Le nouvel individu : « société des individus » et nouvelles conditions de socialisation

Nous aborderons ce sujet en essayant de mettre nos pas dans ceux de Marcel Gauchet… La Modernité démocratique a fini par accoucher d’une société des individus minée par l’antinomie de l’individuel et du collectif et où la liberté individuelle ne parvient plus à se convertir en volonté collective, ce qui est pourtant un des principes fondamentaux du fonctionnement démocratique… Nous nous intéresserons ici à ce nouvel individu engendré par la Modernité dans ces derniers développements : qui est au juste cet « individu à plein temps » ? Quelles sont les transformations de la famille, les nouvelles conditions de venue au monde qui l’ont rendu possible ? S’agit-il vraiment d’une nouvelle manière d’être soi ? Enfin est-il possible d’esquisser une histoire du sujet dans laquelle pourrait prendre place une nouvelle « personnalité contemporaine » ?

 

Le nouvel individu : « société des individus » et nouvelles conditions de socialisation

Intervention de Daniel Mercier dans le cadre de l’UPN à la médiathèque de Narbonne mercredi 13 mars 2019

J’ai donc proposé ce sujet autour du « nouvel individu contemporain » à la demande de Michel. Je vais donc essayer de mettre mes pas dans ceux du philosophe français Marcel Gauchet, cette question étant omniprésente dans toute son œuvre… Ma difficulté dans cette tâche a été la suivante : cette question ne fait pas l’objet d’un ouvrage précis, mais parcours transversalement toute son analyse globale de la Modernité démocratique. J’ai donc choisi de laisser en arrière-plan cette analyse que je ne ferai qu’évoquer en introduction, et de me recentrer sur l’individu et l’individualisation. J’ai privilégié un peu arbitrairement trois angles d’attaque (cf. powerpoint) :

  • L’émergence du nouvel individu
  • Les nouvelles conditions de socialisation et la famille
  • Esquisse d’une histoire du sujet : les trois âges de la personnalité 

Emergence du « nouvel individu »

→ Une réflexion qui s’inscrit dans le cadre général de l’analyse de l’avènement de la Modernité et de l’histoire de cette modernité

MG, à partir de sa thèse désormais connue du désenchantement du monde et de la sortie de la religion, s’intéresse à la Modernité, de son avènement et de son histoire jusqu’à aujourd’hui (Tome 1 à 4 de L’avènement de la démocratie, tome 4 : Le nouveau monde). Ce qu’il appelle la dernière phase de « radicalisation de la Modernité », qui correspond à la période d’aujourd’hui et qui commence à partir des années 70, correspond à une extinction finale de toute espèce de transcendance de nature religieuse, et corrélativement à un moment de crise de la démocratie, décrite en termes de « coquille vide » ou de « théâtre d’ombre », qui est une crise d’impuissance… La société des individus finit par déboucher sur une disjonction ou une désarticulation de l’individuel et du collectif ; En bouleversant l’être-ensemble, la radicalisation de la modernité conduit également à des transformations de l’être-soi, de l’individu et de la façon dont chacun fait l’expérience de lui-même et s’en fait une idée.

→ L’avènement progressif de « l’individu à plein temps »

Cet avènement de l’individu est lié au changement anthropologique que connaît le monde social en passant d’une société traditionnelle ou holiste (concept élaboré par René Dumont pour distinguer les sociétés traditionnelles des sociétés individualistes : holiste : primauté du Tout sur ses parties) à une société moderne qui repose sur un principe de légitimité autonome : contrairement à une société traditionnelle dont la justification repose sur le principe d’une puissance organisatrice supérieure et au-dessus d’elle d’origine divine (le « Très-Haut » ; principe qu’on appelle pour cela principe de légitimité hétéronome, la société moderne trouve son principe de légitimité en son sein, à l’intérieur d’elle-même, et même en direction de ce qui constitue sa base : les individus originellement indépendants qui la constituent (principe de légitimité autonome). Eux-seuls sont donc légitimes pour élaborer les lois qui règlent leur rapport et la vie collective.

