement une forme de congruence qui fait la vie.

Quelques précisions de vocabulaire. Action éthique ou stratégique ?

Il n’est pas inutile de rappeler que « propos » vient de « proposer », d’après le latin « propositum », dessein : ce que l’on se propose de faire, le but que l’on se fixe (Larousse). Nous retrouvons ce sens dans l’expression « mon propos est de », celui d’ « intention ». Mais le sens de la présente formule « agir à propos » est celui d’une action opportune, l’action qui convient au moment qui convient. « L’esprit d’à propos » désigne pareillement la qualité de quelqu’un qui dit ou fait les choses opportunément, qui manifeste de la présence d'esprit.

Arrêtons-nous un instant sur cette proposition de Montaigne : agir « à propos » est le contraire de agir « mal à propos », c’est-à-dire de façon malséante, déplacée, mais aussi éventuellement erronée et inefficace. A l’inverse agir à propos est le signe d’une action juste, mais plutôt dans le sens d’ajusté, de justesse. Nous pouvons distinguer déjà deux dimensions de l’action qui ici apparaissent étroitement imbriquées : une dimension éthique où il s’agit de savoir ce qui est fondamentalement bon pour moi et pour les autres ; et une dimension davantage stratégique où il s’agit de se demander quelles sont les conditions d’une action réussie ou qui connaît le succès : l’efficacité et l’habileté semblent dans ce cas des valeurs plus importantes que la finalité de l’action. Dans la pensée grecque, c’est la « métis », l’intelligence rusée[1], qui semble remplir cette fonction, et les actions d’Ulysse, l’homme « aux mille tours », en est l’exemple même. Il faut ajouter que ce qui est utile à un moment donné ne l’est plus à un autre…Aristote et sa notion de « phronésis », traduite aussi bien par « sagesse pratique » que par « prudence » (mais dans un sens précis, différent du sens actuel de ce mot), nous permet de réunir en un tout ces deux dimensions. Phronésis : « la science de ce qui est à vouloir et à éviter », qui se distingue nettement de « sophia », la connaissance des choses d’ordre théorique[2], qui à elle seule n’entraîne nullement la première, comme le montre aux yeux de tous la chute de Thalès dans un puits[3]. La pensée de la première doit précisément conduire à l’action adéquate. Continuons avec Aristote de décliner cette fameuse sagesse pratique…

Prudence, sagesse pratique, et « kairos »

Rien mieux que cette affirmation aristotélicienne permet de préciser les différents sens que peut prendre « l’agir à propos » de Montaigne : pour Aristote l’agir opportun doit s’évaluer selon trois directions : en vue de la fin qu’il faut, de la façon qu’il faut, et quand il faut. Autrement dit, la finalité de l’action (pour quoi ?), ses modalités ou ses moyens (comment ?), le moment choisi (quand ?). Nous voyons ici qu’il serait illusoire de vouloir séparer – dans le domaine de la sagesse pratique – éthique et stratégie. Les dimensions décrites sont en partie inséparables l’une de l’autre. Cependant, Aristote distingue conceptuellement le prudent de l’habile : l’habileté concerne les moyens jugés les plus efficaces, indépendamment de la qualité de la fin ; alors que la prudence en est soucieuse, en tant que reprise éthique de l’habileté, orientée qu’elle est vers le bien. Aristote nous convie à considérer les hommes qui nous fournissent des modèles dans l’histoire et à examiner la manière dont ils agissent, de façon à pouvoir définir ce qui caractérise « l’homme prudent ». Il s’agit d’un savoir lié aux circonstances et à la singularité d’une situation donnée. En matière d’affaires humaines en effet, la nécessité laisse place à la contingence, et nous devons à chaque fois faire preuve de circonspection face à la variété des situations rencontrées où les réponses ne sont jamais les mêmes. Seule l’expérience peut conduire à des délibérations fructueuses quant à la meilleure réponse choisie, de façon à trouver les bons moyens en fonction des fins que je me suis prescrit. En ce sens la prudence ne désigne pas une sorte de tiédeur pusillanime[4], mais une forme de pragmatisme face à la finitude de notre monde sublunaire. Caractère contingent et incertain du monde des hommes, mais donc aussi possibilité de déployer librement l’activité humaine, affranchie de la volonté divine ou du destin. Nous ne sommes plus dans un domaine où les propositions s’enchaînent démonstrativement, mais dans une délibération où l’expérience joue un rôle déterminant pour choisir l’action juste. Le prudent est ainsi en difficulté pour transmettre un tel savoir d’expérience, en dehors d’un savoir général valable dans toute situation. Nous sommes ainsi en présence d’une sorte d’intelligence pratique, rusée, multiforme, où le « kairos »[5] peut prendre toute sa dimension.La question temporelle du « kairos » est en effet centrale dans cet « agir à propos ». L’agir « comme il faut » semble secondaire par rapport à savoir agir « quand il faut », au moment opportun. Montaigne nous invite à concentrer notre attention sur cette dimension de l’occasion, du bon moment, de l’instant opportun.

