En quoi la jalousie intéresse-t-elle la philosophie ? - Mars 2014

 

La présentation du sujet

« En quoi la jalousie intéresse-t-elle la philosophie ? »

 

 

A l’instar de la folie passionnelle de Léonte à l’encontre d’Hermione dans « le Songe d’Hiver », la jalousie semble bizarrement accompagner  l’amour et le désir... En quoi intéresse-t-elle la philosophie ? Peut-être parce qu’elle est une de ces passions fondamentales qui ont toujours interrogé les philosophes... En tant qu’affect ou que passion, la jalousie a vraisemblablement des causes et des propriétés précises ; écoutons Spinoza quand il nous dit que rien ne sert d’accuser ces passions au nom d’une norme morale ou de vérité, et qu’il est beaucoup plus utile, tel un médecin, de les ausculter et de les diagnostiquer. Dans l’Ethique III, avec une précision d’horlogerie, il entreprend une telle « géométrie des passions humaines », démontant méthodiquement les mécanismes de chacune de ces passions : prenons le temps de lire ce qu’il dit de la jalousie... et comparons avec ce qu’en dit Proust, celui qui est unanimement reconnu comme le grand écrivain (et philosophe aussi !) des passions humaines et tout particulièrement de la jalousie... Les deux hommes sont très proches, malgré les siècles qui les séparent. Une question se pose alors : est-il possible de sortir de cet état de servitude passionnelle ? Totalement ? En partie ? Car nous ne sommes manifestement pas libres d’éprouver une telle haine...  Peut-on vraiment réformer notre vie affective et quel chemin emprunter alors ?

 

Daniel Mercier, le 5/03/2014

 

 

L'écrit philosophique

« En quoi la jalousie intéresse la philosophie ? »

 

Larousse

Sentiment fondé sur le désir de posséder la personne aimée et sur la crainte de la perdre au profit d'un rival : Être torturé par la jalousie.

Dépit envieux ressenti à la vue des avantages d'autrui.

 

 

Jalousie de l’enfant qui imagine que son frère ou sa sœur accaparent l’attention de la mère, jalousie adulte de celui qui reproche à autrui d’avoir obtenu ce qu’il était en droit de revendiquer lui (une promotion par exemple), mais bien sûr jalousie de l’amant qui soupçonne l’être aimé de le délaisser au profit d’un(e) autre. Le second exemple correspond au deuxième sens du mot que l’on trouve dans le Larousse (cf. plus haut). Mais le premier et le troisième au premier sens, plus spécifique de la jalousie proprement dite. La philosophie distingue le plus souvent en effet la jalousie de l’envie. Il y a cependant une proximité de sens entre les deux, renforcée par le fait de la cooccurrence de leurs apparitions : l’une et souvent accompagnée de l’autre. Outre le fait que la jalousie relève d’une structure tripartite contrairement à l’envie, la différence essentielle est la suivante : l’envie est le désir d’obtenir quelque chose qu’on a pas. La jalousie est la crainte de perdre quelque chose que l’on a. « On est jaloux de ce que l’on possède, et envieux de ce que les autres possèdent. » (d’Alembert)[1]. La jalousie, comme l’envie, sont inséparables du désir. Bossuet prête au mot de jalousie le sens de « passion sans partage ». Les signes du caractère pathologique de la jalousie concerneraient d’une part son décalage plus ou moins grand avec la réalité de l’infidélité du partenaire (puisqu’il semble que de manière explicite ou détournée cette question soit centrale), et d’autre part le passage à l’acte et sa nature (par exemple Othello qui étouffe Desdémone alors qu’elle n’est pas coupable, ou la folie de Léonte contre sa femme Hermione, son prétendu amant, et l’enfant qu’elle porte, dans « Le Conte d’hiver »). Comme toute passion (au sens ancien de « pâtir de »), elle a souvent été dénoncée par la philosophie comme facteur de troubles par rapport à l’état de tranquillité et d’ataraxie recherché... En quoi elle intéresse la philosophie ? Parce qu’elle est précisément une passion, et non des moindres puisqu’elle est associée à l’amour et au désir ! Et la manière dont nous pensons et vivons notre rapport aux passions, et à celle-ci en particulier, et bien entendu une préoccupation philosophique ! C’est précisément celle qui nous intéresse ce soir...

Une fois de plus, nous suivrons les préconisations de Spinoza. Concernant les passions, surtout ne pas commencer par le dénigrement ou la disqualification en posant dessus une norme morale ou de vérité qui serait censée nous en protéger, mais comprendre autant que possible ce dont elles sont faites et comment elles expriment la réalité de ce que nous sommes en tant qu’êtres humains. Les affects ont des causes et des propriétés précises. Essayons donc comme pourrait le faire un médecin d’ausculter le mieux possible cet « affect » de la jalousie. Et de ne pas distinguer à priori la jalousie pathologique de celle dite « normale » pour ainsi essayer d’en dégager la « structure » commune. Pour essayer d’y voir plus clair, nous allons suivre d’abord Spinoza, puis Proust. Le premier nous donne une définition de la jalousie dans le cadre de sa « géométrie » des passions humaines dans l’Ethique (livre III). Le second est inséparable des plus belles descriptions littéraires de la jalousie dans « A la recherche... ». Enthoven père et fils nous en propose une synthèse sous forme de théorèmes dans leur récent « Dictionnaire amoureux de Marcel Proust ».