Théoriquement inspirées par les théories du contrat social, les révolutions américaines et françaises consacrent sur le plan pratique une société d’individus politiquement libres : c’est l’avènement de la Modernité démocratique.Pendant encore longtemps, et malgré ce changement de société, ces individus politiquement libres, tout individu qu’ils soient sur le plan politique, vont continuer d’appartenir à des familles, à des communautés d’habitants, à des corps de métiers, à la nation même, bref à des collectifs qui les englobent, et la société va demeurer holiste d’une certaine façon : les anciennes formes d’appartenance et de transcendance de nature religieuse vont continuer de hanter la nouvelle société.

Mais progressivement, et MG va s’employer à analyser ce processus, l’individu théorique abstrait des Droits de l’Homme va se concrétiser. C’est cette histoire de l’individualisme tant social que psychologique qui va faire entrer les principes de droit théorique dans la pratique sociale des individus et déboucher sur ce que l’on peut appeler la société des individus. Marcel Gauchet appelle aussi ce processus « l’appropriation subjective du statut d’individu de droit ». Un individu concret jouissant de ses droits va s’affirmer comme central. Cette dernière phase dite de radicalisation de la Modernité s’ouvre sur un véritable univers de l’individu privé, avec les évolutions de la famille, des rapports amoureux, des rapports avec les enfants, du statut des femmes et des enfants eux-mêmes, des rapports de travail...etc. qui concerne l’ensemble des dimensions de la vie sociale. Il faut noter aussi la véritable révolution psychologique des rapports de l’individu avec lui-même et avec les autres. Pendant ces deux derniers siècles, nous avons effectivement assisté à la formation progressive de « l’individu à temps plein », dans la quotidienneté de son existence. Ce n’est pas le lieu de faire ici cette histoire très complexe de la formation de cet individu concret, où la société de consommation, l’élévation du niveau d’éducation, jouent également un rôle important... Toujours est-il qu’à partir des années 70 émerge un nouvel individu. C’est cette logique d’individualisation qui doit retenir notre attention...

→ Désappartenance et absolutisation des droits

Le problème principal de la démocratie est de parvenir à surmonter ce qui ressemble à une antinomie qui ne cesse de la travailler : l’antinomie entre l’individu et la société, que nous pourrions sommairement résumer ainsi : s’il n’y a d’abord que des individus originellement indépendants, comment les faire tenir ensemble, faire société ? Comment reliés des individus ainsi déliés ?

La déliaison et la désappartenance caractérisent plus que jamais la condition de l’individu contemporain. MG : « Le narcissisme contemporain voudrait penser l’individu  comme une entité autonome qui se détache de toute appartenance et veut ignorer la société dans laquelle il vit »….« Il ne l’ignore pas, bien évidemment, au sens superficiel où il ne s’en rendrait pas compte. Il l’ignore en ceci qu’il n’est pas organisé au plus profond de son être par la précédence du social et par l’englobement au sein d’une collectivité avec ce que cela a voulu dire, millénairement durant, de sentiment de l’obligation et de sens de la dette. L’individu contemporain, ce serait l’individu déconnecté symboliquement et cognitivement du point de vue du tout, l’individu pour lequel il n’y a plus de sens à se placer au point de vue de l’ensemble » (Dans les Débat n°99 et 100 puis dans La démocratie contre elle-même, 2002, pp. 253-254)

L’appartenance est un phénomène humain fondamental car il est lié à l’articulation nécessaire entre individuation et socialisation. Pas d’individu sans société. L’illusion par excellence de notre monde est de croire exister naturellement par nous-mêmes alors que nous sommes le produit d’un long processus social.

