"Etre ou ne pas être fou..."

 

Vendredi 12 octobre 2018 à 18h30 à la Médiathèque de Sérignan

Le Sujet

"Etre ou ne pas être fou..."

 

Présentation du Sujet

 
  Shakespeare utilise la métaphore du théâtre pour nous   renvoyer   en miroir la réalité de notre condition humaine : « La   vie n’est   qu’une ombre qui passe/un pauvre histrion qui se   pavane et   s’échauffe une heure sur la scène et puis qu’on   n’entend   plus/Une histoire contée par un idiot, pleine de bruit et   de fureur,   et qui ne veut rien dire » (Macbeth). Cette « folie »   n’est-elle pas   également incarnée par ce personnage qu’était   le bouffon, « fou   du roi » qui s’ingéniait à refléter de façon   grotesque les   comportements du Roi et de son entourage ?   Mise en abîme de   notre condition par celui qui incarne en   même temps le « simple   d’esprit » qui n’est pas nous et dont   on  peut se moquer, et celui   dont la stupidité feinte est capable   de révéler l’essentiel…. C’est   dans ces différentes « mises en   abyme » qu’il faut chercher le véritable sens de la folie, de son ubiquité et de son ambiguïté. 
 
 

Ecrit philo

 

« Etre ou ne pas être fou… »

Le caractère extrêmement polysémique du terme est souligné par Wikipedia, mais c’est l’anormalité qui semble les réunir : passion excessive, marginalité, anticonformisme, contraire de sage, idiotie, démesure, obsession, perte de la raison ou du sens commun… La psychiatrie ou la psychopathologie n’utilise plus ce terme, au profit de celui de « troubles mentaux », et de tous ceux qui correspondent aux classements des pathologies telles que bipolaire, schizophrène, paranoïaque…etc.  Mais notre humanité à travers les âges n’a jamais cessé de se questionner sur elle, peut-être parce qu’en réalité la folie interroge de façon insistante notre condition… Shakespeare l’avait compris. Ilutilise la métaphore du théâtre pour nous renvoyer en miroir la réalité de notre condition humaine : « La vie n’est qu’une ombre qui passe/un pauvre histrion qui se pavane et s’échauffe une heure sur la scène et puis qu’on n’entend plus/Une histoire contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne veut rien dire ». Cette « folie » n’est-elle pas également incarnée par ce personnage qu’était le bouffon, « fou du roi » qui s’ingéniait à refléter de façon grotesque les comportements du Roi et de son entourage ? Mise en abîme de notre condition par celui qui incarne en même temps le « simple d’esprit » qui n’est pas nous et dont on peut se moquer, et celui dont la stupidité feinte est capable de révéler l’essentiel…. C’est dans ces différentes « mises en abyme » qu’il faut chercher le véritable sens de la folie, de son ubiquité et de son ambiguïté.

Shakespeare utilise la métaphore du théâtre pour nous renvoyer en miroir la réalité de notre condition humaine : « La vie n’est qu’une ombre qui passe/un pauvre histrion qui se pavane et s’échauffe une heure sur la scène et puis qu’on n’entend plus/Une histoire contée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne veut rien dire ». Cette « folie » n’est-elle pas également incarnée par ce personnage qu’était le bouffon, « fou du roi » qui s’ingéniait à refléter de façon grotesque les comportements du Roi et de son entourage ? Le « clown-analyste » dans les différents congrès associatifs ou d’entreprises, serait-il le descendant contemporain du « bouffon » ? Mise en abîme de notre condition par celui qui incarne en même temps le « simple d’esprit » qui n’est pas nous et dont on peut se moquer, et celui dont la stupidité feinte est capable de révéler l’essentiel…. Le sens de la folie réside probablement dans cette ubiquité ou cette ambiguité…

Laissons parler les métaphores : ce que nous partageons et ce contre quoi se protéger…