Eric Fiat[6], lors une intervention dans le cadre de l’Espace Ethique Alzheimer[7], en direction des soignants, insiste sur cette dimension du kairos à propos de l’annonce de la maladie que les soignants doivent faire au patient et à sa famille. Ce qu’il dit semble pouvoir s’appliquer à l’opportunité de telle ou telle action en général : il met en particulier en garde contre un protocole, une procédure, une routine qui passeraient à côté de la singularité du malade et de la situation dans laquelle il se trouve. Ce qui est visé ici, ce sont les dangers de l’approche strictement rationnelle, mais aussi de l’habitude, et souvent de l’une et de l’autre réunies. Non pas que l’une et l’autre ne soient pas nécessaires dans bien des situations, mais notoirement insuffisantes dans la mesure où elles peuvent nous faire rater la dimension d’évènement propre à toute situation singulière. Nous avons vu avec Aristote que dans la gestion des affaires humaines le seul raisonnement démonstratif était en partie impuissant. La déontologie kantienne et sa maxime universelle ne peut suffire : le savoir, l’énoncé de la vérité seraient sensés primer sur toute chose… or il n’en est rien : Benjamin Constant a ici raison contre Kant quand il montre que c’est parfois très dangereux de dire la vérité, et qu’il y a dans certains cas un devoir de mentir…[8]Il ne suffit pas de savoir pour être meilleur, et d’autre part, le désir de ne pas savoir peut être légitime. Quant à l’habitude ou à sa forme extrême la routine, il est certes souvent utile de pouvoir faire des choses sans y penser vraiment, comme si nous étions mus par une « seconde nature »[9], un peu comme par instinct : c’est souvent une économie de temps et d’énergie[10], mais aussi une protection contre les affects qui risquent de venir me percuter[11]. L’effet produit est alors la « normalisation » du pathétique d’une situation. Alors que la conscience est nulle dans l’instinct, elle est endormie ou annulée dans l’habitude (ce qui n’est pas la même chose puisqu’elle est susceptible de se réveiller…). Toute liste préprogrammée de choses à faire risque pourtant de s’avérer inopérante là où prime l’irréductibilité d’une situation unique et singulière.  La vieille « phronésis » grecque et le kairos sont décidemment toujours à l’ordre du jour : il faut saisir l’occasion opportune, propice. « Avant l’heure, c’est pas l’heure ; après l’heure, c’est pas l’heure ». Il en va de même dans les actes d’amour : beaucoup de nos chagrins adolescents proviennent du fait que nous n’avons pas su faire ce qu’il fallait au bon moment. L’adolescent laisse souvent passer l’occasion ou au contraire précipite les choses… Attention aussi à la « check list» en amour, qui montre l’ignorance de la singularité du partenaire…Jankélévitch nomme ce moment « l’apparition disparaissante » ou » la disparition apparaissante »[12]. Le kairos est le résultat de la rencontre entre deux temporalités différentes. L’occurrence peut apparaîtreet la conscience roupiller… L’occasion ne suffit pas, elle vient et nous fait des offres de service : elle nous apporte des chances inédites, mais elle est souvent subtile, difficile à saisir, peut tenir à un battement de paupières. Et ma conscience n’est pas toujours en état de la recevoir, disponible. Le kaïros implique la coexistence de circonstances fortuites et de  sagacité personnelle. L’occasion est à saisir avec tact car elle n’est pas une science exacte et il y a toujours possibilité de rétractation. C’est un moment de coïncidence de deux temporalités hétérogènes. Une heureuse simultanéité. La musique peut également bien illustrer cette dimension : la mélodie n’est-elle pas la science de tels accords opportuns qui se trouvent parfaitement là où ils doivent se trouver ? En dehors du contexte dans lequel ilprend place, le même accord perd toute valeur[13]. L’occasion est une sorte de « grâce », mais nous devons être d’une certaine façon dans un « état de grâce » nous aussi pour s’en saisir… Cela nécessite une conscience en éveil, la mobilisation de récepteurs ultra-sensibles. A l’inverse, la gaffe, les bévues, les maladresses temporelles. Il y a d’incorrigibles gaffeurs (professionnels de l’anachronisme) et des stratèges géniaux.  Certains ont en effet du talent pour capturer l’instant décisif… D’autres sont soit dans la précipitation (les émotifs), soit dans une trop grande lenteur (les indécis). C’est dans un tel contexte que nous pouvons comprendre le rôle de la patience et d’une certaine lenteur, qui extraites de ce contexte, n’ont plus grand sens.

La « prudence » selon Montaigne et Aristote. L’éthique de Montaigne[14]