Le propre d’une société des individus est d’avoir les plus grandes difficultés à se représenter comme un tout :« Une société des individus est une société spécifiquement travaillée par la difficulté à se représenter pratiquement comme société, c'est-à-dire comme tout susceptible de s’imposer à ses parties… Elle devient de plus en plus invisible… Sa dimension holiste n’a pas disparue : elle fonctionne de façon  latente et cachée. ».

Les droits de l’individu deviennent des absolus qui ne s’inscrivent plus dans une volonté collective, ou, dit autrement, un profond clivage existe entre l’exercice des droits individuels et la production de l’unité collective : un des principes de la démocratie est pourtant que le pouvoir de tous repose sur la conversion de la liberté de chacun (en pouvoir collectif) :équation fondatrice de la démocratie, qui est la condition et qui rend effectif l’exercice de la liberté du citoyen ; aujourd’hui, le pouvoir de tous est vécu comme une entrave à la liberté de chacun ; nous assistons à un hiatus béant entre les deux, à une disjonction entre l’individuel et le collectif, une désarticulation interne des composantes de la démocratie. La méfiance, l’absence de confiance est de règle par rapport aux institutions.

→ La « démocratie du privé »

La « démocratie du privé » est en quelque sorte la vision néolibérale de la vie en société. Son credo implicite serait : « promesse complète de la jouissance de ses droits personnels mais sous le signe d’une indépendance individuelle déconnectée de l’obligation collective. Démocratie du privé dont la promesse est celle de faire valoir ses droits et de poursuivre ses intérêts aussi complètement que possible dans le cadre d’une organisation collective sur laquelle on ne peut rien, qui relève d’un automatisme bienfaisant (complexe juridico-technico-marchand) puisqu’il neutralise la pression collective sur les individus, et permet le déploiement maxima des indépendances personnelles et des libertés de chacun. ».C’est le règne d’une autonomie individuelle associée à un manque total d’autonomie collective (aucune prise sur le fonctionnement du collectif). La philosophie implicite de cette démocrait du privé pourrait tenir dans cette formule : « Tire ton épingle du jeu et ne t’occupe pas du reste. Cà fonctionne tout seul. ». Le paradoxe de ce que MG appelle « l’autonomie structurelle », et qui est produite par le développement de la « structuration autonome » de la société (c’est la structure de la société moderne selon le principe de légitimité autonome), est de produire un monde sur lequel ses acteurs n’ont aucune prise. Le repli des acteurs sur leur indépendance individuelle alimente encore davantage en retour la déprise collective

En quoi les nouvelles conditions de socialisation participent de la production de ce nouvel individu ?

Un changement dans les conditions de socialisation

→ Les transformations de la famille

Ce mouvement d’égalisation et d’émancipation des individus a de très nombreux effets sur notre vie individuelle et collective, en particulier sur ce qu’on appelle les conditions de socialisation. Les changements introduits concernent notamment la famille.

Passage d’un modèle ancien où la famille est une institution sociale, un rouage de l’ordre social, c'est-à-dire un lieu de construction et d’entretien du lien social (nous allons y revenir), subordonné à un chef (de famille) qui protège, interdit et autorise, à un groupement privé entre personnes dont la finalité est l’épanouissement de l’enfant ainsi que de ses membres.

Ce passage d’une famille institutionnelle à une famille comme groupement privé est long et s’étend sur quelques centaines d’années, mais cette transformation s’accélère dans les années 70 : un des signes de ce changement est la réécriture et la refonte du droit familial entre 65 et 75. Réécriture d’un tiers du Code civil pour l’adapter à la logique égalitaire : nouveau statut de la femme, nouveau statut de l’enfant, fin de la maritalité qui sanctionnait la dépendance de l’épouse envers le mari, remplacement de l’antique puissance paternelle par l’autorité parentale…Ces changements juridiques se sont accompagnés de changements sociaux également importants « qui ont affecté successivement la natalité, la nuptialité, le divorcialité » (il faudrait étudier ces changements dans le détail mais ce n’est pas l’objet ici)

Elle a cessé d’être une institution imposant aux individus des normes, des rôles et des fonctions préétablis les inscrivant dans un ordre social plus large et les préparant à y occuper leur place La famille se désinstitutionnalise, c'est-à-dire devient une affaire privée.

