"Revient-il à l'Etat de décider de ce qui est juste ? ". Sujet bac 2022

 

le vendredi 8 septembre 2023 à 17h45 à l'Office de Tourisme La Domicienne Maison du Malpas.

Le sujet :

« Revient-il à l'Etat de décider de ce qui est juste ?"

 

Présentation du sujet :

« Revient-il à l’Etat de décider de ce qui est juste ? »

(sujet bac 2022)

Devant la difficulté et les désaccords que nous avons pour tenter de dire ce qui est juste, sur le plan individuel mais surtout concernant notre vie commune, l’Etat apparaît bien comme l’instance « arbitrale », à la fois extérieure et « représentative » de la société, capable d’édicter des lois au nom d’une certaine justice… Mais nous savons bien aussi que nombreux sont les exemples factuels où l’Etat n’est pas au rendez-vous de la justice, bien au contraire !  Même si l’Etat ne peut revendiquer d’avoir une sorte d’exclusivité concernant l’exercice de la justice, Il serait pourtant souhaitable que la loi et la justice aillent ensemble… Comment donc réunir les meilleures conditions relatives à la nature de l’Etat pour qu’un tel rapprochement soit réalisable ? En quel sens le nouveau principe de légitimité de notre Modernité démocratique peut-il y contribuer ? Mais la souveraineté populaire suffit-elle à garantir la justice ? Et qu’apporte de neuf l’Etat de droit ? Le grand philosophe de la Justice John Rawls propose une expérience de pensée qui va nous permettre de mieux comprendre comment se pose la question de la justice sociale du point de vue d’un Etat juste…

 

Ecrit Philo

 « Revient-il à l’Etat de décider de ce qui est juste ? »

INTERVENTION  Daniel Mercier

Deux difficultés se cachent derrière cette formule : la première est bien sûr la difficulté à définir ce qui est juste. Indispensable sans doute pour la vie en commun, la référence à la justice est problématique quand on doit en décliner les applications concrètes. Les hommes ne s’entendent pas volontiers sur ce qui est juste ou non, ont des désaccords profonds. La seconde difficulté concerne cette prétendue exclusivité de l’Etat en matière de justice : « revient-il à l’Etat de décider… ». Comme si l’administration de la justice « appartenait » à l’Etat, comme sa propriété… Peut-on vraiment considérer que la justice se confond ou est indissociable des lois édictées par l’Etat, se confondant alors avec ce qui est légal ?

Les deux sens de la justice et le niveau propre à l’Etat

Aristote avait bien vu les deux versants de la justice : « Le juste est ce qui est conforme à la loi et ce qui respecte l’égalité, et l’injuste ce qui est contraire à la loi et ce qui manque à l’égalité. ». Autrement dit, l’égalité et la légalité. L’égalité des êtres humains nous renvoyant à la moralité. Conformité au droit (légalité) et vertu morale. Le sens sans doute le plus ancien de la justice en tant qu’elle est rattachée à l’idée de Loi est celui d’une règle générale impérative ou d’un système de règles (une législation) régissant l’activité humaine. Soit ces règles se sont progressivement imposées par l’usage et la tradition, soit elles sont formulées par l’autorité souveraine d’une société. Cette justice n’est ni naturelle ni divine, mais relèvent de la volonté des hommes. En tant que vertu, la justice est cette capacité à bien agir et à réaliser notre excellence en tant qu’humain. Plus précisément son principe se décline ainsi : rendre à chacun ce qui lui est dû (notion de partage équitable). En tant qu’agent moral, je suis engagé dans la recherche de ce qui est équitable ; alors que l’exercice collectif de la justice concerne la communauté à laquelle j’appartiens, et plus particulièrement les lois et règlements qu’elle édicte et défend au nom d’une juste organisation et régulation de la vie en commun. Donc, pour répondre à notre seconde question de départ, il ne « revient » pas qu’à l’Etat de décider ce qui est juste (puisque la justice relève de l’agent moral que je suis individuellement), mais en revanche certaines prérogatives de l’Etat sont en prise avec cette fonction… En tant qu’institution de surplomb représentant tous les citoyens, il décide des lois censées être le plus « justes » possibles…