Certains commentateurs de Montaigne refuseraient véhémentement cette filiation de Montaigne avec Aristote, mettant au contraire l’accent sur le scepticisme de celui-là par rapport à toute sagesse pratique. Ils vont ainsi radicaliser la différence de ces deux auteurs concernant la vision qu’ils peuvent avoir de la « prudence ». Suivons-les un moment, même si c’est pour les quitter rapidement : cet écart nous permettra de mieux comprendre la spécificité du « bien agir » montaigniste par rapport à l’aristotélicien[15]. Comme souvent chez Montaigne, nous trouvons deux usages différents du terme de « prudence ». Elle est tout d’abord considérée comme inutile (au sens aristotélicien précédent) face à la puissance de la fortune et la fragilité de toute entreprise humaine : « Vaine est l’entreprise de celui qui présume d’embrasser et causes et conséquences, et mener par la main le progrès de son fait. ». En matière de connaissance comme d’action, la pensée sceptique de Montaigne le conduit à penser que l’homme n’a pas plus de prise sur l’une que sur l’autre. Il suffirait donc de « se laisser rouler au vent », porté par le mouvement de la fortune. D’où une opposition à première vue radicale avec Aristote pour qui nous avons toujours la possibilité de délibérer, concernant les affaires humaines, pour décider de ce qui est le plus juste. Silvia Giocanti[16] va même jusqu’à parler à propos de Montaigne d’une philosophie de « la lâcheté, la nonchalance ou la mollesse »… Pourtant Montaigne s’inscrit aussi dans une tradition moraliste et développe dans les Essais une véritable philosophie de la prudence. Son scepticisme, proche chez cet auteur d’une expérience existentielle du chaos et du néant (d’un monde en mouvement perpétuel, changeant et divers), ne débouche pas sur une pensée du renoncement au savoir et à l’action.  Il a beaucoup de considération pour le savoir, qui selon lui « élargit l’âme », et considère que l’articulation entre savoir théorique (« vitacontemplativa ») et savoir pratique (« vita activa »)  est nécessaire et fructueux, critiquant par là-même un savoir qui ne serait que pure érudition, ne nous aidant pas à « bien penser » et à « bien faire ».  La plus haute prudence serait de savoir conserver son intégrité au milieu des sollicitations du monde et des contingences de l’histoire, notamment lorsque nous nous préoccupons de gestion des affaires publiques. Car il y a toujours un risque important de s’y perdre. Il faut en effet  savoir ne pas s’impliquer dans les offices publics au point de compromettre la part la plus intime de son être (Essais « De la solitude », et « De ménager sa volonté »). Car pour Montaigne l’amour de soi, ou l’amitié que l’on se doit à soi-même (c’est pour lui la même chose) est le sommet de la sagesse humaine, « la plus grande chose du monde » : « sachant exactement ce qu’il se doit », l’homme trouve ainsi dans cet exercice la bonne pratique vis-à-vis des autres hommes et du monde, et contribuera « à la société publique des devoirs et offices qui le touchent ». Cette règle doit permettre un juste partage entre ce que nous nous devons et ce que nous devons au public. En effet il ne s’agit pas pour lui de négliger ce dernier, mais de permettre une sollicitude dépassionnée à son égard. Montaigne évoque souvent à ce sujet son expérience de maire de Bordeaux en montrant qu’il a endossé des charges publiques « sans (se) départir de (soi) de la largeur d’une ongle, et (se) donner à autrui sans (s)’ôter à (soi) ». Cette sollicitude dépassionnée envers les affaires publiques, ce « compromis entre l’utile et l’honnête », est la seule façon selon Montaigne pour se tenir à l’écart des haines de son temps (haines religieuses en particulier virulentes à son époque), rester en paix avec son voisinage, et finalement conserver sa liberté indemne au milieu des guerres civiles. « Je regarde nos rois d’une affection simplement légitime et civile…. La colère et la haine sont au-delà du devoir de justice, et sont passions servant seulement à ceux qui ne tiennent pas assez à leur devoir par la raison simple. ». Il est on ne peut plus précieux de savoir préserver notre « arrière-boutique toute nôtre … en laquelle nous établissons notre vraie liberté et principale retraite et solitude ».Pour revenir à la conception que se fait Montaigne de la prudence, nous pouvons rapprocher celle-ci de celle qui est développée par Machiavel. Tout d’abord, il n’y a pas chez Montaigne cette « mollesse » ou cette « nonchalance » que certains lui ont reprochées, mais une juste économie de l’effort afin de le dépenser à juste escient. Comme Machiavel[17], il pense que « la fortune est l’arbitre de la moitié de nos actions. », même peut-être un peu plus selon lui, qui pense que l’on a souvent tendance à surestimer notre pouvoir personnel et à lui attribuer les effets de la « bonne fortune ». Il ne sert à rien de s’agiter inutilement en permanence, mais il faut guetter les rares moments propices. Nous retrouvons bien sûr l’idée du « kaïros ». La prudence est tissée d’attente, de vigilance et de circonspection (retenue dans sa conduite et ses actions). On ne doit pas trop faire confiance dans cette « prudence » et sa puissance infaillible sur les choses (en cela Montaigne est plus proche de Machiavel que d’Aristote), mais en revanche, il est préconisé d’acquérir autant que possible la maîtrise du peu qui dépend de nous (Montaigne retrouve ici le credo stoïcien).  Si nos discours et nos jugements dépendent en partie du hasard, notamment parce qu’ils sont fortement dépendants de la médiation des passions, ils peuvent être davantage maîtrisés, précisément par le biais de la modération de ces dernières. Comme chez Machiavel, l’homme prudent n’est pas seulement diligent, zélé et sérieux[18] mais aussi habile et rusé[19]. La référence à la « métis » grecque, cette intelligence d’un genre particulier, rarement explicitement évoquée dans le logos aristotélicien, est bien présente chez Montaigne. Mais cette prudence, contrairement à la prudence aristotélicienne qui est une disposition de l’âme à énoncer le vrai, est chez Montaigne une sagesse faillible qui n’échappe pas à la contingence, consciente de ses limites et modeste sur sa capacité à produire du résultat ainsi que sur sa puissance de maîtrise du monde. Cependant, elle renvoie à un authentique travail sur soi-même dans l’exercice constant du jugement, bien loin de l’indifférence ou d’une quelconque forme de nihilisme. Le Pyrrhon[20] de Montaigne  se rapproche de Socrate : le monde n’est certes plus soumis au fatum et à la cohérence faits pour l’homme, et qui trouveraient un sage déjà prêt, tels que  les stoïciens en rêvent, mais l’homme doit être capable, dans ce monde désormais privé de Zeus, et qui était idéalement et totalement prévisible, de retrouver une certaine cohérence à travers la droite règle du jugement et du comportement. Il s’agit en réalité d’une forme de stoïcisme débarrassé de la cosmologie stoïcienne, résolument « moderne », qui s’inscrit dans un monde du tragique et du désordre.