 

SPINOZA ET LA JALOUSIE

 

Revenons à Spinoza. Définition de l’affect : c’est une affection (capacité du corps à être affecté par des choses extérieures) + l’idée que l’on en a (ou la conscience, c’est la même chose pour Spinoza).  Rien ne se fait dans la nature qui soit un vice de sa part. Les affects, comme tout autre chose, obéissent à une logique nécessaire qu’il s’agit d’examiner. Dans Ethique III, Spinoza développe une économie des passions selon ce principe, ou ce que nous pourrions appeler aussi « une géométrie des affects humains », avec un modèle épistémologique dominant à son époque qui est celui de la mécanique. Le désir est une force mienne qui me pousse à augmenter ma puissance d’exister, mais cet « effort sans objet » d’un conatus de persévérance dans l’être est déterminé par autre chose que moi, et s’actualise en fonction des objets sur lesquels il se branche. C’est autour d’une quinzaine de principes que s’organise cette logique propre aux affects, à partir de trois affects de base, le Désir, la Joie et la Tristesse, et leurs dérivés : l’Amour et la Haine. A partir de là, Spinoza peut retrouver l’ensemble du spectre des affects et leurs agencements, et ainsi comprendre les diverses « dynamiques affectives » traversant le comportement des humains. Le principe général du mimétisme affectif, d’une loi de l’imitation, est au cœur de cette logique. Une fois n’est pas coutume, nous allons lire ensemble et commenter la Proposition (ou Théorème) XXXV et la scolie correspondante du livre III traitant du sentiment de jalousie.

LECTURE : Prop. 35 : Si quelqu’un imagine que la chose aimée joint à elle-même un autre, du même lien d’Amitié ou bien d’un plus étroit que celui qui faisait qu’il était seul à la posséder, il sera affecté de Haine à l’égard de la chose aimée, et il enviera cet autre.

COMMENTAIRE (à partir du livre « Lectures de Spinoza », et du site « Spinoza.fr » 

 

  • Il s’agit bien d’imagination, ce qui ouvre la possibilité d’idées ou de représentations inadéquates, et donc plus ou moins « fantasmatiques », comme nous dirions aujourd’hui. A la limite, comme chez les personnages de Proust, la jalousie peut naître de rien (objectivement) et inventer sa propre cause.

·         Cela concerne toute « chose » aimée, mais seulement les choses aimées dont la possession exclusive importe (on ne jalousera pas l’amour véritable de Dieu). L’idée de possession est centrale.

·         C’est une question de proportion : il faut que le degré du lien d’amitié avec l’autre soit égal ou supérieur à celui du lien initial (de l’amour que nous porte la chose aimée).

·         L’affect résultant – la jalousie – est une combinaison de deux affects de haine : haine envers la chose aimée + envie à l’égard de l’autre.

·         A  propos de la distinction entre jalousie et envie : elles sont très imbriquées puisque le jaloux est en même temps « envieux à l’égard de l’autre » : « haine envers la chose aimée jointe à l’envie à l’égard de l’autre ». Mais pour Spinoza, cette envie est quasiment synonyme de haine.

Démonstration : LIRE LA SUITE

COMMENTAIRE

·         Commence par montrer que le désir de gloire/fierté – et la joie qui l’accompagne –, autrement dit la réjouissance que j’éprouve de l’amour que la chose aimée me porte,  pousse à chercher le renforcement de l’étroitesse du lien qui nous unit à la chose aimée : tendance à l’exclusivité, elle-même renforcée si l’on imagine que des semblables apprécient cette chose que l’on aime soi-même.

·         Paradoxe de la jalousie : nous jouissons qu’un semblable aime la même chose que nous, mais nous souffrons que la chose aimée l’aime comme nous l’aimons ou davantage.

·         La jalousie est ainsi inscrite dans la logique de l’imitation affective : désirant que les autres hommes aiment les mêmes choses que nous[2], nous nous exposons nécessairement aux risques de la concurrence avec autrui à l’égard de ces choses ; nous voulons un lien exclusif avec la chose aimée et en même temps notre amour pour elle se trouve renforcé par l’amour que lui portent nos semblables.

·         Or, par hypothèse, ce désir d’exclusivité est ici contrarié par la représentation de la chose aimée accompagnée de celle de l’autre aimé (représentation d’un tiers, aimé par notre aimé).

·         De cette contrariété, de cet empêchement opposé au conatus, ne peut naître que de la tristesse, associée à la représentation de la chose aimée et de l’autre aimé comme causes de cette diminution de la puissance d’agir, donc la haine envers les deux, qui se mêle alors à l’amour premier pour la chose aimée, et à l’amour pour le semblable.

·         La représentation de la joie du rival, par imitation, précisera cette haine en envie : tristesse à l’égard du bonheur d’un homme qu’on hait.

Scolie :

COMMENTAIRE

·         Le scolie commence par nommer la « jalousie » et par préciser qu’elle est nécessairement de l’ordre de la fluctuatio animi (flottement de l’âme), dans la mesure où elle mêle amour et haine. Fluctuation/conflit de l’âme : car la haine nouvelle à l’égard de l’objet aimé ne supprime pas l’amour initial qui lui était porté ; si cet amour initial était supprimé – ou lorsqu’il le sera -, pas de jalousie.

  • La haine portée envers l’autre sera d’autant plus grande qu’il constatera la joie exprimée par le rival et dont il avait l’habitude d’être affecté lui-même. Nous serons d’autant plus attristés que nous constaterons le bonheur de l’objet de notre amour et que notre propre amour sera empêché.

PROUST ET LA JALOUSIE

L’univers décrit par Proust dans « A la recherche ... » mêle le délectable au diabolique (d’où le titre du livre de Grimaldi sur Proust : « L’enfer proustien »).

·         La jalousie précède généralement l’amour, qu’elle va faire naître. Il faut pour aimer, pour s’attacher, qu’il y ait ce soupçon et cette angoisse propres à la jalousie. Ainsi l’attachement pour Albertine est nécessairement synonyme de souffrance (et non de joie) car inséparable de la jalousie qu’il éprouve. « Dès que la souffrance disparaissait (elle était désormais « à lui », il l’a « possédait »), je sentais le néant qu’elle était pour moi. ».