Il est vrai cependant que la famille a longtemps résisté ; elle est longtemps restée, malgré la logique individualiste, un îlot où« le lien continuait de précéder les éléments liés, le groupe de dicter sa loi à ses membres, et les rôles de dominer les personnes, avec son lot d’inégalité et de dépendance concernant en particulier les femmes » (MG).

De ce point de vue, l’émancipation féminine a été déterminante dans le changement anthropologique qu’a connu la famille. La figure du père dans ce contexte ne peut que s’effacer, avec le cadre institutionnel qui lui procurait nécessité et consistance : pourquoi un représentant de la Loi ou de l’Autorité, alors que rien ne justifie plus « l’existence d’un gouvernement domestique » ?

On peut désormais se rapporter aux autres en général, et à son conjoint en particulier, d’une manière non symbolique, d’une manière purement personnelle, psychologique. Et si vous vous engagez vis à vis d’un enfant, c’est sur le même mode psychologique et privé. La famille devient un regroupement volontaire qui se fait sur des fins affectives, et la procréation également doit être comprise en termes affectifs.

→ Changement des conditions de venue au monde

Ces évolutions ont également changé les conditions de venue au monde et d’entrée dans la vie.La contrainte de reproduction à la fois biologique et sociale est inscrite dans la mission de la famille en tant que rouage de l’ordre social. La famille institutionnelle, au croisement du biologique et du social, avait pour  fonction sociale de reproduire l’espèce et la société, de perpétuer la vie. L’enfant était le fruit de la vie qui continue, maillon de la chaîne des générations. Aujourd’hui « l’enfant du désir » (il doit être voulu et désiré ; l’horreur étant la contrainte ou le hasard. La sexualité est entièrement à la disposition des individus) n’existe et n’a de sens que pour lui-même et ses parents (le changement dans le statut du prénom en est une illustration très claire :le prénom a en effet longtemps était le signe de cette inscription dans une filiation. C’est de moins en moins le cas aujourd’hui. Un tel changement dans les conditions de venue au monde ne peut qu’avoir des conséquences sur les conditions d’individuation (le devenir-sujet). MG pense qu’un tel processus d’individualisation (sociale) peut jouer à l’encontre du processus d’individuation (psychique)…C’est une hypothèse qui mériterait d’être approfondie…

Enfin, il faut encore souligner que la contraception rend la femme libre de son désir d’enfant et marginalise le pouvoir de procréation masculin. D’où l’effondrement d’un principe patriarcal qui se fonde en son sommet sur le pouvoir que l’homme avait de faire un enfant à une femme. Avec l’émancipation des femmes par le travail et la contraception, ce principe s’effondre complètement... 

→ La famille socialise-t-elle  de plus en plus difficilement ?

C’est en tout cas l’affirmation d’un illustre historien de l’éducation (Antoine Prost), que Marcel Gauchet reprend. En quel(s) sens ?

1) La famille d’aujourd’hui, en tant qu’elle est avant tout un refuge contre la société, ne remplit plus le même rôle que la famille qui avait en charge la production d’un être pour la société ; elle n’est plus le tremplin préparant à l’entrée dans la vie sociale ; l’antichambre de la grande société auprès des enfants, comme elle a pu l’être auparavant. Elle était en effet chargée de les préparer à cette entrée, avec tous les problèmes afférents d’obéissance et d’autorité, de représentation de la loi dont le père était chargé.

Elle est au contraire une famille qui est devenue une famille privée non institutionnelle qui va se mettre à défendre l’enfant contre l’institution, et qui représente pour l’enfant un refuge et une protection face aux problèmes de la société et aux difficultés de l’entrée dans la vie.