Les métaphores précédentes - « le fou du roi » comme la métaphore shakespearienne du théâtre où un « idiot » débite des sornettes qui ne veulent rien dire) montre que la représentation collective de la folie est restée longtemps inséparable de cette analogie de la folie et de la condition humaine.Il y a toujours eu, du côté des représentations sociales du « fou » (c’est particulièrement vrai au moment de la Renaissance : cf. Shakespeare, les tableaux de Bloch (« La nef des fous ») ou Breughel), cette vocation à symboliser la condition humaine, et en même temps, à désigner le fou comme bouc émissaire : il incarne aussi  les forces du mal et des ténèbres. Cette métaphore rapproche le destin de la folie de celui d’une aventure humaine improbable, dont le caractère tragique est d’autant plus marquée qu’elle sera plus tard privée de l’idée de salut terrestre (celui de Dieu, puis celui d’un « sens de l’histoire » transcendant nos consciences individuelles), l’homme étant ainsi « jeté dans l’univers » (Heidegger), perdu dans celui-ci suite à une gigantesque déflagration… Parmi les philosophes du tragique, le regretté Clément Rosset n’a pas son pareil pour mettre l’accent sur le caractère hasardeux et insignifiant (insensé) de l’existence… Mais le fou est également l’expulsion hors de soi de cette part maudite qui nous effraie, extériorisation qui nous permet de séparer ceux qui sont fous de ceux qui sont « normaux ». La folie est tantôt utilisée pour dire ce que nous partageons en commun, tantôt pour stigmatiser ce contre quoi nous devons nous protéger. Ce qui explique sans doute aussi que pendant longtemps, la spécificité du fou n’a pas été pris en compte, confondu et rassemblé le plus souvent (il y a des exceptions dans l’histoire malgré tout) avec toutes les formes de « l’autre » dangereux : les sorcières, les hérétiques, les athées ( « Le fou est celui qui dit en son cœur que Dieu n’existe pas », Psaume 53), et par conséquent aussi les possédés (la folie a longtemps était interprétée comme possession par le démon ; le diable choisit sa proie et pénètre en elle ; « Le diable peut arrêter complètement l’usage de la raison en troublant l’imagination et l’appétit sensible, comme cela se voit chez les possédés » saint Thomas d’Aquin), mais aussi les homosexuels, les  misérables, les délinquants… Ils seront enfermés d’abord au titre d’asociaux et non de malades.

« Homo sapiens, homo demens » (Edgar Morin)

Cependant, n’est-ce pas pure folie également, comme le dit malicieusement Edgar Morin, de penser que la folie ne  concerne que les autres, ceux qui ne sont pas les « sages » que nous serions ? Bien au contraire « il est fou » de croire pouvoir être « sage »…Pascal : « nous sommes si nécessairement fous, que ce serait être fou par autre tour de folie, de n’être pas fou »).Nous pourrions presque retourner la formule de Descartes « la raison est la chose du monde la mieux partagée » et affirmer que « la folie est la chose du monde la mieux partagée », pour le pire, mais peut-être aussi pour le meilleur. Concernant le pire, la méchanceté, les capacités de nuisance …etc., il suffit d’allumer le petit écran pour en être persuadé (délinquance économique, criminalité, massacres de masse, barbarie, misère…). L’homme est donc un être dangereux, et ce danger ne se limite pas à la dangerosité pathologique de certains individus, amalgamés d’ailleurs fort injustement à la folie (alors que nous savons que seulement 2 à 3% des schizophrènes sont dangereux pour les autres).  Une forme de la démesure serait d’ailleurs de considérer que nous ne sommes que des « êtres raisonnables » (seulement « homo sapiens »…), et la raison peut aussi nous encourager à reconnaître cette « part maudite » (la « part du diable », Maffesoli) qui nous appartient également (ne serait-ce que pour mieux la « contrôler », l’ignorance de sa force étant la pire des stratégies). Mais « l’homo demens » ne doit pas se confondre avec ce qu’il y a en nous d’instinct meurtrier, de méchant ou d’imbécile. C’est aussi un don riche de promesses, l’amour, les rêves et la poésie, le désir et la « consumation » des passions, la création …etc., sans lesquelles nos vies seraient stériles.Nous ne pouvons comprendre qui nous sommes sans la référence à ces deux pôles opposés « homo sapiens » et « homo demens ». Mais il n’y a pas une partie sapiens à 50% et une partie demens à 50%, avec une frontière au milieu ; nous sommes le produit de leur copulation, c’est-à-dire de tous les composés qui se trouvent entre les deux, qui vont de la créativité à la méchanceté, de l’invention à la criminalité, de la dépense à la démesure…etc. avec leurs lots de jouissance et de souffrance. A l’époque des Lumières, que l’on présente souvent comme diffusant la pensée binaire d’un combat des Lumières contre les Ténèbres (ce qui est également le cas), on considère assez subtilement que la folie est une « ruse de la nature » au sens où, présente en chacun d’entre nous, elle nous fait aimer (et donc perpétuer l’espèce) briguer le pouvoir (nécessaire pour protéger la société civile), chercher à nous enrichir de plus en plus (assurant ainsi le développement des richesses)…