·         Le jaloux prête généralement à celui qui en est l’objet ses propres faiblesses et tentations. Ce que Freud nommerait le mécanisme de projection (attribuer à l’autre mes propres désirs ou représentations). C’est parce qu’on se sent capable de « trahir » que l’on prête à l’autre une posture de traître possible.

  • Il est délicieux et innocent de désirer soi-même, mais atroce – bien que riches en excitations – que l’autre désire (en dehors de moi). Mais c’est à ce prix qu’il peut avoir l’attrait susceptible d’en faire mon objet d’amour. Albertine n’intéresse Proust que lorsqu’elle suscite sa jalousie et qu’elle ne lui appartient pas encore (nous y reviendrons). Comment ne pas penser ici au « jeu » psychologique de certain(e)s consistant à attiser la jalousie d’un partenaire pour maintenir intact le désir ? Comme si la jalousie était la seule preuve d’amour. Tu es jaloux, donc tu m’aimes. C’est ainsi qu’une spirale « à rétroaction positive » (concept utilisé par la cybernétique ou la théorie de l’information) bien connue se développe : celui qui craint l’éloignement (voire l’infidélité) de son partenaire (et donc « jaloux » en puissance) va tenter de le rendre jaloux à son tour en simulant (plus ou moins) le rapprochement avec un autre. La jalousie réciproque devenant alors l’objet d’un jeu psychologique structurant la relation. S’il est une preuve d’amour, la question que nous sommes en droit de nous poser est de savoir de quel amour on parle...

 

  • La « jalousie de la mère » est, chez Proust aussi probablement, « la mère de toutes les jalousies » (anecdote du baiser de Mme Proust refusé à son fils). Peut-être en effet celle-ci est première, la jalousie des adultes étant alors considérée comme la répétition douloureuse d’une scène qui a structurée son enfance...
  • Il est par ailleurs impossible pour les héros proustiens, une fois qu’ils ont aimé ainsi, de pouvoir aimer autrement qu’en étant jaloux. Même si la partenaire ne leur donne aucun motif de jalousie, la jalousie est néanmoins toujours présente. C’est désormais la structure de leur façon d’aimer.

 

  • Le rêve du jaloux, plus ou moins assumé, est de pouvoir disposer de la présence de l’aimé. Le jaloux « voudrait loger à l’intérieur de lui, ou à défaut de son appartement, la créature qui lui causerait tant de mal en s’échappant » (Raphaël Enthoven). Cette stratégie d’enfermement est bien sûr en lien avec un désir de possession sans limites.

 

  • Enfin la jalousie engendre une attention hallucinée à tous les détails, comme possible signes d’un abandon ou d’un début d’infidélité[3]. L’incroyable talent d’écrivain de Proust pour décrire les passions n’est d’ailleurs pas sans rapport avec cette façon d’ausculter chaque détail.

 

JALOUSIE, BESOIN DE RECONNAISSANCE, RIVALITE MIMETIQUE, FIDELITE...

 

Nous pouvons identifier un certain nombre de notions qui gravitent autour de celle de la jalousie, et qui constituent un réseau ou un « champ »de significations dans lequel chacune renvoie à toutes les autres.

Jalousie, amour, désir ► Jalousie et besoin de reconnaissance ►jalousie et narcissisme► Jalousie et rivalité mimétique ►Jalousie et possession ►Jalousie et fidélité

 

Si la jalousie se traduit par le sentiment d’être dépossédé d’un amour, d’une amitié, ou d’une estime qu’un autrui nous accorde, elle semble en effet liée au besoin de reconnaissance

(Alex Honneth « La lutte pour la reconnaissance » (Cerf 2000). Les sciences sociales aujourd’hui s’accordent généralement à reconnaître une importance déterminante aux phénomènes de reconnaissance sur la construction de l’identité individuelle. Dans certains cas limite, le risque de retrait d’amour pourrait être vécu par celui qui le vit comme une véritable négation ou déni de soi. Selon Todorov, cette « reconnaissance de distinction », reconnaissance de ce que nous sommes dans notre individualité, est structurante de notre identité. Pour Honneth, qui distingue plusieurs sphères de reconnaissance, c’est la sphère des relations intimes qui est ici concernée[4], où l’amour est en effet la condition de la confiance en soi. Mais si le besoin de reconnaissance peut être considéré comme un « arrière-plan » de la jalousie, il se manifeste avec elle de manière particulière, l’exclusivité et la possessivité étant sa marque de fabrique. La problématique de la jalousie consiste à considérer que si le partenaire accorde à l’autre un intérêt particulier, cela signifie qu’il le retire à soi, et peut être vécu comme « trahison ». Cette crainte habite l’esprit du jaloux en permanence, qui considère que toute rencontre de l’aimé (ou d’un autre auquel on est attaché d’une manière ou d’une autre) avec un tiers est potentiellement très dangereuse pour lui. Cette « insécurité fondamentale » du jaloux est un trait essentiel à la jalousie : la comparaison avec un(e) autre est synonyme d’angoisse et de peur. La femme jalouse (ou l’homme)  craint constamment qu’une rivale lui soit préférée (mais cela peut excéder la relation amoureuse). Dans cette préoccupation obsédante d’être l’unique objet d’amour, ou l’unique objet de considération ou d’honneur, ou de jouir d’une prérogative à elle seule accordée...etc., apparaît encore une fois un besoin inassouvi (et peut-être qui ne peut l’être...) de reconnaissance, et semble devoir être mis en perspective avec une explication psychologique en terme de manque de confiance, de « fragilité narcissique ». Si elle ne fait pas confiance à l’autre, c’est sans doute parce qu’elle ne se fait pas elle-même confiance, qu’elle se dévalorise, se sous-estime. 

