"On ne naît pas femme, on le devient" Simone de Beauvoir

 
 

le vendredi 10 marsà 17h45 à la Médiathèque de Cazouls-lès-Béziers

Le sujet :

« On ne naît pas femme, on le devient" Simone de Beauvoir

Présentation du sujet :

« On ne naît pas femme, on le devient », Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe.

Cette phrase célèbre du Deuxième Sexe pourrait sans doute servir de devise emblématique au mouvement féministe passé et présent, ainsi que, de façon plus générale, à la cause des femmes et de leur émancipation. Sa signification est assez simple : les femmes telles que nous les connaissons ne sont pas ainsi naturellement et définitivement, mais sont le fruit d’une construction artificielle, culturelle et historique. Nous pourrions presque dire, en jouant sur les mots : « on n’est pas femme, on le devient ». Mais c’est précisément cette question de l’être – une question que l’on appelle en philosophie « ontologique - qui doit ici nous préoccuper : qu’en est-il de l’être de la femme ? Quelle place réserver à la nature dans cette définition ? « La femme est-elle un homme comme les autres ? », selon la formule humoristique mais aussi quelque peu phallocratique ? C’est avec l’élaboration de la notion de genre que les « genderstudies » ont commencé de répondre à ces questions…

     Daniel Mercier

Ecrit Philo

« On ne naît pas femme, on le devient",Simone de Beauvoir.

« ON NE NAÎT PAS FEMME ? ON LE DEVIENT » SIMONE DE BEAUVOIR, « LE DEUXIEME SEXE »

Des lectures très utiles : « Le deuxième sexe », Simone de Beauvoir ; « Défaire le genre », Judith Butler ; « Politique des sexes », Sylviane Agacinski ; « Masculin, féminin : la pensée de la différence », Françoise Héritier.

Daniel Mercier

Une définition habituelle des sexes fondée sur de prétendus attributs naturels ou sur la différence comme manque ou défaut

Il n’y a pas si longtemps, les propos sur la différence entre les hommes et les femmes allaient bon train, n’hésitant pas à identifier par exemple un certain nombre de traits psychologiques comme spécifiquement féminins : l’instinct ou l’intuition, la moindre performance sur le plan de l’orientation spatiale, la passivité, l’aptitude au soin, le sens pratique…etc. Le livre « Les hommes habitent Mars, les femmes habitent Vénus » est un bon exemple de cette approche essentialiste de l’homme et de la femme qui prétend identifier des qualités ou caractères naturels propre à « La femme ». Beaucoup d’études neurobiologiques en particulier ont montré qu’aucune différence notable n’existait entre un cerveau masculin et un cerveau féminin, de telles affirmations ne reposant donc sur aucune caractéristique biologique… Si nous remontons plus loin encore, le même recours à la nature était censé  expliquer la différence, cette fois explicitement posée comme une différence hiérarchique par rapport à l’homme : comme le dit Sylviane Agacinski, on pensait le « deux » (celui de la différence sexuelle) à partir de l’un, c’est-à-dire le masculin. La différence est alors pensée comme manque. Dans la théorie aristotélicienne des sexes qui a longtemps fait référence, la différence est ainsi pensée en termes de privation : la femme n’a pas le pouvoir d’enfanter, contrairement à l’homme (position que l’on peut juger aujourd’hui pour le moins paradoxale !). La semence de l’homme est la seule à posséder ce pouvoir actif, contrairement à l’utérus qui n’en est que le réceptacle. Toutes les inégalités quant aux rôles respectifs de l’homme et de la femme dans la famille et dans la Cité sont légitimées par cette différence essentielle. Beaucoup plus tard avec Freud, la femme se définit encore une fois comme manque par rapport à l’homme : la femme n’a pas de pénis, d’où son envie de pénis (que le désir d’enfant peut signifier inconsciemment), et son désir de se comporter comme des hommes (désir d’ambition, de promotion sociale) ; il ne serait pas venu à l’esprit de ce pourtant grand auteur et psychologue que pareille tendance s’explique en particulier par la situation plus enviable de l’homme, et le désir de la femme d’égaler cette position !

La distinction entre sexe et genre comme réponse à cette illusion. La définition du genre (une définition minimale et une définition maximale)

En réaction à cela, les nouvelles études de genre contestent tout recours à la nature pour expliquer la différence des sexes. Désormais, à la différence des mots « mâle » et « femelle » qui désignent l’appartenance à un des deux sexes biologiques en tant qu’espèce, les termes « masculin » et féminin » renvoient au genre, c’est-à-dire à une appartenance aux catégories des « hommes » ou des « femmes », définies cette fois à partir de normes sociales ou culturelles communément admises. A titre d’exemple, nous pouvons proposer deux définitions du genre, l’une minimale et l’autre maximale.

La première définition est celle de Sylviane Agacinski. Elle est générique et plutôt descriptive :  « Hommes et femmes ne se présentent en quelque sorte jamais nus : ils sont socialement situés et solidaires de significations et d’attributs que les sociologues ont appelés « genres ».

La seconde tirée du colloque interdisciplinaire sur « Le genre comme catégorie d’analyse » (Université paris 7, 2002) : « La notion de genre désigne la construction historique, culturelle, sociale du sexe, qui l’investit de sens dans un système à deux termes où l’un (le masculin) ne peut s’envisager sans l’autre (le féminin). Système dissymétrique et inégal, les hommes ayant longtemps été dans les rapports sociaux en position de domination incontestée et l’homme ayant servi de référence unique pour penser l’universel humain. »

Une telle définition traduit implicitement une hypothèse explicative « lourde », héritée des « genderstudies » anglo-saxonnes, dont Judith Butler[1] serait la porte-parole. 