Mais une opposition conceptuelle plus radicale que celle qui oppose homo sapiens et homo demens semble pouvoir résister à la précédente critique, celle de la folie comme « Autre » de la raison. Michel Foucault s’en préoccupe dans son livre cardinal « Folie et Déraison. L’histoire de la folie à l’âge classique »

Le « cas » Descartes et l’histoire de la folie : la folie comme « Autre » de la raison

Michel Foucault montre en quoi la façon de penser présente dans la première méditation métaphysique est « paradigmatique » de cette époque et se fonde sur l’idée que l’exercice de la  raison exclut la folie comme son opposé absolu. Souvenons-nous : le projet cartésien est de mettre en doute tout ce qui n’est pas fondé sur une connaissance certaine et indubitable, doute qui se doit d’être hyperbolique et ne rien laisser sur son passage. La connaissance des sens s’avère donner lieu à des erreurs et se trouve donc mise globalement en doute.  Mais faut-il pour autant douter de l’existence de ce que je vois en ce moment, par exemple quelqu’un proche du feu en train de méditer ? Deux objections peuvent se présenter pour mettre en doute cela : la première est immédiatement écartée, la folie (et si j’étais fou ?), car dire que j’exerce ma raison comme je le fais en étant fou, c’est en quelque sorte déroger au principe de non-contradiction : l’exercice d’une pensée rationnelle exclut purement et simplement la présence de la folie… En revanche, le deuxième argument de doute, le rêve (qui me dit que je ne suis pas en train de rêver ?), est immédiatement pris en compte et examiné pas à pas. Descartes va ensuite présenter certaines vérités (comme celles des mathématiques) comme certaines quel que soit l’état dans lequel je me trouve (que je sois éveillé ou rêveur)… Il faudra l’hypothèse du « malin génie » qui « emploie toute son industrie à me tromper » pour étendre le doute à toute connaissance, y compris les vérités mathématiques. Mais revenons à ce qui nous retient ici : l’exercice de la raison (c'est-à-dire de la pensée selon la conception classique de celle-ci) exclut la déraison. La folie est rejetée aussitôt comme pouvant être la responsable de mes erreurs ou illusions, car le fait que je pense (et donc que je suis un être doué de raison) exclut radicalement cette hypothèse. Ce serait extravaguant de penser que l’on est extravaguant. Moi qui pense, je ne peux être fou ;  la pensée ne peut être folle, pas plus que le fou ne peut penser. La folie est ainsi « l’autre de la raison, selon le discours de la raison elle-même » (Michel Foucault). Raphaël Enthoven a cette formule très appropriée : la folie va être excommuniée de la raison comme « on dépouille la lumière de son ombre » (article dans Philo Magazine mars 2010), sous-entendant par là le caractère hautement problématique d’une telle opération apparemment frappée du sceau du bon sens : comment en effet pouvoir séparer l’ombre de sa lumière ? La pensée, comme immédiate présence à elle-même, est sa propre référence ; le fait de penser est en lui-même une garantie qui exclut la folie : de la même manière que l’expérience subjective de ma propre pensée implique nécessairement que j’existe et que je pense (même si je me trompe) (« je pense, j’existe », c’est un fait indéniable), cette même expérience de la pensée exclut que je sois fou alors que je pense. Et pourtant comment penser la folie dans un rapport d’exclusion à la raison, alors que, comme nous l’avons déjà pressenti, l’expérience ordinaire d’une « raison déraisonnable » s’impose souvent à moi ? Montaigne est aussi à ce sujet exemplaire, dans la mesure ou, contrairement à Descartes, il accepte de se laisser inquiéter et hanté par la folie : pour lui, et paradoxalement, c’est l’esprit (et non le corps) qui est responsable de tous nos égarements, car n’étant pas « bridé » par des circuits courts qui le rattache au corps comme chez les animaux - Montaigne dit joliment au sujet des animaux « qu’ils tiennent (l’esprit) sous boucle » - , il est naturellement sujet à des formes de « délires », et à se laisser entraîner par son imagination, cette « folle du logis ». La force de l’esprit est aussi ce qui en fait sa vulnérabilité. Seul l’homme délire, parce que seul l’homme dispose d’un esprit, et il y a pour lui mille façons de s’égarer. C’est donc bien de l’intérieur de la raison que nous faisons l’expérience de la folie : rien n’assure que toute pensée n’est pas hantée de déraison. Dire que c’est impossible, c’est ramener la « volonté de Dieu » et « la puissance de notre mère-nature » à la mesure de « notre capacité et suffisance ». Et se prendre ainsi soi-même pour Dieu n’est-il pas « la plus notable folie du monde » ?