Autrement dit, si la demande de reconnaissance est sans doute la condition de mon existence comme sujet, l’histoire de ma vie, la place et la « qualité » de ces expériences précoces de reconnaissance (en particulier sans doute la reconnaissance inaugurale entre l’enfant et ses parents, la mère en particulier) sera déterminante dans mon rapport à la jalousie. Si je vis chaque occasion d’être « jaloux » comme un véritable effondrement narcissique, c’est sans doute en raison de la fragilité de mon « amour de moi-même », et par conséquent aussi des « parcours de reconnaissance » vécus au cours de cette histoire...  Nous retrouvons « la jalousie de la mère » pointée par Proust, mais qui peut être selon les cas en lien avec des problématiques très pathologiques. La grande dépendance de l’enfant par rapport à sa mère fournit un terrain propice à d’éventuelles tendances « abandonniques », selon les plus ou moins grandes altérations de cette relation (chantage affectif, absence, discontinuité, incohérence de la part de la mère...etc.)  Elle peut aussi montrer une des origines (sans doute pas la seule) du désir d’appropriation chez le petit d’homme... Selon la nature ou la qualité de cette relation archétypale mère-enfant, le rapport imaginaire à l’autre qui est en jeu entre les partenaires d’un couple, ou même toute situation relationnelle, peut être marquée ou non par un certain nombre de vicissitudes. La question de la jalousie, et plus généralement celle concernant notre façon de nous débrouiller relationnellement avec l’autonomie et l’attachement, entretient un lien profond avec cette première relation. Dans l’Encyclopédie Universalis (article : « jalousie ») on peut lire ces phrases, qui pourraient être une bonne description à ce sujet de la dimension pathologique d’une telle jalousie : « L'enfant ressent comme un rival et un usurpateur en puissance quiconque partage avec lui la sollicitude et les soins de la mère. À l'agressivité née de la peur se mêlent la hantise de la frustration et la culpabilité. Si bien que le manque affectif n'en finit pas de se perpétuer dans l'âge adulte, suscitant en chaque aventure amoureuse l'angoisse d'être délaissé et son pitoyable exorcisme, la rage d'assujettir à sa loi un partenaire inéluctablement suspecté de trahison. ».

Nous pouvons aussi faire l’hypothèse qu’au-delà des aléas de notre relation à autrui ainsi marquée par l’enfance, une raison cette fois ci structurelle à notre condition d’humain pourrait rendre compte du piège de ce « désir d’emprise » ou « d’appropriation » que nous ne parviendrions jamais à éviter tout à fait : la structure mimétique du désir que René Girard a mis en évidence et qu’il appelle aussi mimésis d’appropriation. Observer un instant ces enfants dans le bac à sable qui se disputent le même seau, parmi d’autres jouets ; ou mieux, placer là le même nombre de seaux identiques correspondant au nombre des enfants : il y a peu de chances pour que la distribution se fasse sans querelles… C’est ce que Girard interprète comme la « mimesis d’appropriation », responsable selon lui d’une violence et d’une rivalité mimétique qui n’a pas cessé depuis l’origine de l’humanité. Ainsi le mécanisme de la reconnaissance semble devoir passer par la comparaison et l’émulation : mon désir du désir sans partage de l’être aimé s’alimente aussi du désir qu’il suscite auprès des autres. C’est là d’ailleurs l’impasse ou l’aporie de la jalousie : la convoitise –supposée, fantasmée, vérifiée ? -  des autres vis-à-vis de l’aimé est à la fois le carburant de mon amour et l’épée de Damoclès planant sur lui. Cette convoitise doit exister pour mon bonheur mais ne doit jamais se traduire par un passage à l’acte. Nous retrouvons ici la structure mimétique du désir telle que décrite par René Girard : l’objet du désir n’est pas défini par les qualités intrinsèques de l’objet, encore moins de façon autonome et spontanée par le sujet, mais dans le cadre d’une imitation plus ou moins envieuse et admirative de l’Autre et de son objet. C’est avec son premier livre « Mensonge romantique et vérité romanesque » que Girard va mettre en évidence, à partir de l’analyse de grands personnages de roman, notamment chez Proust, mais aussi chez Cervantès, Stendhal ou Dostoïevski, que le désir ne se fixerait pas de façon autonome selon une trajectoire linéaire : sujet - objet, mais par imitation du désir d'un autre selon un schéma triangulaire : sujet - modèle - objet. La structure de la rivalité apparaît alors dans un tel schéma comme incontournable. Elle génère surtout de la souffrance et des passions tristes : envie, jalousie, convoitise, sentiment de frustration… mais aussi haine parfois. Certains pensent que la structure capitaliste du marché alimente fortement cette tendance, voire en est peut-être responsable : elle fonctionne manifestement en s’appuyant sur cette « mimésis d’appropriation » (pensons en particulier à la publicité qui vante moins la qualité ou l’utilité de l’objet qu’elle ne met en scène ces autres, suffisamment proches pour que je puisse m’identifier à eux, qui désirent l’objet et sont comblés en le possédant. Girard est réservé sur ce sujet car la mimesis d’appropriation, selon lui, est loin de se limiter à l’avoir marchand, et relève d’une caractéristique fondamentale de la condition humaine. Sans vouloir élaborer davantage sur cette grande question, nous pouvons penser à ce propos que les attitudes d’émulation et de concurrence typiques de la structure de marché  peuvent contaminer et se transposer sur des objets relationnels ou immatériels et non marchands. D’une façon plus générale, il est possible de relativiser la perspective girardienne en mettant davantage en avant les conditions culturelles et sociales qui président au désir mimétique. Laissons-là le débat. Il y a par ailleurs une dimension qui est, selon toute vraisemblance, liée au désir mimétique mais spécifique cependant, et que nous avons déjà évoqué, celle de l’exclusivité et de la possessivité. Exclusivité : tout se passe comme si en effet la jalousie amoureuse reposait sur le fait que l’amour entre deux amants est tel qu’ils peuvent (et surtout doivent) être réciproquement la source unique et exclusive de leurs désirs. Une tel principe devient vite irrationnel par excès, mais renvoie sociologiquement à une structure de couple qui ne peut que prédisposer à cette forme d’exclusivité. Le désir de possession semble être étroitement associé à cette dernière. Pas de jalousie sans amour possessif (peut-être tout amour l’est ? Mais pourtant l’amitié ou l’amour maternel ou filial ne l’est pas en principe...). N’est-il pas dans la nature d’Eros d’être d’un égoïsme foncier, et de vouloir posséder l’objet de son désir pour sa seule jouissance, comme le dit bien l’expression « je t’appartiens »? La sexualité serait le marqueur fondamental de cette appartenance, la ligne rouge à ne pas franchir, même si l’on peut constater au cours des dernières décennies un relâchement de telles frontières de l’interdit. L’adultère n’est plus ce qu’il était, avec la transformation de l’institution du mariage et la « désinstitutionnalisation » qui travaille la famille. Exclusivité et possessivité nous conduisent donc naturellement à une notion clé dans le processus de jalousie qui est celle de « fidélité », l’infidélité équivalent à une trahison. La fidélité serait en ce sens une vertu dont le manquement est reproché à l’être aimé. Mais qu’entend –on au juste par fidélité, et la manière dont elle est entendue ici (au sens de fidélité conjugale) n’est –elle pas sujette à critique ? Il faut d’ailleurs souligner à ce sujet que la plupart du temps le jaloux est jaloux du seul fait que l’être aimé soit avec des amis, c’est-à-dire soit éloigné de lui au profit d’autres. Question embrouillée car elle joue volontiers sur la confusion toujours possible entre cette forme de fidélité qui prend la forme d’une exclusivité (aujourd’hui réciproque), et la fidélité en tant que vertu et qui prétend (légitimement selon moi) être une valeur morale (cf. le « Petit Traité des Grandes Vertus »). Confusion en effet, car nulle fidélité au sens moral n’a jamais conduit à une telle exclusivité : être fidèle à ses idées n’a jamais signifié n’en avoir qu’une ( !) ou, plus sérieusement, ne pas en avoir de nouvelles (si elles ne contredisent pas les précédentes) ; être fidèle en amitié n’a jamais voulu dire non plus que nous ne pouvions avoir qu’un seul ami... L’idée donc qu’en amour il en va ainsi ne peut légitimement passer pour moral. Une telle exigence est plutôt à mettre sur le compte d’une certaine logique culturelle ou sociale de la structure duale du couple occidental. Et nous interroge également sur la question de la « propriété » de l’autre, sans laquelle il est difficile de comprendre comment il pourrait être « volé »... L’exclusivité semble bien étroitement associée à l’idée de la possession. Mais cela ne nous dispense pas non plus de nous interroger sur la question de savoir s’il peut y avoir un socle naturel à cette exclusivité dans le couple, hypothèse qui pourrait éventuellement s’appuyer sur des données éthologiques[5] ? Cette question de la fidélité conjugale est importante car, nonobstant les formes plus ou moins pathologiques et délirantes de la jalousie, celle-ci peut apparaître à beaucoup justifiée lorsque l’exclusivité amoureuse est rompue.