Le « kaïros », le « clair-obscur », l’intuition, et le « tragique »

Pour conclure sur la question du bien agir, nous pouvons retenir avec Eric Fiat quelques dimensions qui semblent le  favoriser : l’importance d’être en capacité de « saisir le « kaïros » par les cheveux »quand il passe, et la conscience en éveil, l’attention active, la sagacité qui en sont inséparables.

La disposition à privilégier le clair-obscur à la pleine lumière. La vie ne se déroule jamais en pleine lumière, et il y a une sagesse du « clair-obscur », qui consiste certes à s’acheminer vers la lumière, mais en sachant qu’elle n’est pas de ce monde, et en n’exagérant pas la confiance que nous pouvons lui porter, sous peine d’être davantage aveuglé qu’éclairé… Sans pour autant bien sûr négliger le raisonnement, ni pratiquer la dénégation qui consisterait à ne pas vouloir voir…Michel Maffesoliradicalisant ce propos parle à ce sujet d’une « sagesse dionysiaque »qui, refusant de séparer les ténèbres et la lumière, et cette forme de dualisme qui refuse ce qu’il appelle « l’entièreté de l’être », adopte une stratégie d’intégration qui vise à reconnaître la dimension structurelle du mal, et à épouser le réel tel qu’il est. On voit qu’une telle sagesse débouche à tout le moins sur une science du compromis qui accepte homéopathiquement de composer avec la « part du diable »[21]. Ainsi, il serait contre-productif de prétendre tout éclairer ou « enlever tous les plis » de l’opacité du monde.

Troisièmement, il ne faut pas négliger l’intuition dans l’acte de juger, son caractère brutal et fulgurant nous amenant parfois à passer directement à la décision d’agir avant même la délibération. L’intuition et le raisonnement ne sont d’ailleurs pas antagonistes, l’intuition pouvant rassembler et condenser en un seul instant un raisonnement non explicité mais non moins présent.

Enfin, nous devons être prêts à affronter le tragique et à considérer que nous vivons dans un monde dont le sens n’est pas donné. Ainsi nous sommes souvent confrontés à des moments de notre vie « où on ne peut ni ne peux pas »[22], c’est-à-dire partagés voire écartelés entre des réponses toutes insatisfaisantes dans l’absolu. Toutes les tragédies sont fondées sur ce drame de l’indécidabilité : Antigone entre la loi de la cité et son devoir vis-à-vis de son frère, Rodrigue entre son amour pour Chimène et l’honneur de son père Don Diègue[23]…etc.  Nous touchons là un des problèmes cruciaux que toute éthique est amené à se poser : les conflits de valeurs ou de devoirs. Une morale universelle capable de prescrire immanquablement l’action morale adaptée à chaque situation déterminée serait l’idéal… mais il n’en va pas ainsi ! Le fait que nous ne puissions pas établir une hiérarchie des valeurs valable dans toutes les situations concrètes – par exemple entre la sécurité, la liberté, la légalité, la solidarité…etc. – ne signifie pas que ces valeurs ne sont pas universelles mais que dans chaque situation concrète nous devons prendre en compte sa singularité (qui n’est pas la même chose que sa particularité) afin de prendre la décision la mieux ajustée. C’est ce qui justifie pour Ricoeur[24] une « sagesse pratique »[25], une des deux branches principales de l’éthique telle qu’il la définit, celle qui consiste en aval à s’occuper d’insérer les normes dans des situations concrètes, compte-tenu de l’inévitable conflit de valeurs qu’elles génèrent. L’éthique peut ainsi apporter légitimement un correctif à la règle générale, comme le montre bien Aristote. Il observe en effet : « La raison en est que la loi est toujours quelque chose de général et qu’il y a des cas d’espèce pour lesquels il n’est pas possible de poser un énoncé général qui s’y applique avec certitude ».C’est le fondement de la supériorité de l’équitable sur le juste. Ricoeur parle lui du caractère contextualiste, culturellement et historiquement déterminé, des estimations morales. La sagesse pratique nous conduit souvent à des tentatives de compromis et/ou de conciliation par rapport aux différents types généraux de valeurs, comme par exemple les obligations que nous avons avec des personnes ayant des liens particuliers avec nous, les valeurs centrées sur la communauté au nom de son bien commun, ou encore les valeurs dites « perfectionnistes »[26].  

Une conception qui conceptualise et radicalise à la fois la perspective de l’agir à propos : le « kaïros » et la pensée chinoise du Tao[27]

Nous voudrions terminer en montrant comment deux conceptions de l’agir s’affrontent entre la vision chinoise et la vision occidentale. L’occasion, qui est en quelque sorte à l’intersection de ces deux conceptions, est déclinée cependant de façon différente selon ces deux points de vue, le kaïros grec est en quelque sorte détourné et radicalisé par la pensée chinoise pour s’étendre finalement à la globalité processuelle qui constitue l’action.

