"Etre soi-même, devenir soi ?" III-La figure du naturel

 

Samedi 14 novembre 2020 à 17h45

à la salle des fêtes de Maureilhan

 

Le sujet : 

 

Ecrit philo

 
« Etre soi-même, devenir soi ? » III  La figure du naturel. Daniel Mercier, le 15/10/2020
Le sommet du naturel : Montaigne

Comment Montaigne incarne une conception de l’être-soi à travers la figure du naturel. Nous nous appuyons ici sur le remarquable ouvrage de Claude Romano, « Etre soi-même. Une autre histoire de la philosophie ».

 

Un portrait qui est à l’image de sa vie

C’est à travers Les Essais que Montaigne compte peindre l’homme qu’il est et sa propre vie, mais tout autant « former sa vie », car l’œuvre est aussi source de transformation de la vie. La question de l’être-soi dans le portrait est inséparable de la question de l’être-soi dans la vie. « Je veux qu’on m’y voit en la façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention et artifice. ». Non pas se présenter en exemple comme un sage, ou un saint, se peindre comme un maître de vertu, mais comme un être singulier qui rejoint à sa façon l’humaine condition : « Chaque homme porte en soi la forme entière de l’humaine condition. ». Cette manière d’être, le naturel, est garante de véracité. L’œuvre et la vie sont réciproquement unis : la vie est l’objet de l’œuvre, et l’œuvre est source de transformation de la vie.

La grâce et l’assiette
L’image du cavalier qui symbolise la « grâce naturelle », l’équilibre, l’adaptation permanente (souplesse), la nonchalance alliée au contrôle, l’unité intérieure.

L’image du cavalier et de sa monture, comme emblème de la conduite même de la vie : il est recommandé aux écuyers en apprentissage de donner une impression de « grâce naturelle », sans fatigue ni effort.  L’assiette du cavalier symbolise un équilibre spirituel et existentiel, une juste manière d’aborder les cahots et soubresauts de l’existence, tout en conservant à tout instant souplesse et ouverture d’esprit. Une certaine nonchalance est souhaitée aussi dans le contrôle de sa monture. Il y aurait opposition à ce sujet entre l’école italienne et l’école française : d’un côté, rigide contrôle de soi (qui peut faire penser aux stoïciens, si l’on continue de filer la métaphore) qui s’apparenterait au hiératique cavalier médiéval empesé dans son armure ; de l’autre côté, l’assiette naturelle d’un maintien souple et aisé du cavalier, laissant constamment au cheval une marge d’initiative. Il n’a pas besoin  d’agir dans la contrainte, recherchant au contraire une synergie entre lui-même et sa monture. De la même manière, il s’agit dans Les Essais de relâcher la volonté comme on lâche une bride : « Où la nécessité me tire, j’aime à lâcher la volonté. ». Il faut préserver cette forme poétique « à sauts et à gambades » qui caractérise le style des Essais. Cette synergie entre le cavalier et sa monture est la marque d’une sorte d’unité intérieure qui seule est source de grâce. 

La forme des Essais : simplicité et spontanéité

La forme des Essais se range du côté de la libre conversation, à une seule voix ou à plusieurs, où résonnent toutes les sources de la culture, « entretien de nous à nous-mêmes ». Ils ne nous feront pas sortir de « la forme maîtresse de l’ignorance » qui nous est propre, mais se contenteront de dire « ce qui est en ma créance, non…ce qui est à croire. ». Le résultat est une aisance insoucieuse d’elle-même et de l’effet qu’elle produit, qui ressemble au nu courage d’être soi. Le « naturel » est précisément le nom que donne l’auteur à cette grâce débarrassée de toute cérémonie et que rien ne distingue plus de la simplicité et de la vérité. Les thèmes qui reviennent le plus souvent sont ceux de la spontanéité, de l’absence d’apprêt, et même de l’absence de travail, le « style relâché », « décousu et hardi », l’absence de plan et d’idées préconçues, tâcher de se « laisser rouler au vent de son imagination ». Plus l’âme tend vers un but, et plus elle s’empêche elle-même, à l’image de l’eau dans une bouteille dont la pression empêche de s’écouler alors même que le goulet est grand ouvert[1]