« L’acte fondateur de l’enfermement des fous » (Michel Foucault)

Pourtant, cette tradition rationaliste – l’exclusion de la folie par la raison avec Descartes - est selon Foucault à l’origine « du grand renfermement des fous » à partir du XVIIème siècle. En même temps que la folie est exclue de la pensée, sur le plan social, les fous sont enfermés non au titre de malades qu’on soigne, mais d’asociaux (comme les vagabonds, les pauvres ou les débauchés), la raison jouant ici le rôle d’une norme sociale tyrannique. Ces établissements (au Moyen-Age, de nombreuses léproseries protégeaient la population de ces derniers ; il semble que beaucoup de ces bâtiments soient ainsi « recyclés ») ont une double mission, en lien avec une conception de la folie comme altérité radicale par rapport à la raison : répression et assistance. Il faut en quelque sorte « corriger » les fous (dans tous les sens de correction). Selon Foucault, c’est à partir du XVIII, mais surtout au XIX siècle, corrélativement avec la naissance de la psychiatrie, qu’une place particulière est réservée à la folie : celle-ci va se distinguer des autres formes de marginalité et va progressivement donner lieu à des internements dans les asiles. Délivré physiquement de ses chaînes (c’est l’image de Pinel, fondateur en quelque sorte de la psychiatrie moderne, qui va défaire publiquement les chaînes des fous enfermés à l’hôpital Bicêtre de Paris…), le fou va devenir désormais un objet à analyser, asservi au regard savant du médecin. D’une manière plus globale, ce processus d’enfermement et de ségrégation des fous va progressivement faire d’eux un objet d’examen social. Comprenons bien que ce qui intéresse Foucault, ce sont les conditions d’émergence des discours, des savoirs et des pratiques concernant la folie (mais pas seulement). Autrement dit, ce n’est pas de savoir « ce qu’est la folie » indépendamment des représentations intellectuelles dans lesquelles elle prend sens à une époque donnée (notion d’épistémé). Tout savoir est nécessairement relié à ce titre aux réalités sociales propres à une époque donnée, et n’est pas indépendant d’une visée de contrôle social et de « normalisation » par les instances du pouvoir –et de tous les « mini-pouvoirs » qui accompagnent le pouvoir politique central).

Le fou devient un « malade mental ». Psychiatrie et contrôle social[1].