La responsabilité de l’Etat dans les décisions de justice

Tout Etat (avec ses institutions, dont évidemment le pouvoir judiciaire) est responsable de l’élaboration et de l’exécution des lois communes, et le gardien de la conformité des comportements de ces administrés à ces lois[1]. Dans une République - res-publica – la chose publique est l’affaire de tous, et devant les désaccords dans lesquels nous sommes pour nous accorder sur ce qui est juste, c’est la « représentation nationale » - instance extérieure et arbitrale censée nous représenter pour organiser notre vie commune – qui peut et doit décider de ce qui est juste dans le sens de l’intérêt général, au-delà des groupes d’intérêts particuliers.Le juge est la figure emblématique du pouvoir judiciaire en particulier : il interprète et applique la loi au cas par cas (jurisprudence).L’universalisme est l’idéal de la République, bien qu’à l’heure de la mondialisation nous savons que l’échelle nationale est nécessairement « locale » et particulière (d’où l’importance des institutions internationales ; il arrive assez souvent par exemple que la Cour Européenne des Droits de l’Homme, ou la Cours de Justice de l’Union Européenne, « retoquent » des décisions prise par un Etat de l’Union). On parle volontiers des fonctions régaliennes de l’Etat (Armée, Police, Justice, Affaires étrangères, économie et finance) chargées de diriger, d’organiser de réguler la société, et de trancher en cas de conflits entre citoyens ou de délits et crimes commis. L’importance accordée à ces fonctions et à l’intervention de l’Etat plus globalement, varie en fonction de la conception politique que l’on se fait de l’Etat. Nous y reviendrons à propos de la conception libérale…

Un hiatus entre le « droit positif » et l’idée de justice 

Cette responsabilité de l’Etat par rapport aux décisions de justice ne doit pas nous faire oublier deux raisons fondamentales qui viennent singulièrement interroger la légitimité de ces dernières : la première est que la justice appartient avant tout à la conscience morale de chaque individu ; la seconde est que l’on peut constater très factuellement que l’Etat prend souvent des décisions injustes, ou en tout cas des décisions qui font « polémique » en ce sens… Reprenons chacun de ces points.

Nous devons distinguer, avec Kant, la moralité et la légalité. L’arsenal du droit que le juge mobilise pour faire appliquer la loi (jugement juridique) et le jugement moral que je porte au titre du sujet que je suis sont deux choses différentes. Il n’appartient pas à l’Etat de nous dicter moralement notre conduite ; des actions peuvent être jugées morales et s’avérer illégales (par exemple secourir un immigré clandestin), et inversement (la délation est non seulement légale mais parfois officiellement encouragée, elle n’en est pas moins immorale). On ne peut donc pas dire simplement que la justice « revient à l’Etat »…

Le droit positif –ce droit fonctionnelélaboré par le législateur et se traduisant par les lois empiriques qui organisent et régulent la vie sociale – n’est pas par essence dépositaire du « juste ». La loi est une question de fait ; la valeur ou la légitimité de la loi est d’un ordre différent (le devoir-être). Bien des gouvernements ont édicté des lois iniques, comme par exemple les lois anti-juives de Vichy, ou en faveur de la délation obligatoire… Dans ces cas, être juste peut même consister à violer la loi : c’est la figure d’Antigone (Sophocle) contre Créonqui décide d’offrir une sépulture à son frère, violant ainsi les lois de la Cité. Créon dit pourtant à ce sujet à quel point son action est légitime : « c’est celui que la cité a placé à sa tête à qui l’on doit obéissance et dans ce qui est juste, et dans ce qui ne l’est pas » (Antigone, Sophocle). Il n’a pas tort, mais deux légitimités concurrentes entrent alors en scène : celle de la loi de la Cité et celle ici de la loi divine).

Légalité et légitimité

La justice n’est qu’une idée, et non une réalité. L’idée de justice est un guide pour le jugement et un idéal pour l’action (Kant), mais elle est faite par les hommes et donc toujours imparfaite. Elle doit nous guider pour surmonter l’hétérogénéité foncière entre légalité et légitimité, entre l’être et le devoir être. Si l’Etat, en tant qu’institution de surplomb s’adressant à tous les citoyens est un moyen pour tenter de réduire cet écart, il n’offre aucune garantie. Il est pourtant souhaitable que la loi et la justice aillent ensemble : quelles sont alors les conditions pour qu’une telle convergence puisse opérer, telle est la question désormais. Quels sont donc les fondements d’un Etat qui autoriserait un tel rapprochement, socle d’un Etat légitime et donc juste ?Nous proposons cinq niveaux de réponses hiérarchisées : le passage d’un niveau au suivant ne peut se faire que si la condition de premier niveau est également réalisée.

Sur quoi repose la légitimité de l’Etat pour dire ce qui est juste collectivement ?