Posée ainsi, la question du genre nous conduit ni plus ni moins à nous interroger sur ce qu’est une femme et ce qu’est un homme : s’agit-il d’une séparation au sein de l’humain ou d’une division naturelle incontournable ? Ou bien est-ce au contraire (comme semble le supposer la seconde définition) le fruit d’une construction artificielle, culturelle et historique, et dans ce cadre-là le produit d’une « culture hétérosexuelle » (référence ici à l’orientation sexuelle) dominante. Nous retrouvons-là la thèse privilégiée par les genderstudies.

« On ne naît pas femme, on le devient » (Simone de Beauvoir)

Ce n’est bien sûr pas par hasard si Simone de Beauvoir, avec cette fameuse phrase emblématique de son livre Le Deuxième Sexe, est considérée encore aujourd’hui par tout le mouvement féministe comme la véritable fondatrice du féminisme contemporain : avec cette déclaration « On ne naît pas femme, on le devient », elle sépare le sexe biologique du sexe social et montre que les soi-disant qualités féminines – plus intuitive, moins spatiale, douée d’instinct…etc. – passent toujours par des contraintes et des apprentissages, ceux des rapports aux hommes, à la loi, à la manière d’enfanter, à la façon dont nous nous  représentons la sexualité etc. , qui varient selon les civilisations et les religions, mais qui jusqu’à présent ont toujours étaient produites par l’histoire de sociétés dominées par les hommes. Elle est ainsi le véritable précurseur de la théorie du genre : elle sépare le sexe mâle ou femelle du genre masculin ou féminin. Le premier relève de l’espèce ; le second de la société (culturel). Le terme de « Femme » dans le jugement prononcé par Simone de Beauvoir ne désigne pas une quelconque identité sexuelle naturelle, mais un « genre » (le « gender » anglo-saxon), qui est d’origine sociale et politique. Cela signifie que la femme ne naît pas naturellement aliénée, mais que cette aliénation est la conséquence de la condition que lui réserve la société.  Ce genre est défini par les critères et les conditions propres à une culture, en particulier à la culture patriarcale. La femme qu’on devient est cet individu privé de liberté, qui ne s’appartient plus, quasi propriété de l’homme. Pensons au statut de la femme dans nos sociétés occidentales il y a encore moins de 60 ans : elle n’a aucune autonomie financière (peu travaillent), soumise au pouvoir du mari et à l’antique pater familias (droit de vie et de mort sur les membres de la famille), cantonnée au foyer, vouée à la fabrication des vies sous le contrôle de son mari.

Le « carcan » du genre et sa contestation. La différence des sexes n’est qu’une construction sociale et historique

C’est Judith Butler aux Etats-Unis, et tout le mouvement d’adhésion qu’elle a suscité, qui représentent la véritable continuation de la réflexion beauvarienne : celle-là s’attaque aux « études de genre » avec ses congénères et à la contestation du carcan normatif qu’il incarne[2]. Les « hommes » et les « femmes » seraient des acteurs malgré eux : on joue à « la femme » ou à « l’homme » presqu’à son insu[3]. Un rôle écrit à l’avance. « Ils » ou « elles » sont en représentation sans le savoir, jouent l’homme ou la femme contemporaine. Toute la réflexion de Judith Butler va donc consister à « déconstruire » les genres pour montrer que les filles comme les garçons n’ont pas créé leur propre rôle, même si chacun ajoute sa touche personnelle : « devenir une jeune fille sexy est une entreprise qui les dépasse (les filles)…. Les codes de leur féminité : maquillage, chevelure, habillement, ont été fabriqués hors d’elle à l’intérieur d’une culture « fille »…. Toute une longue histoire. ». On ne naît pas femme, mais on fait la femme, on la met en scène tous les jours, dit Judith Butler. « C’est une pratique de l’improvisation qui se déploie à l’intérieur d’une scène de contrainte » (« Défaire le genre »). Le genre serait ainsi une sorte de « parade » quotidienne (rapprochement avec l’étude éthologique des comportements animaux), toute une discipline et une esthétique du corps.  Toute une économie ciblée soutient la composition et la recomposition de ces rôles : boutiques de mode, médias adaptés, régimes, produits de beauté, publicités etc. Toujours selon Judith Butler, les travestis et transsexuels dévoileraient à leur manière le caractère artificiel de « ces déguisements », à travers leurs efforts un peu caricaturaux pour ressembler à des femmes, paraître « féminine ». Il est intéressant de constater, à travers le vocabulaire utilisé – artificiel/ naturel, être/paraître -, être soi/ être fabriqué en dehors de soi) comment la déconstruction oppose terme à terme la culture et la nature, le sexe (biologique) et  le genre. La femme serait ainsi malgré elle sujet de désir et prisonnier de lui ; d’où les questions et le malaise qu’un tel « paraître » peut générer…

  Judith Butler est devenue une icône du mouvement « Queer » aux USA. Ce mot, qui était une insulte  destinée aux homosexuels (l’équivalent de « tapette »), a été détourné pour devenir le mot de ralliement d’un groupement d’activistes féministes, gays et lesbiennes américains en 1990, et signifie désormais « être différent ». Il se présente comme la communauté de ceux et celles qui se disent « étranges », « déviants » au regard des normes hétérosexuelles. Depuis, les « études de genre » et la visibilité (notamment au cinéma et dans les séries) de tels mouvements se sont considérablement développées dans le monde occidental.

La lutte pour l’égalité des sexes

Il n’est pas difficile de comprendre que cette réflexion sur le genre ne peut pas être radicalement distincte du combat politique pour l’égalité des sexes, puisque l’existence de ces deux genres recouvre « un système dissymétrique et inégal » en faveur des hommes. Mais comment concevoir l’égalité souhaitée ? Comment doit-on par exemple interpréter la formule humoristique bien connue et encore empreinte de phallocentrisme (nous allons y revenir) : « La femme est-elle une homme comme les autres » ?

