" La philosophie et l'actualité"

 

Le vendredi 9 juin 2023 ; 17 h 45 à la Médiathèque de Lespignan

 

Le sujet :

"La philosophie et l'actualité" sera présenté par Michel Tozzi.
 

  Présentation du sujet.

« La philosophie et l’actualité » (Michel Tozzi)

 

 
 Il y a une tension entre la philosophie et l’actualité : d’un côté le philosophe doit selon Nietzsche être     « la conscience de son temps », expliciter de quoi notre présent est le nom, et d’autre part il doit, comme l’historien, tenir à distance l’actualité, dans son immédiateté et son présentisme émotionnel sans recul, écume de surface dissipée aussitôt qu’émergée.
Peut-on penser l’actualité, peut-on penser sur l’actualité ?
 
 

 

 

                                                        

 

Ecrit Philo

Introduction à une approche philosophique de l’actualité

  1. Qu’est-ce que l’actualité ?

L’actuel s’oppose au potentiel. C’est ce qui selon Aristote est « en acte », et pas seulement « en puissance », le passage de la puissance à l’acte (La statue est potentiellement, en puissance dans le marbre, le sculpteur la fait exister en acte). Pour qu’il y ait actualité (condition nécessaire mais non suffisante), il faut que quelque chose existe en fait, et non pourrait ou devrait exister. Et que ça arrive au présent. L’actualité est historiquement située, elle concerne la présence d’un ou plusieurs événements. Un fait passé, qui a fait actualité à l’époque (Ex. : un meurtre) peut d’ailleurs revenir à l’actualité (Au moment du procès).

Mais tout ce qui arrive ne fait pas actualité : tout dépend de l’événement, de sa signification, sa portée… Car des milliers de faits se passent en même temps, mais peu font « événement ». Qu’est-ce qu’un événement ? Et qu’est-ce que « faire événement » ?

Est événement «ce qui arrive (dimension temporelle) et a quelque importance (dimension évaluative) pour l’homme ». Ce peut être quelque chose qui surgit inopinément, brutalement (un tremblement de terre très puissant qui frappe matériellement et psychologiquement une population), qui était imprédictible et semble dû au hasard, bien que l’on puisse en analyser après coup les causes, et qui a des conséquences significatives pour la suite.

Ou ce peut être quelque chose de provoqué à dessein, pour déclencher de l’émotion, « faire le scoop », pour que l’on en parle, et que cela produise des effets attendus : on « fait alors l’événement ».Faire événement peut être une intention des acteurs sociaux, qui cherchent une visibilité revendicative, pour par exemple attirer l’attention sur une cause ; ou (se) faire de la publicité ;ou justifier pour un élu une politique publique etc.

La conception de l’événement est elle-même problématique : on a critiqué « l’histoire événementielle », celle des grands hommes et des batailles, qui invisibilise tous les acteurs sociaux populaires. L’événement cache ici le fonctionnement social, les effets de structure. Puis on a réhabilité l’événement : ex. de la destruction des deux tours du 11 septembre, comme « événement monde »…

L’actualité est aujourd’hui ce dont on parle dans les médias, ce que les médias ont sélectionné comme « important », significatif pour eux et leur public. Ce qui suppose des critères de choix. C’est un événement qui fait sens dans le présent, pour les contemporains. Ou plusieurs événements : on parle des « actualités », ensemble des nouvelles du jour (La nouveauté est aussi un critère de sélection). L’actualité des événements est ainsi très lié au système médiatique, qui rend visible par son information des faits élevés au statut d’événement. Mais comme il y a des événements tous les jours, leur nouveauté et leur importance tend à être banalisées, sans hiérarchisation…

Ceux qui font l’actualité, ce sont les journalistes, et on peut critiquer leurs critères de choix (Fiabilité des sources, recherche du scoop, priorité de l’émotion). La question de l’échelle est déterminante comme un des critères : actualité locale (les chiens écrasés, mais un fait divers peut avoir une résonnance nationale), régionale, nationale, internationale. C’est l’enjeu de la « une » et des titres d’un journal papier, radio télé : l’actualité est médiatiquement mise en scène. L’importance d’un événement peut en éclipser un autre, jugé moins « important » (Mais qu’est-ce que l’importance, qu’est-ce ce qui compte, et pour qui ?). L’actualité est périssable : une nouvelle en chasse une autre, car il faut accrocher le lecteur, l’auditeur. Mais elle peut durer si le phénomène a un impact et des enjeux qui persistent : une semaine (La mort de la reine d’Angleterre), des mois (L’Ukraine), des années (Le réchauffement climatique).