Une dimension humoristique de cette dimension est le phénomène « Tanguy », c’est-à-dire ces jeunes hommes (ou femmes ?) qui ont du mal à se « défamiliariser » et dont les mères sont prêtes à beaucoup de choses pour les garder près d’elle. A l’inverse, il semble que notre génération a plutôt été marquée par la révolte contre l’ordre patriarcal... Si la famille est un rempart contre la société, elle n’est plus naturellement portée à former un « être-pour-la-société ».

L’individu qu’elle fabrique n’est pas destiné en sortant de la famille à être un membre de la société. Il appartient à cette dernière de le socialiser quand il arrive... (cf. le problème redoutable devant lequel se trouve l’école de devoir à la fois instruire et socialiser...).

2) Mais il est nécessaire de distinguer deux sens de la socialisation : si nous nous accordons sur la notion minimale d’apprentissage adaptatif, désignant ainsi le processus d’incorporation des usages et règles qui assurent la coexistence collective, on peut considérer que la famille continue tant bien que mal de socialiser, même si c’est inégal suivant les milieux sociaux. 

Mais nous devons aussi faire référence à un second sens du mot socialisation : cela ne signifie pas seulement apprendre à coexister avec d’autres (par l’usage d’un certain nombre de « formes préréglées de coexistence avec autrui »), mais aussi de se considérer comme « un parmi d’autres », et d’être capable de se décentrer de soi pour se placer du point de vue du collectif. L’apprentissage de cette distance à soi-même est ainsi décrite : « Apprentissage de l’abstraction de soi, qui créé le sens du public, de l’objectivité, de l’universalité, apprentissage qui vous permet de vous placer au point de vue du collectif, abstractions faites de vos implications immédiates ». C’est cet apprentissage du détachement qui est fondamentalement remis en cause.

Un des traits de la personnalité contemporaine (nous allons l’aborder plus loin)  est au contraire ce qu’on peut appeler « l’adhérence à soi ». Le déclin du public et la difficulté pour dissocier l’élément public de l’élément personnel (le brouillage des frontières du public et du privé) sont des dimensions importantes du paysage social contemporain…

Ne nous trompons pas : il ne s’agit pas ici de verser dans le passéisme et le repli nostalgique sur la tradition, mais seulement de mieux comprendre ce que nous vivons… Il est d’ailleurs important d’ajouter que les « bénéfices » de cette évolution vers toujours plus d’individualisation démocratique sont considérables : reconnaissance des droits des enfants, réduction spectaculaire des formes d’éducation répressives produisant, on le sait, des personnalités pathologiques, déclin des rôles rigides dont l’individu était prisonnier, mouvement de l’émancipation des femmes...etc.

Esquisse d’une typologie historique et psychologique des personnalités. La personnalité contemporaine

→ L’esquisse d’une « histoire du sujet » : les trois âges de la personnalité (cf. « La démocratie contre elle-même », in « Essai de psychologie contemporaine », et article de Yves Lebeau dans la revue française de psychanalyse 2003/2004)

Esquisse d’un modèle destiné à dégager trois types de personnalité correspondant à trois périodes successives, et à définir quelques traits distinctifs importants pour chacun. Comme toute typologie, il s’agit de « types purs » qui mettent l’accent sur les différences, alors que la réalité concrète présente évidemment des transitions, des compositions et des variations d’une infinie multiplicité.