L’Etat « représente » la société

Comme nous le disions précédemment, l’Etat « représente » la société, il est l’instance médiatrice de la société avec elle-même. Mais ne nous méprenons pas : cela ne signifie pas, comme nous sommes tentés de le penser en tant que « modernes », que cette représentation est nécessairement démocratique (des représentants élus au suffrage universel) ;   Même un régime de Monarchie absolue gouverne au nom du pays qu’il représente, agit en son nom et porte censément ses intérêts, même si ce pouvoir est en quelque sorte un pouvoir divin par procuration. Nous constatons aussitôt que ce premier niveau de représentation laisse les individus qui composent la société au pas de la porte… Marcel Gauchet définit ce type d’organisation sociale comme une société qui repose sur un principe de légitimité hétéronome, c’est-à-dire sur un principe de légitimité émanant d’un ordre supérieur et extérieur à la société elle-même, celui du « Très haut » de la puissance divine.

Un contrat social

Un tel principe de transcendance (au nom de Dieu) ne peut suffire à garantir la validité d’un tel principe de représentation… Les philosophes contractualistes[2]ont voulu penser le lien qui pouvait unir l’Etat et les individus autrement qu’en faisant appel à un tel principe. Les hommes vivant à l’état de nature - hypothèse théorique et non historique commune aux contractualistes (XVIIIème siècle), que nous appellerions aujourd’hui « expérience de pensée ») – vont devoir accepter d’abandonner au Souverain leurs libertés individuelles en échange de lois qui vont les protéger, la sécurité étant la première des libertés. Pour Hobbes par exemple, l’égoïsme exacerbé de cette première liberté naturelle devient vite le principal obstacle à la liberté elle-même, et entraîne « la guerre de tous contre tous ». Chacun va prendre la décision de contractualiser avec le Prince (il ne s’agit pas là d’un Souverain qui représente le peuple ou la « volonté générale » comme chez Rousseau)  l’abandon de cette liberté originelle en échange d’une protection de cette autorité extérieure, qu’il appelle le Leviathan. Première forme de légitimité de l’Etat et de sa puissance physique, mais qui signe d’avantage un abandon par rapport à ses prérogatives qu’une légitimité de nature éthique vis-à-vis du pouvoir…

Rousseau et la démocratie. Un nouveau principe de légitimité

Celui que l’on peut considérer comme le père de la République et de la démocratie, JJ Rousseau, veut fonder la légitimité de l’autorité souveraine sur le peuple lui-même. L’équation à résoudre est la suivante : il s’agit de trouver une forme de gouvernement qui place la loi au-dessus des hommes, et en même temps que ce gouvernement soit celui de l’homme par l’homme. La réponse est dans le contrat social rousseauiste : le Souverain à qui l’on s’en remet est aussi l’expression de la volonté générale, et le « sujet » est à la fois celui qui est « assujetti » au souverain et celui qui est citoyen faisant les lois. Chaque citoyen se gouverne en quelque sorte lui-même. La question la plus difficile ici est de savoir comment les citoyens peuvent voter la loi en fonction du seul intérêt général, et non de leurs intérêts particuliers[3]. La démocratie représentative – une souveraineté qui s’exprime par la médiation de ses représentants va ainsi s’imposer rapidement, dans laquelle les lois sont l’expression du collectif, tous les citoyens étant censés avoir les mêmes droits. Il faut se rappeler que c’est comme cela que la démocratie athénienne, en instituant ainsi le principe d’isonomie (les mêmes droits, un = un), s’est émancipée des luttes claniques incessantes entre les différents chefs de tribus héréditaires. Ce principe est peut-être le premier principe de justice…  En démocratie, la souveraineté du peuple s’exprime donc par ce dispositif politique qui permet d’articuler les volontés particulières aux actions et décisions collectives. Cependant, l’élection n’est pas la seule modalité d’exercice de cette souveraineté. C’est peut-être ce que le gouvernement voulait nous faire croire au moment du conflit sur la réforme des retraites ; selon lui en effet, la légitimité des décisions ne pourrait s’appuyer que sur le respect des institutions (et donc du vote). C’est en réalité une conception très réductrice de la démocratie : la souveraineté populaire s’exprime de bien des manières, notamment par l’intermédiaire d’associations et de syndicats, d’actions diverses comme les grèves ou les manifestations de rue. En ce sens, on ne peut abandonner au seul pouvoir de l’Etat de décider du juste.