Mais que signifierait alors une fidélité morale dans le couple, indépendamment de l’exclusivité ? Il y a des couples qui sont fidèles à leur manière, fidèles à leur commune liberté, fidèles à leurs paroles, à leur amour... Quant à la transgression de l’exclusivité, elle ne pose pas tant le problème de la fidélité (au sens moral), que celui de la jalousie : c’est bien pour éviter la jalousie elle-même, c’est-à-dire la souffrance du partenaire, que nous pouvons être conduits à adopter une conduite « fidèle » (au deuxième sens cette fois), bien plus qu’au nom d’une norme morale. Le « conséquentialisme » moral prévaudrait ici sur l’obéissance à une norme indiscutable...

La fidélité véritable associée à l’amour est celle de la déclaration ou de la promesse « de s’aimer toujours », et en tout cas de s’aimer de façon durable, bien au-delà de la rencontre. Fidèle à son amour ? Cela signifie que l’amour qui a été vécu ne s’efface pas, ne peut être renié, oublié. La véritable « trahison » serait celle-ci. Aucun couple ne peut durer sans cette fidélité, ce mélange de confiance, d’histoire commune, de gratitude, de fidélité aux souvenirs communs. En ce sens, nous pouvons même penser que le divorce (ou la mort) peut dans bien des cas ne pas annuler cette sorte de fidélité : fidélité à ce qui a été vécu ensemble, à son ancien  amour : même s’il n’est plus, il a néanmoins été et existe par conséquent d’une certaine façon (il faudrait ici évoquer les deux sens du « passé » avec Heidegger). Fidélité à « l’amour reçu et donné, à l’amour partagé, et au souvenir volontaire et reconnaissant de cet amour » (André Comte Sponville, in « Le petit traité des grandes vertus »)

PEUT-ON S’EMANCIPER DE CETTE « SERVITUDE PASSIONNELLE » ?