→ Les trois personnalités

La personnalité traditionnelle correspondrait aux mondes sociaux d’avant l’individualisme. L’individu se détermine et se structure ici par l’incorporation des normes de sa société d’appartenance, par l’identification ignorée mais agissante à l’ordre symbolique (comme ensemble ordonné de représentations, de règles, d’idéaux, de statuts et de coutumes) qui structure le collectif. Donc, pas d’écart ni de conflit entre le point de vue de l’individu et celui de l’ensemble. Pas d’inconscient individuel vraiment significatif non plus, puisque la même symbolique régit les processus sociaux et les processus intrapsychiques. Mais une grande solidité et une grande autonomie de l’acteur individuel qui dispose de références sûres, qui porte en quelque sorte en lui la collectivité, et peut ainsi déployer en toute sécurité sa spontanéité à l’intérieur du cadre de références qu’il s’est incorporé. Il ne faut pas se méprendre à ce sujet en pensant que dans ce contexte les membres individuels n’auraient qu’une faible conscience de leur existence personnelle et de leur identité distinctive, fondus qu’ils seraient dans le groupe et l’adhésion à l’identité commune. Il s’agit simplement d’un type d’individuation sans l’intériorité psychologique au sens moderne de ce terme (rappelons que la psychologie date du XIXème siècle). Lire à ce sujet JP Vernant à propos de la culture grecque : « L’individu dans la cité » dans « L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne ». Notons égalementque « nous avons toujours affaire à des personnes sociales, en tous lieux et à tous moments, à l’opposé du partage qui nous est familier entre personne publique et personne privée » (Marcel Gauchet, « Le nouveau monde »).

La personnalité moderne s’affirme de manière privilégiée entre 1700 et 1900. Elle continue de se référer à un collectif qui la précède, à tout un ensemble de traditions, de normes et d’idéaux dont il n’est pas le créateur. Mais il lui revient de s’approprier personnellement, d’intérioriser (et pas seulement d’incorporer), d’accepter lucidement et de vouloir librement ce qu’il a d’abord reçu. C’est l’âge de la conscience, de la responsabilité, de la culpabilité. Car c’est l’âge du conflit inévitable entre une tradition et une autorité socialement instituées qui continuent de déterminer les vérités les normes et les idéaux auxquels il convient de se référer – et un individu dont la capacité de discernement rationnel et de libre engagement est désormais pleinement reconnue, un individu auquel il revient de reconnaître en conscience et d’affirmer librement la supériorité du point de vue de l’ensemble sur les désirs, les perceptions et les sentiments qui lui sont particuliers. C’est ce compromis que va exprimer la notion de devoir. Le devoir, c’est précisément ce qui s’impose à moi comme à tous, mais qu’il me faut néanmoins vouloir en conscience. On aura alors à faire à une personnalité à culpabilité ou à « Sur Moi ». L’inconscient devient le lieu où se représente et s’élabore les conflits entre les normes collectives que l’individu parvient à intérioriser, et tout ce qui reste irréductiblement particulier dans les désirs individuels. C’est précisément l’élucidation de ces conflits par leur exploration dans l’inconscient, la reconnaissance de ses contradictions internes, susceptible de permettre d’atteindre une certaine vérité du sujet, et donc plus de liberté, que va viser la psychanalyse à la fin du XIXème siècle...

La personnalité contemporaine émergerait à la fin du XXe siècle. Celle-ci n’est plus structurée par la référence au collectif et à sa précédence, elle n’est plus fondée sur l’appartenance. Bien entendu, l’individu « contemporain » sait qu’il appartient à une société, mais ce n’est plus cette inscription sociale qui le détermine en tant que sujet. L’individu « déconnecté », pour lequel il n’y a plus de sens à se placer du point de vue de l’ensemble, connaît beaucoup moins le sentiment de l’obligation et le sens de la dette, qui ont pourtant étaient très prégnants pendant si longtemps. Il ne s’agit plus que « d’être soi-même », de ne pas être entravé dans l’utilisation des opportunités d’épanouissement qui se présentent. L’élucidation de l’inconscient, en tant qu’exigence de vérité et condition de liberté, n’apparaît plus d’emblée comme une nécessité et une valeur. Peu importe ce qui se passe à l’intérieur de l’inconscient… Ce qui importe, c’est de pouvoir influer sur les ressorts du comportement et le bien être personnel : plutôt le coaching, le comportementalisme et le management de soi, et un rapport à soi-même sous le signe d’une certaine transparence cognitive. S’imposent plutôt une recherche pragmatique d’efficacité thérapeutique et une élimination des symptômes qui font obstacle à une utilisation satisfaisante de l’environnement. Le trait structurel important de la psychologie de ce nouvel individu de droit est la priorité du rapport à soi sur le rapport à l’extérieur et avec les autres en général, ce qui le fait préférer la représentation à la réalité. MG parle même d’un « auto-érotisme représentationnel », qui trouve d’ailleurs son répondant dans l’explosion de la consommation pornographique… La place de la consommation de fiction dans nos sociétés en est une illustration (le nombre d’heures quotidiennes dédiées à la vie dans la représentation). Par ailleurs, dans ce rapport un peu obsessionnel à soi-même, ce qui importe est l’idée de soi impliquée dans une conviction ou une attitude quelconque, bien plus que leur validité, leur pertinence ou leur adéquation (ce qui explique pourquoi notre rapport à la vérité est de plus en plus problématique aujourd’hui ; cf. intervention récente sur « l’ère de la post-vérité »).