S’agit-il d’une égalité de droit (les mêmes droits pour les hommes et les femmes) ? En ce sens, il s’agit de refuser une quelconque présumée « infériorité naturelle » de la femme, et sa subordination au nom de celle-ci. C’est la question de la justice devant les inégalités homme/femme prétendument fondées sur la nature qui est ici convoquée. De ce point de vue, n’est-il pas indéniable, comme le dit Claude Habib[4], que l’ordre patriarcal a pris un coup dans l’aile avec l’idéal démocratique égalitaire ? Il faut sans doute ici distinguer radicalement les progrès réalisés dans la plupart des sociétés de la modernité démocratique, et l’immobilisme des inégalités du droit des femmes dans la grande majorité des sociétés de culture orientale. L’ordre patriarcal est encore tout puissant ; parmi ses manifestations les plus scandaleuses, notons par exemple le mariage forcé des femmes à 10 ans, la suppression des fœtus féminins, ou encore l’excision. En ce qui concerne les pays européens, Marcel Gauchet a sans doute raison d’avancer que le profond mouvement démocratique d’égalisation des droits individuels (concernant tous les individus, hommes et femmes confondus) a marqué les dernières décennies. Citons en vrac, la libre disposition de leur corps par les femmes, de leur fécondité et de leur descendance (dernièrement, la PMA pour toutes est acquise) les droits égaux au sein de la famille, la substitution de l’autorité parentale à l’antique « puissance paternelle », le droit égal à l’éducation, à la vie professionnelle, la mixité de plus en plus effective de notre société et la parité mise en œuvre dans de nombreux secteurs… Cela fait dire à Finkielkraut ou Claude Habib que la révolution féministe a bien eu lieu, ce qui ne signifie pas qu’elle est achevée… Du côté des points négatifs et donc « chantiers » à venir, nous pouvons bien sûr évoquer l’importance scandaleuse des féminicides, les salaires des femmes qui restent en moyenne inférieurs de 10% à ceux des hommes, les inégalités de carrière à cause de la place prépondérante des femmes dans la prise en charge des enfants, et enfin les profondes inégalités qui existent toujours concernant la vie domestique (les femmes continuent de tenir là une place très importante). Certaines féministes prétendent que l’existence aussi frappante des féminicides montre que l’ordre patriarcal continue de sévir, même chose pour ces patrons qui continuent de discriminer à l’embauche… Mais le regard n’est-il pas trop subjectif ? Car il existe maintenant tout un arsenal juridique pour condamner très sévèrement le féminicideet celui qui pratique une discrimination salariale est soumis à la correctionnelle. Certes il y a un écart trop grand entre les lois et les pratiques, mais est-il sérieux aujourd’hui de parler d’ordre patriarcal ?  

« La femme est-elle un homme comme les autres ? ». Cette phrase, nous le disions, peut également être interprétée autrement ; elleest encore une fois très ambigüe et de nature androcentrée : sous prétexte d’égalité, il s’agit toujours de référer la femme à l’homme comme « mètre-étalon » -, et donc d’évaluer le « deux » (la différence sexuelle) à l’aune du « un » (le masculin). L’expression « comme les hommes » peut laisser penser qu’il s’agit de la recherche d’une similitude, d’un caractère semblable des deux sexes qui en l’occurrence prend le masculin comme modèle. L’égalité des sexes est implicitement pensée alors comme le rejet d’une différence ontologique des sexes  –qui n’est que le produit d’une construction social-historique patriarcale - , au profit d’un universel qui transcenderait la séparation. L’idée d’égalité des sexes peut alors prendre une autre signification.   L’expression « est-elle… comme » n’implique-t-elle pas la similitude ou le caractère semblable des deux sexes ? Faut-il dans ce cas rejeter l’idée même de « différence ontologique » entre les sexes, au sens où celle-ci ne serait que le résultat d’une construction historique et sociale dominée par les hommes ? « On ne naît pas femme, on le devient[5] ».

L’occultation des différences : un universel trompeur ?

C’est la référence à l’universalisme abstrait de l’humain qui doit permettre de dépasser le danger d’essentialisation des différences sexuelles. Il s’agit de rejoindre une identité commune à tous les êtres humains : le « genre humain » subsume en effet les genres sexués, comme l’universel par rapport au particulier ou au contingent. Un « genre humain » qui subsumerait ou dépasserait les genres sexués, comme l’universel le ferait par rapport au particulier ou au contingent.Le féminisme a été très influencé, dans le prolongement du discours de Simone de Beauvoir, par l’idée d’un universel abstrait qui gommerait les différences. Mais deux problèmes se posent alors :

1) Comme le dit Sylviane Agacinski, reprenant les propos même de Simone de Beauvoir, souhaitons-nous vraiment  « effacer les différences, uniformiser les modes de vie des hommes et des femmes », et même « égaliser leur condition au sens de supprimer toute dissymétrie dans les comportements » ? La différence sexuelle n’est-elle pas constitutive de l’humanité elle-même ? Ou bien faut-il  prôner au contraire l’indifférenciation ou la confusion des genres ? Quels que soient les progrès à venir de l’égalité des sexes, peut-on éviter que les femmes soient enceintes ou accouchent ? Cela ne détermine-t-il pas chez la femme un autre rapport à l’enfantement, aux enfants, à la carrière que les hommes ? Peut-on, doit-on, occulter les différences et jusqu’où ?