Le « naturalisme » de Montaigne : celui-ci n’est pas exempt de tensions contradictoires : il faut suivre la nature et ne pas imiter, mais l’imitation est le propre de notre condition. Comment cela est conciliable ? L’imitation est un obstacle majeur à la nature. Or, « nous ne saurions faillir à suivre la nature ». Celle-là nous empêche d’accéder à ce qui nous est le plus propre. Montaigne regrette que dès le plus jeune âge « nous soyons dressés à l’emprunt », incapable de démêler en nous l’étranger du propre. Malgré son utilisation très fréquente de la citation – il reconnait par ailleurs sa propre condition « singeresse et imitatrice », qui est en vérité celle de tout homme -, il aspire à ne ressembler à personne et à ne chercher qu’à « faire montre du sien », c’est-à-dire d’une nature personnelle non travesti par l’art. Celui-ci doit non seulement ressembler à la nature (esthétique classique de Boileau), mais redevenir nature.  Mais attention, Montaigne est très conscient de tout ce que nous devons aux autres dans la formation de sa propre personnalité. Le paradoxe est toujours là chez Montaigne : Rejeter l’imitation des autres tout en reconnaissant que nous ne sommes rien sans les autres, et que notre singularité même s’acquiert en s’appropriant ce que les autres nous apprennent…

Nous ne sommes que le produit des influences multiples et parfois contradictoires qui nous ont façonnés et que nous avons progressivement assimilées jusqu’à les rendre consubstantielles à notre être. « Nous ne sommes que « rapiessement et bigarrure »… C’est par cette matière étrangère que nous pouvons paradoxalement nous hausser de l’imitation à la singularité. L’art oratoire, l’éloquence au sens traditionnel, doivent être rejetées. Pour lui, l’écrit approche de la perfection quand il restitue quelque chose de la parole vive et improvisée. Il faut comprendre, encore une fois, qu’ici l’esthétique et l’éthique marchent ensemble, l’absence de tension de l’esprit du « magnanime » (Aristote) – jusqu’à une certaine forme d’insouci et de négligence -, avec l’absence de soin dans l’expression et le choix des mots, rejoignant une forme d’éloquence véritable, ennemie de toute emphase ou pédantisme. Nous retrouvons ici l’expression  de Buffon[2] : « Le style, c’est l’homme ». Une telle conception confère à l’individu et à son originalité un véritable primat.

Une sincérité qui ne se préoccupe pas d’elle-même, contrairement à la posture de Rousseau

La sincérité chez Montaigne : Le « moi » dont parle Montaigne, c’est lui comme être empirique, désigné par un nom propre, le « moi » au sens ordinaire et non un quelconque « ego » (on peut parler de l’invention du moi à partir de Descartes : elle est donc plus tardive). Comment être son objet d’étude sans être à proprement parler étudié, se peindre sans prendre la pause ? Montaigne reconnaît la grande difficulté de cette entreprise, sans cesse menacée du spectre de la mauvaise foi : plus on veut fuir l’affectation, plus on risque d’y retomber… Mais là réside la différence essentielle entre Rousseau et Montaigne : ce dernier est parfaitement averti de ce que la mauvaise foi peut se dissimuler derrière la revendication la plus ingénue de véracité. Rousseau au contraire, croit pouvoir déterminer lui-même s’il est sincère par un acte d’auscultation interne (« Je sens mon cœur »). La franchise ou la sincérité qui se veulent telles, qui se revendiquent telles, ne se contentent pas d’être ce qu’elles sont, mais ont aussi pour dessein de le paraître, de l’être dans l’opinion des autres, ce qui ne va pas sans un germe de fausseté et d’insincérité, et peut même dériver vers le cabotinage. Une sincérité qui se préoccupe trop des effets qu’elle produit n’est pas vraiment ce qu’elle est, et provoque le doute aux yeux des autres (c’est ce qui se passe dans Les Confessions). Montaigne sait que la sincérité véritable est celle qui ne se préoccupe pas d’elle-même. « L’une songe toujours à paraître ce qu’elle n’est pas. L’autre ne pense pas même à paraître ce qu’elle est. »[3]. Il sait pertinemment les difficultés auxquelles il s’expose à partir du moment où il s’investit dans un tel projet littéraire de publication des Essais. La simplicité ou la sincérité qu’il vise, le projet de se peindre au naturel, entre nécessairement en conflit  avec la publication des Essais, même si Montaigne nous dit qu’il n’y aurait pas de dommage à ce que « les Essais » n’aient pas de lecteurs…. Il conclut son « Adresse au Lecteur », avec humour et ironie en lui recommandant de ne pas lire cet autoportrait finalement trop trivial et ordinaire pour être intéressant ! Cette pirouette devient la marque du type de présence à laquelle aspire l’auteur, et nous indique en quelque sorte comment sa parole sera libre et familière. Parler, juger, aimer en toute liberté, « … en toute franchise, et, au prix de la vérité, ne faire cas de l’approbation ou réprobation d’autrui. ».Nous retrouvons là un trait caractéristique du « magnanime » chez Aristote. Mais pourra-t-il échapper à l’affectation ? Il nous dit que cela n’est pas son problème : il n’a pas à se poser cette question de savoir si le lecteur le croira sincère. Ce n’est pas à lui d’en décider. Par-là, il nous donne des indices en faveur de cette sincérité, car le propre de celle-ci est de n’être jamais assurée d’elle-même, de renoncer à toute assurance.