Le schéma du modèle contre l’idée de processus et de « potentiel de situation »

Pour aller à l’essentiel, le schéma du modèle domine la pensée occidentale[28] : celui d’une forme idéale projetée sur le monde qui fixe le but à atteindre par l’intermédiaire d’un plan d’action que nous devons mettre à exécution pour donner à la réalité la forme souhaitée. Nous retrouvons ici également la problématique du projet. La science elle-même est une entreprise de modélisation, dont la technique est l’application pratique chargée de transformer matériellement le monde. La question qui se pose étant de savoir si l’efficacité d’un tel modèle attesté au niveau de la production (poesis) se confirme dans le domaine de la gestion des situations et des rapports humains (praxis). Aristote est peut-être le premier à avoir bien conscience de cette différence : la rigueur scientifique quand il s’agit des choses doit laisser place à une grande part d’indétermination lorsqu’il s’agit des affaires humaines, marquées par la contingence. Nous ne reviendrons pas sur cette « phronesis », capable de délibérer en l’absence de nécessité, et qui ne peut par conséquent pas être une science. Elle vise à l’action et non à la production. Cependant, fondamentalement, le primat de la connaissance sur l’actionet le rapport théorie/pratique, sont les présupposés ou les « impensés » de la pensée occidentale. Le sage chinois (taoïste comme confucéen), plutôt que de dresser un modèle qui serve de norme à son action, est porté à concentrer son attention sur le cours réel des choses et de chercher la meilleure manière de s’y engager. Il cherche ainsi à s’appuyer sur « le potentiel inscrit dans la situation », en se laissant porter par son déroulement. Je dois compter sur ce qu’implique ce potentiel, et la manière dont je parviens à l’exploiter, plutôt que par une action spectaculaire et séparée de ce cours. Mon investissement personnel sensé s’imposer au monde est beaucoup moins important que la façon dont je suis capable de m’appuyer sur l’énergie propre à telle situation déterminée. « Avec peu d’effort, on peut remporter beaucoup d’effet ». Plutôt que de planification, le véritable stratège doit s’illustrer par sa disposition à évaluer la situation, à supputer les facteurs en présence, favorables ou défavorables. Celle-ci a particulièrement était décrite par les traités de stratégie de guerre dans la Chine traditionnelle. Enfin dans la voie tracée par l’alternative européenne prévaut le rapport moyens-fin : d’un côté l’éventail des ressources, outils, étapes nécessaires etc., et de l’autre l’horizon qui est le terme et le but (« telos » en grec). L’efficacité réside dans l’adéquation entre la fin et les moyens employés. Nul plan projeté au contraire sur le cours des choses dans la perspective chinoise, nulle « application » du modèle. Il n’y a pas de terme perçu à l’avance qui ordonnerait la démarche et nous guiderait dans le cheminement. En ce sens-là, et malgré la distinction opérée par Aristote entre la connaissance et la sagesse pratique, le « prudent » reste celui qui sait délibérer sur les moyens en vue d’atteindre une fin donnée… Le stratège chinois, lui, à partir d’une évaluation des facteurs et variables qui définissent la situation et son potentiel, va exploiter le plus possible celui-ci au travers des circonstances rencontrées.Autant les moyens apparaissent comme toujours plus ou moins artificiels et plaqués sur la situation, sorte d’échafaudage susceptible de s’effondrer, autant les penseurs chinois insistent sur la légitimité du résultat attendu, dès lors que la situation y porte, l’effet découlant naturellement et allant de soi.  La stratégie consiste précisément à faire évoluer la situation de façon telle que l’effet (ou la conséquence) résulte de son potentiel accumulé. Cette logique du processus s’oppose ainsi à la logique du modèle occidental. C’est la question de l’action même, ou d’un agir spécifique, qui s’en trouve remise en question : le fait de concevoir l’action comme une entité propre, isolable, et qui serve d’unité de base à la conduite, semble très hétérogène à l’idée d’une trame ou d’un cours ininterrompu, cours de la nature et de la conduite tout à la fois, tao humain et tao du monde…Il y a, dit Jullien, un véritable « mythe occidental de l’action » : Dieu fait exister le monde par un acte créateur, le propre du héros est aussi de marquer le monde de son empreinte par l’action. Epopées, tragédies, le monde grec est rempli du récit d’actes mémorables… L’acte démiurge est au contraire éloigné de la