L'impuissance démocratique pourquoi ? Marcel Gauchet

MARCEL GAUCHET SERA PRESENT LE 29 MAI  A COLOMBIERS  POUR ANIMER UNE CONFERENCE SUR  LA CRISE DE LA DEMOCRATIE

 

« L’IMPUISSANCE DEMOCRATIQUE : POURQUOI ? »

 

Le Café Philo Sophia fait venir comme chaque année un intervenant de son choix pour animer leur conférence annuelle, temps fort de leur activité philosophique. Mais cette année n’est pas comme les autres : Marcel Gauchet est sans doute un des intellectuels et philosophes les  plus importants de la période contemporaine. Une forte assistance en perspective pour venir assister à ce qu’il faut bien appeler « un évènement » dans la vie intellectuelle biterroise.

 

Marcel Gauchet mêle dans sa réflexion aussi bien l’histoire que la philosophie. Il est rangé habituellement du côté de la philosophie politique, mais l’ampleur de son travail concerne de multiples dimensions de l’existence humaine. Il développe une réflexion fondamentale sur le changement qui affecte l’humaine condition avec ce qu’il appelle la « sortie de la religion » et l’avènement de la modernité démocratique. Il porte un regard aiguisé et très critique sur notre période contemporaine, et ce qu’il appelle « la révolution silencieuse des années 80 », concomitante avec la montée en puissance de la mondialisation néolibérale.

 

Né en 1946, de famille modeste, il entre à 15 ans à l’Ecole Normale pour devenir instituteur, continue vers le professorat où il exerce son métier pendant 2 ans dans un collège. Il reprend rapidement ses études à l’Université de Caen pour faire de l’histoire et de la philosophie,  participe activement au mouvement de mai 68, mais dit lui-même « être de nulle part, ou alors dans les marges spontanéistes du gauchisme ».  Très influencé par Castoriadis (et sa revue Socialisme et Barbarie), et son professeur d’université Claude Lefort dont le sujet de prédilection est la démocratie, il va cependant rompre rapidement avec le marxisme. Il partage sa vie avec Gladys Swain qui va lui faire découvrir la clinique psychiatrique, et avec qui il écrit un livre important qui met en cause les théories de Michel Foucault sur l’institution psychiatrique et la folie Mais le tournant important de sa vie intellectuelle va être sa rencontre avec le grand historien Pierre Nora qui lui demande de devenir le rédacteur en chef de sa nouvelle revue Le Débat, l'une des principales revues intellectuelles françaises, poste qu’il occupe toujours. En 1989, il entre au Centre de recherches politiques Raymond Aron qui est le département d’études politiques de l’EHESS avec l’appui de l’historien François Furet. Marcel Gauchet est actuellement directeur d’études à l’EHESS. Nous ne citerons que quelques unes de ses nombreuses publications : « La Pratique de l’esprit humain » avec Gladys Swain. « Le Désenchantement du monde ». « La Démocratie contre elle-même ». « La Condition historique ». «Les conditions de l’éducation ». « Transmettre, apprendre ». « L’avènement de la démocratie » (trois tomes). Récemment, avec Alain Badiou : « Que faire ? Dialogue sur le communisme, le capitalisme et l’avenir de la démocratie » (2014)

 

 

 

 

Le vendredi 29 mai à la Salle du Temps Libre de Colombiers (18H30), Marcel Gauchet animera une conférence-débat sur la question : « L’impuissance démocratique : pourquoi ? »

C’est un philosophe qui prend très au sérieux le phénomène démocratique et refuse de considérer que c’est l’économique qui commande l’existence de la société (comme le pensait Marx, mais comme le pensent aussi les néolibéraux)). Pour ainsi dire banal, le constat est diversement exprimé mais les formules sont convergentes : la politique est impuissante, la politique n’intéresse plus les citoyens, la politique est en voie de disparition. Quelles peuvent-être les raisons de pareille dissolution ? Une première réponse martelée à gauche paraît aujourd’hui sans mystère : la politique dépérit parce qu’elle est débordée par les forces de l’économie libérale. Ce qui en reste est mis au service de l’économie, perdant ainsi son sens. L’économisme règne en maître. Marcel Gauchet pense qu’une explication plus profonde intègre celle-là, sans pour autant la faire résulter de la seule libéralisation de l’économie. Procédant à la généalogie du phénomène démocratique, à partir du principe d’autonomisation des sociétés humaines dans le cadre de ce qu’il appelle « la sortie de la religion », il nous dira comment ce processus aboutit à une sorte de désintégration interne de ses composantes. La déperdition de la politique s’enracine dans la démocratie elle-même, dans ses transformations profondes depuis un quart de siècle : telle est la thèse développée. Ce que l’évolution de la démocratie a défait, elle est donc aussi en capacité de le reconstruire autrement...