Vérité, intégrité, ipséité. Une forme de fidélité à soi-même et aux autres

La vie est le point de départ de l’œuvre, mais l’œuvre est la source de transformation de la vie. Il affirme n’avoir aucune visée normative pour dire aux gens comment ils doivent être. La diversité humaine interdit une telle voie unique (« il faut les mener à leur bien selon eux, et par routes diverses »). Il prend d’ailleurs nettement ses distances par rapport à la direction de conscience et aux pratiques de pénitences chrétiennes. Il ne pense pas que la sincérité intégrale soit possible ni même souhaitable (le mensonge et la tromperie sont parfois nécessaires dans le monde). Ce qui importe le plus c’est l’être véritable, l’intégrité de celui qui existe en conformité avec son être et ne fait qu’un avec lui-même. Il s’agit de marcher tout d’une pièce[4]. Mais en même temps Montaigne souligne la diversité, le jeu des différentes pièces. L’unité signifie ici ipséité (et non uniformité), c’est-à-dire une forme de fidélité à soi-même et aux autres qui s’atteste devant autrui. Elle consiste à résorber en soi toute dualité entre l’être et le paraître, entre l’existence privée et l’existence publique. La question centrale de Montaigne est de savoir « comment exister de la façon la plus mienne ? ». Il insiste souvent sur sa haine de la dissimulation et sa propension à accorder spontanément confiance dans les circonstances ordinaires de la vie…

L’ipséité désigne une manière d’être « en personne » ou « en vérité ». La plupart de nos réactions et comportements nous rendent comptables de ce qu’ils manifestent de nous-mêmes, responsables du fait d’être le genre de personne qui agit ou réagit de cette manière. Ainsi, il s’agit d’une manière d’être qui est une sorte de fiabilité se manifestant non seulement en paroles mais en acte. C’est en cela que réside l’ipséité : une vérité d’existence par laquelle je suis-moi-même par refus de me dérober.  Nous n’avons pas affaire ici à quelque chose comme une identité à soi, encore moins à l’identité à un moi (c’est-à-dire comme référé à un noyau permanent préalable qui serait un moi ou un soi), mais à une manière d’être « en personne » ou « en vérité », une posture ou une attitude que nous adoptons envers les autres comme envers soi-même. La promesse tenue est comme le paradigme d’une telle attitude : « J’aimerai bien plus cher rompre la prison d’une muraille et des lois que de ma parole. Je suis délicat à l’observation de mes promesses jusqu’à la superstition. » (Montaigne, Essais, III, IX). Mais au-delà de la circonstance particulière souvent relative à une promesse, celle-ci touche à notre être-même et s’étend à la totalité de notre vie. C’est notre existence même qui doit se changer en promesse : c’est sans doute la signification la plus profonde de « l’être soi-même ». Il ne s’agit pas de penser comme si nous savions ce que nous sommes avant de nous présenter à autrui, mais c’est en un sens le contraire qui est vrai : « c’est en existant de manière fiable que j’accède à ce que je suis ». C’est en faisant preuve de véracité que je donne forme à mon être. En me rendant comptable de ce que j’avance, c’est ma vie elle-même qui tient lieu de promesse, et pas seulement sa forme linguistique et explicite. D’où chez Montaigne la préoccupation essentielle, dans son œuvre comme dans sa vie, la première étant au service de la seconde, est de savoir comment exister « sous la forme la plus mienne », c’est-à-dire sur le mode de l’ipséité. Une forme de fidélité à soi-même et aux autres qui s’atteste devant autrui. Mais comme nous allons le voir, il y a une grande opacité de soi à soi (qui n’a pas échappé à la clairvoyance de Montaigne), et nous sommes souvent traversés de pensées hésitantes et contradictoires… C’est en donnant forme à ces pensées informes que je prends forme moi-même, que j’affermis ce que je suis. En ce sens l’écriture des Essais elle-même agit sur la propre formation de lui-même : « Je n’ai pas plus fait mon livre que mon livre m’a fait ».