Résumons-nous : il faut bien reconnaître qu’un tel amour égoïste, passionné, radicalement ouvert à une haine, pouvant être féroce envers quiconque pourrait menacer la possession du bien auquel le coeur est attaché relève d’une servitude passionnelle très puissante. La personne jalouse est une personne dont l’amour pour une autre n’est nullement un amour d’amitié qui ne peut pas exister sans gratuité et désintéressement mais reste au niveau d’un amour de convoitise. La jalousie, alors, dans la mesure où aucun remède efficace ne lui est appliqué, est en réalité ennemie de l’amitié à la façon d’une force aveugle qui la détruit. La personne jalouse, incapable d’aimer vraiment, est toujours inquiète, anxieuse, au sujet de l’objet de son attachement. Son esprit est vite envahi de soupçons, qui la portent à de fréquents jugements téméraires et à des accusations injustes d’infidélité. Elle craint constamment qu’une rivale lui soit préférée. Elle considère que l’être qu’elle aime, ou une fonction honorable qu’elle occupe elle-même, lui appartient, qu’elle en est la propriétaire. Elle est envahie, dirait Spinoza, par les passions tristes. Comme le dit aussi saint Thomas : «  La personne jalouse est incapable d’être magnanime ; elle est pusillanime[6], comme les petits enfants qui n’ont pas encore appris à partager, ou encore comme les vieillards aigris qui ne veulent pas être supplantés par des jeunes. Son attachement désordonné, avant d’être une cause de souffrances pour les autres, la fait terriblement souffrir ; il est pour elle-même la source empoisonnée d’un profond malheur. »

Peut-on se libérer, ne serait-ce qu’en partie, de l’étau de cette servitude ? Pour Spinoza la jalousie est un bon exemple de servitude passionnelle, même si l’on se croit libre d’éprouver de la haine ou de vouloir se venger... Comment se fait-il que la puissance infinie de production qu’est le conatus et qui soutient notre désir d’agir et de vivre, est ainsi vaincu par des choses extérieures, et s’exprime en termes d’affect de mélancolie, de tristesse, et nous emporte dans des spirales d’autodestruction ? Nous avons vu quelle pouvait être cette logique des affects, qui ne va pas volontiers dans le sens de ce qui est nécessaire pour se préserver. Mais il ne suffit pas pour autant de prétendre obéir aux commandements de la raison. C’est en comprenant nos affects que nous pourrons réformer notre vie affective, et faire en sorte qu’ils tiennent promesse... (cf. entretien récent avec Pascal Séverac su France Culture : « Des sentiments à l’intellect »). Quelle emprise pouvons-nous avoir sur nos affects ? « Il ne s’agit pas de gravir le monde de la béatitude à coup de volonté. Il faut gravir cette montagne avec l’intelligence ».

Disons d’abord le sens général de cette libération : c’est par la connaissance des affects et de leurs causes, connaissance (du second genre) des rapports entre les parties extensives qui me constituent, rapports de composition et de décomposition (en tant qu’individualité, je suis moi-même l’expression d’une composition de rapports entre parties extérieures qui m’appartiennent), et non par l’éradication forcée de ces mêmes affects, que je peux combattre la passivité des passions et les transformer en affects actifs (Livre IV), pour ainsi augmenter ma puissance d’agir. Mais de même que le soleil continu de nous apparaître proche alors même que nous savons qu’il est très loin, un affect ne peut être réduit par la seule présence d’une norme de vérité ou d’une prescription morale ; il faut qu’un autre affect, plus fort et plus puissant, prenne l’ascendant sur lui. Pour utiliser une formule un peu « ronflante », la connaissance des raisons de l’amour (au sens où Spinoza décrypte les processus en jeu, mais appliqué concrètement à soi-même), si elle veut être efficace,  doit être accompagnée de l’amour de la connaissance des raisons. Ainsi, lorsque l’esprit découvre les causes de sa passion, il développe sa puissance d’agir qui est de comprendre et, en prenant conscience de cette puissance, il éprouve une joie accompagnée de l’idée de cette connaissance conquise, donc l’amour de cette connaissance. La connaissance est ainsi devenue affective et transforme la passion en action. Mais essayons d’entrer davantage dans le détail de ce processus, dont l’analyse est sans nul doute un des points les plus difficiles du spinozisme. Même si l’analyse est redoutablement abstraite, elle rend compte de phénomènes remarquablement concrets...

Nous nous appuierons ici sur un article de Pascal Séverac : « Le devenir actif corporel chez Spinoza (le corps affectif) », Pascal Séverac  (Revue Astérion n° 3) ; et aussi le commentaire du livre IV de l’Ethique, in « Lectures de Spinoza »

De la capacité de notre corps à être affecté de manière très importante et possiblement selon une augmentation continue de cette affection, il s’en déduit qu’il peut être, selon les circonstances et sa propre complexion affective, le lieu d’affects immodérés par excès de sollicitations focalisées sur un seul objet. Contrairement au corps de l’enfant (qui témoigne selon Spinoza d’un équilibre affectif fragile mais réel : pas encore d’affects « fixés », répond à de multiples sollicitations, plus de fluidité dans les investissements, mais par contre totalement dépendant des affects des autres), le corps de l’adulte (il faut entendre le corps affectif et pas seulement le corps physique) est quant à lui déséquilibré, au sens où des affects adhèrent tenacement à lui et empêchent que d’autres parties (les parties du corps sont ici assimilables aux affects) soient affectées ; et ce déséquilibre a tendance à se figer. Il persévère dans certains enchaînements affectifs auxquels le désir est rivé ; et partant il persévère, dans un déséquilibre affectif constitué (Pascal Séverac : « le devenir actif corporel »). Par conséquent, toute tentative pour se libérer au moins en partie de ces « passions tristes » (comme la jalousie) consiste en quelque sorte à renouer avec une certaine forme d’équilibre du corps enfantin, au sens où il doit restaurer sa capacité à être affecté de plusieurs manières à la fois, et non plus de façon obsessionnelle. Mais en même temps l’équilibre du corps actif doit être un équilibre fortifié (différence avec le corps affectif enfantin), qui résiste aux assauts des forces extérieures contraires. Un corps libre est ainsi un corps qui est capable d’incorporer n’importe quelle affection extérieure dans un enchaînement affectif joyeux.