La médicalisationdu fou qui fait de lui désormais un « malade mental » est une autre forme d’exclusion. Le nouvel espace d’internement va, malgré les apparences (l’observation plus attentive de la folie), « établir entre la folie et la raison une distance redoutable », car elle ne sera plus qu’un objet pour l’homme raisonnable. La folie, jusque-là considérée comme un possible pour chacun (au Moyen Age et à la Renaissance), n’a plus rien de commun avec un sujet possesseur de raison (pour simplifier, c’est un peu l’image de l’entomologiste qui vient à l’esprit…). Quelle que soit par ailleurs la justesse de l’analyse de Foucault (on y reviendra avec la thèse divergente de Marcel Gauchet), son actualité est aujourd’hui réelle  sur la question des rapports entre psychiatrie et justice (cf. Philo Magazine de juin 2009 : «  Faut-il juger les fous ? ») ; certains parlent de « carcéralisation » de l’institution psychiatrique, plus encline à détecter et se prémunir des individus dangereux que de soigner ; d’autres dénoncent une forme de psychiatrisation de la justice (comme Badinter par exemple), à travers notamment la nouvelle loi de rétention de sûreté (2008) : il s’agit non seulement de pénaliser ce que l’on fait, mais ce que l’on est (c’est la remise en cause d’un grand principe du droit pénal) : les individus jugés dangereux pourront être désormais enfermés dans des « hôpitaux-prisons » après avoir purgé leur peine. Et l’on ne peut que se tourner vers les psychiatres pour évaluer cette dangerosité. Les rôles respectifs de la justice et de la psychiatrie tendent à se mélanger au nom d’une vision du fou associé de plus en plus à la dangerosité, avec le risque réel de sa criminalisation.

Quoiqu’il en soit et quel que soit le jugement porté, l’idée de surveillance et de contrôle social exercés par la psychiatrie est bien réel. Mais peut-on identifier purement et simplement la psychiatrie à cela, et plus encore peut-on dire avec Foucault  qu’elle est une réplique de cette exclusion primordiale par laquelle la raison se constitue en excommuniant la folie hors d’elle ?

Alors que les thèses de Foucault ont le succès que l’on sait dès le début des années 70 (en ce sens, il s’agit bien d’une pensée de son temps, qui rencontre les aspirations de son époque, celles des luttes anti-autoritaires, de l’anti-psychiatrie avec Copper, R.D Laing, et  etc.…)un autre auteur beaucoup moins connu à l’époque développe une autre thèse, tout en étant assez proche sur l’objet, la méthode (historique) et la finalité (comprendre l’émergence de la folie comme objet de perception et de préoccupation). Il s’agit de Marcel Gauchet et de Gladys Swain (psychiatre et intellectuelle américaine) : « La pratique de l’esprit humain. L’institution asilaire et la révolution démocratique ». Une telle « confrontation » est très intéressante car nous avons là à propos de la folie une opposition quasi archétypale entre celui qui représente une forme de « postmodernisme » (Foucault) et des penseurs se réclamant de la modernité ((ce qui n’empêche pas Marcel Gauchet de dresser une analyse très critique vis-à-vis d’elle).

Un « sujet » encore présent dans la folie ?