2) Comme nous l’avons déjà évoqué, nous suivrons encore Sylviane Agacinski qui souligne les pièges de cet universel abstrait : désirer être ni homme, ni femme mais un être humain conduit à se penser sur un modèle masculin : « Effacer la division de l’homme, au sens de l’humain, a toujours conduit à effacer la femme. ». L’effacement d’un sexe ne laisse jamais la place à la neutralité, mais à l’autre sexe, comme semble d’ailleurs le montrer notre phrase humoristique « La femme est un homme comme les autres ».  En voulant rejoindre l’humanité générique, les femmes revendiqueraient d’être des êtres humains comme les autres, en négligeant leur spécificité dès lors considérée comme une infériorité, en l’occurrence « être des hommes comme les autres », suivant la fameuse formule souvent commentée, puisque les autres relativement aux femmes ne peuvent être que les hommes ! Une formule qui insidieusement fait de l’homme la norme humaine, et de la femme celle qui s’en écarte, alors qu’il s’agirait peut-être plus légitimement de faire jouer autrement la différence des sexes…

Les concepts d’ « homme » et de « femme » sont-ils obsolètes ?

L’introduction des « genres » comme construction sociale semblait nous conduire à relativiser grandement la différence des sexes en tant que telle… Mais nous nous rendons compte qu’elle n’est pas prête à se faire oublier. En cherchant à l’occulter, la voie de l’universel abstrait semble déboucher sur une impasse... Toujours dans la perspective de la déconstruction du genre, la tendance qui semble  dominer aujourd’hui dans le mouvement néo-féministe est la suivante : si nouspoursuivons jusqu’au bout la logique de ce type de pensée, chacun devient en mesure d’inventer pour lui-même son propre « genre »… Les différences ne sont plus alors qu’individuelles

Dans cette approche, les concepts d’homme ou de femme sont littéralement dynamités. Toutes les dimensions cognitives, psychologiques, sociales, ou même physiques, prennent l’apparence du naturel mais sont conventionnelles. Il s’agit par conséquent de mettre en question ce jeu de rôles imposés, de « défaire » ou « déconstruire » ces derniers afin de retrouver sa liberté. L’enjeu de la théorie du genre semble bien être là : créer progressivement des rôles qui nous conviennent mieux individuellement et qui viennent « troubler » les  stéréotypes jusqu’à brouiller définitivement la partition binaire traditionnelle homme/femme.Non seulement les différences biologiques de sexe n’ont que peu d’importance, mais de plus la norme hétérosexuelle elle-même (l’hétérosexualité prescrite) n’est pas considérer comme primaire ;c’est elle en effet qui instituerait (elle est par conséquent une institution sociale) socialement la dualité masculin/féminin, naturalisant illégitimement la dualité des sexes et l’hétérosexualité. La théorie du genre questionne en permanence une « prédisposition hétéro primaire » qui ne serait en réalité que conventionnelle. Dans ce contexte discursif, le genre « femme », pas plus que le genre « homme » ne me définit pas en tant que sujet, et je peux revendiquer, en tant que « femme », de ne plus être traité comme une femme : Monique Wittig (philosophe française dans les années 70) par exemple, écrivait de façon provocante « une lesbienne n’est pas une femme », voulant signifier par là  qu’une lesbienne, en supprimant tous les signes officiels de la féminité, créer sa propre identité indépendamment de la norme. Dans cette hypothèse « constructionniste » intégrale, l’affirmation provocatrice de Monique Wittig est logique : à partir du moment où toute qualité, trait, comportement, attribués aux femmes ne peuvent qu’être un construit social marqué par une certaine histoire de la domination des hommes sur les femmes, que reste-t-il en effet de la femme en tant qu’elle ne serait pas aliénée socialement ? Rien, sinon le recours hyper-individualiste à la libre création de soi-même…

Inventer sa propre norme ?

En effet les différences réapparaissent mais cette fois-ci strictement individuelles. « La société des individus », celle de la radicalisation des droits individuels, accouche, avec certaines approches du genre, d’une libre disposition de soi-même, en dehors de toute contrainte sociale ou naturelle. Selon cette logique, aucune précédence ou antériorité – ne serait-ce celle du sexe – devrait prévaloir sur l’autodéfinition de ce que l’on est. Déconstruire les construits sociaux contraignants et normatifs au seul bénéfice des hommes, et créer son propre genre, création plurielle et sur-mesure, ajustée à l’individualité de chacun. IL s’agit donc de brouiller l’agencement ancien au profit d’autres rôles, qui cette fois-ci nous appartiendraient vraiment… Nous retrouvons bien sûr dans cet esprit l’influence grandissante des LGBT+. L’existence même de deux sexes – l’homme et la femme - bien identifiés, semblent vaciller, puisque cette bipolarité est pensée comme produite par la structure patriarcale hétéro-normée, et que sur le plan biologique nous savons aujourd’hui que d’autres formes de sexuation ou d’a-sexuation, mais aussi d’autres formes de sexualité, existent et connaissent une plus ou moins grande visibilité, brouillant ainsi les cartes d’une telle bipartition.Une telle position donne raison à Monique Wittig : on ne peut plus maintenant définir le genre par le sexe (devenu accessoire), mais plutôt par les variétés de sexualités. Plus globalement, une telle perspective conduit à prôner une individualisation de nos vies sexuelles qui ne seraient plus désormais rivées à l’identité sexuelle (mâle ou femelle), et qui doit nous conduire à sortir des normes de genre masculin/féminin, pour recréer notre propre identité personnelle. Nous serions alors conduits à sortir de la division sexuelle H/F - et de la matrice hétérosexuelle qui lui est intimement liée–, pour inventer de nouveaux modèles. Cela peut conduire à s’affirmer ni homme, ni femme, et à repérer ces catégories comme arbitraires.Cette thèse est consistante, et semble de plus rendre compte d’une évolution culturelle qui a lieu sous nos yeux… Mais dans quelle mesure cette grille de lecture est-elle juste ? Peut-on soutenir jusqu’au bout l’idée d’une « libre création de soi » en dehors de toute norme ou contrainte - culturelle ou naturelle, peu importe ici - ?Quel est cet individu libre de toute contrainte, que rien ne précède ou n’antécède ? Sinon la fiction d’une sorte de narcisse contemporain où l’individu se vit comme une entité sans attaches ni appartenances… Nulle individuation pourtant n’est possible sans ce rapport à l’Autre, quelle que soit la signification de cet Autre, mais en particulier celle de la culture dans laquelle je vis. Pouvons-nous vraiment nous inventer en permanence, indépendamment d’un monde déjà là, et dont l’ordre symbolique (en particulier des normes socio-culturelles qui nous préexistent) nous a fait ce que nous sommes ?Nous ne sommes pas loin de penser que se joue dans cette figure de l’autoproduction de soi et de son genre le grand mythe de l’individu souverain.Ce qui a fait dire à certains que la théorie du genre « voulait prendre la place du créateur ». Mais ce faisant, ne sont-ce pas les conditions mêmes de l’individuation qui s’en trouvent affectées ?Judith Butler est d’ailleurs prudente sur ce point, et reconnaît que nous ne sommes pas libres de nous inventer ainsi… Nous ne sommes pas capables de nous recréer ainsi à chaque instant. Il n’existe pas de sujet libre en ce sens, ayant un désir pur, totalement dégagé des relations sociales, des conflits de pouvoir et des normes de genre. Il y a donc bien une « réalité féminine » (et donc aussi un féminisme, puisque pour être féministes, il faut poser l’existence des « femmes »), mais nous devons écarter toute « nature » ou « essence » de la femme. « Les termes de « femme » et d’ « homme » restent cependant des catégories politiques importantes ».