→ Des observations cliniques à l’appui de cette hypothèse

Pour terminer nous pouvons compléter ces premières indications par un certain nombre d’observations cliniques que certains auteurs n’ont pas manqué de faire, en écho de cette description. Il ne peut s’agir ici que de quelques pistes qui demanderaient à être développées et vérifiées Nous pensons en  particulier à un article écrit par Jean-Marie Lacrosse (Article publié dans Pro J, n°5, mars-mai 2013. JM Lacrosse est Professeur et chercheur à l’Université catholique de Louvain, unité d’anthropologie et de sociologie), mais aussi au livre de Bernard Granger et Daria Karaklic (Les borderlines, Odile Jacob, 2012) : ils insistent sur les similitudes entre ces évolutions de la personnalité contemporaine et cette pathologie de plus en plus fréquente que les psychologues appellent la personnalité borderline (les mots clé de la personnalité limite ou borderline pourraient être : impulsivité, instabilité, et surtout insécurité interne).  Les symptômes majeurs : difficultés à contrôler ses émotions, impulsivité, sentiments de vide, peur de l’abandon, instabilité des relations, altération de la perception et du raisonnement. Peu de gens, parmi les professionnels œuvrant dans le secteur, contesteront que le champ psychopathologique soit engagé aujourd’hui dans un processus de complète redéfinition. Occupent de plus en plus de place des troubles de la  personnalité dont les manifestations sont difficilement classables – toxicomanies, alcoolisme, violences gratuites, comportements criminels, anorexie, boulimie, etc. –, en même temps que se multiplient les « états-limites » dont la caractéristique est justement de rendre problématique la différence tranchée entre névrose et psychose. L’hypothèse d’un individu contemporain qui serait plus exposé aux troubles de l’identité et des rapports aux autres car plus exposé à « l’incertitude radicale sur la continuité et la consistance de soi » (c’est le processus d’individuation lui-même qui est en cause ici…) mériterait donc d’être explorée et davantage approfondie.

Il est facile de comprendre à partir d’une telle hypothèse pourquoi l’individu contemporain est animé par un besoin éperdu de reconnaissance, naturellement associé à la peur de l’abandon. Enfin MG insiste également sur la tendance au désengagement (qu’il s’agisse du mariage, de l’adhésion à un Parti, ou tout autre forme d’engagement…). A l’individualisme de l’adhésion de la période précédente (appartenance qui doit être choisie et délibérée, qui doit être choisie et non subie, en accord avec soi-même), succède un individualisme de déliaison et de désengagement : l’exigence d’être « soi-même » devient antagoniste de l’inscription dans un collectif. Le lien social étant vécu comme déjà là, je n’ai pas à me préoccuper de ce qui me tient avec les autres.« Le geste par excellence de l’individu hyper-contemporain, c’est non pas de s’affirmer en s’impliquant –l’individualisme de personnalisation »(MG), c’est de « se reprendre »…