pensée chinoise, qui n’a jamais imaginé la création du monde de cette façon aussi spectaculaire… pas plus d’épopées ou de théâtre dans l’antiquité chinoise. Elle n’a pas choisi d’interpréter le réel en termes d’action, mais sous l’angle d’une transformation continue. La conduite du sage doit continûment être « en phase » avec l’évolution des choses, et sans cesse adaptable. L’idée d’un agent de l’action qui ne subit pas mais au contraire choisit activement d’agir, s’appuyant sur un dualisme activité/passivité, n’est pas non plus présente dans la pensée chinoise : ce qui me porte n’est ni dû à moi, ni non plus subi par moi, mais plutôt passe à travers moi. La transformation qui opère est davantage trans-individuelle que dû à un sujet spécifique. Pour la tradition chinoise, l’action (au sens occidental) a du mal à être efficace : elle est toujours plus ou moins dans un rapport d’ingérence avec les choses, ne se départ pas d’une relation d’extériorité avec elles, et se trouve donc relativement en porte-à-faux avec le monde. Elle est arti-et super-ficielle, épiphénomène qui « se détache momentanément du cours silencieux des choses »[29]. A cela s’oppose la continuité de la transformation : le résultat finit par devenir évident sans avoir à se montrer, sans attirer le regard, par déploiement progressif. Par exemple l’ascendant du sage sur son entourage dont l’authenticité intérieure qui informe tout son comportement finit par « ébranler » et « transformer », sans qu’il soit nécessaire de « bouger » (dans tous les sens de ce terme, parler, récompenser, se mettre en colère…etc.) pour modifier la réalité. La formule de l’efficacité n’est pas de chercher à imposer un effet comme quand on agit, mais de « laisser advenir » c’est-à-dire de laisser l’effet s’imposer de lui-même, par sédimentation progressive. La transformation n’est ni locale ni localisable, elle est continue, progressive et globale, et passe longtemps inaperçue. Il n’y a plus dès lors un « évènement » qui ferait date et que l’on a l’habitude de dramatiser, donnant lieu éventuellement à une « histoire ». Nous pouvons mieux comprendre à partir de tout ce qui précède la signification véritable du « non-agir » prôné par les penseurs de la « voie » du tao, souvent mal interprétée : il ne s’agit nullement du simple envers de notre agir héroïque (valorisé dans tous les récits édifiants de notre culture) qui retournerait ce non-agir du côté du renoncement et de la passivité. Le « non-agir », bien loin de vouloir se dégager du monde, nous apprend comment s’y conduire pour y réussir. Nous trouvons cette phrase célèbre dans le Laozi[30] : « ne rien faire et que rien ne soit pas fait ».Dans cette perspective, l’action est perçue comme un activisme où le faire induit un « non-faire » qui travaille à l’encontre de ce qu’on fait. Nous focalisant sur tel aspect en mettant à exécution notre action, nous négligeons tout le reste, et surtout nous bloquons momentanément le réel, alors que tout nous montre que celui-ci est en évolution continue. Il s’agit au contraire d’en épouser le cours et de s’y conformer, afin de s’en servir. Nous devons donc « agir le non-agir », non pas s’abstenir de toute action (être inactif), mais éviter tout activisme, ne plus agir en fonction d’un plan arrêté, de façon ponctuelle et en forçant les choses, mais au contraire accompagner le réel durant tout son déroulement, qui n’est plus l’objet sur lequel je dois intervenir, mais un devenir dont  je suis partie prenante. J’agis dès lors sans plus l’affronter. Il s’agit en fait d’assister ce qui vient naturellement, de seconder la propension naturelle en favorisant son essor. L’image célèbre présente dans le Mencius[31] est botanique : il ne faut ni tirer sur les plantes pour les faire grandir (image d’une action directe), ni se dispenser de sarcler à leur pied pour les aider à pousser. Ni forcer la plante à croître, ni la délaisser…  La vertu qui est ici convoquée par cette « voie » n’est pas une vertu morale du devoir-être mais une vertu qui est de l’ordre de l’effectivité : « au sens d’une qualité qui rend propre à un certain effet »[32].La vertu ici est une efficience. En conclusion de ce « non-agir » - qui n’est pas le renoncement, comme nous l’avons montré, au contraire – nous pouvons observer qu’en l’absence de conditions prédisposantes dans la situation, le résultat sera toujours décevant, car « on ne pourra faire pousser un épi en hiver », si héroïque qu’on soit. Au contraire le résultat peut découler par simple immanence, si ces conditions y sont aménagées… 