Avant toute perspective plus critique sur les genderstudies, commençons par reconnaître leur importance, notamment les travaux de Judith Butler. Ils ont le grand méritede mettre en question le conformisme et l’homophobie que provoque l’adoption d’une norme qui serait exclusive d’autres formes de comportements. En ce sens, elle a contribué à rendre possible une évolution des mœurs : le mariage homosexuel, l’homoparentalité, ou encore un début de visibilité et de droit en direction des minorités (transgenre, enfants intersexués vrais ou faux hermaphrodites, asexués). Les normes de genre peuvent en effet être violentes, alors que selon Judith Butler les êtres humains sont confrontés d’une manière ou d’une autre à la tentation des glissements hors des normes ; vers plus d’individualisme et de singularité sexuelle.

Ceci étant dit, nous constatons aussi que le refus de toute référence à la nature, le genre n’ayant plus rien de commun avec une différence sexuelle qui concernerait « la différence d’être » (ontologique) de l’homme et de la femme, conduit à un certain nombre de difficultés problématiques. S’il est vrai que les différences de genre ne sont pas inscrites « dans le marbre de la nature », peut-on cependant évacuer ainsi toute référence à une différence sexuelle irréductible ? Comment penser celle-ci sans remettre en question les acquis des « genderstudies » ?La réflexion de Judith Butler a en effet  le grand mérite

Voilà relancée la question de la différence des sexes et du rapport avec la nature….

La question du rapport à la nature : différence des sexes irréductible ?

Une alternative aux théories du genre, visant à penser le genre indépendamment du sexe, réside dans la pensée d’une différence des sexes qui articule nature et culture, et qui n’essentialise pas les différences entre les hommes et les femmes. Sylviane Agacinski fait l’hypothèse d’une « irréductibilité ontologique » de la différence sexuelle, sans que celle-ci ne recouvre une quelconque hiérarchie des sexes. Une authentique pensée de la mixité, qui ne doit rien à la différence comme manque qui a prévalue pendant très longtemps. Plus question de partir de l’un, l’homme, et d’en dériver le deux, la femme[6]. Or ni l’homme ni la femme ne sont le tout de l’humain, l’humanité est deux. L’homme (l’humain) est divisé et aucun de ces deux termes n’est le dérivé de l’autre. Parler de différence irréductible, c’est reconnaître cette dissymétrie, cet écart ou cette altérité, absolus. Non pas tant des différences de traits ou de morphologie particuliers, ni même concernant l’anatomie des organes génitaux (pénis ou vagin), mais une différence bien plus fondamentale car elle est « structurale » : elle tient à la génération et au principe même de la procréation.