La souveraineté populaire ne suffit pas

Ce contrat initial, qui se noue en démocratie à travers les élections au suffrage universel, est-il une condition suffisante pour autoriser et fonder l’Etat à dire le juste ? Il faut rappeler ici que le gouvernement nazi a été élu démocratiquement, ou encore que nombre de pays illibéraux (la Russie, la Turquie, l’Inde, le Brésil de Borsonaro  …etc.), régulièrement élus, bafouent les droits de l’homme tous les jours. La désobéissance civile est précisément à l’origine d’actions visant à lutter contre des décisions jugées manifestement injustes.  Par ailleurs, le peuple lui-même, dans ses divisions et ses violences internes, peut également générer de grandes injustices, notre histoire passée ou récente l’a montré. Enfin, les normes de justice sont de nature cosmopolitique et supra-étatique, et les intérêts nationaux ne sont pas toujours en phase avec celles-ci (d’où l’importance des institutions internationales).  Comme le disait Tocqueville, au-delà de la souveraineté populaire qui s’incarne en République dans les décisions législatives, il faut penser la souveraineté du genre humain. Mais comment peut-on essayer de construire une légitimité de l’Etat qui ne se limite pas à la souveraineté populaire ?

Démocratie et  Etat de droit

La démocratie doit aussi protéger contre les abus de pouvoir, y compris ceux du peuple commis contre lui-même[4] , l’empêcher d’exercer la violence en son propre nom. « La démocratie est le pouvoir du peuple limité par le pouvoir du peuple contre lui-même »[5]. Comment ? D’une part par la représentation démocratique de la division qui permet de discuter et d’éviter de s’entre-tuer… D’autre part par l’Etat de droit : Constitution, autorités juridiques indépendantes, définissent dans quelles limites le pouvoir peut s’exercer légitimement, au nom d’un droit « fondationnel » (les droits de l’homme) surplombant. Un au-delà de tout pouvoir, dont le pouvoir dépend. Comprenons bien cette notion de « droitfondationnel », et distinguons-la du « droit fonctionnel »[6] : un système normatif quel qu’il soit comporte deux nécessités : un système de lois empiriques qui règle notre vie en société et les rapports sociaux ; c’est pour le droit, ce qu’on appelle le droit positif. Mais aussi l’identification de ce qui est légitime ; c’est le droit fondationnel, qui constitue le fondement d’un ordre juste. C’est à l’autorité politique de réaliser ce travail d’interprétation qui consiste à « traduire » la série limitée des maximes générales du droit fondationnel  en un grand nombre de règles de vie commune un tant soit peu précises (droit positif). Toute l’histoire de la démocratie (selon Marcel Gauchet) est aussi l’histoire de l’application progressive du principe des droits subjectifs de l’individu à la réalité objective du droit positif. Ce principe théorique est évidemment celui des Droits de l’Homme, qui devient la pierre angulaire des systèmes juridiques positifs. Ce moment où le droit fondationnel prend le pas sur le droit fonctionnel sous la forme privilégié de l’Etat de droit, qui va de pair avec une extension des droits individuels, est très important pour consolider la légitimité de l’Etat à dire le juste.

Démocratie et justice sociale – Rawls et sa « théorie de la justice ».