 

PHOTOS DE LA CONFERENCE

(les photos ont été prises par Elsa Mercier)

 

 

 

COMPTE-RENDU DE LA CONFERENCE PAR MARIE PANTALACCI

 

Nous pouvons parler aujourd’hui d’une crise de la démocratie : le problème semble être celui de son usage, à partir de l’exacerbation de la «  société des individus » ; un peu comme si le pouvoir et la liberté de chacun allait s’opposer à la liberté et au pouvoir de tous. Comment en est-on arrivé là ?

Alors que la démocratie comprend normalement une idée de puissance, ce qui nous vient à l’esprit, c’est plutôt le sentiment d’impuissance, avec une idée de dépossession : impuissance du côté des gouvernants, et impuissance à se faire entendre du côté des citoyens…Il semble que la partie principale de ce sentiment se rapporte à la sphère économique : les banques ont pris le pouvoir, l’économique a dévoré le politique…Nous semblons être en panne…

Sortir de l’impuissance doit passer par la compréhension de ce mouvement de transformation qui nous emporte depuis les années 75, comme une vague dont on ne sait pas d’où elle vient.

L’une des racines les plus fortes de l’impuissance ne se trouve pas dans l’économie, mais dans le politique. Car il y a eu un déplacement de notre idée de la liberté.  On pensait avoir atteint un état d’abondance, et devenant plus riches, l’appétit de biens et services s’est accru : nous sommes devenus de plus en plus  demandeurs.  Cela touche au désir au fond de nous, avec une préférence pour l’économique qui va toucher à la fois l’individuel et le collectif. Nos sociétés politiques se calquent sur l’économique.  Ce qui va donner une prise sur nous aux « marchés », c’est que nous faisons appel à eux. …Un peu comme si (ainsi que l’avait fait remarquer Bossuet) nous protestions contre des conséquences dont nous chérissons les causes…

La démocratie dans le principe n’a plus d’ennemis véritables aujourd’hui, tout le monde s’en réclame. Elle s’étend de plus en plus, elle s’est approfondie, et on parle d’une troisième vague de démocratie.  Et on ne voit pas bien ce qu’on pourrait mettre à la place. Par contre, il s’est produit un changement d’esprit dans la démocratie. Les textes n’ont pas changé, c’est la manière de comprendre les principes qui a changé, comme une révolution invisible, silencieuse, dont les acteurs ne se rendent pas compte. Si on essaie d’en trouver le centre, on peut dire que la démocratie est devenue vraiment une démocratie des Droits de l’Homme ...

Dans la tentative inaugurale de la Révolution Française de 1789, ce qu’on appelle Droits de l’Homme, c’est la prise de pouvoir politique par le peuple. Viendra ensuite la découverte de la capacité pour les sociétés de se fabriquer dans le temps (découverte de l’histoire au XIX siècle). Après 1945, ce qui va dominer, c’est l’idée sociale de la démocratie. Aujourd’hui, on peut parler d’une nouvelle lecture des Droits de l’Homme : on va mettre au centre les Droits fondamentaux des individus, et c’est l’idée juridique de la démocratie qui va supplanter son idée politique.  Nos régimes sont revenus à la signification primordiale des Droits de l’Homme : « il n’y a en droit que des individus également libres » ; ce qui va en fait cacher une importante difficulté, à savoir comment articuler ensemble des « libertés égales » ?

En conséquence de cette nouvelle idée de la démocratie, tout lien  légitime ne peut provenir que de l’accord des individus, ce qui va supposer un contrat consenti.  Et la protection de ce Droit fondamental des libertés va être exercée par l’Etat de Droit.

Cela a cheminé avec la croissance de l’individualisation, le tout allant de pair avec l’évolution de la production et de la technique, et le passage à une société en réseau grâce à l’informatique.

L’importante transformation à  laquelle on a assisté est la suivante : La préoccupation prioritaire depuis le début du XIX siècle était l’organisation du tout, c’est devenu désormais l’indépendance des parties.

Notre individualisme d’aujourd’hui est fondamentalement juridique, avec la mise au centre des droits privés d’un individu dont le souci majeur est d’être émancipé de l’Etat. Et cela n’a plus rien à voir avec l’axe politique de départ, ou bien l’axe social qui lui a fait suite. Cela agit comme une religion de l’indépendance des parties (comme un dogmatisme…), avec l’accent  mis sur l’économicisation, dans une forme d’exercice libertaire, essentiellement orienté vers les intérêts particuliers.  On peut dire qu’il y a connivence aujourd’hui entre la liberté individuelle, et le déploiement de la puissance économique, en lien avec la mondialisation, et avec un effet direct sur la vie des sociétés. Les rapports extérieurs économiques prennent le dessus sur les rapports intérieurs. Tout cela est intrinsèquement  générateur  à l’interne d’impuissance économique, et surtout politique.