De ce point de vue, il n’y a pas qu’une construction culturelle arbitraire qui serait imposée du dehors aux individus, mais la binarité des sexes, la dualité sexuelle, sont inséparables de l’expérience de l’engendrement : il faut deux individus différenciés sexuellement pour la génération (la procréation). C’est une donnée élémentaire et incontournable de l’existence humaine, même si la PMA brouille en apparence cette évidence.Cette mixité des sexes, cause de la possibilité de reproduction, est aussi responsable de rapports spécifiques entre les deux sexes (n’excluant pas les conflits et les malentendus). Cet écart entre les hommes et les femmes se mesure en particulier sur la question de l’enfantement : il y a une relation de continuité avec l’enfantement chez la femme (grossesse et accouchement) qui devient une relation de discontinuité chez l’homme « Le pèreà un rapport distant de spectateur devant un processus qui lui reste extérieur » (Sylviane Agacinsky).XXXLa maternité est avant tout un état physique et psychique ; la paternité est un titre. C’est peut-être pour cette raison que les hommes ont voulu s’octroyer le véritable pouvoir d’engendrer  en théorisant le rôle prééminent du père dans la transmission de la vie (on l’a vu avec Aristote à travers le rôle du sperme). En réalité, ce rapport extérieur à l’enfantement (contrairement à la femme qui le vit dans sa chair) pourrait expliquer, comme l’affirme saint Augustin, l’importance historique du mariage : l’incertitude ancestrale qui frappe l’origine paternelle d’un enfant justifierait le mariage : « Le mariage fût institué afin que, grâce à la chasteté des femmes (c’est en effet une conséquence du mariage en principe), les fils soient connus de leurs pères et leurs pères de leurs fils. Certes les hommes auraient pu naître de rapports de hasard, avec n’importe quelle femme, mais il n’aurait pas eu alors de lien de parenté entre pères et fils » (observer qu’il ne parle que du sexe masculin à propos d’enfantement). Voilà un des traits essentiels de la dissymétrie primaire entre les sexes.Contrairement à la théorie « Queer », le désir d’enfantement est pensé comme archaïque, et non pas produit socialement à des fins reproductives. La fécondité et la procréation, « loin d’enfermer le comportement maternel dans on ne sait quelle immanence[7], peut constituer un modèle universel d’ouverture au souci et à l’altérité en général » ou encore : « lorsque la maternité se réalise (ce n’est en effet qu’une « possibilité » ou une « puissance », beaucoup de raisons légitimes peuvent empêcher cette réalisation), on reconnaît dans cette maternité assumée une « passion » singulière, comparable à aucune autre. …. d’où les femmes tirent…une grande partie de leur force. ». Quant au rapport du père à la fécondation, il a toujours été, au fond, comparable à celui d’un artisan à son ouvrage, et il a toujours eu sur la gestation le rapport distant d’un spectateur devant un processus qui lui reste extérieur.

La question n’est plus de savoir s’il faut abolir les genres, mais plutôt de se demander quelle « politique des sexes » nous souhaitons développer, étant entendu qu’il n’y pas de « vérité » des sexes –au sens où aucune copie fidèle à l’original ne viendra nous révéler cette dernière – (nous reviendrons sur ce point). Ce qui n’empêche pas cette politique des sexes, au contraire, de faire de l’égalité sociale la valeur centrale.Ne peut-on pas combattre l’homophobie et même l’hétérocentrisme (l’hétérosexualité comme norme absolue) sans devoir abolir la différence des sexes ? Ce n’est pas la diversité des sexualités qui met en cause notre condition d’être sexué, mais peut-être un individualisme forcené qui refuse la sexuation, au profit d’une auto-institution de soi. Mais revenons à Simone de Beauvoir concernant la place de la nature dans le destin des femmes…

« On ne naît pas femme, on le reste ? »

Sylviane Agacinski pense non sans humour que Simone de Beauvoir aurait pu faire sienne cette formule, à l’opposé de la précédente. Pourquoi ? Parce qu’à sa façon elle ferait sien l’archaïque stéréotype de l’infériorité naturelle de la femme. Comment cela ? La nature féminine semble bien perçue par elle comme existante dans la mesure même où elle la perçoit comme un fardeau : en particulier précisément cette fécondité féminine, perçue comme un obstacle dont la femme doit s’émanciper pour recouvrir sa liberté (comme les hommes). Le conditionnement social par la structure patriarcale s’appuierait sur cette nature pour perpétuer sa domination. Comme nous l’avons vu, c’est en accédant à l’universel que les femmes pourraient s’arracher à ces contraintes naturelles qui les « plombent »… La critique possible à cet endroit – c’est précisément celle de Sylviane Agacinski – est de deux ordres : 1) Il n’est pas sûr du tout que les femmes (et les hommes) souhaitent réellement effacer toute différence au profit d’un genre unique… 2) L’idée d’un individu abstrait et sexuellement indéterminé  fait le jeu in fine du statut quo : il se traduit par l’identification de fait au modèle masculin dominant, celui du citoyen de sexe mâle (comme dans la Déclaration des Droits de l’Homme). Lorsque l’on veut ignorer le « deux » (c’est-à-dire la réalité irréductible des deux sexes), ne risque-t-on pas en effet d’affirmer « l’un des deux » ? Il est frappant de constater à ce sujet une forme de mimétisme ou d’identification au modèle viril masculin dans le personnage de Simone de Beauvoir, tant physiquement que psychiquement… En réalité cet individu abstrait à la sexualité indéterminée ne rend plus vraiment compte concrètement des individus empiriques que nous sommes, situés dans la culture et l’histoire, et surtout des rapports réels entre hommes et femmes relativement à ces contextes sociaux et historiques.

Le point de départ du raisonnement de Simone de Beauvoir pour justifier ou du moins expliquer la domination masculine sur le sexe « réputé » faible est bien la faiblesse naturelle – l’infériorité naturelle – des femmes, même si bien sûr Simone de Beauvoir la déplore. C’est en déniant cette identité sexuelle naturelle au profit de cet idéal d’identité universelle que la femme parviendra à s’émanciper du joug masculin. Finalement, c’est le même argument éculé du recours à la nature –  l’infériorité naturelle des femmes à cause de leur fécondité -, qui a était depuis longtemps  utilisé pour justifier les inégalités sociales et la hiérarchie sociale de l’Ancien Régime, qui est revisité ici. La nature a souvent « bon dos », et son instrumentalisation va très souvent dans la même direction : la « naturalisation » des injustices de tout ordre. Mais ce n’est pas parce que l’ordre masculin, comme l’ordre de l’Ancien Régime, se réclame de la nature pour légitimer son empire, qu’il faut s’en prendre encore à elle pour cette fois-ci expliquer et regretter que « l’infériorité » naturelle effective soit à l’origine de l’histoire de la condition des femmes.