Là encore, l’état de droit est certes une condition nécessaire pour assurer la légitimité des décisions de l’Etat en matière de justice, mais elle n’est pas une condition suffisante : c’est maintenant la question de la justice sociale qui vient frapper à la porte… Le rationalisme juridique des droits de l’homme selon lequel tous les hommes jouissent d’une égale liberté, pour important qu’il soit, a lui-même son angle mort : l’égalité de droit peut cacher de profondes inégalités de fait. La démocratie ne peut se contenter d’égalité formelle, et doit aussi se préoccuper d’une égalité qui se concrétise pour ainsi dire « matériellement » dans la vie réelle des individus. C’est à ce moment critique qu’intervient le grand philosophe contemporain de la justice, John Rawls. Philosophe d’abord libéral : il affirme comme d’autres en premier l’égale liberté de tous les individus, soutient l’idée du pluralisme des conceptions du bien et du bonheur, l’Etat ne devant pas intervenir pour faire le bonheur des citoyens et imposer une certaine idée du Bien. En revanche, il est susceptible de soulager leurs souffrances, mais surtout d’arriver à un accord sur la conception du juste, c’est-à-dire sur les fondements du droit et de la citoyenneté (en cela, il se démarque déjà fortement des ultra-libéraux). Mais Rawls est aussi très critique par rapport au libéralisme sur la question de l’équité sociale ; il y a deux raisons pour lesquelles la conception libérale est insuffisante : tout d’abord, la « loterie naturelle » que constitue la répartition des richesses dans la société est parfaitement arbitraire d’un point de vue moral. Ensuite, le développement des capacités est affecté par toutes sortes de conditions, dépendantes de circonstances sociales et familiales. Comment alors prétendre assurer des chances égales de réalisations et de culture? La notion mêmede mérite personnel sera critiquée, celle-ci masquant en réalité les inégalités de départ. Autrement dit, même si Rawls est un libéral, il refusera d’opposer liberté individuelle et droits sociaux. La justice sociale est pour lui un moment essentiel de la liberté individuelle. Amartya Sen parle dans le même esprit de « capabilité » : il s’agit d’égaliser les chances quant à la capacité concrète de pouvoir faire aboutir ses projets quels qu’ils soient. Pour Rawls, au-delà du pluralisme des conceptions du Bien, il y a un certain nombre de « biens sociaux premiers » que tous les hommes désirent avoir plus que moins, et qui sont la condition de réalisation de tout projet de vie, quel que soit sa singularité. Ces biens sociaux premiers sont les droits, les libertés et les possibilités réelles (dont le revenu est une part non négligeable !)

La justice n’est inscrite ni dans la Nature (le droit naturel n’existe pas), ni dans le Ciel (sous forme de commandement divin), elle ne relève d’aucune transcendance, mais doit se comprendre comme la réalisation toujours imparfaite des êtres humains. Rawls nous propose alors une « expérience de pensée » qui matérialise en quelque sorte ce moment (fictif) où les femmes et les hommes se réunissent pour discuter en vue d’un certain consensus sur ce qui est juste, afin de pouvoir organiser leur vie commune sur le socle de ces premiers principes de justice. Cette expérience de pensée est celle du « voile d’ignorance » : imaginons une position originelle des individus qui seraient dans une totale ignorance vis-à-vis d’eux-mêmes : aucune connaissance de leur condition de naissance, sociale, financière, sexuelle, géographique, de leur santé, de leurs capacités, talents, faiblesses…etc. Libérés ainsi de l’emprise des intérêts particuliers, ils ont tous ensemble à décider par la discussion des premiers principes qui pourraient constituer le socle de la future organisation politique et sociale dans laquelle ils doivent vivre. Dans cette position, « personne ne peut élaborer des principes à son propre avantage »[7], mais elle ne suppose pas non plus un improbable altruisme, personne ne souhaitant sacrifier ces intérêts – même indéterminés – à ceux d’autrui… « Chacun ignorant qui il sera, ne peut chercher son intérêt que dans l’intérêt de tous et de chacun[8] ».Ces principes seront au nombre de trois principes indissociables: le principe de liberté maximum pour chacun dans le respect de l’égale liberté de chaque autre ; le principe de l’égalité des chances ; le principe de différence(sans doute le plus novateur : les inégalités socialesdoivent être organisées de façon à ce qu’elles apportent aux plus désavantagés les meilleures perspectives. Les inégalités justes doivent procurer le plus grand bénéfice aux membres les plus défavorisés de la société[9]… Le mérite personnel ne peut justifier des bénéfices inégalitaires que dans la mesure où ils améliorent la situation des plus défavorisées

Quelle conception de l’Etat et de la société ?