L’opacité à soi

Plus qu’aucun autre Montaigne a pris la mesure de tout ce qui pouvait nous empêcher d’accéder à ce mode d’être, à cette entièreté ou intégrité. La connaissance de soi en vue d’une telle réunification est très difficile : tout d’abord l’homme est « ondoyant », « divers », insaisissable. Il a beau s’épier (introspection), il glisse entre ses doigts. Nous nous trouvons séparés de nous-même par une abîme, non moins infranchissable que celle des autres. La connaissance de soi est comparée à un labyrinthe. Les causes de cette difficulté sont au nombre de trois :

1- L’homme est un caméléon et change de façon incessante. « Il y a autant de différences de nous à nous-même que de nous à autrui. ». Le seul témoignage fiable qu’il nous peut donner de lui-même est celui d’un portrait en devenir retraçant ce mouvement incessant à travers le mouvement vif de son écriture. Tableau éclaté, qui vaut d’abord par ses lignes de fuite.

2- Notre ambivalence, seconde forme de l’opacité à soi-même.  D’où le caractère informe de mes pensées (ce que je désire, je ne le désire pas ; ce que je souhaite, je le redoute aussi ; ce que je crois, j’échoue également à le croire…). Ainsi les Essais sont une sorte de mise à l’épreuve de ces pensées fluides, insaisissables, éveillant immédiatement la pensée contraire. « Nous sommes doubles en nous-mêmes ». La discorde, avant de diviser les hommes entre eux, passe à l’intérieur de chaque homme. Cela est d’autant plus vrai sur le plan affectif (précurseur en cela de Proust et du roman contemporain). Montaigne met en scène l’universalité du phénomène à partir d’exemples historiques célèbres. Notre âme est un rocher battu de vents contraires. Nos qualités sont douteuses en bien comme en mal. Il nous faut accepter les contradictions qui nous traversent comme indépassables.

3- Notre « condition singeresse et imitatrice » est la troisième dimension de cette opacité à soi. Montaigne rejoint ici, par certains de ces propos sur les rôles que nous endossons dans la vie sociale, aussi bien la doctrine stoïcienne (bien jouer le rôle qui m’a été attribué), que des écrivains comme Balzac ou Shakespeare, ou certaines thèses sociologiques ( Gabriel Tarde, Erving Goffman). Montaigne reconnaît qu’il faut « dûment jouer notre rôle », mais comme « un personnage emprunté » (nous voyons bien ici la différence avec Rousseau). « Du masque et de l’apparence, il n’en faut pas faire une essence réelle, ni de l’étranger, le propre. ».Nous pouvons aussi « jouer un personnage » pour nous-mêmes autant que pour les autres, et ainsi vouloir donner de nous-mêmes une certaine image : ce n’est qu’un masque de plus. L’opinion que nous voulons avoir/donner de nous-mêmes est en cela pernicieuse. A force de vouloir jouer un personnage, nous risquons d’ôter notre être à nous-mêmes : derrière le masque (persona), il n’y a plus personne.

N’est-ce pas à travers la surprise de la rencontre imprévue (circonstances imprévisibles) que je me révèle le mieux à moi-même ? En effet, je ne me trouve pas tant où je me cherche que par rencontre. Nous ne nous connaissons nous-mêmes que par le détour du monde et de ce qu’il nous permet d’inférer à notre propos, comme c’est le cas pour la connaissance d’autrui. C’est l’autre qu’est l’ami  qui est souvent le témoin privilégié d’une connaissance (c’est réciproque), qui est si difficile à acquérir en régime de solitude. Nous retrouvons là l’idée ancienne (Aristote) de l’ami comme miroir…

Des contradictions, mais aussi des éléments de résolution…
Unité à soi-même et changement

Rechercher l’intégrité et l’unité de soi se heurte aussitôt à l’opacité de soi, mais aussi à l’impermanence et au changement. Mais tout en déclarant que « moi à cette heure et moi tantôt nous sommes deux », Montaigne n’en affirme pas moins la fidélité à soi-même, le genre de « maintien de soi » qui fonde le projet des Essais n’ayant rien à voir ici avec la permanence d’un substrat immuable. A l’instar d’un Ricoeur qui développera beaucoup cette idée, il existe une forme d’unité à soi d’un être pourtant en perpétuel changement et devenir, qui loge dans sa capacité à s’engager en se portant garant de ses engagements, préservant ainsi une forme de continuité pratique avec lui-même, dont la promesse est en quelque sorte la figure principale. Ricoeur nomme cette fidélité à soi-même ipséité.