En amont de l’occasion… Une conception de la transformation qui entend dépasser l’idée du kaïros

Nous souhaiterions montrer pour terminer : 1) que l’idée du kaïros ou de l’occasion peut nous permettre de récupérer une forme d’efficience mise en valeur par la pensée chinoise, et en accord parfait avec « l’agir à propos » de Montaigne, mais que 2) celle-ci est loin d’être compatible jusqu’au bout avec cette logique du kaïros.

L’occasion opère en effet la jonction entre « l’agir » au sens occidental et le « cours des choses » oriental : grâce à l’occasion offerte par le hasard, notre action peut s’insérer dans le cours des choses sans faire effraction. C’est cet « à propos » de l’acte qui garantit son effectivité. Temps favorable mais fugace aussi, « qui conduit au port » (celui du moment opportun). Entre « le pas encore » et « le déjà plus ». L’importance de cette occasion est affirmée tout au long de notre Antiquité, liée à l’acte efficace. Et cela, dans une grande variété de domaines.  Mais alors qu’elle est la chance qui s’offre au passage par un « heureux concours de circonstances » dans la pensée occidentale, elle s’inscrit dans le cours d’un processus déjà engagé où une potentialité s’actualise, l’intervention n’étant alors que le « coup de pouce » facilitant cette réalisation. Dans l’optique de la transformation, l’occasion n’est plus que l’aboutissement d’un déroulement, elle est le fruit d’une évolution « qu’il faut prendre à son départ, telle qu’elle apparaît » … « même si elle n’est que difficilement perceptible à son stade initial »[33].C’est la raison pour laquelle la réflexion stratégique chinoise reporte son attention du moment déclencheur de l’occasion à celui où s’esquisse déjà l’embryon du potentiel de situation dont le stratège pourra profiter pour aller plus loin, et d’où découlera progressivement le succès…  Ainsi, il s’agit de « prévoir l’occasion », qu’il s’agisse d’action de prévention du mal avant qu’il devienne incurable, ou d’une amélioration attendue. Mais là où il s’agit d’une prévision rationnelle dans la tradition occidentale –rationalisation de l’occasion à partir de raisonnements et de connaissances psychologiques, stratégiques, politiques…etc., selon une logique qui est celle du vraisemblable - l’art du stratège chinois consiste à déceler et détecter au plus tôt les moindres tendances qui sont portées à se déployer. Sans argumenter, conjecturer, construire quoi que ce soit, il décèle dans le présent ce dont il est gros, mais qui n’est pas encore apparu. Pour mieux définir les dispositions du stratège ou du sage chinois (c’est ici la même chose), c’est l’entière disponibilité qui le caractérise : jamais focalisé sur des idées ou des projets, il demeure délié de toutes fixations particulières qui le rendraient soumis à la partialité ou la rigidité, en même temps que d’un point de vue trop individuel. Ou plutôt il est capable d’élargir son point de vue individuel pour le rendre coextensif à la globalité des processus. Il faut comprendre qu’une telle approche est solidaire d’une conception du temps dans laquelle « le présent est une continuelle transition », et « le monde une perpétuelle variation ». Le temps n’est pas investide telles caractéristiques en occident. Machiavel lui-même fait référence à un temps hasardeux, pouvant emporter le mal comme le bien, un temps de l’innovation, du trouble et du danger, que seule l’improvisation peut avoir des chances de maîtriser. Nous faisons volontiers référence à la patience nécessaire, à la maîtrise de soi par rapport aux passions, au « mûrissement » nécessaire de l’action, et nous frôlons en cela la logique chinoise de la transformation, mais fondamentalement nous restons malgré tout dans celle du but et de l’action : avec la régulation chinoise, il n’est pas seulement question d’éviter la précipitation et d’attendre le mûrissement des desseins, mais de se garder de tout dessein projeté (d’où l’absence d’impatience) et d’épouser le temps du procès. Mais surtout la structure de l’occasion est différente : elle est accidentelle et fruit d’une rencontre hasardeused’un côté, alors qu’elle est de l’autre le produit d’un résultat processuel. Explicitons : dans le premier cas, l’occasion est la coïncidence ou le croisement de deux chronologies distinctes : l’instant d’une occurrence et celui d’une intervention. Habituellement, la disjonction est chronique ; l’occasion, elle, ou si l’on veut la conjonction que rend possible le « kaïros »,  est au contraire « exceptionnelle », mais aussi fugitive et sa durée minimale. Elle est également « unique »,« sans précédent ni réédition »[34], on ne peut s’y préparer ni après coup la rattraper… Comme le fait remarquer très justement François Jullien, Jankélévitch pressent en quelque sorte la logique de la pensée chinoise lorsqu’il tente de réfléchir sur la façon dont ou pourrait « desserrer l’urgence de l’impromptu » de l’occasion : « il nous faudrait épouser intimement la courbe de l’évolution novatrice : à défaut de délai, l’unisson nous rendrait peut-être la maîtrise de l’occurrence ».C’est précisément la voie développée par la tradition chinoise : accompagner le déroulement engagé en chacune de ses étapes jusqu’à son aboutissement. De fugitive et hasardeuse, l’occasion devient contemporaine de tous les moments de la transformation. Il y a bien rencontre mais le plus tôt possible et le plus près du départ du processus. Entre ce temps initial et l’occasion finale s’intercale tous le temps du procès, sur lequel on a prise et que l’on peut infléchir dans le sens souhaité. L’ « évènement » d’une occasion qui fait irruption en rompant avec la continuation du devenir (version occidentale) se dissout au profit de « l’émergence momentanément visible d’une transformation continue[35] ». L’occasion, compte-tenu de son exceptionnalité, est associée dans notre culture à l’audace de celui « qui ose ». Machiavel a fait de cette audace d’affronter la Fortune la vertu (« virtu ») par excellence, et l’action héroïque lui est indexée. La stratégie chinoise est totalement indifférente au contraire à l’héroïsme et à la gloire, puisqu’elle écarte l’extériorité, même méritoire, de l’action par rapport à la situation ; elle ne s’intéresse pas vraiment à « l’incandescence »[36] de cet instant captivant où tout est sensé se jouer, et pense bien davantage à l’évolution et au long terme…  Si l’imaginaire de l’occasion est associé dans notre culture à l’aventure, l’incertitude, l’audace et le courage (d’où la propension à la raconter), la pensée chinoise est beaucoup plus sensible à la question de savoir comment on peut le plus discrètement possible produire un effet qui se déploie de lui-même, en pure immanence, et avec le minimum de dépense possible…