Cela ne doit pas nous empêcher de saluer son courage intellectuel avec le Deuxième sexe, qui a contribué à changer la condition des femmes. Nous lui devrons une reconnaissance éternelle pour ce qu’elle a fait concernant leur libération. Mais la nature de la maternité et du corps féminin en général serait la source d’une « aliénation charnelle » ressentie aussi bien dans l’érotisme que dans la maternité. Le recours à la nature, jusque-là mise en avant pour justifier la domination violente des hommes, est encore ici utilisée comme étant à l’origine de cette domination. Le fait pour la femme d’être vouée à la reproduction de l’espèce a été instrumentalisée par l’homme pour la maintenir dans ce rôle de reproductrice, et sa libération passe par l’assomption de son existence de sujet capable d’agir dans le monde et d’inventer ses propres fins. Il faut, pour conjurer un processus qui confinerait au destin (ici au corps défendant de Simone de Beauvoir !), et effacer ces différences de conditions entre les hommes et les femmes, effacer aussi les différences de nature entre les sexes. . « La honte du féminin a hanté le féminisme », dit encore Sylviane Agancinski. « Le corps féminin est constamment décrit comme un fardeau de chair qui enferme la femme dans la passivité érotique ou dans celle de l’enfantement, et qui fait d’elle un objet, instrument du désir et de l’activité masculine. ». Reconduction pure et simple et non critiquée d’une différence sexuelle décrite classiquement par l’androcentrisme, décrite par Simone de Beauvoir comme un « handicap naturel » lié au corps de la femme et à sa « fonction biologique ». Elle décrit par exemple le rapport sexuel en termes de passivité du côté de la femme : « Elle se sent instrument, toute la liberté est dans l’autre ». Quant au prétendu obstacle de la fécondité, il n’y a aucune raison (au contraire) pour qu’elle constitue un obstacle à la liberté des femmes ; il n’y a que la raison de la violence des hommes, celle de leur domination. Le pouvoir de donner naissance et une descendance aux deux sexes et au contraire un avantage certain, et leur a conféré une grande valeur. On a beaucoup parlé de l’instrumentalisation des femmes par les hommes autour du souci de la descendance. Mais la réciproque est vrai également. Nietzsche par exemple dit : « l’homme n’est qu’un moyen : le but est toujours l’enfant » (Le gai savoir »). D’autant plus vrai aujourd’hui avec la maîtrise des femmes sur la naissance de l’enfant. Choix du père, du moment…etc. On a vu de ce point de vue la relative fragilité de l’homme par rapport à l’enfantement, et le remède trouvé par l’intermédiaire du mariage. L’interprétation de Françoise Héritier des raisons de la domination patriarcale est de ce point de vue très crédible : il s’agit essentiellement pour les hommes de contrôler la reproduction.

La culture comme art de cultiver la différence

Comment trancher alors sur la question du genre comme construit culturel et historique ? Cette théorie a un mérite qu’il ne s’agit plus de remettre en cause : l’affirmation de la différence originaire sexuelle ne peut pas conduire à justifier les inégalités entre les sexes, qui sont effectivement produites socialement. C’est la grande anthropologue et féministe Françoise Héritier[8] qui nous livre une réponse déterminante :   chaque culture « fait des phrases » avec « cet alphabet symbolique » qu’est la différence originaire des sexes (qu’elle repère elle aussi à partir du pouvoir de reproduction), et produit ainsi sa propre version du couple masculin/féminin. Les valeurs et contenus donnés à cette différence sont donc culturellement variables, mais toujours et partout (c'est-à-dire dans toutes les sociétés androcentriques), la valeur du sexe masculin est supérieure. Autrement dit cette différence est à la fois naturelle, artificielle et politique. Comme le dit si bien Agacinski, La différence des sexes est certes « jouée », « représentée », symbolisée (par exemple par le rouge à lèvres ou les talons hauts…) de façon diverse selon les cultures, mais cela signifie-t-il qu’elle n’est rien, qu’elle ne doit rien à la nature (il est difficile de contredire la nature : on ne pourra jamais empêcher une pierre lancée de retomber…) ? La « queer théorie », mais d’autres avant elle, montre bien qu’il y a une représentation sociale du genre, y compris au sens théâtral de ce terme : pratiques corporelles, apparences, vêtements, styles érotiques, autant de façons, pour chacun, de jouer un rôle conforme aux normes de genre, même si ces actes réitérés donnent l’impression « d’un genre naturel d’être ». On sait aussi comment, pendant longtemps, ces styles en fonction du genre ont été contraignants (le travestissement d’une femme en homme a été longtemps violemment réprimé en dehors des fêtes où l’inversion était autorisée). Ce lien entre le sexe et ses différents signifiants ou emblèmes est variable dans l’histoire et dans l’espace culturel. Et surtout, il est remarquable de voir que ces codes culturels témoignent partout et toujours d’une différenciation culturelle des sexes, y compris dans les sociétés où la hiérarchie homme/femme s’est beaucoup affaiblie[9], ce qui interroge fortement l’explication selon laquelle ces genres seraient purement culturels, totalement déconnectés du sexe et du corps lui-même, et seulement reliés à une norme hétérosexuelle des corps artificielle . Mais d’un autre côté, il est vrai que l’on peut jouer ce que l’on veut indépendamment de son corps, preuve en est ce que fait un « drag queen » (un homme qui adopte un genre féminin). La métaphore du théâtre est ici importante car elle insiste sur ce que Butler nomme « la structure imitative du genre », où il s’agit effectivement d’imiter en utilisant les mêmes codes et les mêmes conventions[10]. Ce « jeu » avec les attributs féminins et remarquablement montré dans le personnage de « Régina » joué par Romain Duris dans « Ma nouvelle Amie » de Ozon. Cette façon de penser l’articulation entre nature et culture en matière de différence sexuelle, si l’on suit les indications de Françoise Héritier, éclaire singulièrement notre interrogation : s’il est vrai que « les sociétés cultivent les différences sexuelles comme on cultive les plantes et les fleurs », ces manifestations de la différence de sexe sont des « formations » à la fois naturelles et culturelles. Il faut noter à ce sujet que ces différents signifiants et emblèmes sont moins contraignants dans une société des individus qui privilégie les droits et la liberté de chacun, et que d’autre part l’on peut jouer avec, indépendamment de son corps, ce que fait par exemple un drag queen lorsqu’il se travestit et adopte un genre féminin. Il y a autant de naïveté à vouloir ramener les sexes à la nature seule qu’à dénoncer dans leur différence le simple effet d’une construction historique arbitraire. Les différences sexuelles ne sont certes pas isolables des formes historiques qu’elles prennent, mais ne sont pas réductibles non plus à des constructions sociales arbitraires. Une autre conséquence importante de cette pensée de la différence et qu’il n’y a pas de « vérité » des sexes, puisque la nature se dérobe toujours, objet d’une reconstruction symbolique, sociale, culturelle et politique. Autrement dit, nous n’avons jamais accès à une version « originale » ou « originaire » de la nature. Il y a par contre une « politique des sexes », c’est à dire une possibilité de « transformer » ou de « faire jouer autrement » la différence sexuelle, de souhaiter des évolutions ou de refuser des pratiques ou des apparences jugées négatives pour l’un ou l’autre sexe. Mais sa tentative d’effacement est vouée à l’échec.