Ce qui est décrit ici du côté du corps a son équivalent du côté de la pensée : c’est par l’intelligence de la compréhension de ses affects – et non par des décrets d’une volonté soi-disant libre – que cette mise en ordre des affects, cette juste mesure, pourra s’accomplir, et que nous pourrons agir, non pas tant sur eux, encore moins contre eux, mais avant tout avec eux. Le monde des affects est en effet un monde de luttes et de conflits : mon esprit est de ce point de vue un champ de bataille où ils s’entretuent. La raison prend bien les affects comme objet de réflexion et de compréhension (n’est-ce pas ce que nous venons de tenter ?), mais elle est aussi elle-même prise par des forces affectives : une idée adéquate est pour Spinoza une puissance d’affirmation mentale, génératrice d’affect actif : pour réformer sa vie affective, transformer en affects actifs des affects passionnels (comme la jalousie), il est nécessaire de pouvoir opposer à ceux-ci des affects contraires. La raison doit donc produire elle aussi des affects pour se défaire de l’emportement d’autres. Reprenons l’exemple de la jalousie. Cette joie qui accompagne l’idée (la perception) de la compagne aimée peut se transformer en conflit passionnel par désir de possession exclusive. J’ai besoin d’imaginer que d’autres désirent celle que j’aime pour accroître mon amour... Autrement dit j’ai besoin d’avoir « des émules » pour entretenir la flamme, qui peuvent malheureusement (mais imparablement) devenir des rivaux et me priver de cette possession... Spinoza pointerait ici la souffrance comme conséquence du « trop d’amour » pour des choses finies, et pense que la connaissance de ce mécanisme précis va favoriser une forme d’apaisement. Comme dans le sketch très réussi d’Ary Abittan, la scène de jalousie prête à rire lorsqu’on parvient à prendre du recul pour en repérer les mécanismes et les excès. Ce nouveau regard, dans une perspective spinoziste, permet une sorte de « recadrage » et donc d’apaisement. Même s’il ne suffit pas de comprendre pour se libérer. C’est en parvenant à vivre affectivement autrement cette situation grâce à la nouvelle intelligence ou au nouveau regard que j’ai désormais sur ce qui se passe (notamment en resituant le point de butée de mon chagrin dans l’ensemble des enchaînements de causes qui y concourent) que je  transformerai les anciens affects. Pascal Séverac : « De ce riche scolie, nous retiendrons ici surtout qu’il n’y a, pour Spinoza, de perception adéquate que s’il y a contemplation par l’esprit de « plusieurs choses simultanément » (res plures simul). Alors que la perception inadéquate est perception de ceci ou de cela, de manière disjonctive, ou successive, en revanche la perception adéquate passe par une appréhension simultanée d’une pluralité de choses dont sont alors compris les rapports réels, c’est-à-dire les convenances, les différences et les oppositions… ». Diviser pour régner pourrait en ce sens être un mot d’ordre de la servitude passionnelle. Par ailleurs, à cette nouvelle compréhension adéquate de la jalousie, qui augmente ma puissance de comprendre – c’est la manière d’agir de la pensée -, correspond une nouvelle orientation du corps affectif, et ceci en vertu du parallélisme de l’esprit et du corps.  Nous comprenons mieux ce qui est bon pour nous et cette recherche de notre « utile propre » nous orientent davantage vers un environnement capable d’augmenter l’affectivité joyeuse. D’où des pratiques de sociabilité et le choix de rencontres qui se composent mieux avec ma propre nature. Ce sont les affects joyeux qui orientent notre esprit et notre corps vers ce qui leurs conviennent au degré le plus élevé. L’homme libre est déterminé en même temps par des idées adéquates et des affects de joie, y compris la joie associée à la puissance de comprendre

 

 

 

 

 

Annexe : distinction entre envie et jalousie (article Dictionnaire d’éthique et de philo morale)

 

 

L’envie et la jalousie sont comparables au sens où elles supposent toutes deux de la part du sujet le désir d’une chose qui lui importe beaucoup. Néanmoins dans l’envie il porte sur ce qu’on ne possède pas, alors que dans la jalousie, il porte sur ce qu’on craint de perdre. Désir d’obtenir d’un côté, crainte de perdre de l’autre. Confusion parfois qui serait liée à la cooccurrence de ces deux sentiments (dans le sens où la jalousie est souvent accompagnée d’envie).

 

L’envie

Ce qui est essentiel dans l’envie, c’est la situation de comparaison dans laquelle le sujet se situe, et non la valeur intrinsèque des biens qu’il convoite. Résulte d’une évaluation négative d’une situation d’infériorité qu’il juge imméritée ; deux préoccupations majeures : l’infériorité par rapport aux autres, et le sens de ce qu’on mérite. Notre infériorité nous contrarie dés lors qu’elle est perçue comme un échec dans le cadre d’une certaine rivalité. Il ne s’agit pas d’un sentiment d’infériorité en général mais par rapport à des personnes qui sont affectivement proches de nous. Ecart généralement faible entre le sujet et l’objet de l’envie. Nous comparant à nos semblables, nous considérons que notre situation inférieure est incompatible avec ce que nous méritons. Non pas exigence morale de justice en général mais souci personnel. Ce n’est pas le fait de manquer qui inquiète la personne envieuse, mais le fait d’en voir d’autres en avoir plus.