Ils nous proposent de lire la naissance de la psychiatrie non pas sous l’angle de la répression sociale, mais en perspective avec l’avènement de l’univers démocratique et de l’égalité proclamée entre les êtres. Dans un monde où l’univers humain est possédé par l’invisible, la toute-puissance divine, l’homme reste en proie au divin et au surnaturel. Il y a des gens « ravis en esprit », des possédés, et cela ne constitue pas une figure problématique. Cà le devient beaucoup plus, quand les individus sont sensés devenir« maîtres et possesseurs d’eux-mêmes » : la défaillance de leur puissance subjective devient étrange, énigmatique, chargée d’un questionnement immense. L’émergence de la psychiatrie, mais aussi de la psychologie et du psychique, doit être comprise à partir de cette « dynamique de l’égalité » propre à cette « société des individus » de la démocratie : que l’on soit prolétaire ou bourgeois, dans ce monde-là, on pense avoir une psychologie individuelle, quelque chose comme un psychisme à l’intérieur de soi, qui nous tracasse beaucoup. Ce que Foucault appellera d’ailleurs à la fin de sa vie « le souci de soi »…Au fond, dit M. Gauchet, « la face implicite de l’idée des droits de l’homme, c’est le droit à une psychologie ». Il est très instructif à ce propos, de constater que c’est autour de 1800 qu’apparaît la notion de sujet de façon centrale, d’abord dans la philosophie (Kant, Hegel), elle va diffuser ensuite dans la culture générale. A partir de là, il n’est plus possible de considérer qu’il y a une folie totale, à l’image de l’ancienne figure de la folie, mais nous devons au contraire reconnaître qu’il y a nécessairement encore du sujet en elle. Le fou était en effet entièrement « enfermé en lui-même » dans ses chimères ou ses visions ; on pensait d’ailleurs qu’il ne souffrait pas et qu’il était insensible. C’est l’inexistence d’une telle créature qui sera au point de départ de la nouvelle science aliéniste (psychiatrie) : chez l’être apparemment le plus hors de son sens, aliéné, il y a toujours quelqu'un à qui l’on peut s’adresser, qui est présent, qui entend d’une certaine manière ce que vous lui dites. Hegel dit à ce sujet quelque chose d’important, qui rejoint notre discussion préalable sur les rapports entre raison et folie, et qui le distingue fortement du rationalisme cartésien : la folie n’est pas disparition de la raison, mais contradiction au sein de la raison. On peut alors parler de sujet de la folie : d’une part il y a bien ébranlement de la capacité subjective, du pouvoir de disposer de soi-même, de ses pensées - la folie reste l’incoercible, l’hallucination, le délire -, mais d’autre part et en dépit de cela, il y a du sujet dans l’ébranlement du sujet. Toute la réflexion psychopathologique, freudienne en particulier, n’est-elle pas un approfondissement de cette conviction contemporaine de l’ère de l’individu démocratique ? La figure de l’inconscient ne peut que naturellement prendre place dans cette nouvelle problématique, puisqu’elle explique la possibilité d’une division dans le sujet : il peut commettre un acte et simultanément le désavouer, penser une chose et agir son contraire, faire des choses folles dans l’inconscience mais aussi accompagné d’une conscience claire… Ceci dit, la psychanalyse s’est préoccupée tardivement des psychoses (préférant s’intéresser aux névroses), a connu à ce sujet de nombreuses dissidences dans ses propres rangs, et n’a pas véritablement prouvé son efficacité dans ce domaine. Le phénomène le plus profond, le plus central de la psyché humaine, la possibilité de devenir fou, nous échappe encore largement. 

Deux types de regards dans le monde psychiatrique…

Marcel Gauchet et Gladys Swain prennent en tout cas à contre-pied la théorie foucaldienne de l’exclusion de la folie opérée par le sujet de raison. Ils veulent montrer au contraire que la dynamique propre à l’anthropologie de l’égalité inaugurée avec la démocratie est profondément une dynamique d’inclusion sociale. « La volonté d’inscrire l’humanité toute entière dans un espace d’identité commune (Préface de la Pratique de l’esprit humain) : cela se traduit encore une fois par l’affirmation que la folie n’est pas totale ou complète, avec les conséquences majeures que cela implique sur le regard qu’on porte sur elle. Par ailleurs, considérer qu’un sujet est toujours présent malgré « la maladie, c’est reconnaître qu’il y a toujours une personne derrière le patient et ses symptômes, et que, par conséquent, une responsabilité est engagée dans ses actes et ses comportements, ce qui a en particulier des conséquences sur le plan judiciaire. Aujourd’hui dans le monde psychiatrique, deux types de regards sur la folie entrent en tension : celui de type naturaliste, à la troisième personne, objectivant la folie comme relevant de causes neurobiologiques, neurochimiques, voire génétiques, évacuant la perspective du sujet ; et celui d’un regard plus subjectif, où la perspective du sujet et de ses « raisons » (et non plus les causes) est central. La combinaison des deux perceptions, même si elles sont d’une certaine façon contradictoires, est pourtant souvent souhaitable sur un plan pratique…

 


[1]Le contrôle social désigne l'ensemble des pratiques sociales, formelles ou informelles, qui tendent à produire et à maintenir la conformité des individus aux normes de leur groupe social (Wikipedia)