Fidélité à soi-même, responsabilité devant autrui, et en même temps esthétique de la nonchalance et de l’insouciance ? Comment cette éthique de la bonne foi et de l’engagement impliquant une forme de responsabilité devant le lecteur et une fidélité sans faille à sa propre parole, peut-elle être compatible avec une certaine forme d’insouciance ?En réalité, il faut être un témoin de soi dans une sorte de spontanéité irréfléchie, qui implique un renoncement à la maîtrise et me permet de ne faire qu’un avec moi-même. La sincérité qui plaît à Montaigne n’est pas celle qui se revendique telle devant les autres et doit se résoudre en engagement réfléchi et explicite. C’est celle qui ne se préoccupe pas du tout d’elle-même, rejoignant une spontanéité ennemie de tout artifice, autre nom du naturel. Plus globalement, il ne faut pas chercher délibérément à coïncider avec soi-même pour être en capacité d’y parvenir. La véracité est d’autant plus réelle qu’elle prend moins conscience d’elle-même. La vertu des Essais, affirme-t-il, ne repose pas sur la contrainte sur soi et l’exercice de la volonté. Nous touchons ici à une grande divergence avec, par exemple, l’éthique kantienne. Chez Montaigne, vertu et inclination doivent coïncider, ce qui explique que l’exercice de la vertu doit être à la fois simple, facile, et procurer de la jouissance. Etre franc, c’est se laisser aller selon sa nature. Il faut se laisser aller à toujours dire ce que l’on pense, « laissant la fortune en conduire l’évènement ».

Notre véritable « assiette » dépend de la souplesse et de l’ouverture du cavalier… Encore l’ipséité et la recherche de fidélité à soi…

Alors que Kant situe l’essence de la subjectivité morale dans la volonté, Montaigne pense à l’opposé : agir sous contrainte, ne serait-ce que celles que la raison imposerait à mes inclinations sensibles, implique de ne plus agir vraiment « à son gré ». La volonté est une base trop étroite pour servir de socle à la vertu. Ainsi, les plus belles actions sont celles qui ont le plus de grâce (au sens sécularisé de ce terme), aux antipodes de la surveillance de soi perpétuelle, dans lesquelles l’agent se montre tout entier tel qu’il est. La franchise véritable n’est pas compatible avec la liberté contrefaite de celui qui ne cesse de calculer pour exercer un inflexible contrôle de soi, mais découle au contraire du renoncement à se déguiser et à contrecarrer ses tendances. Un contrôle excessif conduit à ne plus être personne : nous finissons pas régner sur un vide effrayant, puisque nous nous identifions à un personnage qui n’est plus nourri par la sève de ce que nous sommes réellement. En réprimant toute spontanéité, il devient un menteur vis-à-vis de lui-même et des autres, et bascule dans l’irréalité. Une telle posture nous prive de toute ipséité, c’est-à-dire de toute vérité par rapport à soi-même ou vérité d’être. Cette fameuse franchise fleurit en haut de l’insouciance, proche de la magnanimité aristotélicienne, est peut seule nous procurer cette « véritable assiette », cette souplesse et ouverture du cavalier face aux soubresauts et à l’imprévisibilité du monde.  Nous découvrons l’existence sous la forme « la plus nôtre », lorsque nous découvrons en nous-mêmes ce centre de gravité de notre être où nous coïncidons avec nous-mêmes et auquel il nous faut toujours être ramenés. Montaigne parle aussi de « forme maîtresse », formule qui rappelle de façon très étonnante Nietzsche (Troisième Considération Inactuelle) : « Chacun porte en soi comme noyau de son être une unicité productive ; et lorsqu’il prend conscience de cette unicité, un halo étranger se forme autour de lui, le halo de l’insolite ».

 


[1]Très belle métaphore : le but est symbolisé ici à la fois par la tension mentale générée par l’objectif à atteindre (la pression de l’eau), et la direction, nécessairement resserrée (le goulot) que ce dernier induit. Nous retrouvons ici des traits de la pensée chinoise ; cf. à ce sujet la référence constante à Montaigne chez un philosophe comme François Jullien.

[2] 1707 – 1788. Naturaliste, mathématicien, philosophe

[3] Mlle de Scudery

[4]On peut rapprocher cette formule de la psychologie humaniste rogerienne, qui revendique aussi cette unité ou congruence de l’être. Carl Rogers (1902 – 1987) est une psychologue humaniste américain célèbre pour sa méthode dite « non directive » et compréhensive.