La prérogative de l’Etat apparaît ici déterminante, en particulier pour le troisième principe qui a trait à l’équité sociale. La démocratie doit être le lieu d’un tel combat politique, celui où ceux qui ne font pas partie des favorisés pourront faire entendre leur voix et prétendre à une part plus substantielle du produit de la coopération sociale.C’est en réhabilitant la représentation, et surtout en ravivant les pratiques de la délibération et du compromis qu’un tel but pourra être atteint. Le mérite de la conception rawlsienne tient au moins autant à la méthode pour parvenir à la justice (la discussion de tous sous voile d’ignorance), qu’à ses résultats.Nous voyons aujourd’hui que les écarts vertigineux de revenus ou de patrimoine n’ont plus rien de commun avec la prise en compte du mérite. Il appartient donc à l’Etat, dans cette conception du politique, d’intervenir significativement pour qu’une telle dynamique inégalitaire, peut-être nécessaire pour une économie efficace, ne puisse pas se faire à n’importe quel prix cependant.  La justice ainsi comprise doit surplomber le politique et devenir ainsi une des principales motivations de l’Etat-Nation.A l’inverse, lorsque le pouvoir politique ne se conforme pas à un tel idéal normatif, les gouvernés peuvent légitimement le combattre. Nous ne pouvons plus séparer dans notre République la liberté et l’égalité. Comme le dit Rawls lui-même, « Le choix n’est plus entre un ultralibéralisme qui conditionne la prospérité à l’expansion des inégalités et un socialisme égalitaire et autoritaire qui condamne à la servitude et à la pauvreté. »[10]. Seul un « Etat social » capable de mettre en œuvre une politique sociale inspirée des principes de justice rawlsiens serait à même de réinsuffler la confiance en la démocratie et aux principes du libéralisme politique. Cela implique aussi des relations « responsives » et « résonantes »[11] entre les institutions et les citoyens, c’est-à-dire clairement de véritables délibérations en vue de compromis dans les instances concernées, et peut-être dans d’autres plus « Adhoc » et circonstancielles. Disons-le clairement : ces pratiques sont aux antipodes des pratiques majoritaires aujourd’hui ; le moment politique que nous venons de vivre concernant la Réforme des retraites en est un exemple frappant : c’est l’Etat administratif qui a fait valoir les contraintes économiques supposées, et les « débats » menés à l’Assemblée et dans l’arène médiatique étaient la plupart du temps des caricatures de débat où l’invective prévalait.

En conclusion : cinq niveaux de réponse sur la question de la légitimité de l’Etat en matière de justice
  • L’Etat outil de réalisation d’une société  juste.
  •  L’Etat est solidaire d’un « état de droit »
  •  L’Etat est l’expression de la souveraineté populaire
  •  L’Etat est le dépositaire d’un « contrat social »
  •  L’Etat comme « représentant » de la société

 Deux remarques à propos de cette grille de lecture : 1) la catégorisation est non seulement ordinale (gradation de 1 à 5) mais aussi hiérarchique : par exemple, impossible d’instaurer un état de droit si l’Etat n’est pas démocratique (souveraineté populaire). 2) Chaque niveau de réponse reste opérationnel indépendamment de son rang : politiquement, la réflexion et l’action en direction de chaque catégorie de problèmes  est un enjeu important, même si le dernier niveau de résolution (la réalisation d’une « société juste » au sens de John Rawls) est sans doute aujourd’hui à la fois le chantier le plus important (puisque nous sommes très loin d’une telle société, malgré quelques avancées en termes de droits sociaux), et celui qui concentre le plus d’enjeux. 

   

[1]Sur le plan juridique, « l'État peut être considéré comme l'ensemble des pouvoirs d'autorité et de contrainte collective que la nation possède sur les citoyens et les individus en vue de faire prévaloir ce qu'on appelle l'intérêt général, et avec une nuance éthique le bien public ou le bien commun »(Georges BurdeauTraité de science politique, 1950).

[2] Hobbes, Rousseau, Locke, et bien d’autres…

[3]Ce modèle de société ou chaque citoyen se gouverne en quelque sorte lui-même va rapidement faire de Rousseau le théoricien de la démocratie. Il est très favorable au système de la démocratie directe d’Athènes, et critique au contraire le système représentatif qui, selon lui, ne garantit pas que les représentants soient fidèles à la volonté générale. Cependant, il reconnaît lui-même qu’il n’y a point de véritable démocratie directe et « qu’un gouvernement si parfait ne convient pas à des hommes mais à des dieux. »

[4]Frédéric Worms, « Les maladies chroniques de la démocratie »

[5]Ibid

[6] Cf. séminaire de Marcel Gauchet « Crise de la démocratie et radicalisation de la Modernité », 2015

[7] « Le traité des vertus », La Justice, André Comte Sponville

[8] « Théorie de la justice », John Rawls

[9]Le principe de différence pose une situation égalitaire comme base de réflexion et n’accepte à partir de là que les inégalités qui sont au bénéfice des plus défavorisés. S’il est possible, par une redistribution des richesses, de faire que le sort des plus pauvres s’améliore, alors il faut procéder à cette redistribution et continuer au-delà jusqu’à ce qu’une redistribution supplémentaire ait tellement d’effets désincitatifs sur les plus favorisés que ces derniers produiraient beaucoup moins, et ce aux dépens des individus les plus désavantagés.

[10] Catherine Audard, article Libération

[11] Ces expressions sont celles utilisées par Hartmut Rosa dans le livre au titre éponyme « Résonance ».