 

La jalousie

Relation tripartite, contrairement à l’envie. D’autres personnes mettent en danger la relation d’exclusivité et de faveur qu’entretient le sujet avec la personne aimée. Le rival peut être imaginaire, et le sujet peut en être conscient, ce qui montre son caractère secondaire. L’imagination joue un grand rôle dans la jalousie. Proust compare la jalousie à un historien sans document. La reconnaissance de l’erreur, selon lui, n’éteint pas la jalousie, car elle saisira la moindre occasion pour se raviver. Enquêtes montrent que ce n’est pas l’infidélité réelle qui suscite le plus souvent la jalousie, mais le fait que le partenaire ait accordé son temps et son attention à un membre de l’autre sexe (le plus souvent). Contrairement à l’envie, l’objet de la jalousie ne peut pas être partagé avec d’autres personnes.... Elle est plus personnelle que l’envie, le partenaire étant déjà l’objet d’une relation très privilégiée. Risque aussi de produire une blessure plus profonde à l’estime qu’une personne a pour elle-même. Provoque une plus grande vulnérabilité. Crainte de perdre la relation privilégiée et exceptionnelle qu’il entretient avec son objet au profit d’un autre. « Perte au profit d’un rival » et non seulement absence de l’être aimé ... Le meurtre de la personne aimée ne supprime évidemment pas la perte ( !) mais la perte de celle-ci au profit d’un rival. Le rejet ne suscite pas non plus la jalousie de la même façon. La question de la préférence est primordiale dans la jalousie. L’intensité de la jalousie diminue si nous pensons que notre situation est méritée : par exemple si nous percevons notre rival comme supérieur. Conviction d’être injustement traité (en ce sens, préoccupation morale, bien que pas essentielle).

Souvent interprétée comme une preuve d’affection et d’amour. Mais elle peut survivre à l’amour, et ne le suppose pas nécessairement. Elle naît avec l’amour, mais peut survivre à sa mort (La Rochefoucauld).

Pour Proust, la jalousie est l’ombre de l’amour (pas d’amour sans jalousie pour lui). Plus de motif de jalousie ► plus d’amour. Dans La Prisonnière, le narrateur ne désire plus Albertine dés lors qu’il est persuadé que personne ne va la lui prendre. Albertine ne peut que le torturer ou l’ennuyer (vision de l’amour très « tourmentée »).

Le degré d’engagement dans la relation est souvent proportionnel au degré de jalousie. Se manifeste par des comportements plus méchants et plus agressifs que ceux de l’envie : il est plus dur de perdre une chose que l’on possède que de ne pas avoir une chose que l’on a jamais eue. La réduction des inégalités peut avoir divers résultats très positifs, mais elle élève le degré de l’envie (plus l’objet est proche, plus l’envie se développe). Proximité du sujet et de l’objet également importante dans le phénomène de la jalousie. Le meurtre de Abel par Caïn : avant tout rivalité de deux frères pour obtenir la faveur d’une tierce partie. La jalousie et l’envie sans cesse présents dans la Bible, l’Ancien et le Nouveau Testament, Shakespeare, Racine, Proust, les Contes (Cendrillon, Blanche-Neige...).Chez Freud, trois niveaux de jalousie : jalousie normale, jalousie projetée, jalousie délirante. La jalousie normale : 1) une douleur causée par la représentation de la perte 2) blessure imposée au narcissisme 3) sentiments hostiles envers le rival 4) autocritique liée au rôle joué par le moi dans cette perte.

 

On admet que la jalousie peut avoir une justification morale au sens où on suppose que la personne a des droits sur la personne (qui est censée lui « appartenir »), qu’il est légitime de défendre la stabilité de relations affectives dont l’exclusivité semble être une condition d’existence. Enfin l’intensité de la douleur provoquée par elle atténue la responsabilité morale de celui qui en est victime. Circonstance atténuante.

 

Cependant, on peut douter que l’exclusivité, pour la jalousie, puisse constituer un avantage moral sur un certain type d’inégalité, caractéristique du déclenchement de l’envie.

La revendication d’une relation exclusive avec la personne aimée doit reposer sur son consentement. Or il est évident que ce consentement n’existe plus dans le cas habituel de jalousie.

 

Nous devons essayer, non pas d’éradiquer ces sentiments, mais d’en limiter l’intensité et la puissance. Peut-être en effet leur élimination pourrait avoir des effets moraux négatifs : la jalousie est un mécanisme affectif utile « pour préserver des relations exceptionnelles ». Par ailleurs, l’absence totale de comparaison avec les autres peut rendre indifférent à l’amélioration de sa propre situation et favoriser l’état dépressif.

Nous sommes généralement peu enclins à reconnaître l’existence de ces sentiments, en particulier l’envie. Ils sont d’une part jugés négativement d’un point de vue moral, et que d’autre part il n’est pas facile d’admettre une infériorité.

 

Daniel Mercier, le 21/03/2014

 



[1] Cf. aussi La Rochefoucauld : « La jalousie est en quelque sorte juste et raisonnable puisqu’elle ne tend qu’à conserver un bien qui nous appartient ; au lieu que l’envie est une furieuse qui ne peut souffrir le bien des autres. »

[2] Le principe de l’imitation affective est formulé ainsi : « le Désir d’une chose engendrée en nous de ce que nous imaginons que d’autres êtres semblables à nous en ont le Désir ». Scolie 27. Nous sommes ici en présence de ce que Girard nommera « la structure mimétique du désir ». Au-delà d’une base incompressible de besoins d’origine interne, les désirs humains ne s’expliquent pas dans le rapport réel entre l’individu et l’objet, mais dans son rapport imaginaire aux autres êtres semblables à lui, qui a fixé son attention sur tel objet ; Le désir est fondamentalement « un désir sans objet » prédéterminé. On retrouve ici des comportements qui « balance » entre convergence et rivalité.

 

[3] Car l’infidélité est bien sûr au centre des préoccupations du jaloux. Ce qui peut apparaître comme une trivialité est néanmoins une question centrale qui devra être débattue : quels sont les différents sens que nous pouvons attribuer à la fidélité ?

 

[4] Les deux autres sphères de la reconnaissance sont la sphère de l’estime sociale et celle de la reconnaissance des droits (respect de soi)

[5] Mais l’on s’expose alors à la critique de réductionnisme : réduire la réalité humaine à une réalité animale...

[6]Magnanime : qui a des sentiments nobles et généreux, qui pardonne. Pusillanime : qui manque de courage, de caractère; qui fuit les responsabilités.