Ainsi, le mot même de démocratie a changé de sens : classiquement il s’agit d’une souveraineté du peuple, d’un autogouvernement  des sociétés. Aujourd’hui cela se traduit par « tout le monde fait ce qu’il veut… » . La notion libérale de la démocratie a fagocité l’ancienne signification : la souveraineté de l’individu  l’a emporté sur la souveraineté du peuple. Or la démocratie, c’est la conversion des pouvoirs de chacun au bénéfice de tous… C’est devenu le moins de pouvoir social possible pour le plus de pouvoirs possible aux individus. En ce sens, on peut parler désormais de « démocratie minimale »…

 En France l’idée de République englobait la mise au centre du public, du bien commun. Dans le modèle de la démocratie du privé, ce qui est au centre, c’est « plus de pouvoirs pour chacun », ce qui conduit par conséquence à « moins de pouvoir pour tous ». La communauté politique devient dans ce contexte une société de marché. Les choix politiques se calquent sur les modèles économiques, et les gouvernants deviennent les gardiens de la règle du jeu. Il ne s’agit plus alors de gouvernement avec une visée d’ensemble, mais de « gouvernance »…

Cette démocratie minimale est de plus aspirée par un vertige « antipolitique », qui la pousse à se dissocier du cadre Etat-Nation. Cette démocratie du privé ne veut plus connaitre ni géographie, ni histoire. La démocratie des Droits se déracine des conditions qui lui ont donné naissance ; elle ne veut plus transmettre les acquis. Nos démocraties d’aujourd’hui sont enfermées dans le présent, et le passé devient sans intérêt dans ce cadre : des démocraties «  présentistes » qui ne comprennent pas plus leur histoire que celle des autres…Il n’y a plus aucun entretien de l’esprit fondateur, aucun souci de transmission…

Historiquement, la constitution des démocraties s’est faite par l’appropriation des pouvoirs collectifs. Pour qu’il y ait souveraineté du peuple, il faut qu’il y ait déjà souveraineté tout court… Aujourd’hui, on ne veut plus de pouvoir que judiciaire. Cela entraine un ébranlement conséquent des Etats et de toute l’autorité publique. L’autorité publique n’est plus comprise comme l’autorité indispensable au gouvernement humain.

Cette impuissance est le fruit d’une dynamique interne qui pousse nos démocraties européennes à se fondre dans l’économie de marché…. Ce qui est de nature à provoquer vertige et trouble… Cette tendance les met à la merci des forces mondiales (certains cependant gardent le cap : USA, Chine…).

Mais l’histoire n’a pas dit son dernier mot….

Au niveau externe :

Il y a du point de vue de la mondialisation une contradiction dans les termes : avant d’être économique, elle est politique, et suppose l’infrastructure politique assurée par les Etats-Nations. Beaucoup de mondialisation va nous ramener à la nécessité de se resituer, historiquement, stratégiquement. Tout cela suppose une organisation qui ne peut être que politique…

Au  niveau interne :

On constate qu’il peut y avoir divorce entre les deux termes : liberté et pouvoir. On découvre qu’ils sont dissociables, et qu’une liberté personnelle de plus en plus grande finit par déboucher sur « aucun pouvoir »…Le paradoxe d’une liberté sans pouvoir est intenable à terme…

La liberté ne peut prendre sens que sur un pouvoir assuré en commun. Rappelons JJ Rousseau « L’obéissance à la loi qu’on se donne est liberté ». Seul le gouvernement en commun donne son sens complet à l’indépendance individuelle.

Une étape supplémentaire est devant nous dans cette évolution de la démocratie, qui est une expérience qui avance par tâtonnements : celle de la ressaisie du politique, afin de reprendre la main sur son destin ; sinon, toutes les aventures sont à nos portes.

 

Cf. l’ouvrage de Marcel GAUCHET « La démocratie d’une crise à l’autre » Ed. Cécile Defaut. Dont voici la conclusion :

« Nous sommes raisonnablement fondés à estimer que la démocratie de nos années 2000 est supérieure à celle des années 1900. Il ne me semble pas déraisonnable de croire que la démocratie des années 2100 pourrait être substantiellement perfectionnée par rapport à celle que nous connaissons. A nous d’y travailler. »   Marcel Gauchet.