  1. Peut-on penser philosophiquement l’actualité ?

La penser philosophiquement, c’est chercher quel est le sens profond de ce qui arrive, en quoi l’événement, souvent imprévisible d’ailleurs, est significatif de l’histoire de l’humanité, de la nation, marquant au niveau historique, social, culturel, anthropologique. On dira par exemple que la guerre de 1914 est vraiment le début du 20e, que le réchauffement climatique actuel sera le grand problème du 21e, que l’avènement du numérique est l’invention la plus importante depuis l’imprimerie, voire nous a fait sortir du néolithique ; ou que l’intelligence artificielle (Ex. chat GPT) va faire longtemps l’actualité.

Penser philosophiquement l’actualité, c ’est ce qu’a fait Kant en qualifiant son temps de « siècle des Lumières », en résumant en une seule expression sa modernité. Ce qu’a fait Hanna Arendt, en montrant au procès d’Eichmann comment fonctionne la « banalité du mal ». Ou Nietzsche, tirant les conséquences nihilistes de « la mort de Dieu ». Quelle est donc le sens d’un événement ? Le point de vue du journaliste, de l’historien, du sociologue et du philosophe ne sont pas les mêmes.

C’est très difficile de penser philosophiquement l’actualité, à cause du manque de recul, de réflexion et de profondeur face à l’immédiateté et aux émotions soulevées : ce n’est souvent qu’a posteriori que bien des événements prennent tout leur sens. Les historiens éclairent le présent, car le présent est gros du passé, mais n’échappe pas à l’incertitude, l’aléatoire, l’imprévisible, qui font effraction, surprise…

  1. Peut-on philosopher sur l’actualité ?

L’actualité, parce qu’elle peut être surprenante, dérangeante, déclenche des émotions, est motivante. Elle se prête bien à la réflexion et à la discussion, entre adultes comme avec les élèves. Ex. : « Que nous dit éthiquement et politiquement l’invasion de l’Ukraine par la Russie? ».Mais on manque de recul.

Une difficulté majeure ici est l’information, pour discuter à partir de faits bien établis. Or la notion de fait est problématique : d’une part un fait semble donné, il s’impose à nous, manifestant une résistance du réel. Mais d’autre part les faits sont construits : la science construit des faits, nous dit Bachelard. Par exemple, un fait historique est mis en évidence par les historiens selon des méthodes rigoureuses : recherche et analyse de documents indépendants entre eux, critique interne et externe de ces documents etc. Ils peuvent être manipulés : la guerre (le mot est interdit) devient pour Poutine une « opération spéciale », les témoignages peuvent être difficiles à recueillir, partiels, et surtout biaisés par l’idéologie, les enjeux de pouvoir, tel ou tel média, la recherche du scoop. Et les réseaux sociaux réagissent instantanément, et regorgent de fake news, infox, « vérités alternatives » … Les faits passés sont validés dans leur existence par le crible méthodologique des historiens. Mais les « faits »présents, face aux « faits alternatifs » de la post-vérité ?De plus Nietzsche disait : « Il n’y a pas de faits, il n’y a que des interprétations ». Quelle est alors la bonne interprétation ? A moins qu’elles ne se valent : mais alors l’événement risque de ne plus avoir grand sens !

L’actualité peut être à la fois un support pour la réflexion et un exemple à analyser. Certains pensent que le philosophe doit se taire sur l’actualité, et réfléchir sur des exemples passés, faute de quoi il risque d’être piégé par l’immédiateté de l’actualité et pris dans les opinions. D’autres au contraire pensent que le philosophe doit être la « conscience de son temps »… Par exemple Sartre affirme que le philosophe doit être un « intellectuel engagé », et prendre position dans le débat public et par des actions militantes (Ex. Sartre sur son tonneau à Boulogne-Billancourt haranguant les ouvriers, ou Simone Veil ne mangeant pendant la guerre que l’équivalent d’une ration alimentaire française par solidarité, ou Foucault dans sa lutte contre la logique des prisons et la société du contrôle).

Bref, devant l’actualité, le philosophe doit être prudent dans ses analyses et commentaires, car sa responsabilité philosophique est engagée…