Nous pouvons dire en conclusion qu’à la préoccupation  grecque du « telos » ou de la finalité, inséparable de ce que nous avons appelé avec François Jullien le schéma du modèle et de l’idéal à atteindre, la pensée chinoise oppose « l’être en phase », d’autant plus réussi que son adéquation (avec le potentiel de situation), non seulement n’est pas objet de visée, mais même se laisse oublier… L’être en phase est une disposition qui va même jusqu’à oublier sa propre finalité. « Quand on est plus affairé en se soumettant à des buts et que la vie en est désencombrée, c’est la vie qui d’elle-même et suffisamment (se) détermine… ». En ce sens, la phrase de Montaigne saisit remarquablement cette dimension de l’ouverture et de la disponibilité, et s’inscrirait donc plutôt dans cette orientation de la pensée chinoise (sans néanmoins la radicalisation présente dans l’image du « sage sans idée » (très présente dans le taoïsme). François Jullien nous prévient régulièrement que son travail de mise en vis-à-vis des deux formes de pensée n’a pas pour but d’en privilégier l’une aux dépens de l’autre, mais au contraire de faire naître à partir de leurs écarts des initiatives de penséesusceptibles de se frayer un chemin permettant de dépasser ces oppositions. Dans cette perspective, la notion de kaïros ne peut-elle pas revêtir une importance particulière ? Nous voyons bien en effet comment, dans la manière dont elle peut articuler la dimension de l’être en phase avec celle du projet, elle peut nous indiquer des jalons dans cette direction. Car ne nous y trompons pas : la pensée chinoise traditionnelle n’est jamais parvenue vraiment à penser le changement au sens de la Modernité, c’est-à-dire dans le sens politique d’une action humaine concertée visant l’autonomie, ou encore de l’existence d’un véritable « sujet politique », acteur de l’histoire aussi bien individuellement que collectivement. Pour cela la valorisation d’une action humaine capable de changer le cours des choses eût été nécessaire… Mais en revanche, seule la pensée du processus et de l’être en phase peut nous permettre de réunir les conditions d’une action efficace en prise avec un potentiel de situation, évitant la dramatisation mais aussi bien souvent « les feux de paille »… L’idée du « kaïros » nous semble parfaitement en adéquation avec ces deux exigences apparemment contradictoires…

 

                                                                                           Daniel Mercier, le 21/07/2017



[1] Détournement des difficultés par la ruse ; infiniment souple et déliée, peut avoir prise sur une situation sans cesse changeante, possède de grande capacité d’adaptation. Elle n’a jamais été vraiment théorisée par la pensée occidentale.

[2] Mais » « sophia » peut parfois recouvrir les deux sens…

[3]Dans le Théétète de Platon, à l’occasion d’une digression sur le difficile statut du philosophe dans la cité, Socrate relate une anecdote devenue célèbre, celle de Thalès contemplant les astres et tombant dans un puits, suscitant le rire d’une servante thrace

[4]Qui craint le risque, les responsabilités; qui manque d'audace, de courage, de fermeté.

[5]Il est représenté dans la mythologie grecque comme un jeune homme ayant une épaisse touffe de cheveux à l'avant d'une tête chauve à l'arrière ; il s'agissait de le "saisir par les cheveux" lorsqu'il passait... En effet, quand il passe à notre proximité, il y a trois possibilités : 1) on ne le voit pas ; 2) on le voit et on ne fait rien ; 3) au moment où il passe, on tend la main, on « saisit l'occasion aux cheveux » (en grec ancien καιρὸνἁρπάζειν) et on saisit ainsi l'opportunité. Kairos est le dieu de l'occasion opportune, du « juste temps », par opposition à Chronos qui est le dieu du Temps linéaire, physique.

[6]Professeur de philosophie à l'université Paris-Est Marne-la-Vallée

[7]https://www.youtube.com/watch?v=ZH8ucsx5haQ

[8] Face à cette critique, Kant maintiendra sa position et répondra ainsi à Benjamin Constant : « La véracité est le devoir formel de l’homme envers chacun, quelle que grave inconvénient qu’il en puisse résulter »

[9] C’est ainsi qu’elle est définie par Aristote

[10] Pensons à la conduite automobile par exemple !

[11] Il est important de ne pas se laisser « suffoquer », « altérer » par tel ou tel évènement… La question qui est posée ici est celle de la juste distance ou de la juste présence.

[12] « Le je ne sais quoi et le presque rien », Vladimir Jankelevitch

[13] Cf. la célèbre formule : « the right place at the right time ».

[14]« Prudence et sagesse chez Montaigne », Thierry Gontier, https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2012

[15] Prudence et sagesse chez Montaigne par Thierry Gontier, philosophe et historien des idées. https://www.cairn.info/revue-archives-de-philosophie-2012-1-page-113.htm

[16] Philosophe, enseignant chercheuse à l’Université de Toulouse-Jean Jaurès

[17] « Le Prince »

[18]Un « spoudaios » comme chez Aristote

[19]Un « panourgos »

[20] Philosophe sceptique grec célèbre (IV avant JC) qui a donné son nom au pyrrhonisme.

[21] Titre de l’un de ses ouvrages

[22]Eric Fiat

[23] « Des deux côtés, mon mal est infini… » ;  réplique de Rodrigue dans Le Cid

[24] Article sur « la valeur » dans le Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale

[25] Notion d’inspiration aristotélicienne

[26] Ce sont les valeurs qui incitent à promouvoir les réalisations personnelles, intellectuelles, artistiques…

[27] François Jullien, « Traité de l’efficacité »

[28] François Jullien, « Traité de l’efficacité »

[29] Idem

[30]Lao Tseu ou Laozi ou Lao Zi, plus communément appelé en Chine Tàishànglǎojūn, de son vrai nom Li Er, aurait été un sage chinois et, selon la tradition, un contemporain de Confucius. Il est considéré a posteriori comme le père fondateur du taoïsme (Wikipedia)

 

[31]Mencius, de son nom personnel Meng Ke, ou Meng Tzeu, est un penseur chinois confucianiste ayant vécu aux alentours de 380-289 av. J.-C. Mencius aurait étudié auprès d'un disciple de Zi Si, petit-fils de Confucius. Wikipédia

[32] Traité de l’efficacité, François Jullien

[33] Idem

[34] Cf. « Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien » Jankélévitch

[35] Traité de l’efficacité, p102 « Le livre de poche »

[36] « Moment incandescent » Jankélévitch