Conclusion

Nous pouvons faire l’hypothèse que l’étau des genres s’est desserré depuis quelques décennies. Mais quoiqu’il en soit, un jeu personnel et social subtil  s’est toujours exercé dans le rapport au genre, faisant vivre de nombreuses variations individuelles autour de la norme. L’époque est certes à l’affaiblissement des normes et des institutions au bénéfice de dynamiques individuelles et au nom du droit à la liberté de chacun. Une telle maîtrise personnelle n’est bien sûr que partielle tant les dynamiques inconscientes sont déterminantes. Mais il y a dans la société une part plus grande accordée à cette façon de composer, de négocier, voire de transgresser les normes. Comme le dit Sylviane Agacinsky, peut-on dire de ce point de vue que Maryline Monroe et Jean Seberg incarnent le même « genre féminin » ? Mais cela ne signifie pas que nous pouvons nous passer de telles normes structurantes (masculin, féminin) pour pouvoir mener à bien notre propre construction identitaire personnelle. La multiplicité d’identités de genre, revendiquée sans doute légitimement par la Queer théorie, ou encore le brouillage des catégories homme/femme, ne fera pas disparaître l’asymétrie sexuelle qui est liée à la procréation. Bien que la « Queer théorie »revendique la disparition pure et simple de la norme hétérosexuelle au profit d’une liberté individuelle radicale d’invention de sa propre « norme », libre auto-construction de soi faisant exploser la notion même de genre, nous croyons cependant à la valeur structurante de telles normes. Il suffit de constater par exemple comment le transgenre a besoin de telles normes, ne serait-ce que pour l’inversion du genre (nous avons déjà évoqué comment le transgenre femme peut être une caricature des stéréotypes féminins). Certes la fluidité des genres est de plus en plus grande, et tant mieux. Mais la sexuation demeure une variable primordiale, et nous devons sans doute nous méfier du rêve (ou cauchemar ?) de neutralisation de toute différence sexuelle conduisant à vouloir supprimer la référence obligéedans le Code Civil à un système de genre binaire et normatif (homme/femme ; père/mère), comme le réclament certains[11]…C’est une chose de critiquer les stéréotypes de la masculinité et de la féminité ; autre chose de les confondre avec la différence ou l’altérité sexuelle.  Il n’y a pas de « vérité » des sexes, mais une « politique » des sexes dont nous sommes tous ensemble les autrices et les auteurs : les rapports entre les femmes et les hommes seront ce que nous déciderons qu’ils soient. 

 

[1] « Trouble dans le genre », puis « Défaire le genre »

[2] Lire en particulier « Troubles dans le genre » et « Défaire le genre »

[3] Pour un aperçu de ses idées, lire dans le Monde 2 su 18 mars 2006 Le Grand Portrait consacré à Judith Butler

[4]Philosophe, professeure émérite de littérature à la Sorbonne, elle est une spécialiste du XVIIIe siècle et de Jean-Jacques Rousseau. Elle a réfléchi aux rapports entre hommes et femmes, notamment dans Le Consentement amoureux (Hachette, 1998) et Galanterie française (Gallimard, 2006), mais aussi dans Le Goût de la vie commune (Flammarion, 2014). Elle vient de faire paraître La Question trans (Gallimard).

[5] « Le deuxième sexe », Simone de Beauvoir

[6] Nous retrouvons une telle logique dans la version chrétienne de la femme qui provient de la côte d’Adam.

[7]Référence au « Deuxième sexe », cf. plus loin

[8] « Masculin/féminin. La pensée de la différence »

[9] En ce qui concerne les codes vestimentaires, les exemples sont bien sûr très nombreux, jusqu’aux écharpes ou aux chaussettes. S. Agacinsky parle avec humour des mouchoirs de femmes toujours plus petits que les mouchoirs d’homme... Il est vrai qu’il y a maintenant les « Kleenex » qui dérogeraient à la règle, puisqu’ils sont « unisexe » !

[10]Cette structure imitative n’est-elle pas d’ailleurs intimement liée à l’existence même d’une société, comme pensait le sociologue Gabriel Tarde ? Selon lui, l’être social est imitateur par essence. Ce sociologue utilise un « imaginaire ondulatoire » pour rendre compte de ce phénomène, parlant de « rayonnements », de « vagues imitatives ». Il serait aussi intéressant de croiser la théorie du genre avec la théorie du désir mimétique de René Girard.

[11]Le théoricien queer Tom Bourcier